Les Grandes Fortunes aux États-Unis
Quand, le 6 décembre dernier, M. Grover Cleveland, président des États-Unis, adressait au congrès réuni à Washington un message par lequel il l’invitait à prendre, sans plus tarder, des mesures énergiques pour alléger le trésor national, surchargé d’une énorme encaisse métallique, plus d’un de ses auditeurs se reportait en pensée à quelques années en arrière. On se rappelait l’époque, encore peu lointaine, où le trésor pliait sous le fardeau d’une dette de 14 milliards, où le ministre des finances s’efforçait, sous la présidence d’Abraham Lincoln, de conjurer le déficit et de pourvoir, par l’émission de 3 milliards 1/2 de papier-monnaie déprécié, à la solde et à l’équipement d’un million de volontaires armés pour la défense de l’Union. On se rappelait aussi, sept ans plus tard, cette lutte formidable de l’or et du papier, ce terrible coup de bourse dont Wall-Street a gardé le souvenir, dont nous raconterons plus loin les péripéties, et qui devait faire d’un spéculateur audacieux l’homme le plus riche de l’univers, l’artisan d’une de ces fortunes gigantesques qu’on ne voit qu’aux États-Unis.
Dans le langage net et clair d’un homme d’état exposant aux mandataires du pays une situation unique dans l’histoire, le nouveau président leur signalait cette fois les dangers d’un trésor regorgeant de numéraire, ne sachant plus que faire de ses recettes grossissant chaque année, de ses excédens se chiffrant par centaines de millions, et cela nonobstant le rachat anticipé de ses engagemens, la conversion du papier en espèces et l’emploi de tous les moyens légaux à sa disposition pour réduire l’encaisse métallique.
Il leur montrait l’or aspiré par le mécanisme d’impôts établis vingt ans auparavant, à l’issue de la guerre de sécession, affluant dans les caisses publiques plus rapidement qu’il n’en pouvait sortir, pompe aspirante qui puisait incessamment dans une nappe d’or chaque jour plus large et plus profonde, engorgeant un réservoir dont le débit, calculé avec une sage prévoyance, restait le même et ne suffisait plus à l’écoulement de ce Pactole débordant. Le niveau montait, dépassant toutes les prévisions, déjouant tous les calculs. De 1883 à 1885, on pratiquait une large saignée ; 700 millions prélevés sur le surplus et versés à la caisse d’amortissement étaient employés au rachat anticipé de la dette publique ; mais l’encaisse se reconstituait si rapidement, qu’en 1886 on devait affecter 400 autres millions au remboursement, avant échéance, des bons 3 pour 100. En juillet 1887, nouveau prélèvement. On rachète sur le marché libre 233 millions de titres, avec une prime moyenne de 16 pour 100. Six mois après, le surplus dépasse encore 700 millions dont on n’a que faire, et, pour 1888, on en est à redouter 1 milliard d’excédent.
À cela deux remèdes : dépenser plus ou encaisser moins. Entreprendre de grandes œuvres d’utilité publique, ouvrir de vastes chantiers, donner du travail à l’ouvrier qui chôme, attirer l’émigration qui se ralentit, déverser ce flot de numéraire sur le pays, susciter partout une aisance éphémère et une prospérité factice. C’est aussi l’accroissement du fonctionnarisme, l’augmentation des places et des traitemens, un patronage plus étendu, plus de moyens de récompenser ses amis, de concilier ses adversaires, de grossir le nombre de ses partisans.
Pour un président rééligible, à la veille d’une réélection, la mesure est tentante ; c’est la popularité, déjà grande, devenant irrésistible, la nomination certaine. Mais c’est renoncer à la séculaire sagesse, rompre avec les traditions d’économie, avec les erremens d’un passé glorieux, substituer à l’initiative privée celle de l’état, inaugurer un nouvel ordre de choses dans lequel la prodigalité d’aujourd’hui deviendra la nécessité de demain, déchaîner les convoitises, surexciter les cupidités.
Et sur ce point le président se montre inflexible. Il ne veut pas que l’on remette entre ses mains et celles de ses successeurs une arme aussi dangereuse. Il se refuse à tout accroissement des dépenses publiques ; il estime que l’état n’a pas le droit de prélever sur le superflu des uns et le nécessaire des autres plus que ne l’exigent les frais indispensables d’une prudente gestion, et de restituer sous forme de munificence ce qu’il encaisse à titre d’impôt. Il ne voit de remède que dans des dégrèvemens sagement calculés, et proclame hautement que l’état n’est pas une sorte de Providence à laquelle on puisse tout demander, de laquelle on puisse tout attendre. Il n’est que le gérant aux mains de qui les citoyens ont remis, pour les exercer en leur lieu et place, un certain nombre de leurs droits rigoureusement délimités, un agent public chargé de certains services, tenu de s’en acquitter de son mieux, mais n’ayant pas qualité pour aller au-delà, un administrateur économe et fidèle des deniers de tous, un intermédiaire officiel parlant et négociant en leur nom avec les puissances étrangères, un serviteur, non un maître.
Et ceux auxquels il s’adresse le comprennent et l’approuvent. Ils ont conscience que, depuis un quart de siècle, un grand changement s’est fait aux États-Unis, que la guerre de sécession a été le point de départ d’une évolution profonde dont les conséquences apparaissent aujourd’hui, qu’elle a créé une situation nouvelle dont on peut noter maintenant les manifestations multiples, mis en relief saisissant des dangers inconnus jusqu’à ce jour.
Celui que signale le premier magistrat de la grande république n’est ni le seul ni le plus redoutable. Dans l’ordre social, les mêmes causes, qui ont produit les résultats sur lesquels il appelle l’attention du congrès, ont abouti à des effets analogues : l’accumulation d’énormes capitaux dans un petit nombre de mains, d’immenses fortunes à côté de grandes misères, conséquences inéluctables de la grande industrie, de la grande propriété se substituant, par la force des choses, à une production restreinte, à une aisance moyenne, mais générale.
Ruinée par la guerre de sécession, appauvrie d’hommes et d’argent, la république meurtrie s’était repliée sur elle-même, hérissant ses frontières de tarifs douaniers exorbitans. Puis, derrière cette muraille de Chine, à l’abri de la concurrence étrangère, elle s’était mise à l’œuvre, créant des manufactures, édifiant des usines, utilisant l’or de la Californie et l’argent du Nevada, le fer, la houille et le pétrole de la Pensylvanie, le coton de la Géorgie et de la Louisiane, tirant sa subsistance des grandes fermes de l’Ouest, des troupeaux de l’Ohio, du Texas et de l’Iowa, s’affranchissant du tribut qu’elle payait à l’Europe. Jusqu’ici agricole, elle devenait manufacturière, doublait sa population, payait sa dette, s’enrichissait.
On vit alors se produire une conséquence qui, pour être nouvelle aux États-Unis, n’en était pas moins rationnelle et logique : les capitaux se déplaçant lentement, entraînés par un irrésistible courant, affluant sur certains points, se concentrant en quelques mains, l’or attirant l’or. Il en fallait pour édifier et alimenter ces usines nouvelles, pour payer la matière première et l’ouvrier qui la mettait en œuvre ; il en fallait pour construire et multiplier ces voies ferrées dues à l’initiative privée, ces lignes de bateaux à vapeur qui sillonnaient les grands fleuves et l’Océan. En possession indiscutée du marché national, ces usines prospérèrent, et, avec elles, les lignes de chemins de fer qui transportaient leurs produits ; de grandes agglomérations ouvrières se formaient, attirant à elles la population des campagnes. De 900,000 habitans, New-York passait à 1,800,000. Philadelphie et Boston, Cincinnati et Chicago, Saint-Louis et la Nouvelle-Orléans, Baltimore et San-Francisco voyaient croître chaque année le chiffre de leur population, grandir leur mouvement commercial. Chicago doublait en dix ans ; Cincinnati, qui comptait 40, 000 habitans en 1840, en a 260,000 aujourd’hui ; et, dans le même laps de temps, Pittsburg s’est élevé de 21,000 à 156,000 ; Saint-Louis, de 16,000 à.350,000. En dix-huit années, de 1870 à 1888, la population ouvrière augmentait de 2 millions.
Brusquement, un problème nouveau se posait. À l’aisance générale d’une population essentiellement agricole, disséminée sur un territoire illimité, riche et fertile, produisant au-delà de sa consommation et tirant de l’Europe les articles fabriqués dont elle lui fournissait la matière première, succédaient de grandes agglomérations citadines. Puis, des capitaux énormes alimentant des industries prospères, des fortunes soudaines contrastant avec l’appauvrissement de masses non plus fractionnées, réparties dans les fermes, cultivant leurs champs, mais embrigadées et disciplinées, vivant au jour le jour d’un salaire élevé, mais précaire, accessibles désormais à toutes les sollicitations de la misère, de la haine et de l’envie, à toutes les revendications bruyantes des adeptes du socialisme allemand.
La grande armée ouvrière se recrutait rapidement, édifiant de ses mains et menaçant de ses haines ces grandes fortunes américaines qui étonnent le monde, et dont nous allons essayer, à l’aide des documens que nous fournit la presse américaine, d’indiquer le point de départ et d’esquisser l’histoire.
Depuis des siècles, la race anglo-saxonne est en possession du privilège, peu enviable, d’offrir le contraste des plus grandes fortunes et de la plus profonde misère. Les statistiques de l’Angleterre en font foi, et, aujourd’hui encore, c’est chez elle qu’on relève le plus grand nombre de millionnaires. En revanche, s’ils sont les plus nombreux, ils ne sont pas les plus riches, et, dans le livre d’or des grandes fortunes, les Américains occupent le premier rang.
Mais il importe tout d’abord de préciser la signification nouvelle de ce terme : millionnaire. Un millionnaire, suivant la phraséologie moderne inaugurée par sir Morton Peto et James Mac Henry, adoptée en Angleterre et aux États-Unis, n’est plus, en effet, un homme qui possède 1 million, conformément à l’unité monétaire du pays qu’il habite : 1 million de francs en France, de lires en Italie, de roubles en Russie, de piastres en Amérique. Pour simplifier et unifier le calcul, on a ramené cette unité monétaire à un type précis, à la livre sterling. Un millionnaire est donc un homme qui possède, où que ce soit qu’il réside, 1 million de livres sterling, soit, au minimum, 25 millions de nos francs ou l’équivalent.
En Angleterre, dans la dernière période décennale, nous relevons les noms de dix-huit personnes décédées dont les exécuteurs testamentaires ont déclaré que la fortune personnelle dépassait 1 million de livres sterling. Les chiffres varient entre £ 2,700,000 baron L.-N. de Rothschild, et sir David Baxter : £ 1,098,000. Vingt-quatre autres s’en rapprochent beaucoup, et si l’on tient compte qu’en raison des droits de mutation les déclarations sont toujours intérieures au chiffre exact, on peut affirmer qu’en dix années quarante-deux héritages, dépassant 25 millions de francs chacun, ont changé de mains. A l’exception du baron de Rothschild et de deux membres de la haute aristocratie anglaise : le duc de Portland, dont la succession s’élève à 38 millions, et le comte de Dysart, qui en a laissé 40, tous les autres noms qui figurent sur la première liste sont ceux de bourgeois enrichis, tels que M. J. Williams, du comté de Cornwal : 40 millions; M. J.-P. Heywood, de Liverpool : 50 millions; M. T. Baring, de Londres : 38 millions ; M. Langsworthy, de Manchester : 26 millions.
Il résulte aussi d’un examen attentif que, sauf quelques fortunes territoriales que protège l’entail, et dont le propriétaire, simple usufruitier du revenu, ne peut rien aliéner du capital, les grandes fortunes de la vieille aristocratie anglaise ne s’accroissent plus guère; elles pâlissent à côté des fortunes industrielles. Quelques-unes mêmes s’écroulent, et, dans ces dernières années, on a vu à Londres, non sans stupeur, des femmes, portant des noms illustres, demander au commerce des moyens d’existence.
Après la ruine de son père, M. Henry Roe, grand industriel de Dublin, lady Granville Gordon n’a pas hésité à ouvrir à Londres un magasin de modes. Lady Mackenzie, de Scadwell, voyant ses revenus compromis par le non-paiement des fermages de ses terres d’Ecosse, a fait de même, sous le nom de Mme de Courcey, et a fondé dans Sloane-Street un établissement fort achalandé. Le premier moment de surprise passé, les élégantes, les femmes du monde se sont empressées de venir en aide à leurs compagnes en leur créant une clientèle. Un reporter du New-York Herald, rendant compte d’une entrevue avec lady Mackenzie, cite d’elle les appréciations suivantes[1] : « Nos fermiers de Ross-Shire sont hors d’état de nous payer nos fermages, et cependant ils sont sur nos terres de père en fils. Il n’y a pas de leur faute. Les récoltes ne sont pas mauvaises, mais l’importation des blés d’Amérique ne leur laisse aucun profit. Nous possédons de grandes chasses, mais le rappel inévitable des lois protectrices du gibier rendra sous peu impossible la location de ces chasses ; force nous est donc de travailler pour vivre. »
Ainsi dut faire l’aristocratie française pendant les rudes années de l’émigration. Ainsi fait lady Mackenzie, et elle est en voie de re- lever sa fortune, grâce à un caprice de la mode : le lea goivn, qui fait fureur à Londres. Ses amies l’ont adopté, mis en vogue, les commandes affluent. Portée d’abord de cinq à sept heures par les femmes élégantes, pour présider à la table de thé de l’après-midi, cette jaquette, en riche brocart, constitue une toilette originale qui tient le milieu entre la toilette de maison et celle de visite. Elle est maintenant admise pour les dîners intimes, surtout à la campagne. Dans les châteaux, les femmes la portent généralement à l’heure où les hommes reviennent de la chasse ; c’est une autorisation tacite, à eux octroyée, de se présenter au salon sans avoir endossé l’habit noir et la cravate blanche.
Les millionnaires américains de nos jours ont eu des prédécesseurs, en petit nombre, il est vrai. L’un des premiers en date fut Stephen Girard, dont la statue colossale se dresse sur l’une des places de Philadelphie, et qui employa sa grande fortune, étrangement acquise, à doter les États-Unis du magnifique collège qui porte son nom. Stephen Girard est, par excellence, le representative man de son temps et de son pays.
Né à Bordeaux en 1750, fils d’un capitaine de navire, embarqué à l’âge de dix ans, sachant à peine lire et écrire, pour faire à sa guise son chemin dans le monde, il visita successivement comme mousse, puis comme matelot, les Antilles et les côtes des États-Unis. Robuste, doué d’une volonté de l’er et d’une remarquable entente des affaires commerciales, second, capitaine, subrécargue et enfin propriétaire de son bâtiment, il réalisa en dix années une somme suffisante pour renoncer à la navigation, se marier et s’établir marchand à Philadelphie. La déclaration de guerre des colonies à l’Angleterre le ruina. L’incendie de Philadelphie consuma son magasin et tout ce qu’il possédait. Il s’embarqua de nouveau, décidé à refaire sa fortune. Dura lui-même, il l’était aussi aux autres, et s’aliéna l’affection de sa femme, qui, quelques années plus tard, mourait folle dans un hôpital. Seul désormais, sans enfans, affranchi de tous liens, il concentra sa volonté et son énergie sur un unique objet : gagner beaucoup d’argent.
Nature complexe, sans scrupules, rude et violente, noble et généreuse, capable d’actes vils et d’intrépide dévoûment, d’une économie sordide et d’une charité sans limites, il se refusa tout plaisir, toute affection personnelle, acharné à la poursuite de son but.
Le début de sa grande fortune date de l’insurrection de Saint-Domingue. Il se trouvait dans le port avec deux de ses navires lorsque éclata le soulèvement des noirs. Vaincus après une résistance énergique, les planteurs n’eurent plus qu’une ressource : embarquer leurs femmes, leurs enfans et leurs richesses. Mais les capitaines de navires, épouvantés des excès dont ils étaient témoins, craignant de tomber, eux et leurs bâtimens, entre les mains des insurgés, avaient gagné le large. Seul, Stephen Girard, que la guerre de l’indépendance avait familiarisé avec de pareilles scènes, tenait bon dans le port, prêt à repousser la force par la force, menaçant de brûler la cervelle au premier nègre qui se présenterait à son bord, ainsi qu’à celui de ses matelots qui refuserait de lui obéir, promettant une haute paie à ceux de ces derniers qui lui resteraient fidèles.
Planteurs et marchands accouraient avec leurs richesses. Ses navires étaient leur unique refuge. Stephen Girard put dicter ses conditions; il prit l’engagement de les recevoir à son bord, et de stationner en rade jusqu’à ce qu’ils eussent embarqué ce qu’ils avaient de plus précieux. Nul ne douta de sa parole; on connaissait son intrépidité, et on le savait homme à défendre son bien. La plupart des richesses de l’île s’entassèrent dans l’entrepont de ses bâtimens, et, la nuit venue, les planteurs retournèrent à terre pour amener à bord, à la faveur de l’obscurité, leurs femmes et leurs enfans. Mais l’éveil était donné, et, si quelques-uns réussirent, bon nombre furent égorgés par les nègres.
Stephen Girard attendit jusqu’à ce que le dernier des survivans eût rallié son bord, puis il donna le signal du départ et fit voile pour la Nouvelle-Orléans, qu’il atteignit sans encombre. Il débarqua ses passagers et ce qui leur appartenait, recevant de chacun d’eux une somme considérable, puis il s’appropria l’or et l’argent de ceux qui, tués avant le départ, n’étaient plus là pour le réclamer. Enrichi par ce coup de piraterie, il s’établit à Philadelphie, y fonda la première maison de banque et prospéra.
En 1793, une terrible épidémie de fièvre jaune éclatait à Philadelphie. Tous ceux qui le purent émigrèrent. Chaque jour des centaines de victimes succombaient sans secours et sans soins. Telle était l’intensité du fléau, que médecins et gardes-malades avaient déserté ; les médicamens manquaient, les autorités étaient en fuite ; les bras faisaient défaut pour ensevelir les morts, et la populace s’abandonnait à tous les excès de l’ivrognerie pour noyer ses terreurs. Dans cet épouvantable désarroi, Stephen Girard prit courageusement en main l’administration de la ville. Il s’établit à l’hôpital, rallia autour de lui quelques hommes de bonne volonté, rétablit l’ordre, passant ses jours et ses nuits dans cette atmosphère empestée, donnant l’exemple en transportant les morts dans ses bras et les enterrant lui-même, soignant les malades, dépensant sans compter, faisant venir les médicamens nécessaires, attirant à force d’or des médecins et des infirmiers. « La situation effroyable dans laquelle la terreur et l’épidémie ont plongé cette malheureuse ville impose des devoirs impérieux à tous ceux que la mort n’effraie pas, » écrivait-il alors à un de ses amis; et il était de ceux que la mort n’effrayait pas. Pendant deux mois, il consacra son temps, sa vie et sa fortune à lutter contre le fléau, et il en triompha.
L’épidémie terminée, Stephen Girard était l’homme le plus en vue, le plus populaire de Philadelphie. Peu d’années après, il était aussi l’homme le plus opulent des États-Unis.
En 1811, il se portait acquéreur de la Banque nationale, en payait comptant le privilège et versait 5 millions au fonds de roulement. La fièvre de la spéculation commençait déjà à sévir aux États-Unis. Stephen Girard s’en déclara l’adversaire, restreignit ses crédits, et lorsque, le 18 juin de la même année, la déclaration de guerre de l’Angleterre vint provoquer une panique financière et entraîner la chute de nombreuses maisons de banque, seul il demeura debout, sans atteinte, et vit encore grandir sa fortune et sa réputation. Mais le trésor public était vide, le papier fédéral au plus bas. Patriote ardent, Stephen Girard offrit de mettre au service du gouvernement ses richesses et son expérience. À ce moment, il fut le sauveur de la république; pendant cinq années, il soutint seul son crédit chancelant, négociant des emprunts sous sa responsabilité personnelle, faisant face à toutes les dépenses, pourvoyant à tout.
La paix conclue, ses avances remboursées, il restait le plus riche capitaliste du Nouveau-Monde. Il fondait et dotait l’institut qui porte son nom, affecté, en souvenir de son enfance négligée, à l’éducation des enfans, orphelins, lui faisait don, en outre, de la somme, énorme alors, de 10 millions de francs, sans autre condition que de réserver une salle spéciale destinée à recevoir son modeste mobilier, ses quelques livres et les humbles effets qu’il portait au moment de sa mort. Il avait alors quatre-vingt-trois ans.
Le 1er février 1888, la goélette américaine Marin mouillait à l’extrémité sud de l’île de Turneffe, sur la côte du Honduras anglais, près du Yucataa. Les allures mystérieuses de son capitaine et de l’équipage, les appareils singuliers qui encombraient son pont, avaient éveillé la curiosité des oisifs résidens de Bélize et des rares habitans de la baie de Bokel. On s’enquit et l’on finit par apprendre que la Maria, sous les ordres de John-B. Peck, était à la recherche d’un trésor enfoui, assurait-on, par le célèbre boucanier Morgan. Quinze ans auparavant, M. Davidson, juge à Honolulu, avait découvert, dans de vieux manuscrits, des documens et des plans attestant l’existence, sur ce même point, de coffres remplis de doublons, enfouis par Morgan pour les soustraire aux recherches. Le juge Davidson n’avait rien pu retrouver. M. J.-B. Peck espère être plus heureux. Il a, dit-il, obtenu des autorités anglaises le privilège exclusif de faire des fouilles pendant un an, à charge pour lui de remettre 10 pour 100 du trésor qu’il pourra déterrer au gouvernement britannique. Aux dernières nouvelles, on affirmait qu’il était sur la trace, mais il se refusait à rien révéler aux reporters des journaux américains, à l’affut de son entreprise.
Ce n’est ni la première ni la dernière tentative de cette nature dont ces îles seront le théâtre. Une tradition plusieurs fois séculaire, corroborée par des documens précis, ne laisse guère de doutes sur le fait que des trésors ont été enfouis dans les îles et îlots de Hat, Soldier, Pelican et Grassy-Keys, refuges des boucaniers qui écumaient autrefois ces mers, courant sus aux galions espagnols, parcourant le golfe de Honduras, la baie de Campêche, les grandes et les petites Antilles, entassant leur butin dans ces repaires où ils entraînaient leurs captives et se livraient à de terribles orgies.
La plupart des recherches faites n’ont abouti cependant qu’à des déceptions et à la ruine de ceux qui en faisaient les frais, mais l’aléa est tel, et tel aussi le mirage, qu’il suffit d’un explorateur heureux pour encourager les autres. Ce que l’on sait peu, c’est que l’une des plus riches et des plus puissantes familles de l’aristocratie territoriale anglaise est, en partie, redevable de sa fortune et de sa grandeur à une entreprise de cette nature et à la persévérance avec laquelle son ancêtre, simple charpentier américain, sut la mener à bien.
Il avait nom William Phipps. Né à Woolich, petit village du Maine, il était fils d’un ouvrier fondeur, sans autre fortune qu’une lignée de vingt-six enfans. Notre héros, fondateur de l’illustre maison des marquis de Normanby, pairs d’Angleterre, millionnaires, propriétaires de la résidence princière de Mulgrave-Castle, dans le Yorkshire, était le dix-neuvième. De bonne heure il dut quitter la maison paternelle pour entrer comme berger au service d’un fermier colonial des environs. C’était sous le règne de Charles II d’Angleterre. Le Maine se peuplait de colons anglais, agriculteurs et pêcheurs, pêcheurs surtout, comme en faisait foi le blason de la nouvelle province. Une morue, dont le Maine faisait alors grand commerce avec les Antilles, y figurait en belle place. La vie sédentaire de gardeur de troupeaux convenait peu à l’esprit aventureux de William Phipps ; comme la plupart de ses compatriotes, il rêvait voyages, explorations lointaines ; mais ne trouvant pas à s’embarquer, vu son ignorance des choses de la mer, il s’engagea comme apprenti chez un charpentier de navires. Ce fut sa première étape vers l’Océan qui l’attirait, et il s’en fallut de peu qu’il n’allât pas plus loin.
Sa bonne mine lui fit en effet trouver faveur auprès d’une riche veuve. Elle s’éprit de lui et il l’épousa, espérant trouver dans cette union le moyen de venir en aide à ses frères et sœurs. Mais il en avait vingt-cinq, et la veuve n’y voulut rien entendre, estimant avoir bien fait les choses en le mettant à même de s’établir pour son compte, et de devenir propriétaire du chantier où il travaillait comme ouvrier. Il se résigna donc et attendit.
En jour, sur le quai de Boston, il surprit une conversation entre deux matelots. Ils parlaient d’un navire espagnol coulé, disait-on, par les pirates, près des Bahamas, avec un riche chargement. Pareilles histoires à pareille époque n’étaient pas rares. Le vieux flibustier Mansfield et ses prédécesseurs ne s’étaient pas fait faute de traquer les galions espagnols qui, pourchassés, se jetaient parfois à la côte, coulant à pic, et déjouant ainsi la cupidité de leurs ennemis. L’équipage s’en tirait de son mieux, gagnant la plage comme il pouvait. Des matelots de Mansfield avaient, tant bien que mal, noté la côte sur laquelle celui-ci échouait, et c’était d’eux que les marins de Boston tenaient leurs renseignemens.
William Phipps les fit causer, en tira ce qu’ils savaient et rentra chez lui, songeur. Son parti était pris ; il entendait se mettre à la recherche de l’épave, mais il lui fallait persuader sa femme. Il y réussit, non sans peine, vendit son chantier, acheta un navire, l’équipa et enrôla un équipage d’aventuriers, leur promettant part au butin.
Soit hasard, soit habileté, il trouva ce qu’il cherchait. Le navire avait coulé dans une anse, par une mer peu profonde. William Phipps retira la plus grande partie du chargement et bon nombre de sacs de doublons, assez pour satisfaire un appétit modéré, mais, à coup sûr, pas suffisamment pour une ambition comme la sienne.
Il revint à Boston, rapportant, outre sa part de butin, la curieuse histoire d’un autre navire qui se serait perdu, quelque cinquante ans auparavant, près de Port-de-la-Plata, chargé de lingots d’or et d’argent. Les renseignemens qu’il avait pu recueillir différaient quant à la localité précise, mais concordaient quant au fait et à la valeur du chargement, il n’en fallait pas davantage pour enflammer l’imagination d’un homme auquel la fortune venait de se montrer propice et qui rentrait chez lui avec un trésor dont la rumeur publique grossissait l’importance. Mais l’aventure, cette fois, était plus sérieuse ; ses ressources n’y suffiraient pas. Il lui fallait des moyens d’action plus puissans pour se livrer à des recherches qui pourraient être longues. Fort de son précédent succès, mettant à profit le bruit qui se faisait autour de son nom, il se rendit à Londres pour demander aide et assistance au gouvernement anglais. Les aventuriers trouvaient bon accueil à la cour de Charles II, qui, toujours à court d’argent, prêtait une oreille complaisante à quiconque lui proposait un prompt moyen de s’en procurer.
Séduit par la hardiesse et la confiance de William Phipps, il mit à sa disposition un navire de guerre de 20 canons et de 100 hommes d’équipage, et ce dernier fit voile pour les mers du Sud, longeant les côtes, recueillant des renseignemens partout où il pouvait. Cette indécision, ces tâtonnemens découragèrent ses matelots, astreints par lui au rude labeur de draguer, jour après jour, au long d’une côte interminable, sans rien ramener d’autre que des algues et des débris de coquillages. Dégoûtés de cette besogne à laquelle ils n’étaient pas habitués, convaincus qu’avec un bon navire de guerre sous leurs pieds et des canons à bord ils trouveraient plus à gagner en courant sus aux bâtimens de commerce qu’en continuant ce métier de chercheurs d’un trésor disparu depuis un demi siècle, ils formèrent le projet de se débarrasser de leur commandant en le jetant par dessus bord, et de tâter des charmes de la vie d’écumeurs des mers.
Mis au courant de leur complot par le charpentier du navire, qui lui était demeuré fidèle, William Phipps en eut promptement raison ; il débarqua les plus indociles et poursuivit sa course. Mais son équipage réduit, les avaries subies et les réparations qu’exigeait le bâtiment ne lui permirent pas de pousser beaucoup plus loin son aventure, et il dut rentrer en Angleterre. Sa foi restait la même ; pas plus au retour qu’au départ, il ne doutait du succès ; aussi le rapport qu’il remit à l’amirauté concluait-il à la demande d’une seconde expédition dont il tenait le résultat pour assuré.
On l’écouta courtoisement, mais on lui refusa péremptoirement ce qu’il demandait. La guerre était imminente ; l’Angleterre avait besoin de tous ses navires. Alors commença pour William Phipps une période de sollicitations vaines, de luttes, de misères dont il ne sortit qu’au prix d’une persévérance inouïe. Il réussit enfin à persuader le duc d’Albemarle, sous les auspices duquel une compagnie se forma. Un nouveau navire fut armé, et William Phipps reprit la route des mers du Sud. Chemin faisant, instruit par l’expérience, notre aventurier mûrit ses plans, inventa et fabriqua la première cloche à plonger, recruta sur la côte des Indiens pêcheurs de perles, fit construire une forte chaloupe pour fouiller les anses et reprit son exploration au point où il l’avait abandonnée quatre années auparavant. Pendant des semaines, il explora, décidé, cette fois, à ne pas survivre à un insuccès, et à laisser son corps dans cette mer qui gardait le trésor, objet de ses convoitises. L’idée du suicide le hantait impérieusement au moment même où la fortune cédait à sa persévérance.
Un jour, penché sur le bastingage du navire, il aperçut ce qu’il crut être une algue marine d’une forme étrange; elle flottait à la surface de l’eau comme retenue dans les interstices d’un rocher. Il donna ordre à un plongeur de la lui chercher. Le plongeur obéit et rapporta un bout de filin couvert de végétation; il ajouta avoir entrevu, sur un fond de sable, quelque chose qui ressemblait à un canon. En un instant, la nouvelle se répandit à bord, et l’équipage surexcité d’accourir sur le pont. William Phipps fit immédiatement préparer la cloche à plongeur, sous laquelle prit place l’Indien le plus expérimenté. Quelques minutes après, il reparaissait tenant dans ses mains une barre d’argent massif.
— Dieu soit loué! s’écria Phipps; nous le tenons enfin, et notre fortune est faite!
La sienne l’était, et sa dynastie fondée.
On se mit à l’œuvre avec ardeur. Officiers, matelots, Indiens, redoublèrent d’efforts, et en peu de jours 300,000 livres sterling, 7,500,000 francs en lingots d’or et d’argent, avaient passé du fond de la mer à bord du navire.
Trois mois plus tard, William Phipps rentrait à Londres triomphant, enseignes déployées, au milieu des acclamations de la population, émerveillée de son succès. Mais sa destinée lui réservait une dernière épreuve. L’éclat de sa réussite avait éveillé les cupidités de la cour. Charles II avait besoin d’argent pour la guerre et pour ses maîtresses; aussi ses conseillers, empressés à lui plaire et à faire main basse sur un trésor dont il leur resterait toujours bien quelque chose, n’hésitèrent pas à prétendre qu’il appartenait légalement à la couronne, William Phipps n’ayant pas, suivant eux, exactement indiqué, dès le début, l’endroit où se trouvait le navire coulé, et le souverain ayant seul droit régalien sur les épaves et bris recueillis par des navires sous son pavillon.
Peu s’en fallut que leur avis prévalût et que William Phipps se vît dépouillé du fruit de ses efforts ; mais il lutta avec autant d’énergie pour le conserver que pour le conquérir, et Charles II, plus équitable que ses conseillers, non-seulement respecta ses droits, mais l’anoblit et le nomma grand-shérif de la Nouvelle-Angleterre. Promu quelques années après au rang de gouverneur royal du Massachussets, William Phipps s’illustra par son administration, et prit une part brillante aux expéditions dirigées contre Québec et Port-Royal. Immensément riche pour l’époque, il fit un emploi judicieux de ses capitaux, acheta des terres qui décuplèrent de valeur, et transmit à ses héritiers, depuis marquis de Normanby, une des plus grandes fortunes de cette riche Angleterre, où les re- venus d’un pair du royaume, le duc de Westminster, dépassent 50,000 francs par jour.
Au septième rang des millionnaires américains figure le nom bien connu de M. J. Gordon Bennett, l’éditeur du New-York Herald. Nous avons eu l’occasion, ici même[2], de rappeler les débuts de cette feuille, éditée en 1835 par James Gordon Bennett, et qui occupe, sans conteste, le premier rang dans la presse américaine. L’histoire de la vie de l’homme qui a créé et porté si haut sa fortune n’est pas moins curieuse que celle de son entreprise. Elle mel en relief puissant cet esprit de persévérance obstinée, de confiance intrépide, d’adaptation merveilleuse aux circonstances, que l’on retrouve au début de toutes les grandes fortunes américaines.
Et cependant James Gordon Bennett n’était pas Américain d’origine. Né en Écosse, catholique de religion, destiné par ses parens à entrer dans les ordres, élevé dans un séminaire, il quitta son pays, renonça à sa vocation douteuse, émigra aux États-Unis, se consacra au journalisme, ainsi détourné de sa voie et influencé par « l’autobiographie de Benjamin Franklin, » l’un des livres les plus lus alors par les jeunes gens de son âge. Trois mois après sa décision prise, il débarquait à Halifax, d’où il gagnait Portland, puis Boston. «J’étais seul, écrit-il, jeune et enthousiaste. J’avais dévoré le livre enchanteur dans lequel Benjamin Franklin raconte l’histoire de sa vie. Boston, où avait vécu mon héros, m’apparaît comme la résidence d’un ami qui m’était cher. Je m’étais passionné aussi pour les événemens de la guerre de l’indépendance. Sur les hauteurs de Dorchester, il me semblait fouler un sol sacré; à l’horizon, les clochers de Boston, étincelant au soleil, m’apparaissaient comme autant de phares de liberté. »
Cette fièvre d’enthousiasme dura plusieurs semaines ; mais le futur millionnaire, absorbé dans sa contemplative rêverie, ne tarda pas à voir la fin de son modeste pécule. Il entra alors dans une imprimerie en qualité de commis et correcteur d’épreuves, remplit quelque peu sa bourse vide, et partit pour New-York, où il espérait trouver un champ plus vaste pour son activité. Tour à tour professeur, conférencier sur l’économie politique, écrivain à ses heures et suivant l’occasion, il essaya de tout, sans grand succès.
Le journalisme était encore dans l’enfance. Les quelques feuilles de New-York ne possédaient alors, en fait de personnel, que l’éditeur, propriétaire et rédacteur, deux ou trois compositeurs mal rétribués, et parfois, mais rarement, un correspondant à Washington pendant la session du congrès, lequel touchait, très irrégulièrement, de 25 à 40 francs par semaine, tout compris, même ses frais de poste. On était loin alors des 75,000 à 100,000 francs par ans alloués depuis à MM. G. Townsend et J. Howard, comme correspondans spéciaux. M. Bennett se rendit à Washington pour le compte du New-York Enquirer. Dans la bibliothèque du congrès, le hasard fit tomber entre ses mains un volume des lettres d’Horace Walpole. Les anecdotes piquantes, les descriptions familières, les détails personnels sur les hommes du jour dont Walpole émaillait sa correspondance, le charmèrent et lui suggérèrent l’idée de recourir aux mêmes procédés pour donner à ses comptes-rendus des débats politiques plus de saveur et de montant. Son idée était bonne, et le New-York Enquirer y gagna crédit et renom; mais l’auteur restait anonyme et, s’il apprenait son métier, il en vivait bien juste.
En 1835, il avait cependant réussi à mettre de côté la somme, importante pour lui, de 300 dollars, 1,500 francs. Après mûres réflexions, il alla trouver un jeune prote qui devait, lui aussi, devenir l’un des journalistes les plus éminens de New-York. Horace Greeley, le propriétaire du New-York Tribune, a raconté cette entrevue : « Bennett vint me trouver. J’étais à mes cases à composer. Sans mot dire, il plongea sa main dans sa poche, en retira une poignée d’argent qu’il étala sous mes yeux avec un peu d’or et un billet de 50 dollars. Il m’expliqua alors qu’il y avait là entre 200 et 300 dollars, et m’offrit de nous associer pour fonder un journal dont je serais l’imprimeur et lui l’éditeur. Je lui dis que la somme n’était pas suffisante. Sans insister il me quitta, et j’appris peu après qu’il créait le New-York Herald. »
Le bureau de ce journal, si répandu depuis, était plus que modeste. Une cave dans Nassau-Street ; dans cette cave, une chaise en bois, deux barils vides sur lesquels reposait une planche de sapin qui servait de pupitre et de table à plier, composaient tout le mobilier. Bennett débitait lui-même son journal au prix d’un sou. Editeur, propriétaire, reporteur, teneur de livres, employé, garçon de bureau, vendeur, il cumulait tous ces emplois, rédigeant même les annonces pour ceux de ses cliens qui ne savaient pas écrire. Les recettes étaient modestes, et bien souvent le propriétaire du Herald se demanda s’il aurait assez pour régler le samedi la note de l’imprimeur et du marchand de papier, et s’il pourrait paraître le lundi.
Lui-même a raconté s’être vu fréquemment, tous comptes payés, avec 25 cents (1 fr. 25) dans sa poche, et cependant il travaillait dix-huit heures par jour, et il approchait de sa quarantième année. Peu sociable par nature, d’une excessive sobriété, il ignorait l’art de se faire des amis, de se concilier des sympathies. Il marchait droit devant lui, sans se lasser, sans se décourager, cherchant un point d’appui, son levier d’Archimède. Le hasard allait le lui mettre en main.
Un nommé Brandreth, pharmacien, avait inventé une pilule, sorte de panacée universelle qui devait en effet lui rapporter des millions. Brandreth pressentait d’instinct la puissance de l’annonce, de la réclame. Il vint trouver Bennett, et lui offrit une somme fixe pour l’insertion de ses annonces dans sa feuille. Une somme fixe, payée chaque semaine, c’était ce que cherchait vainement Bennett : un revenu régulier, le paiement du prote et du papier assuré, les angoisses du samedi écartées. L’offre fut promptement acceptée, et le New-York Herald prit son essor. Un an plus tard, le format du journal était doublé et aussi le prix de vente ; il tirait à vingt mille exemplaires, rapportant déjà 5,000 francs par semaine à son fortuné propriétaire.
Le 23 avril 1838, le premier navire à vapeur parti d’Europe à destination des États-Unis, le Sirius, jetait l’ancre dans le port de New-York. Le Great-Western le suivait à quelques heures d’intervalle, inaugurant l’ère des communications rapides. James Gordon Bennett s’embarqua sur le Sirius, visita la France et l’Angleterre, s’assura des correspondans réguliers, puis, de retour à New-York, fréta un yacht chargé d’intercepter au large les vapeurs à destination de New-York et d’assurer à son journal la primeur des nouvelles d’Europe. Rien ne lui coûta pour devancer ses rivaux. Absorbé dans son œuvre, il dépensait sans compter pour gagner quelques heures ou même quelques minutes, semant largement, récoltant de même. Entre ses mains, le Herald devenait une puissance, le journal le plus exactement renseigné, le plus lu des États-Unis.
Mieux que tout autre, cet Écossais à tête froide, à l’imagination ardente, avait saisi le côté pratique et positif de ses compatriotes d’adoption, leur besoin de faits précis, d’informations détaillées et circonstanciées. Les Américains ne sont pas de ceux qui croient avoir une opinion parce qu’ils ont lu un article de journal. Ce qu’ils demandent à leur presse, c’est de leur fournir les matériaux à l’aide desquels ils se font à eux-mêmes une opinion personnelle. Le New-York Herald répondait à ce besoin.
Son succès exaspérait ses rivaux, et son éditeur n’avait pas le triomphe modeste. Aux attaques violentes dirigées contre lui, à la campagne entreprise, en 1840, par neuf des principaux journaux de New-York, aux insultes qu’ils lui prodiguaient, il répondait par des chiffres, mettant en regard le tirage réuni de ses adversaires, qui s’élevait à 36,550 exemplaires quotidiens, et celui du Herald, qui, à lui seul, dépassait alors 51,000, raillant les efforts impuissans des retardataires et annonçant hautement son intention de révolutionner la presse américaine.
Il le faisait comme il le disait. Imbue des traditions anglaises, la presse des États-Unis en suivait encore fidèlement les erremens. Ses articles lourds et pesans, solides, argumentatifs et signés Honestus, Seœvola, Americus, Publius, Scipio, semblaient calqués sur ceux d’Addison, Junius, Swift, Bolingbroke, dont ils imitaient les procédés et le style. James Gordon Bennett n’hésita pas à mettre de côté cet antique bagage. S’inspirant directement de la presse française, il lui emprunta ses alinéas redoublés, sa phrase brève et claire, sa polémique alerte et dégagée, ses articles courts, tout en multipliant les appréciations variées, et en ouvrant largement ses colonnes aux renseignemens commerciaux, financiers, politiques, littéraires, puisés aux meilleures sources.
L’annonce, admirablement comprise, puissamment encouragée et développés par lui, assurait au journal des recettes croissantes. Son éditeur n’avait pas oublié l’heureuse intervention de Brandreth. Depuis, il consacrait à cette branche importante une attention toute particulière, remaniant le système primitif, organisant un classement spécial, réduisant les prix, élargissant les cadres de sa publicité dans des proportions telles que le Herald du 13 avril 1869 contenait déjà quatre-vingt-seize colonnes, dont cinquante d’annonces; la composition coûtait 3,000 francs par jour et le tirage absorbait plus de 11 tonnes de papier.
La pose du câble sous-marin, la guerre de sécession, la guerre de la Prusse et de l’Autriche, la guerre de France, ne firent qu’accroître la prospérité du New-York Herald. Pendant la guerre de sécession, M. James Gordon Bennett affecta jusqu’à 2 millions 1/2 aux dépenses de ses correspondans spéciaux. Le discours du roi de Prusse, après Sadowa, annonçant la paix avec l’Autriche, transmis par le câble sous-marin, lui coûta 36,500 francs. Admirablement servi par des hommes de premier ordre, dirigés par son fils James Gordon Bennett junior, propriétaire actuel du Herald, qu’il s’associait en 1866, il devançait les informations du ministère, du Times lui-même, et apprenait au gouvernement anglais, qui l’ignorait encore, la victoire que les troupes britanniques remportaient, en 1868, au cœur de l’Afrique, sous les ordres du général Napier.
On n’a pas oublié la scène curieuse qui se passa, en octobre 1869, au Grand-Hôtel, à Paris, entre James Gordon Bennett junior et H. M. Stanley, reporter du journal. Appelé de Madrid par une dépêche de son chef, Stanley arrive au milieu de la nuit et se rend dans la chambre de M. Bennett.
— Qui êtes-vous?
— Stanley.
— Ah ! oui. Prenez un siège. J’ai une mission à vous confier.
Puis, se levant et jetant sa robe de chambre sur ses épaules :
— Où pensez-vous que soit Livingstone ?
— Je n’en sais vraiment rien.
— Croyez-vous qu’il soit mort? — Peut-être oui, peut-être non.
— Moi, je crois qu’il est vivant, et je vous envoie le chercher.
— Chercher Livingstone? Mais... C’est aller au cœur de l’Afrique.
— Possible. J’entends que vous le retrouviez,.. où qu’il soit, et que vous m’en rapportiez des nouvelles. Ah !.. il se peut qu’il soit à court. Vous prendrez avec vous de quoi le ravitailler de tout. Arrangez-vous, mais retrouvez Livingstone.
— Avez-vous réfléchi à ce que cela pourra coûter?
— Combien ?
— Burton et Speke ont dépensé entre 75,000 et 125,000 francs, et je crois bien qu’il faut calculer sur 65,000 au moins.
— Très bien! Prenez 25,000 francs; quand ils seront dépensés, prenez-en 25,000 de plus, puis encore et encore, mais retrouvez Livingstone.
Et Livingstone fut retrouvé, secouru par le reporter du New-York Herald, qui devint l’un des explorateurs les plus en vue du continent noir. Et le jour même où le New-York Herald annonçait la grande nouvelle au monde, M. Stanley avisait M. Bennett qu’il s’était engagé d’honneur à faire tenir à la famille de Livingstone les lettres ouvertes que l’illustre voyageur lui avait confiées pour être remises à sa famille aussitôt la publication du New-York Herald.
— Télégraphiez-les par le câble.
— Cela coûtera 50,000 francs !
— Qu’importe ! Nous aurons tenu la parole donnée par vous à Livingstone.
Le fondateur du New-York Herald mourut le l juin 1872, laissant une fortune énorme et un journal dont son fils a encore accru la réputation. Stanley lui demandant un jour s’il était vrai, comme le bruit en courait, qu’il eût l’intention de vendre son journal, il lui répondait :
— Ceux qui le disent se trompent. Il n’y a pas assez d’argent dans New-York pour payer le Herald.
Si nous nous sommes attaché de préférence à retracer la carrière de M. G. Bennett, c’est qu’il est, dans ce domaine, ce que les Américains appellent un representative man. Il fut le premier à tracer la voie, le plus hardi, et devint le plus riche; mais il n’est pas le seul, il s’en faut de beaucoup, auquel son journal ait rapporté une grande fortune. L’éditeur du New-York Times a refusé 5 millions du sien, et à New-York on peut citer plusieurs journaux dont l’immeuble seul représente une somme supérieure. D’autres paient un loyer qui varie de 250,000 à 500,000 francs par an. La résidence particulière de l’éditeur d’une feuille importante était évaluée, en 1870, à 2 millions 1/2. On en cite un autre dont les attelages ont coûté 750,000 francs, et qui offrait 500,000 francs pour un cheval capable de battre le fameux Dexter. Et pourtant la plupart de ces journaux ont débuté comme le New-York Herald; plusieurs avec un capital d’emprunt de quelques centaines de piastres.
Nulle part ailleurs la presse n’a aussi rapidement progressé qu’aux États-Unis. La première feuille américaine parut en 1704. Jusqu’en 1723, elle fut l’unique, et tirait à 16,000 exemplaires annuellement. En 1870, on compte 5,871 publications, avec 1 mil- liard 508 millions d’exemplaires; en 1886, 14,156, dont le tirage annuel dépasse 31 milliards[3].
Si, en regard de ces chiffres, nous relevons ceux que nous donnent les autres pays, nous trouvons, en 1870, pour la France, 1,668 publications; pour l’Angleterre, 1,456 ; pour la Prusse, 809; pour l’Autriche, 653; et enfin pour le monde entier, moins les États-Unis, un total de 7,612 journaux et revues, et pour les États-Unis seuls un total de 5,871, plus que doublé en 1886, et porté à 14,156. On peut, sans exagération, calculer qu’à l’heure actuelle la presse américaine égale à elle seule, en importance et en tirage, celle du reste du monde.
Ces chiffres expliquent, dans une certaine mesure, les fortunes rapides faites aux États-Unis, le développement et la prospérité de la presse étant une des manifestations multiples de l’activité publique ; mais le journalisme est rarement la voie adoptée par les impatiens de fortune. Les éditeurs millionnaires sont et seront toujours l’exception, et, pas plus aux États-Unis qu’ailleurs, ils ne figurent dans les premiers rangs, sauf M. Gordon Bennett. Si l’on tient pour exacte la liste publiée en Angleterre, en 1884, des douze particuliers les plus riches du monde, sous le titre de Millionnaires, and how they became so[4], on verra qu’elle comprend quatre grands spéculateurs américains ; un seul banquier, Rothschild, l’auteur de la liste n’ayant évidemment entendu que donner le chiffre de la fortune personnelle du plus riche des membres de cette famille ; un journaliste américain, J.-G. Bennett; deux grands négocians américains et quatre membres de l’aristocratie anglaise. Sur ces douze notabilités, les États-Unis en comptent sept, et sur les cinq premiers rangs en occupent quatre.
Nous reproduisons cette liste curieuse, en nous bornant à convertir en francs les sommes indiquées en livres sterling :
Noms. | Nationalité. | Capital. | Revenu annuel |
---|---|---|---|
Jay Gould, | Américain, | 1.375.000.000 | 70.000.000 |
J.-W. Mackay, | id. | 1.250.000.000 | 62.500 000 |
Rothschild, | Anglais, | 1.000,000.000 | 50.000.000 |
C. Vanderbilt, | Américain, | 625.000.000 | 31, 250.000 |
J.-P. Jones, | id. | 500.000.000 | 25.000.000 |
Duc de Westminster, | Anglais, | 400.000.000 | 20,000.000 |
John-J. Astor, | Américain, | 250.000.000 | 12.500.000 |
W. Stewart, | id. | 200.000.000 | 10,000.000 |
J.-G. Bennett, | id. | 150.000.000 | 7.500. 000 |
Duc de Sutherland, | Anglais, | 150.000.000 | 7,500,000 |
Duc de Northumberland, | id. | 125.000.000 | 6.250.000 |
Marquis de Bute, | id. | 100.000,000 | 5.000.000 |
Au-dessous de ce chiffre, il est encore bon nombre de millionnaires, même en admettant qu’on ne puisse figurer au livre d’or à
moins de posséder 1 million de livres sterling. La statistique suivante, que nous empruntons à la même brochure, en évalue le nombre total à 700, ainsi répartis :
Angleterre | 200 |
États-Unis | 100 |
Allemagne et Autriche-Hongrie | 100 |
France | 75 |
Russie | 50 |
Indes | 50 |
Autres pays | 125 |
Ces statistiques, ainsi que les évaluations précédentes, ne sauraient, croyons-nous, être qu’approximatives. Il est toujours difficile de connaître exactement la fortune d’un individu ; souvent ceux-là mêmes qui l’exagèrent du vivant de son détenteur en réduisent le chiffre quand il s’agit, lui mort, d’acquitter les droits de mutation. Puis, la plupart des millionnaires sont discrets d’ordinaire, et enfin on ne saurait qu’après réalisation déterminer la valeur exacte d’un portefeuille important dont les titres sont soumis à d’incessantes fluctuations de hausse et de baisse.
La plupart des grandes fortunes, déduction faite des fortunes patrimoniales aristocratiques, ont été édifiées, avons-nous dit, dans le cours des dernières années. Cela est surtout vrai, et pour les causes que nous avons indiquées, en ce qui concerne les États-Unis. M. Jay Gould, le premier des millionnaires, le roi des chemins de fer américains, a cinquante ans à peine, et c’est en quelques années qu’il a gagné les sommes énormes qui font de lui l’homme le plus riche du monde. Son père, modeste fermier de Roxbury, dans l’état de New-York, augurait mal de l’avenir de ce fils, qu’il envoyait chercher fortune à l’âge de douze ans, lui remettant pour tout capital un vêtement de rechange et 2 shillings, ajoutant : « Tire-toi d’affaire comme tu pourras: tu n’es bon à rien ici. » Et Jay Gould s’est tiré d’affaire.
Non sans peine, à en juger par sa biographie, mais rapidement à coup sûr. Trois ans plus tard, c’est lui qui assiste les siens. Associé dans un chantier, il en devient seul propriétaire, y installe son père en qualité de gérant, et travaille nuit et jour pour conquérir un brevet d’ingénieur. A dix-huit ans, il soumissionne des travaux publics, dirige des équipes d’ouvriers, s’exerce au maniement des hommes, se surmène, tombe gravement malade, et, à peine rétabli, se remet à l’œuvre. Il crée une tannerie, fonde une ville qui porte son nom : Gouldsborough. A vingt-cinq ans, il possédait déjà 100,000 dollars. Sept ans plus tard, il décuplait son capital, inaugurant, par un terrible coup de bourse, sa prise de possession de la voie ferrée de l’Érié et sa future royauté des chemins de fer.
Mais, non plus que les royautés politiques, les royautés industrielles ou financières ne sont à l’abri des coups du sort et des haines de leurs ennemis. Plus sa fortune grandissait, plus Jay Gould voyait croître le nombre des siens. Possesseur de l’Érié, il prétendit s’adjoindre la ligne de Susquehanna, qui complétait son réseau. Il s’en porta acquéreur ; mais ses adversaires soulevèrent des contestations légales qui retardaient sa prise de possession. Il n’en tint compte, prétendit passer outre et fit occuper la voie par ses agens et ses ouvriers. Cet appel à la force exaspéra les résistances. S’il était maître d’une extrémité de la ligne, ses opposans tenaient l’autre, et l’on vit pour la première fois ce spectacle étrange d’un duel gigantesque à coups de locomotives se ruant l’une sur l’autre, amenant des renforts de centaines d’hommes à chacun des deux camps, la plus forte et la plus intrépidement chauffée écrasant sa rivale, tuant et blessant mécaniciens et chauffeurs.
Jay Gould l’emporta, par la force d’abord, légalement ensuite. Il disposait, affirmait-on, de la législature de l’état, des magistrats, de la presse. Dans cette circonstance, il n’avait pas hésité à jouer sa vie; quelques années plus tard, il jouait sa fortune entière dans la partie la plus formidable que l’on ait encore vue aux États-Unis.
C’était en 1873, sous la présidence du général Grant. La paix était conclue entre le Nord victorieux et le Sud écrasé. Les mesures protectionnistes adoptées avaient donné une impulsion prodigieuse au mouvement commercial de l’Union, mais le marché était encore surchargé de papier-monnaie ; l’or se maintenait à un prix élevé, accaparé qu’il était par un petit nombre de spéculateurs intéressés à soutenir les cours. Jay Gould était le plus important de tous, et telle était déjà sa suprématie financière, qu’il contrôlait en maître le marché du numéraire. Seul, le trésor public échappait à son action ; aussi suivait-il d’un œil attentif la politique du président, anxieux de connaître les mesures auxquelles il s’arrêterait quant à l’encaisse métallique du trésor, soupçonnant un mystère et peut-être un piège dans le secret soigneusement gardé et que ses émissaires ne parvenaient pas à deviner.
La baisse de l’or devait entraîner celle des actions de chemins de fer, dont il était gros porteur. D’autre part, le pays tout entier réclamait la reprise des paiemens en numéraire; on pressait le gouvernement de prendre résolument l’initiative de ramener l’or dans la circulation; pour cela, on lui demandait d’autoriser le ministre des finances à en vendre à la Bourse d’importantes quantités immobilisées dans ses caisses et de venir ainsi en aide aux baissiers, impuissans à tenir tête à Jay Gould et à ses adhérens. Le président et ses ministres accéderaient-ils aux demandes de l’opinion publique?
Pour éclaircir ses doutes, Jay Gould offrit au président une fête splendide, dont on fit grand bruit ; il espérait obtenir du général Grant, dans le cours de la conversation, quelques indications sur le parti auquel le cabinet s’arrêterait, ou, à tout le moins, faire croire au public à un accord entre le gouvernement et lui, mais le taciturne président resta muet comme un sphinx. A la fin seulement, pressé de questions indirectes et d’allusions à la prospérité dont les hauts cours étaient l’indice, suivant ses interlocuteurs, il sortit de son silence pour dire que « ces hauts cours lui paraissaient plus factices que réels, et que cette bulle de savon pouvait aussi bien crever alors que plus tard. » Les ennemis de Jay Gould affirment que le lendemain il faisait savoir au général Porter qu’il mettait un demi-million en or à sa disposition s’il consentait à user de son influence en haut lieu pour obtenir que le cabinet restât neutre. Cette proposition aurait été rejetée.
L’or était à 140. Prévenu, au mois de septembre, par un de ses affidés, que le gouvernement avait décidé d’entrer prochainement en campagne en mettant à la disposition du marché des quantités d’or considérables, M. Jay Gould prit l’initiative d’une brusque hausse, et une lutte financière, comme les vieux murs de Wall-Street n’en avaient pas encore vue, s’engagea dans le gold room. « Dans l’après-midi, l’or était à 144. En cette seule journée, les transactions dépassèrent 230 millions de dollars (1,200 millions de francs.) Toute l’attention se concentrait sur Jay Gould. Pendant plusieurs jours les affaires furent suspendues. De toutes les parties du monde l’or affluait à New-York. L’encaisse métallique des banques d’Angleterre et de France diminua ; le télégraphe transmettait des ordres de vente et d’achat par millions à la fois. Jamais New-York n’avait assisté à pareil spectacle : l’or montant sans cesse, gagnant vingt unités en deux jours, s’accumulant dans les mains d’un seul homme.
« Des placards affichés demandaient la tête de celui qui mettait l’état en péril ; on menaçait de le pendre haut et court. Au milieu de cette tempête, dans laquelle des fortunes sombraient en quelques instans, ce petit homme pâle, maigre, silencieux, dont le nom était dans toutes les bouches, dirigeait la campagne du fond de son cabinet, dont une bande de pugilistes armés défendait l’accès. Avec un calme imperturbable, il transmettait ses ordres, qui révolutionnaient le marché monétaire des États-Unis. Un courtier allemand, Speyer, achetait en quelques heures pour 200 millions d’or et devenait fou au milieu des menaces dont il était l’objet ; un autre, Jim Fisk, tombait la tête cassée d’une balle de revolver. »
Prises à l’improviste par cette hausse inattendue de l’or qui montait à 160 et par la dépréciation du papier et des valeurs, vingt-sept maisons de banque de premier ordre suspendaient leurs paiemens, entraînant avec elles un grand nombre de maisons de commerce. A la demande des négocians et des financiers atterrés, le conseil des ministres se réunissait à Washington. Le président et les membres du cabinet absens, mandés en toute hâte, accouraient pour conjurer un plus grand désastre. Le ministre des finances recevait l’ordre de commencer les ventes d’or et de mettre 220 millions à la disposition des banques d’état, obligées de restreindre leurs avances sur dépôts de titres[5]. Mais Jay Gould avait devancé ces mesures; opérant une volte-face hardie, profitant des hauts cours pour réaliser sur l’or, des bas cours qui entraînaient toutes les valeurs pour acheter des actions, il sortait de cette crise formidable plus riche que jamais, roi incontesté des chemins de fer américains.
Cornélius Vanderbilt fut celui des bateaux à vapeur, et il s’en fallut de peu que ce devancier de Jay Gould ne réunît entre ses mains le double monopole de la navigation et des voies ferrées. Quand la mort le prit, le 3 août 1876, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, le commodore, comme on l’appelait depuis plus d’un demi-siècle, n’était pas seulement l’homme le plus riche et le plus en vue des États-Unis, mais le président et le maître des plus importantes lignes de l’Union.
Né, le 27 mai 1794, d’une famille hollandaise émigrée aux États-Unis quatre-vingts ans auparavant, il fut le second d’une lignée de neuf enfans. Son père, modeste fermier de l’état de New-York, subvenait avec peine aux besoins de sa nombreuse famille. De bonne heure, Cornélius Vanderbilt dut se suffire à lui-même. La ferme paternelle était située sur les bords de l’Hudson; un chaland servait au transport des produits. Il obtint de son père qu’il lui en confiât le maniement, et il débuta par convoyer des passagers d’une rive à l’autre. Grand, vigoureux, bien découplé, marin consommé, il se fit remarquer par sa hardiesse, et, pendant la guerre de 1812, les autorités militaires de New-York s’en remirent à lui du soin de ravitailler les six forts qui couvraient la ville. Il s’en acquitta avec zèle et profit, et à dix-neuf ans il s’estimait assez bien dans ses affaires pour se marier.
A vingt-trois ans, il possédait 9,000 dollars et plusieurs chaloupes à voiles; mais l’apparition, sur les eaux de l’Hudson, des premiers bateaux à vapeur de Fulton et Livingston le fit réfléchir. Il; comprit la supériorité de ce moteur nouveau, vendit ses chaloupes et offrit ses services à un nommé Gibbons, possesseur d’un steamer, et qui entreprenait de lutter contre le monopole octroyé par l’état de New-York à Fulton et à son associé. Si, plus tard, Cornélius Vanderbilt apprécia fort les monopoles de fait et en usa largement, il était alors l’adversaire décidé des monopoles légaux; aussi Gibbons trouva en lui l’homme énergique dont il avait besoin pour soutenir ses droits et faire prospérer son entreprise. L’une des rives de l’Hudson relevait des autorités de New-York, l’autre de la juridiction de New-Jersey, et la législature de cet état ne reconnaissait pas à l’état voisin le droit de concéder un monopole sur une rivière limitrophe. Jusqu’en 1829, Vanderbilt lutta sans relâche, réduisant les prix de transport, augmentant sa fortune, accroissant le nombre et la qualité de ses bâtimens.
En 1846, nous le retrouvons établi à New-York. Ses affaires avaient dû prospérer, car, dans une liste des principaux habitans de cette ville, qui ne possédait alors qu’une population de 400,000 âmes, nous relevons son nom avec l’indication suivante : « Cornélius Vanderbilt, d’origine hollandaise, 750,000 dollars. » New-York ne comptait encore que seize individus dont la fortune dépassât 1 million de dollars; mais qui s’y souvient aujourd’hui des modestes millionnaires de cette époque : les Brandegee, Browne, Barclay, Grover, Ward, Leggett et autres?
Il avait treize enfans, dont neuf filles. De ses quatre fils, l’un, Francis, mourut en bas âge. Il les éleva durement, comme il avait été élevé lui-même. La sensibilité n’était pas sa note dominante. Despote par tempérament, il gouvernait sa famille avec une main de fer. Il n’aimait guère alors son fils aîné, William-Henry; il avait une antipathie marquée pour le second, Cornélius-Jérémiah, épileptique, irritable et sombre, indolent et joueur, dont la santé délicate l’humiliait par son contraste avec sa propre vigueur. Son favori paraissait être le cadet, George ; il n’hésitait cependant pas à s’en séparer et à l’envoyer à l’école de West-Point.
De bonne heure il plaça son fils aîné en qualité de commis dans une maison de banque. William tenait de lui la persévérance, la volonté obstinée. Entré aux appointemens de 150 dollars (750 fr.) par an, il en gagnait 1,000 trois ans plus tard, s’éprenait de miss Louisa Kissam et l’épousait, malgré les remontrances de son père.
— De quoi vivrez-vous? lui demandait le commodore, déjà riche à millions.
— Des dix-neuf dollars que je gagne par semaine.
— William, je vous ai déjà dit et je vous répète que vous n’êtes et ne serez jamais qu’un sot.
Et il s’en tint là, aussi bien en fait de bénédiction paternelle que de dot. Quand, quelques années plus tard, William, qui se surmenait de travail, tomba malade et se vit dans l’impossibilité de continuer ses occupations sédentaires, il lui acheta cependant une petite ferme dont il lui fit présent, ajoutant : « Je vois bien que je suis le seul de notre race capable d’autre chose que de remuer la terre[6]. »
En 1848, la découverte des mines d’or sur les rives du Sacramento provoqua une émigration considérable. La Compagnie du Pacifique, en possession du transit par Panama, transportait les voyageurs à raison de 000 dollars (3,000 fr.) de New-York à San-Francisco. Vanderbilt vit une fortune à faire en créant une concurrence, à moitié prix, par Nicaragua. Il ne se trompait pas; ses mesures furent promptement prises, et pendant plusieurs années cette ligne nouvelle lui rapporta 5 millions annuellement.
L’idée lui vint, en 1853, de se reposer de ses labeurs, de visiter l’Europe et de jouir quelque peu de son énorme fortune. Il était alors, sans conteste, l’un des hommes les plus riches des États-Unis ; son revenu égalait celui des rois, dont il n’avait aucune des charges. Il fit construire et équiper le plus beau yacht qu’on eût encore lancé, le North-Star, de 2,000 tonneaux, l’aménagea comme un palais flottant, et s’embarqua avec sa famille pour visiter successivement l’Angleterre, la France, l’Italie, la Russie, la Turquie, étonnant l’Europe de son faste, mais n’oubliant pas ses humbles débuts. En arrivant à New-York, son yacht jetait l’ancre en face de la ferme où s’était retirée sa mère, qu’il vénérait. Par son ordre, on saluait de vingt et un coups de canon la vieille demeure qu’elle habitait, et il consacrait cette première journée de son retour à lui raconter ses voyages.
La guerre de sécession mit en relief certains traits de son caractère. On sait la terreur que causa l’apparition soudaine, dans les eaux de l’Union, du navire confédéré le Merrimac. En peu de temps, ce navire blindé et à éperon balaya les côtes des États-Unis, coulant bas les navires de guerre, capturant les bâtimens de commerce, jusqu’au jour où l’arrivée du Monitor le contraignit à se réfugier dans une anse du James-River. Mais on craignait que le Merrimac, de marche supérieure, ne réussît à éluder la vigilance de son rival et à reprendre le large. Dans cette conjoncture, le président Lincoln fit appeler Vanderbilt pour lui demander son concours.
— Combien prendriez-vous pour immobiliser le Merrimac ou lui barrer la route?
— Mon concours n’est pas à vendre, et je ne suis pas homme à spéculer sur les malheurs de mon pays.
L’entretien était mal engagé. Le président restait perplexe, embarrassé. Le Commodore rompit enfin le silence :
— J’ai un navire que je crois de taille à se mesurer avec ce corsaire. Donnez-moi les hommes, je prendrai le commandement et me charge de cette affaire. Je n’y mets qu’une condition, c’est d’être maître absolu de mes mouvemens et de ne relever en rien de l’amirauté.
Le président se confondit en remercîmens. Trente-six heures après, le Vanderbilt, le plus rapide et le plus solide bâtiment de sa flotte, son orgueil, celui qu’il avait fait construire d’après ses plans et des plus coûteux matériaux, pénétrait dans le James-River, aux applaudissemens de la garnison de la citadelle Monroe. Le commodore, alors âgé de soixante-sept ans, le dirigeait lui-même et répondait avec sa brusquerie habituelle à l’officier qui se rendait à son bord et lui demandait ce qu’il pouvait faire pour lui venir en aide :
— Rien autre chose que vous tenir tranquille et me laisser faire. Et il manœuvra si bien que le Merrimac, bloqué, n’osa pas se mesurer avec ce redoutable adversaire et dut désarmer dans son anse.
Ce danger écarté.. Vanderbilt remit à un officier de marine le commandement de son navire, offrant au gouvernement d’en disposer jusqu’à la fin de cette guerre, qui devait, outre ses contributions volontaires, lui coûter la vie de son fils favori. La paix conclue, le gouvernement garda le Vanderbilt, faisant voter par le congrès des remercîmens à son généreux propriétaire. Vanderbilt accueillit fort mal la délégation chargée de lui remettre copie des résolutions du congrès, demandant si c’était ainsi que devait se conduire un grand pays, et de quel droit il s’appropriait ce qui n’était qu’un prêt. Déconcertés, les délégués lui représentèrent qu’il devait y avoir un malentendu et qu’on lui rendrait son navire.
— Allez au diable! répliqua le commodore exaspéré, et gardez-le, puisque vous l’avez pris. Ce n’est pas une affaire pour moi, il m’en reste bien d’autres.
Et il disait vrai. Sa flotte comptait alors près de cent navires, disséminés sur toutes les mers.
La mort de son fils cadet, son favori, lui fît enfin tourner les yeux vers William, son aîné, qui menait habilement sa ferme et commençait à prospérer. Il l’observait avec attention, sans l’aider toutefois, désireux de voir s’il se tirerait seul d’affaire. Une circonstance singulière lui fit bien augurer de l’avenir de ce fils et amena entre eux un rapprochement inattendu. William offrit un jour à son père de lui acheter le fumier de ses écuries. Il en avait besoin pour sa ferme, et le transportait chez lui de l’autre côté de la baie à bord d’un chaland.
— Combien m’en donneras-tu? dit le commodore.
— Quatre dollars le chargement.
— C’est entendu, répondit le commodore, plus convaincu que jamais que son fils n’entendait rien aux affaires, le prix proposé étant double de celui qu’il eût accepté.
Le lendemain, il se rend au débarcadère et y trouve son fils. Le chaland, chargé, allait mettre à la voile.
— Combien de chargemens y a-t-il là, Bill?
— Combien?.. mais un seul.
— Allons donc! Il y en a trente au moins.
— Du tout. Quand je traite pour un chargement, j’entends tout ce que le chaland peut porter.
Et il prit le large, laissant le commodore stupéfait. Le matelot témoin de l’anecdote ajoutait : il resta là tant que le chaland fut en vue, et m’est avis qu’à dater de ce jour il se fit une tout autre idée de la capacité de M. William[7].
Peu après, en effet, il l’appelait à New-York, l’associait à ses affaires et se déchargeait peu à peu sur lui de l’écrasant fardeau de ses entreprises multiples.
Il avait soixante-dix ans quand, tout à coup, renonçant à la navigation, il vendit sa flotte et tourna son attention du côté des chemins de fer. On s’en étonna fort, et ses amis ne se firent pas faute de prédire qu’il allait compromettre dans ces spéculations nouvelles pour lui son immense fortune. Il n’en fut rien; il opéra si habilement sur ce nouveau terrain qu’il la doubla. En 1862, il achète le chemin de fer de Harlem; celui de l’Hudson en 1863. Ses rivaux font baisser le cours des actions ; il reprend sous main toutes celles qui sont offertes. On multiplie les ventes, il multiplie les achats. Il sait qu’il a tous les litres, que l’on opère à découvert, il attend ; puis, quand vient l’heure de la livraison, il fait monter les prix, tient ses ennemis à la gorge et ne les lâche qu’après leur avoir fait payer cher les frais de la campagne.
En 1864, il s’empare de la ligne de Central, puis de celle de l’Erié, soutenant contre Drew, Gould et James Fisk une lutte acharnée; un moment, sur le point de succomber, James Fisk ayant créé des titres faux dont il inonde le marché ; mais sa persistance l’emporte, il les tient enfin à sa discrétion et leur fait payer 9 millions de dollars (45 millions de francs) d’indemnité. En cinq années, il ajoutait à sa fortune 125 millions de francs. Il avait alors quatre-vingts ans, et sa charpente solide, sa puissante ossature, semblaient défier la vieillesse. Sa mémoire prodigieuse et tenace lui permettait de suivre sans effort ses entreprises multiples et d’en embrasser l’ensemble. Rarement il consultait ses livres, mais fréquemment un petit carnet de quelques sous qui ne le quittait pas et qu’il surchargeait d’hiéroglyphes indéchiffrables pour tout autre que pour lui. Brouillé dès son enfance avec l’orthographe, il était incapable de rédiger une lettre sans fautes, et jusqu’à la fin de ses jours il écrivit boylar pour boiler. En revanche, il dictait avec une netteté et une concision remarquables. Ses lettres étaient des modèles de brièveté, et le plus sûr moyen de l’irriter était de lui écrire longuement.
— On peut tout dire en une page, affirmait-il. Ceux qui en écrivent deux sont des idiots qui gaspillent plus de mots qu’il n’est nécessaire.
Il en était ménager, aussi bien dans sa correspondance que dans sa conversation, parlant rarement de lui-même, simple dans ses goûts, n’ayant d’autre passion que le whist. A quatre-vingt-un ans, il se laissa aller pour la première fois peut-être à un accès d’orgueil :
— Depuis que je suis né, dit-il, j’ai gagné en moyenne 1 million de dollars (5 millions de francs) par année, mais ce qui m’en plaît le plus, c’est que j’en ai fait gagner chaque année trois fois autant à mes concitoyens.
Il disait vrai, mais ne disait pas tout. À cette époque, il était l’homme le plus riche du monde, plus riche qu’Astor et Stewart, qui le précédaient de peu dans la tombe. Outre les legs particuliers qu’il faisait et qui dépassaient 75 millions de franc«, il laissait en mourant 450 millions de francs à son fils aîné William H. Vanderbilt.
Une pareille fortune est un pesant fardeau. William H. Vanderbilt en fit l’épreuve, et bien souvent il regretta, au milieu de sa royale opulence, dans son palais de la cinquième avenue, orné de tableaux de grand prix et d’objets d’art, le temps heureux où il vivait sans soucis dans sa ferme de Staten-Island. Il tenait de Cornélius Vanderbilt l’intelligence des affaires, la volonté et la persévérance; de sa mère une nature généreuse et simple; mais il ignorait l’art que possédait son père, de s’abstraire des préoccupations, de déposer chaque soir le fardeau du jour pour le reprendre, reposé, le lendemain. Il n’avait ni sa robuste santé ni sa merveilleuse facilité de travail. Il y suppléait par un labeur opiniâtre. Sous son habile administration, sa fortune grandissait toujours, mais ses forces s’usaient.
Ce millionnaire se lamentait de l’être ; ce simple citoyen, plus riche qu’aucun souverain, en butte à la haine des uns, à l’envie des autres, aux convoitises de tous, assailli de lettres menaçantes ou suppliantes, point de mire de mille intrigues, pliait sous le fardeau de son opulence. « Une fortune de 200 millions de dollars (plus de 1 milliard de francs), écrivait-il à un de ses amis, est un fardeau trop lourd pour un homme. Ce poids m’écrase et me tue. Je ne veux pas imposer une pareille situation à l’un de mes fils. Je n’en recueille aucun plaisir, je n’en retire aucun bien. En quoi suis-je plus heureux que mon voisin qui possède un demi-million? Il goûte mieux que moi les vraies jouissances de la vie. Sa maison vaut la mienne, sa santé est meilleure, il vivra plus longtemps, et lui, du moins, peut se fier à ses amis. Aussi, quand la mort me déchargera des responsabilités que je porte, j’entends que mes fils se partagent, avec cette fortune, les soucis qu’elle impose. »
Il mourait un an après, laissant en dons et charités 500 millions de francs, et léguant à chacun de ses deux fils, Cornélius et William, déjà immensément riches, 250 millions de francs. Sa mort fut un événement à New-York, et le Sun, parlant de son testament, disait :
« Jamais homme ne signa pareil document. On a vu des rois mourir laissant d’immenses trésors, des empereurs ont pris la fuite emportant dans leurs fourgons des coffres regorgeant de richesses ; des financiers ont jonglé avec des millions ; des banquiers ont édifié des fortunes ; mais jamais on n’a vu un simple particulier distribuant à sa guise, en munificences incalculables, millions sur millions en espèces solides et palpables. L’imagination reste confondue devant ce ruissellement d’or, devant ces centaines de millions, mots dont le sens et la signification échappent à l’entendement, dont on ne peut se rendre compte qu’approximativement et par comparaison, réalités pourtant, que la volonté d’un homme distribue à droite et à gauche comme s’il s’agissait de pommes mûres. »
Ainsi que tous les hommes partis de rien et parvenus à une fortune colossale, le fondateur de la dynastie des Vanderbilt eut des détracteurs et des ennemis, et ce n’est pas l’un des moins curieux spectacles que nous offre la démocratie américaine, celui d’un millionnaire défendu par les ouvriers ; des membres de la puissante corporation des Chevaliers du travail proclamant hautement l’utilité et la légitimité du capital. « De quel droit prodigue-t-on à cet homme des épi- thètes offensantes? S’écriait l’un d’eux dans un '‘meeting’' public. Les 10 millions d’ouvriers auxquels il amenait de Chicago les blés nécessaires à leur subsistance, les centaines de millions de voyageurs qu’il transportait sur ses bateaux à vapeur et ses chemins de fer, ont tous bénéficié de son esprit d’entreprise. Pas un sur cent mille ne l’a vu, ne le connaît, ne saurait juger l’homme privé, ses qualités ou ses défauts. Nous parlons des capitalistes comme si leur fortune ne profitait qu’à eux ; mais que faisait Vanderbilt des sommes énormes que marchandises et voyageurs accumulaient dans ses caisses? Il salariait des milliers d’ouvriers et d’employés, construisait une voie ferrée de New-York à Chicago, réduisait le prix des transports. Il édifiait un palais, dites-vous, et l’ornait d’œuvres d’art? Mais cela représentait une bien minime fraction des sommes employées par lui pour créer de nouveaux moyens de communication, construire des bateaux plus solides et plus vastes. S’il ne l’eût pas entrepris, un autre l’eût fait ; soit, mais, comme lui, cet autre en eût retiré les mêmes avantages. Souhaitons plutôt que le pays continue à produire de pareils hommes. Il en faut pour perfectionner notre organisation commerciale et l’amener à un point tel que nous puissions nous procurer au taux le plus minime possible les nécessités et le confort de la vie[8]. »
Ces protestations éloquentes et sincères ont toutefois peu de chances de prévaloir contre les revendications socialistes, et de calmer les appréhensions, plus dignes d’intérêt, de la grande masse du public, qui, aux États-Unis, s’alarme et s’inquiète de l’accumulation croissante des capitaux dans un petit nombre de mains-. Ces appréhensions se sont fait jour dans un curieux volume, publié à Boston par MM. Houghton, Mifflin et Cie, sous le titre de : Certain dangerous tendencies in American life. L’auteur insiste sur les dangers que font courir à la république et à l’ordre social les moyens d’action dont disposent des syndicats puissans, dirigés par des hommes colossalement riches. Il signale l’influence qu’ils exercent sur la presse, dont ils possèdent les principaux organes, et à l’aide de laquelle ils dirigent l’opinion publique et dictent des lois aux législateurs. A l’en croire, cette mainmise sur le pouvoir législatif serait absolue.
Il signale aussi, et avec non moins de force et de preuves à l’appui, l’idée, chaque jour plus répandue, qu’un gouvernement, fort est devenu nécessaire, que le suffrage universel n’a pas répondu à ce que l’on attendait de lui, que les masses, incapables de gouverner, confient le pouvoir aux médiocrités, qu’enfin la constitution n’a pu prévoir des périls inconnus à l’époque où on l’a rédigée et volée, et qu’elle ne fournit aucun moyen de les conjurer, il résume les aspirations actuelles des classes ouvrières et moyennes, qui réclament : la suppression des syndicats financiers; l’établissement d’une taxe progressive sur le revenu, et limitative quant au chiffre de la fortune ; l’interdiction de posséder et détenir au-delà d’une certaine quantité de terres.
Aux États-Unis comme ailleurs, et plus qu’ailleurs peut-être, les grandes fortunes, récentes et soudaines, ont éveille de terribles animosités, et cependant, aux États-Unis plus que partout ailleurs, elles sont, pour la plupart, aux mains de gens sortis des classes populaires, artisans de leur prospérité. Bien peu remontent à une ou deux générations, et, de toutes les aristocraties, celle de l’argent semble à coup sûr la plus démocratique, puisqu’elle seule est accessible à tous et que tous y peuvent prétendre. L’envie ne subirait donc pas à expliquer les sentimens complexes qu’inspire la ploutocratie aux masses américaines. Elles voient en elle un danger pour l’état, une menace pour les institutions sociales, un facteur nouveau qui s’impose aux appréhensions de tous.
Dans un livre récent : Wealth and progress[9], l’auteur, M. George Gunton, a mis en un jour saisissant l’acuité de ces haines modernes ; il en donne ses raisons et insiste particulièrement sur les dangers de cette demi-science économique qui égare et trouble les instincts les plus droits. À cela nous ne contredisons pas, mais, suivant nous, il faut remonter plus haut que les théories socialistes allemandes, d’importation et surtout d’acclimatation récente, pour retrouver les causes premières de l’état d’esprit actuel.
Ces causes, nous les discernons ailleurs. De grandes déceptions expliquent ces rancunes profondes. Par des voies différentes, les États-Unis se trouvent aboutir aux mêmes résultats que l’Europe : à de grandes fortunes contrastant avec de grandes misères, au socialisme menaçant, à la haine des classes, à tout ce que leurs publicistes et leurs hommes d’état avaient signalé, dans l’ancien monde, comme la conséquence inévitable des institutions monarchiques. Pendant un demi-siècle, de 1800 à 1850, ils avaient vu se dérouler avec une incomparable grandeur le rêve humanitaire et religieux des Pilgrim Fathers ; la république naissante devenait, ainsi qu’ils l’avaient souhaité, l’asile, le refuge des déclassés, des malheureux, des dévoyés du monde entier, le vaste creuset où venaient se fondre, s’épurer les misères humaines, et d’où surgissait l’état modèle, unique, donnant à l’univers étonné le spectacle d’un peuple enrichi par le travail, moralisé par le christianisme, réalisant enfin l’idéal de tolérance et de liberté vainement poursuivi par les sages, les philosophes, les penseurs de tous les temps et de toutes les races.
De ces misères accumulées faire une richesse ; de ces émigrans en haillons, des citoyens libres ; de ces cœurs ulcérés de haines et de colères, des âmes chrétiennes ; de ces femmes perdues, d’honnêtes mères de familles ; de ces enfans ignorans, des hommes instruits ayant conscience de leurs devoirs et de leurs droits ; de tous enfin des membres utiles d’une communauté fraternelle, telle était la généreuse vision des pères de la république, des prédicateurs, des missionnaires de Boston, des admirateurs de Washington. Au grand air de la liberté, les utopies malsaines se dissiperaient devant la véritable égalité d’une aisance générale ; les haines socialistes désarmeraient ; l’effet disparaîtrait avec la cause.
Et pendant plus d’un demi-siècle, les faits leur avaient donné raison. La misère semblait inconnue sur ce sol fertile ; inconnus aussi le luxe d’une cour, l’opulence d’un petit nombre insultant à la pauvreté de tous ; inconnues, ces grandes fortunes héréditaires, apanages d’une aristocratie dominatrice et exclusive. Mais en peu d’années tout change. Brusquement on se trouve en présence d’un état de choses nouveau, d’une lutte pour l’existence aussi âpre qu’en Europe, d’un peuple d’ouvriers dont la vie précaire oscille entre lu grève volontaire et le chômage imposé, d’une oligarchie disposant d’énormes capitaux en face d’organisations ouvrières comptant leurs adhérens par centaines de mille. D’un côté, l’argent ; de l’autre, le nombre ; partout la lutte.
Du premier coup, dans cette voie nouvelle, les États-Unis ont dépassé l’Europe. Chez eux, semble-t-il, tout prend des proportions démesurées ; la vie, plus intense, aboutit à des manifestations plus puissantes ; l’effort, plus vigoureux, à des résultats plus grands. Aussi les voyons-nous, dans cette course aux millions, dépasser en quelques années la riche Angleterre, conquérir les premiers rangs au livre d’or des millionnaires, et parer leurs opulentes héritières des plus nobles titres de la vieille aristocratie européenne.
Si chez eux les fortunes sont plus gigantesques, elles sont encore, et pour le moment, moins nombreuses qu’en Angleterre. L’étude comparative des grandes fortunes britanniques nous montrera toutefois que, dans le Royaume-Uni comme en Amérique, la plupart des millionnaires se recrutent parmi les classes moyennes. Les Astor et les Stewart, les Belmont, les Westmore et les Lorillard de New-York, les Munn de Chicago, les Lyman et les Perkins de Boston, ne sont pas les seuls représentans de la démocratie millionnaire. En Angleterre aussi, la classe moyenne, et même ouvrière, voit nombre des siens s’élever aux premiers rangs. L’exemple de sir Robert Peel, parlant de rien pour conquérir, avec une grande fortune, la situation la plus élevée à laquelle un homme puisse aspirer dans son pays, a eu des imitateurs, et si son génie politique eut peu d’égaux, bien d’autres on su l’égaler et le devancer dans le domaine du commerce et de l’industrie. Les Budgett de Bristol, les Brassey et les Ryland de Manchester, les Young et les Napier de Glasgow, les Moore, les Cowen, les Guy de Londres, tous sortis des rangs du peuple, ont aujourd’hui des successeurs plus riches qu’eux, dont l’opulence démocratique peut lutter avec celle de la plus puissante aristocratie du monde.
George Peabody, aussi connu comme millionnaire que célèbre comme philanthrope, s’adressant un jour à un nombreux auditoire de jeunes écoliers américains, leur disait, emporté par la chaleur de son allocution, que chacun d’eux pouvait, s’il le voulait, devenir aussi riche que lui. Or, il venait de remettre 2 millions 1/2 à la ville de Baltimore pour un institut, 10 millions à la ville de Londres pour construire des maisons ouvrières, 15 millions aux états du Sud pour des écoles publiques, sans compter nombre d’autres donations.
L’assertion était hasardée alors: elle le serait plus encore aujourd’hui. Il y a limite à tout, et les États-Unis eux-mêmes s’accommoderaient mal de quelques centaines d’individualités aussi colossalement riches que l’est M. Jay Gould et que l’était M. William H. Vanderbilt. Tout d’abord, il va sans dire que la quantité de numéraire existant dans le monde serait loin d’y suffire. Les calculs les plus autorisés[10] évaluent, en effet, à 18 milliards 750 millions la valeur de l’or monnayé, et à 15 milliards la valeur de l’argent monnayé en circulation dans le monde entier, soit 33 milliards 750 millions en numéraire, et 19 milliards 125 millions en papier-monnaie, ensemble 52 milliards 875 millions.
À ces chiffres il convient d’ajouter, pour se rendre un compte exact de la quantité d’or et d’argent que l’univers possède, celle qui est immobilisée en objets fabriqués, bijouterie, orfèvrerie, etc., dont le total est évalué, au minimum, à 25 milliards. Enfin, et ce qui n’est pas pour décourager les chercheurs de trésors, des calculs, qui ne sauraient être qu’hypothétiques[11], portent à 15 milliards la valeur des métaux précieux enfouis dans des cachettes ou engloutis par la mer. Les statistiques américaines nous donnent, pour une population de 52 millions d’habitans, une circulation totale de 7 milliards 505 millions numéraire et papier-monnaie. Il convient d’ajouter que les mêmes statistiques évaluent à 294 milliards la richesse totale de la grande république, et que chaque année cette richesse s’accroît et cette population s’augmente.
Il n’en est pas moins vrai que l’équilibre est rompu ; que l’aisance générale moyenne fait place à la misère et à l’opulence ; que la vieille Europe et la jeune Amérique se trouvent en face des mêmes problèmes, et que, par un étrange revirement des choses d’ici-bas, ces problèmes semblent plus compliqués et plus menaçans là où, hier encore, on niait qu’ils pussent être jamais posés.
C. DE VARIGNY.
- ↑ Voir le New-York Herald du 1er février 1888.
- ↑ Voir, dans la Revue du 1er mars 1877, le Journalisme aux États-Unis.
- ↑ History of Journalism, by Frédéric Hudson Harper. New-York.
- ↑ Brochure in-8o. Tit Bits offices, London.
- ↑ Harper’s Weekly, 4 octobre 1873, New-York.
- ↑ The Vanderbilts, by Croffut, 1 vol. in-8o; Griffith et C°. Londres.
- ↑ The Vanderbilts, p. 62.
- ↑ A plain man’s talk on the Labour question; Harper, New-York.
- ↑ 1 vol. in-8o, Macmillan et C°. Londres.
- ↑ Extracts from Report of the U. S. Mint to Treasury Department, 1882.
- ↑ Deutsches Handelsblatt : Bremen.