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Les Grandes Fortunes en Angleterre/01

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Les Grandes Fortunes en Angleterre
Revue des Deux Mondes3e période, tome 87 (p. 872-907).
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LES
GRANDES FORTUNES
EN ANGLETERRE

I.
L’ARISTOCRATIE TERRITORIALE. — LA HAUTE BANQUE.


I

« Savez-vous, disait John Bright, dans un discours retentissant prononcé à Birmingham le 27 août 1866, que cent cinquante personnes possèdent la moitié du sol de l’Angleterre ; que la terre d’Ecosse appartient à dix ou douze individus ? Savez-vous enfin que le monopole de la propriété foncière va sans cesse grandissant, et que cette propriété foncière se concentre chaque jour en un moindre nombre de mains ? »

Celui qui parlait ainsi n’était pas seulement l’adversaire passionné et convaincu de la grande propriété territoriale, mais aussi l’un des riches manufacturiers de l’opulente Angleterre, le représentant attitré d’un parti puissant, l’avocat éloquent des classes ouvrières. Homme nouveau, dans le sens latin du mot, sorti des rangs du peuple, dont il revendiquait les droits à conquérir, avec la petite propriété, le privilège électoral qui y était attaché, il avait, quarante années auparavant, posant sa candidature au siège qu’il occupait encore dans le parlement, pu déclarer à ses électeurs, sans crainte d’être contredit : « Je suis un ouvrier comme vous. Mon père fut aussi pauvre qu’aucun de ceux qui m’écoutent. Ni lui ni moi ne pouvons nous targuer de notre naissance ou de nos alliances. Ce qu’il possédait, il le devait à son labeur. Ce que je possède me vient de lui et de mon propre travail. Je me présente donc à vous comme l’ami d’une classe à laquelle j’appartiens, comme un enfant du peuple. »

En affirmant, ainsi qu’il le faisait dans son discours de Birmingham, que le sol du royaume-uni était aux mains d’un petit nombre de propriétaires, et que ce nombre tendait incessamment à décroître, John Bright avançait un fait dont les économistes et les publicistes anglais, John Stuart Mill, M. Fawcett, Clive Leslie, Thornton et autres, se préoccupaient à juste titre. Toutefois, les élémens précis d’information manquaient, et lord Derby s’inscrivait en faux contre l’assertion de son éloquent collègue, réclamant une enquête à laquelle M. Gladstone, alors chef du gouvernement, prenait l’engagement de faire procéder. Il tint parole, et les résultats en sont consignés dans deux gros volumes que l’on désigne sous le nom de New Doomsday-Book, en souvenir du Livre du jugement, déterminant la répartition faite entre ses adhérens par Guillaume le Conquérant, à la suite de son invasion.

Du dépouillement de cette masse énorme de documens se dégage tout d’abord un fait principal, que M. de Fontpertuis a mis en relief dans son intéressante étude sur la distribution du sol en Angleterre[1], c’est que l’aristocratie territoriale, cette Landed Aristocracy à laquelle Guillaume de Normandie distribua le sol de sa conquête, est encore, après plus de huit cents ans, en possession de ses immenses domaines. Cette aristocratie, qui n’eut de féodal que le nom, n’avait rien de commun avec cette féodalité puissante qui, à certaines heures de notre histoire, faillit étouffer dans sa redoutable étreinte la royauté française. Entre un comte d’Oxford, de Norfolk, de Leicester, et un comte de Flandre, de Toulouse ou de Bourgogne, il y avait la distance qui sépare le vassal, dépendant du suzerain, doté par lui d’apanages multiples sur des points divers d’un territoire relativement restreint, et le maître héréditaire d’une province compacte qu’il administre et gouverne, dont il tire or et soldats, dont il est le chef militaire, le haut justicier. Entre les propriétés du grand seigneur anglais et celles de son voisin, aucune frontière naturelle, fleuve, rivière ou montagne, qui lui permette de s’isoler, de se concentrer et de se fortifier. Il est riche parce qu’il possède des manoirs et de grandes terres ; mais manoirs et terres sont éparpillés au nord, au sud, au centre, parfois dans dix, quinze ou vingt comtés différens ; il est faible parce que de ces forces multiples, mais disséminées, il ne saurait faire un faisceau, les grouper en un tout homogène. Vulnérable sur tous les points, il ne peut sur aucun fomenter la résistance, moins encore préparer l’agression.

Quand il l’essaie, pendant la guerre des deux roses, et plus tard, il échoue, et ses fiefs confisqués passent à d’autres familles, qui les transmettent intacts à leurs descendans. Des traditions féodales que le temps oblitère partout, en France, en Allemagne, comme en Angleterre, son instinct conservateur lui a fait garder, avec les titres vides, avec les grandes charges plus apparentes que réelles, dépendances de la couronne, la loi de primogéniture qui assure la transmission du domaine au fils aîné, héritier et représentant de la famille, et l’entail qui protège le patrimoine héréditaire contre la prodigalité du détenteur temporaire et le réduit au rôle d’usufruitier. Il peut étendre, non amoindrir ce patrimoine. Il n’a droit ni de le morceler ni de l’aliéner ; les arbres mêmes de son parc sont comptés, et il ne saurait, sans le consentement de son héritier, abattre les chênes séculaires qui l’ombragent. Son château, comme son titre, comme son origine, est historique ; il en jouit, sa vie durant, mais à charge pour lui de l’entretenir et de le laisser à l’héritier légitime. Parfois même, comme dans le cas cité par M. H. Taine dans ses Notes sur l’Angleterre, il est tenu de grossir de son vivant le trésor familial, « d’acheter chaque année pour plusieurs mille livres sterling d’argenterie. Après en avoir encombré les buffets, on a fini par faire une rampe d’escalier en argent massif. » Ainsi s’immobilisent d’incalculables richesses : tableaux de grand prix, objets d’art, galeries merveilleuses comme celles du marquis de Westminster, de lord Ellesmere, et la plus splendide de toutes, celle de Blenheim-Castle, au duc de Marlborough, dont les salles sont hautes comme des nefs d’église et dont la bibliothèque mesure 100 mètres de longueur.

Si le propriétaire de ces trésors n’a pas la puissance que donne la force, il a gardé, en revanche, le prestige qui résulte de la fortune, de l’ancienneté du nom, de l’hérédité du fief, de la possession ininterrompue. L’influence qu’il a perdue en tant que membre de la chambre des lords, par suite de l’évolution qui a concentré le pouvoir politique dans la chambre des communes, il l’a conservée jusqu’ici, au point de vue social, en tant que membre d’un corps aristocratique. Il la perpétue par l’admission lente et graduée, dans les rangs de la pairie, des grandes fortunes industrielles, par des alliances avec les opulentes héritières des princes-marchands de Manchester, de Leeds, de Londres et de Glasgow. Que sur certains points le séculaire édifice se lézarde et menace ruine, que d’antiques fortunes soient aujourd’hui amoindries, cela n’est pas pour étonner ; mais il n’en demeure pas moins vrai que la grande aristocratie anglaise possède, encore maintenant, une partie considérable du sol du royaume-uni, et que les résultats de l’enquête consignés au New Doomsday Book attestent, avec sa vitalité puissante, la solidité de sa base première.

Le travail de dépouillement fait par M. de Fontpertuis permet de constater qu’il existe en Angleterre quatre-vingt-dix propriétaires possédant chacun plus de 24,000 hectares. Sept en possèdent, individuellement, plus de 200,000, et en tête de cette liste figure le duc de Sutherland, avec 482,676 hectares. Onze autres sont propriétaires de 80,000 à 60,000 hectares chacun. Vingt-cinq possèdent de 60,000 à 40,000 ; enfin, quarante-sept ont des contenances de 40,000 à 24,000 hectares. Un septième de la superficie totale du royaume-uni est donc aux mains de ces quatre-vingt-dix propriétaires, dont soixante-sept figurent au peerage. Il ressort, en outre, d’un tableau dressé par le Scotsman, que le peerage possède à lui seul 6,160,000 hectares rapportant, année moyenne, 13,700,000 livres sterling, soit 342,500,000 francs, et dans ce chiffre ne figurent ni les résidences, châteaux ou manoirs dans les districts métropolitains, ni les propriétés urbaines, dont la valeur dépasse de beaucoup, pour quelques-uns de ses membres, celle de leurs propriétés rurales, et dont les ducs de Westminster, de Norfolk, de Bedford, les marquis de Salisbury et de Cambden, les comtes Somers, Cadogan, Craven et autres tirent des revenus princiers.

La propriété rurale seule rapporte à 955 propriétaires un revenu total de 17,899,331 livres sterling, soit à chacun d’eux et en moyenne 470,000 francs par an.

Après le duc de Sutherland, les plus grands propriétaires fonciers d’Angleterre sont le duc de Buccleugh et le marquis de Breadalbane, qui peut parcourir à cheval 33 lieues en ligne droite sans sortir de ses terres, sir James Matheson, le duc de Richmond, le comte de Fife, le comte de Seafield, le duc d’Athol, le duc de Devonshire, le duc de Northumberland, le duc d’Argyle, le marquis de Bute. Trois d’entre eux, les ducs de Sutherland et de Northumberland et le marquis de Bute, figurent dans la liste de quelques-unes des plus riches personnes du monde que nous avons publiée dans une précédente étude[2], avec le duc de Westminster, propriétaire de tout un quartier de Londres et dont le revenu, à la fin de ses baux à long terme, dépassera 25 millions de francs à l’année.

De pareils chiffres expliquent comment l’aristocratie anglaise a pu se maintenir jusqu’à ce jour, par quelles profondes racines elle tient au sol même. Ils expliquent aussi les opulentes conditions de son existence, d’un grand seigneur anglais disant, en 1848, à un Français de ses amis, fort inquiété et un peu inquiet : « J’ai un château que je n’ai jamais vu, mais on le dit très beau. Tous les jours, on y sert un dîner de douze couverts, et la voiture est attelée devant la porte, au cas où j’arriverais. Allez-y, installez-vous, vous voyez que cela ne me coûtera pas un centime. » Ainsi organisée, la vie laisse de grands loisirs et impose de grands devoirs ; l’éducation première, l’exemple, les traditions, le sentiment religieux en ont éveillé la conscience et développé le goût ; aussi, plus et mieux que les autres aristocraties, l’aristocratie anglaise justifie-t-elle sa raison d’être par les services qu’elle rend au pays, son luxe par sa charité, ses privilèges politiques par l’usage qu’elle en fait.

Elle ne s’en tient pas là, et nous la voyons souvent, avec une ténacité toute britannique, consacrer ses loisirs et ses richesses à d’intrépides explorations géographiques, à l’étude des problèmes les plus compliqués de l’économie politique, des questions sociales, ou même de la mécanique et de la physique, comme le fît le marquis de Worcester sous le règne de Charles Ier. Descendant d’une race de soldats qui devait, de nos jours, donner à l’Angleterre un de ses meilleurs généraux, lord Raglan, il fut, par un singulier contraste, un rêveur, doux et calme, ne se passionnant que pour les recherches, absorbé dans la lecture des vieux livres et dans l’étude des langues anciennes. Un manuscrit de Héron, écrit cent vingt ans avant, l’ère chrétienne, avait vivement excité sa curiosité. Héron y décrit certains jouets des enfans égyptiens. Il y parle, entre autres, d’une figurine humaine offrant des libations aux dieux. Cette figurine, debout devant un autel, tient une coupe à la main ; elle est reliée, par un mince tuyau, à un vase rempli d’eau placé à ses pieds et dissimulé par une draperie. Une lampe allumée sous le vase fait monter l’eau qui s’épanche dans la coupe. Un autre jouet consistait en un globe de cuivre mis en rotation par un jet de vapeur ; le même moteur faisait aussi danser de petits personnages devant un autel.

Poursuivant ses recherches sur ces antiques données, il découvrit qu’en 1125, à Reims, un ouvrier ingénieux avait réussi à mettre en mouvement les soufflets de l’orgue de la cathédrale à l’aide de la vapeur, et qu’un autre était parvenu à l’utiliser pour faire tourner la broche de son rôti. Préoccupé de cette force dont les vieux manuscrits lui révélaient l’existence, mais dont il ignorait la puissance, il se procura un canon, boucha la lumière, le remplit d’eau aux deux tiers, fit hermétiquement clore l’autre extrémité et le soumit à l’action du feu. La pièce éclata, comme de juste, faillit le tuer, mais cette expérience le fixa sur le point qui lui tenait au cœur. Il n’était pas seul, d’ailleurs, à se livrer à ces études, et tout porte à croire qu’à cette même époque, il se lia avec un nommé David Ramseye, absorbé dans des recherches analogues ; il l’associa à ses--travaux, et ne fut pas étranger à la concession du privilège que ce dernier obtint de Charles Ier et qui lui assurait le curieux monopole « d’attirer l’eau hors des puits au moyen du feu ; d’édifier des moulins mis en mouvement sans recourir au vent, à l’eau ou aux chevaux ; de construire des bateaux, chalands ou navires capables de remonter les courans et de marcher contre le vent ; d’épuiser l’eau des mines et houillères par des procédés inconnus jusqu’à ce jour. »

Grand propriétaire terrien, le marquis de Worcester possédait d’importantes mines de charbon. Dans quelques-unes, il n’employait pas moins de cinq cents chevaux pour pomper l’eau qui les envahissait ; plusieurs, et des plus riches, avaient dû être abandonnées, leur rendement ne couvrant pas les dépenses nécessitées par ce travail ; aussi s’occupa-t-il particulièrement d’actionner les pompes par la vapeur d’eau.

Ses efforts ne furent pas couronnés de succès et ses expériences absorbèrent une partie de sa grande fortune ; mais, s’il ne parvint pas à résoudre les problèmes multiples qu’il se posa, il traça la voie dans laquelle d’autres, plus heureux, s’engagèrent, il facilita leur tâche, et quelques-unes de ses inventions ingénieuses furent adoptées par eux. En choisissant, lors de son élévation au peerage, le nom de Raglan, le général en chef de l’armée anglaise en Crimée a peut-être voulu consacrer dans ce titre de lord Raglan le double souvenir du siège soutenu par le vieux château du marquis de Worcester contre les Têtes rondes, et celui de son ancêtre qui, dans la tour de ce même château, construisit la première pompe à vapeur que James Watt devait perfectionner cent trente ans plus tard.

Chose singulière, c’est dans ce pays où la féodalité n’a guère existé que de nom que subsistent les derniers vestiges d’un régime-dont la France n’a rien conservé. Cantonné dans son immense domaine, le nobleman anglais y vit sans autres proches voisins que ses tenanciers, qui sont aussi ses locataires, et qu’il garde ou renvoie à son gré. Propriétaire des villages environnans, il en exclut qui bon lui semble, a Maître de tout le sol paroissial, il en fait raser les masures et n’autorise aucune construction nouvelle. La paroisse est fermée, close ; le nettoyage, clearance, et en quelque sorte le balayage de l’ordure humaine est accompli. La campagne prend l’aspect d’un parc tout en arbres et en herbages, sans fabriques à l’horizon, tandis que les ouvriers refoulés cherchent un abri dans la plus proche paroisse restée ouverte[3]. » Parfois même, ce n’est pas un village, un hameau qu’il possède, mais une ville entière, comme Eastbourne, comme Tynemouth, grandes cités construites sur des terrains appartenant au duc de Devonshire et au duc de Northumberland.

Il ne détient pas seulement le sol, et par le sol celui qui en vit, paysan, fermier ou laboureur ; par le bénéfice, il impose le pasteur, vicaire ou desservant ; il nomme aux cures vacantes. Magistrat du comté, il administre la justice ; master of hounds, gardien de la meute, qu’il entretient à ses frais et à grands frais, il est l’arbitre des rares distractions d’une population rurale passionnée pour la chasse. Souvent lord-lieutenant du comté, ou à tout le moins haut gradé, il commande la milice locale, centralisant ainsi dans ses mains, mais sans danger pour l’état, les charges honorifiques d’un pouvoir que les grands vassaux de France possédaient en réalité, et dont il ne fallut rien moins que l’énergie d’un Richelieu et l’habileté d’un Mazarin pour achever de les dépouiller.


II

Sur une population de 35 millions d’habitans, 200,000 propriétaires, dont 170,000 pour l’Angleterre, 20,000 pour l’Irlande et 10,000 pour l’Ecosse. En d’autres termes, un propriétaire terrien anglais sur 26 chefs de famille, alors qu’aux États-Unis on en compte 1 sur 3 et en France 1 sur 2. En Irlande, la proportion décroît encore : 1 sur 52 ; et le sol est plus pauvre, la population trop dense : 160 par mille carré. Il y a limite à tout. Aucun pays exclusivement agricole, et c’est le cas de l’Irlande dépourvue de manufactures et d’usines, ne peut nourrir plus de 100 habitans au mille carré. Tout le problème irlandais est là. L’Espagne, le Portugal et la Hongrie sont, en Europe, les trois pays qui, ainsi que l’Irlande, dépendent surtout de leur production agricole ; leurs autres sources de revenus dépassent toutefois de beaucoup les siennes, et, cependant, la proportion n’est que de 86 habitans en Espagne, de 126 en Portugal et de 128 en Hongrie.

Si, en France, elle atteint 186, ei si cependant l’aisance moyenne y est plus grande qu’ailleurs, c’est que la France possède des ressources bien supérieures, de grandes usines et de nombreuses manufactures, un capital accumulé et placé au dehors ; c’est que la moitié de sa population retire de ces sources diverses un revenu indépendant de celui que produit le sol. Si, en Angleterre, cette densité, qui était de 250 en 1831, s’est élevée à 400 en 1871, pour être aujourd’hui de 450, atteignant ainsi un chiffre dont on ne saurait trouver l’équivalent que dans la riche vallée du Gange et dans certaines provinces de la Chine, c’est que l’Angleterre est la plus énorme usine qu’il y ait au monde ; c’est qu’elle possède la plus formidable accumulation de machines et de capitaux, qu’un quart seulement de sa population attend sa subsistance du sol, et que les trois autres quarts vivent du commerce, de l’industrie, de la navigation ou des revenus provenant de l’épargne des générations précédentes.

Le loyer annuel du sol cultivé en Angleterre est évalué à 50 millions de livres sterling. Ce n’est que le vingtième du revenu total de la nation, et la culture de ce sol pourvoit, en outre, d’après les calculs les plus récens, à la subsistance de 4,900,000 habitans. Si donc l’Angleterre, avec une terre plus fertile que celle de l’Irlande, d’une superficie double, disposant de capitaux considérables, d’un outillage agricole perfectionné, ne parvient à en tirer que la subsistance d’environ 5 millions d’habitans, propriétaires, fermiers ou cultivateurs, il est facile de concevoir l’état de misère de 5 millions d’Irlandais répartis sur une surface moitié moindre et dépendant presque exclusivement de la culture de la terre et de son rendement. L’Irlande possède 1 million d’habitans dont elle n’a que faire et qu’elle ne peut nourrir. L’excessive pauvreté des habitans est un obstacle insurmontable au développement de l’industrie ; il faut déjà un certain degré de prospérité individuelle pour qu’un peuple se crée de nouvelles ressources et tire du sol qu’il occupe tout ce qu’il peut rendre.

Une répartition des terres, autre que celle qui existe aujourd’hui, ne modifierait en rien les termes du problème parce qu’elle n’ajouterait presque rien à la surface cultivable. La réduction ou l’abolition même du prix de fermage n’accroîtrait pas la production agricole du pays ; elle transférerait aux uns ce qu’elle enlèverait aux autres, mais le total à répartir entre tous resterait le même. Certains utopistes n’hésitent pas à voir dans cette mesure de spoliation une mesure de salut public. A les entendre, l’Irlande bénéficierait ainsi des sommes qui vont, disent-ils, accroître les revenus des propriétaires absens, lesquels les dépensent hors du pays. Ils ne tiennent pas compte de ce fait que la majeure partie du prix des fermages est affectée, dans le pays même, aux salaires des régisseurs et des ouvriers, qu’une faible portion seule passe à l’étranger, 1 million de livres sterling tout au plus ; que ce million de livres sterling ne donnerait pas 500 francs par an à 50,000 habitans, à peine de quoi ne pas mourir de faim, et qu’il s’agit de faire vivre non pas 50,000 ou 100,000 individus, mais 1 million d’êtres humains, excédent d’une population trop dense, qui s’accroît chaque jour et ne peut émigrer, faute de ressources.

Ce ne sont pas les grandes fortunes territoriales qui ruinent l’Irlande, mais l’équilibre rompu entre la superficie du sol arable et le nombre de ceux qui attendent de lui leur pain de chaque jour. Aussi a-t-on vu les mêmes causes produire en Irlande les mêmes effets qu’aux Indes et en Chine : une population trop dense et trop misérable, décimée en 1835 par la famine et la maladie, perdant en quelques années un quart de son effectif ; les survivans allégés par cette terrible coupe sombre qui faisait brusquement succéder une période d’aisance relative à une inénarrable misère.


III

Dans son remarquable travail sur le Développement de la société politique en Angleterre, M. É. Boutmy nous montre jusqu’en 1750 la population de l’Angleterre à peu près stationnaire et stagnante, gagnant moins de 1 million d’habitans en un demi-siècle « exactement le chétif taux d’accroissement de la France actuelle (1831-1881), » la terre aux mains d’un petit nombre de propriétaires, maîtres du gouvernement, divisés eux-mêmes en « deux coalitions de familles puissantes, qui disposent de plusieurs centaines de sièges parlementaires par le moyen des bourgs de poche et des bourgs pourris. » Ce mécanisme fonctionne comme « une compagnie financière où quelques gros porteurs ont accaparé presque toutes les actions et formé deux syndicats rivaux, qui se font représenter par leurs membres ou par des prête-noms dans l’assemblée générale, — c’est-à-dire la chambre des communes, — dominent ou achètent au besoin le peu d’actionnaires restés indépendans et se disputent le choix des gérans, — c’est-à-dire des ministres. » Contre ces masses organisées et disciplinées, le roi est sans force ; il subit leur influence, obéit à leur action, tout en restant le dépositaire nominal et respecté d’une autorité apparente que nul ne convoite, dont tous ont intérêt à maintenir et à couvrir le prestige. Une oligarchie puissante pouvait seule édifier de toutes pièces ce régime parlementaire que la démocratie devait s’approprier plus tard, sans posséder toutefois la discipline rigoureuse, les mœurs et les traditions, les contre-poids savamment agencés qui permettent à la machine de fonctionner avec ensemble, d’éviter les heurts qui la détraquent, les à-coups violens qui la brisent.

Machine artificielle s’il en fut, délicate et résistante, exacte comme un chronomètre dont les rouages s’engrènent avec une précision merveilleuse, mais dont le maniement exige, chez les hommes politiques qui la mettent en mouvement, autant de calcul que de self control, autant de modération que de sagesse. Elle a prouvé sa force et sa souplesse en s’adaptant à l’évolution qui, depuis 1750, a si profondément modifié l’organisation sociale et les conditions politiques de l’Angleterre en créant, avec la grande industrie, une nation nouvelle juxtaposée à la nation ancienne, deux peuples distincts que Disraeli et Mme Gaskell ont mis en présence dans leurs romans de Sybil et de Nord et Sud.

Cette nation nouvelle, la science l’a appelée au jour ; elle la fait vivre, en centuplant avec la houille la production de calorique, en mettant, avec la vapeur, à la disposition de l’homme une puissance capable de soulever et d’entraîner des poids énormes. Convertissez en travail le rendement annuel des mines de houille seules, et vous obtiendrez un chiffre comparable au produit de cent millions d’hectares[4]. C’est une annexion équivalente à celle de la superficie totale des États-Unis affectée à la production des céréales. Aussi brusquement la natalité croit ; elle s’augmente de 55 pour 100 de 1750 à 1800, de près de 90 pour 100 de 1800 à 1850, et de plus de 50 pour 100 dans les trente années suivantes. La population agricole reste stationnaire ou diminue, la population ouvrière se multiplie d’une façon prodigieuse.

Abandonnant le sol aux mains qui le détiennent et ne le lâchent pas, l’activité de ce peuple nouvellement appelé à l’existence se porte tout entière vers l’industrie. Dans ce domaine, il est souverain, ambitieux comme tous les peuples jeunes, tenace comme la race dont il est issu, attendant la fortune de la science qui lui a déjà donné ses moyens d’existence, ouvert un champ nouveau de travail et de production. Exilé des champs où il n’y a pas de place pour lui, des vieilles cités historiques où règnent, avec l’aristocratie territoriale, le clergé officiel, la classe professionnelle et moyenne, clientèle ordinaire d’une oligarchie puissante, il s’édifie des cités nouvelles : Liverpool, dont la population décuple ; Manchester, qui comptait 6,000 habitans il y a deux siècles, 588,000 aujourd’hui ; Birmingham et Sheffield, qui en ont 434,000 et 310,000. Comme les attols au sein de l’océan, c’est un monde nouveau qui surgit et affleure.

En moins d’un demi-siècle, il se fait sa place. Des rangs serrés et compacts de sa population, les plus hardis sortent et s’élèvent. En face des vieilles fortunes territoriales qui cessent de s’accroître, grandissent des fortunes nouvelles qui les égalent en attendant de les dépasser.

Si l’ambition est demeurée la même, les temps sont autres, autres aussi les moyens d’action. Il ne s’agit plus de conquérir sur les Saxons, par un hardi coup de main, une île perdue au nord-ouest de l’Europe, de se partager les dépouilles et les terres des vaincus, mais bien de rendre le monde entier tributaire des manufactures et des produits anglais. La voie est ouverte, de hardis pionniers l’ont tracée. A l’étroit sur la terre ferme, ils ont pris la mer et la gardent ; leurs vaisseaux la sillonnent en tous sens, annexant, conquérant sans cesse des terres nouvelles, des îles et des continens, le Canada, les Barbades, l’Australie, les Indes. Leurs cadets de famille ont émigré, colonisé, ouvrant, jusque sur les points les plus reculés, des débouchés et des marchés à l’industrie anglaise. Ils peuvent fabriquer : l’écoulement est assuré, la concurrence nulle. La France s’épuise à conquérir l’Europe, l’Europe à résister à la France. Sur tout le continent, l’ouvrier est soldat, les fabriques se ferment, les usines chôment, sauf chez eux. Vainement Napoléon tente de leur fermer les ports du Nord, de capturer leurs bâtimens de commerce ; ceux qui réussissent à forcer le blocus continental indemnisent, et au-delà, les armateurs anglais des pertes subies. Puis, le reste du monde leur est ouvert. Ils sont seuls à produire, seuls à exporter et à vendre.

Au-delà de l’Atlantique, la république américaine, née d’hier, grandissait cependant. Le premier consul, que sa haine contre l’Angleterre rendait prophète, devinait en elle la rivale de son ennemie. Hors d’état de défendre la Louisiane contre les flottes britanniques, il la vendait pour 75 millions de francs à Jefferson, et répondait à ceux qui blâmaient cette cession : « Elle assure à jamais la puissance maritime des États-Unis. En agissant comme je l’ai fait, j’ai suscité à l’Angleterre une rivale qui, tôt au tard, lui ravira le sceptre des mers et humiliera son orgueil. »

Il disait vrai, voyait juste, mais trop loin. La jeune république était encore trop pauvre et trop faible pour créer et armer une marine. Adams l’avait essayé, Jefferson y renonçait ; sa flotte naissante pouvait à peine tirer vengeance des insultes des pirates barbaresques qui lui enlevaient sa meilleure frégate, la Philadelphia, Il s’estimait heureux, après une descente à Tripoli, de signer la paix. Absorbés dans leur œuvre de colonisation et de défrichement, les États-Unis n’avaient pas encore de commerce extérieur. De 1800 à 1820, leurs exportations oscillent entre 100 et 250 millions de francs par année. Qu’était cela à côté de l’Angleterre en possession de la fonte au charbon de terre depuis 1750, dotée par Arkwright du water frame en 1769, du spinning jenny par Hargreaves en 1770, du self acting mule par Kelly en 1792, de la machine à vapeur brevetée par Watt en 1769, et appliquée dès 1785 à l’industrie du coton ?

Avec de tels instrumens en main, la production décuple ; maîtresse de la mer, l’Angleterre exporte ; sans rivaux, elle règne sur les marchés, faisant refluer vers ses centres industriels les capitaux qu’elle prélève sur le monde entier, réduisant ses prix de fabrication ; prête, le jour où la paix conclue lui ouvrira les marchés européens, à les inonder des produits de ses fabriques, à défier la concurrence, grâce à son outillage constamment accru, scientifiquement perfectionné.

Sur ce terrain ainsi préparé, elle régnera longtemps. Il faudra de rudes efforts pour l’en déposséder, pour lui enlever les marchés qu’elle a conquis, pour produire à aussi bas prix que lui permettent de le faire et ses mines de houille et ses énormes capitaux accumulés et son gigantesque matériel, à l’aide desquels elle a créé un mouvement commercial qui dépasse aujourd’hui, à l’importation et à l’exportation, 17 milliards annuellement, desservi par une flotte dont le tonnage annuel s’élève, à l’entrée et à la sortie, à 34 millions de tonnes.

De pareils chiffres expliquent ces grandes fortunes industrielles, plus nombreuses en Angleterre qu’en aucun pays du monde, fortunes récentes pour la plupart et dont quelques-unes rappellent, par leur soudaineté, les contes merveilleux et dorés des Mille et une Nuits. Il semble, à en juger par les résultats, que, nouveaux Aladdins, leurs créateurs aient évoqué quelque puissant génie, docile à leurs ordres, empressé à satisfaire leurs souhaits. A l’examen, ces visions se dissipent, le merveilleux s’évanouit, le hasard même, auquel on n’est que trop porté à assigner un rôle prépondérant dans les affaires de ce monde, disparaît ; ce qui subsiste, c’est l’énergie indomptable, le coup d’œil sûr et froid, la résolution calme et ce jugement scientifique, facteur nouveau, né de l’observation, sorti des officines et des laboratoires. Chaque jour, son rôle grandit à mesure que la science moderne, poussant en tous sens ses investigations curieuses, élargit son domaine, étend le cercle de ses connaissances et de nos moyens d’action sur la nature, mesure, pèse et calcule avec une précision plus rigoureuse et plus mathématique. En étudiant de près le caractère des hommes qui ont édifié ces puissantes fortunes, leur point de départ, leurs procédés et leurs méthodes, on est étonné parfois de la simplicité des moyens mis en œuvre, des deux ou trois facultés dominantes qui les caractérisent et que l’on retrouve presque invariablement chez tous : la concentration de l’esprit, et partant celle des forces et de la volonté sur un point nettement déterminé ; la formule simple et claire par laquelle s’exprime le but à atteindre ; la souplesse et l’élasticité des ressorts. Puis, l’effort continu et persévérant : qu’il s’agisse d’utiliser un produit jusqu’ici sans valeur ; de créer, avec un besoin nouveau, le moyen de le satisfaire ; d’ouvrir des débouchés à un produit connu en le modifiant suivant le goût de ceux auxquels on veut en imposer l’usage ; de demander à la science des méthodes plus simples de fabrication ou des procédés peu coûteux pour donner à des objets communs, d’un usage journalier, ce cachet d’élégance qui en rehausse l’aspect, flatte l’œil, satisfait et développe l’instinct artistique qui existe, à l’état latent, même chez les moins cultivés.

Dans cette lutte entre l’intelligence humaine et la matière première, que la nature domptée par la culture, ou l’animal perfectionné par les croisemens, lui livrent à l’état brut, l’homme n’a pas trop de toutes les ressources que la science met à sa disposition pour triompher des difficultés qu’il lui faut surmonter avant de convertir cette matière première à son usage personnel. On en jugera par un fait. M. J. Holden, l’un des plus grands tisseurs d’Angleterre, l’inventeur d’un procédé perfectionné de peignage de la laine, déposait, l’année dernière, devant la commission d’enquête, « que l’on n’avait pas dépensé moins de 2 millions de livres sterling, 50 millions de francs, en tâtonnemens ; que lui-même avait sacrifié plus de 1 million ¼ avant de découvrir un système satisfaisant de peignage, et qu’à sa connaissance M. Lister seul avait consacré une somme plus considérable encore aux mêmes recherches. »

Ce n’est là qu’un exemple pris entre mille. Et il ne s’agissait pas, dans ce cas, de découvrir un procédé nouveau. Dès 1790, le docteur Cartwright avait trouvé la solution du problème et pris un brevet. Il s’agissait d’améliorer ce procédé, de le rendre plus pratique et plus simple dans son fonctionnement, de substituer le jeu régulier de la machine au travail irrégulier de l’ouvrier, son mouvement infatigable et constant à celui du bras qui se lasse et faiblit.

M. Holden réussit et fonda, en 1849, à Saint-Denis, près de Paris, le plus important établissement, alors connu, de peignage de laines. Plus tard, il en créa deux autres, à Croix, près de Roubaix, et à Reims, sans compter ceux qu’il possédait en Angleterre, notamment à Bradford. Parti de rien, il possédait, en 1886, trois usines gigantesques, occupant 3,660 ouvriers, 547machines à peigner, dont le travail représentait celui de 70,000 ouvriers, et une fortune considérable, fruit de ses persévérans efforts.


IV

Au troisième rang des grandes fortunes du monde, d’après la liste que nous avons reproduite, au premier, à coup sûr, dans l’opinion publique, par la notoriété acquise, par les immenses intérêts qu’il représente, figure le nom de Rothschild. En lui s’incarne la haute banque, cette puissance financière qui eut, dans le passé, des précurseurs sans successeurs, qui ne pouvait naître et grandir que dans nos temps modernes, dans notre siècle de communications rapides, d’emprunts de villes et d’états, de crédit.

Le mécanisme financier des antiques monarchies avait fait son temps ; il ne répondait plus aux exigences multiples d’une organisation politique et sociale nouvelle. Tout discrédité qu’il fût, il valait cependant mieux que l’état de choses qui l’avait précédé, plus intolérable encore en Angleterre qu’en France, parce que, pour les raisons indiquées plus haut, les groupes résistans étaient plus rares et plus clairsemés. Richard Ier examinait sérieusement la question de mettre en vente la ville de Londres pour se procurer l’argent nécessaire à la croisade. Henry III faisait main basse sur les marchandises de sa bonne ville, et, nanti de ce gage qu’il vendait plus tard, empruntait dessus à un taux usuraire, négligeant naturellement de payer intérêt et capital, qu’on n’osait pas lui réclamer. Edouard Ier, sous prétexte de croisade, s’emparait de l’argenterie des monastères ; n’était-ce pas à eux d’en faire les frais ? Il est vrai que, l’argenterie fondue, le roi restait à Londres et dissipait en fêtes, qui n’avaient rien de particulièrement édifiant, les richesses des moines. Edouard IV était, dit l’histoire, le plus séduisant percepteur de son royaume. S’il ne prenait pas l’engagement, bien inutile d’ailleurs, et auquel nul n’eût cru, de rembourser les sommes qu’il sollicitait de l’affection de ses loyaux sujets, il s’acquittait d’avance en embrassant les jolies femmes de ceux qui contribuaient le plus généreusement, et tel était l’enthousiasme qu’inspirait cette condescendance royale, qu’on en cite qui invitèrent leurs époux à doubler leur versement. Henry VI, plus avare de ses faveurs et moins beau, mais logicien consommé, contraignait les gens économes à payer gros, arguant qu’ils devaient avoir des économies, et les prodigues à faire de même, sous le spécieux prétexte qu’il emploierait mieux leur argent qu’ils ne le savaient faire. Elisabeth taxait ses sujets à sa guise et, quand elle avait plus d’argent qu’il n’était nécessaire, elle rendait gracieusement aux détenteurs primitifs ce qu’elle leur avait pris, mais à titre de dépôt dont ils étaient tenus de lui servir un bon intérêt, tout en tenant le capital à sa disposition.

Les prédécesseurs des Stuarts avaient épuisé, semble-t-il, toutes les combinaisons possibles pour faire passer l’argent des mains de leurs sujets dans les leurs ; aussi Charles Ier paya-t-il cher ses malencontreux essais pour s’en procurer, ce qui n’empêcha pas Charles II de recourir au moyen original de mettre la clé sous la porte du trésor public, après en avoir transféré le contenu dans ses coffres. Il appelait cela : inaugurer le crédit royal. Jacques II, qui manquait d’imagination, eût volontiers suivi son exemple ; mais ses conseillers se méfiaient, gardèrent la clé, appelèrent le prince d’Orange, qui l’envoya méditer à Saint-Germain sur l’ingratitude de ses sujets et les difficultés qu’un souverain rencontrait déjà, à la fin du XVIIe siècle, pour se procurer de l’argent.

Guillaume III, instruit par l’expérience, imbu des idées nouvelles, inventa et créa la National Debt, que ses contemporains qualifièrent irrévérencieusement de National Nuisance. Cette première combinaison en appelait d’autres. L’idée du crédit public placé sous la sauvegarde de l’état commençait à naître, aussi bien en Angleterre que dans le reste de l’Europe. La loi et la règle se substituaient au bon plaisir en ce qui concernait les dépenses de l’état ; elles n’allaient pas tarder à s’y substituer également en ce qui concernait ses recettes. Un nouvel état de choses naissait : l’impôt brutal, mal équilibré et mal assis, qui prélève jusqu’au quart du revenu d’un particulier[5], mais enfin l’impôt discuté et voté. Symptômes des temps, on ne tolère plus qu’un grand seigneur aille remplir ses poches vides au trésor public ; le duc de Leeds est mis en accusation pour y avoir pris 5,500 livres sterling dont il avait cependant, dit-il, un besoin pressant. On trouve mauvais que les gardiens du trésor accusent dans les caisses un déficit de 25 millions de livres sterling sur 46, et prétendent s’exonérer en alléguant que cette somme énorme a été employée à acheter des votes.

Une fois sur cette pente, on va loin. Las d’avoir été si longtemps pillé, on s’enquiert où a bien pu passer l’argent, on s’étonne de l’énormité de certaines fortunes. Celle de Warren Hastings fait scandale. Son nom personnifie tous les abus contre lesquels on proteste, les iniquités dont on souffre. Tant bien que mal, on procède à une enquête ; les faits sont patens et, pour s’être passés aux Indes, n’en sont pas moins monstrueux. La carrière de ce prince des millionnaires d’alors est une sorte d’abrégé très complet des procédés en usage pour conquérir promptement l’opulence ; à ce titre, elle a son prix.

Ses ancêtres étaient riches et nobles. Il avait perdu sa mère de bonne heure ; abandonné par un père prodigue, ruiné par un tuteur infidèle, il conçut dès son jeune âge l’idée de relever la fortune de sa race, de racheter son domaine seigneurial de Daylesford, dans le Somersetshire, et s’en fut aux Indes en quête des moyens de réaliser son rêve. A vingt-sept ans, nous le retrouvons membre du conseil de la toute-puissante compagnie : il touche au but. L’unique occupation d’un membre du conseil se bornait, avant lui, à extorquer, dans le plus court espace de temps possible, 100,000 ou 200,000 livres sterling aux indigènes, puis à rentrer en Angleterre avant que le climat eût détruit sa santé, à épouser la fille sans dot d’un pair du royaume, à acheter un bourg pourri et se faire envoyer au parlement. C’était la tradition, et nul n’y trouvait à redire ; mais Warren Hastings avait l’ambition plus haute, et les sentiers battus lui semblaient bien étroits. En moins de huit années, il avait réalisé ce modeste programme, mais il plaça mal ses économies, à un taux usuraire, sur de mauvaises garanties. Ruiné, il dut revenir aux Indes, bien décidé cette fois à regagner ce qu’il estimait son bien, et à le décupler, si possible.

Nommé représentant du conseil à Madras, il trouve à son arrivée une administration en désarroi. Pas un employé, si infime soit-il, qui ne remplisse ses poches au détriment de la compagnie. Warren Hastings y met bon ordre ; il n’entend pas qu’un autre que lui pressure les indigènes. Il fait rendre gorge aux délinquans, introduit dans toutes les branches du service une scrupuleuse économie, ce dont le conseil le loue fort et le récompense en l’appelant au poste de gouverneur du Bengale.

Dans cette position élevée, les belles occasions ne manqueront pas, et il n’a garde de les laisser échapper. Il débute par un coup de maître, supprime au nabab indigène la moitié de son revenu, 160,000 livres sterling qu’il s’approprie, sous prétexte qu’il fait sa besogne ; confisque au grand-mogol 300,000 livres sur son allocation annuelle, se les alloue pour la même raison et, pour le punir de ses réclamations intempestives, s’empare de deux de ses provinces, qu’il vend 500,000 livres comptant au roi d’Oude.

Il prenait partout et de toutes mains. Parfois, mais rarement, il achetait. C’est ainsi qu’il négocia avec un baron allemand l’emplette de la femme de ce dernier. La dame ne demandait pas mieux ; le baron le voyait et, en homme avisé, il estimait prudent de céder de bonne grâce et contre une grosse somme un bien qui lui causait des inquiétudes. Puis il caressait le rêve de quitter l’Inde, où il avait eu des déboires, d’acquérir un domaine en Saxe, d’y vivre en paix, conformément à son rang, en grand propriétaire terrien. On tomba d’accord sur le prix, et Warren Hastings, très épris, riche alors de plus de 25 millions de francs, se montra généreux.

Mais, tout amoureux qu’il fût, il savait compter ; pour se couvrir de ses déboursés, il accueillit favorablement les ouvertures du nabab du Bengale. Ce dernier souhaitait vivement arrondir sa principauté par la conquête du pays des Rohillas, mais les Rohillas étaient braves, et les troupes du nabab ne brillaient pas par leur valeur. Son expérience personnelle lui avait appris que Warren Hastings n’était pas sourd à certains argumens. Il lui demanda donc de mettre à sa disposition les soldats de la compagnie pour lui conquérir la province convoitée, s’engageant à payer ce service d’un bon prix. Warren Hastings demanda 400,000 livres sterlings (10 millions de francs). Le marché fut conclu et la province envahie. Vaincus après une résistance désespérée, les Rohillas se soumirent ; mais cent mille d’entre eux s’enfuirent dans les jungles, préférant la famine et la mort au joug odieux qu’on leur imposait. Vainement les officiers de la compagnie, écœurés des horreurs de cette guerre inique, protestèrent contre le rôle honteux qu’Hastings leur faisait jouer, leurs remontrances furent vaines. Immensément riche pour son propre compte, il ne laissait pas que de faire, dans ses opérations, une part à la compagnie dont il accroissait ainsi les revenus. Elle lui en savait bon gré et répondait aux plaintes que provoquaient ses agissemens en doublant son traitement et en étendant ses pouvoirs.

Hastings jugeait des autres comme de lui-même, en quoi il ne se trompait pas. Ses millions, facilement gagnés et habilement employés, lui achetaient à Londres les suffrages des actionnaires et lui obtenaient le rang de gouverneur-général des Indes pour cinq ans. Jamais proconsul romain ne fut investi de pouvoirs plus étendus. Il gouvernait en maître absolu 50 millions d’Indiens qu’il pillait à sa guise, entassant trésors sur trésors, enrichissant ses adhérens, pensionnant les membres du conseil dont il redoutait l’opposition, dédaigneux des ordres qu’on lui transmettait, grisé par l’or et la toute-puissance. Mais l’Inde entière fermentait, un soulèvement était à redouter. Malgré le silence imposé, les sourdes imprécations d’un peuple opprimé se faisaient entendre. Le conseil suprême alarmé ordonne son rappel. Il refuse de partir et, résolu à briser par son audace toutes les résistances, il impose au rajah de Benarès, qui a osé sa plaindre, un tribut de 50,000 livres sterling. Sur le refus de ce dernier, il double ses exigences. Nouveau refus ; cette fois, il demande 200,000 livres sterling. Le rajah désespéré le supplie en vain : ce n’est plus 200,000, mais 500,000 livres sterling qu’il exige, et il se paie de ses propres mains, en entrant dans Bénarès, la ville sainte, et en provoquant la plus formidable des insurrections.

La mesure était comble. Il dut quitter son poste, rentrer en Angleterre, où l’attendait un procès qui dura douze années. Il s’en tira, grâce à ses immenses trésors, subornant les témoins, achetant les juges. Tous comptes payés, plus riche encore qu’aucun grand seigneur, il s’en fut terminer paisiblement sa carrière agitée dans le splendide domaine de Daylesford, racheté et embelli par lui, et où il put jouir pendant vingt années du fruit de ses effroyables spoliations.

Le procès de Warren Hastings, tout scandaleux qu’en fût le résultat, inaugure cependant une ère nouvelle. Nous sommes en 1798. Dès 1782, William Pitt prenait en main la direction des affaires de l’Angleterre, rétablissait l’ordre dans les finances, supprimait d’intolérables abus. La dette consolidée, cotée à 54 à son avènement, atteint, en 1792, 96, soit une hausse de 42 pour 100 en huit années. Avec l’ordre la sécurité renaît ; les opérations commerciales s’étendent, les banques se fondent, la finance vient en aide à l’industrie. C’est alors que s’établit à Londres Nathan-Mayer Rothschild, le fondateur de la grande maison anglaise.


V

Ce représentant d’une puissante dynastie financière, dont les solides assises reposent sur les principales places de l’Europe, était le troisième fils de Mayer-Amschel Rothschild de Francfort. Son grand-père, Amschel Moses, habitait, dans la Judengasse, le quartier juif, une maison ornée d’une enseigne rouge (roth schild) d’où Je nom de Rothschild, sous lequel on le désignait pour le distinguer de ses coreligionnaires, dont plusieurs portaient les mêmes prénoms. Cette rue étroite, triste et sale, aux maisons enfumées, à la population grouillante, dont Goethe a décrit l’aspect, fut le berceau d’une des plus opulentes familles du monde.

Amschel Moses, brocanteur de curiosités et de vieilles médailles, gagnait sa vie en colportant, de village en village, sa modeste balle sur son dos. On raconte de lui un trait qui peint bien sa caractéristique prudence. Chemin faisant, il rencontra un jour un de ses compatriotes, colporteur comme lui, mais plus fortuné que lui, puisqu’il possédait un âne. Sur l’offre obligeante qui lui en fut faite, Amschel Moses s’allégea de son fardeau, qu’il déposa sur le bât. Arrivés au bord d’un ravin profond, sur lequel on avait jeté un branlant pont de planches, il arrêta l’âne, reprit sa balle, répondant à son compagnon qui le raillait : « Il arrive parfois des accidens dans des passages comme celui-ci, et comme cette balle contient tout ce que je possède, vous ne me saurez pas mauvais gré d’être prudent. » Bien lui en prit de l’être, car l’âne et son conducteur s’étaient à peine engagés sur le pont qu’il s’effondrait sous leur double poids, les entraînant dans l’abîme.

Mayer-Amschel, son fils, naquit en 1743. Destiné par ses parens à devenir rabbin, il fut envoyé à Fürth pour y suivre un cours de théologie juive, mais la vocation lui faisait défaut. De bonne heure, son goût le portait à collectionner et à trafiquer des vieilles médailles et des anciennes monnaies ; il se lia avec des numismates qui apprécièrent sa sagacité et son jugement, et entra comme employé dans la maison de banque des Oppenheim de Hanovre. Il y resta quelques années, très estimé des chefs de cette maison. Sobre, économe, actif, il mit de côté quelque argent et s’établit pour son compte, achetant et vendant médailles et monnaies, joignant à ce commerce, dans lequel il était passé maître, celui des objets d’art, des métaux précieux, des avances sur dépôts, jusqu’au jour où il put se consacrer exclusivement aux opérations de banque. Le premier emploi qu’il fit de ses gains fut l’achat de la vieille maison de la Judengasse de Francfort, où sa femme, Gudula Schnappe, la mère des Rothschild, l’Hécube des Crésus modernes, habita jusqu’à l’époque de sa mort, en 1849, à l’âge de quatre-vingt-seize ans.

A sa réputation d’habileté, Mayer Amschel joignait celle d’une rare intégrité. L’une et l’autre lui valurent la confiance et la faveur du lieutenant-général baron von Estorff, le confident et l’ami de Guillaume IX, landgrave de Hesse. Calculateur habile, bien que médiocre diplomate, ce souverain excellait dans l’art de tirer bon parti de ses sujets, qu’il embrigadait et dont il louait les services à l’Angleterre, plus riche en or qu’en soldats. Avant lui, son père mettait, en 1775, à la disposition de cette même puissance, 16,800 hommes pour la guerre d’Amérique et réalisait 22 millions de thalers par cette opération lucrative. Guillaume IX l’imita, accumula ainsi une belle fortune, mais s’attira le courroux de Napoléon 1er, qui arrêta net son trafic en confisquant ses états et les incorporant au royaume de Westphalie.

Dans ces momens difficiles, Guillaume IX, sur les conseils de son lieutenant-général, confia sa fortune et ses intérêts à Mayer-Amschel et s’en trouva bien. Une légende souvent répétée veut qu’à cette époque l’honnête juif, comme on appelait Mayer, ait enfoui dans ses caves et dans son jardin les trésors du prince en fuite. Par sa complaisance à laisser piller sa demeure et enlever ce qui lui appartenait, il aurait écarté tout soupçon des richesses qu’elle contenait, et restitué plus tard au souverain, qui se tenait pour ruiné, les 56 millions de thalers qui lui avaient été confiés. La réalité, moins romanesque, et mieux d’accord avec la sagacité naturelle du banquier, paraît être qu’il mit en sûreté les fonds dont il était dépositaire, en les faisant passer à Londres à son fils Nathan. Ce dernier dit en effet : « Le prince de Hesse-Cassel remit à mon père toute sa fortune. Le temps pressait ; les circonstances étaient critiques, les Français marchant sur Francfort. Mon père m’expédia ces fonds, dont je tirai si bon parti, que le prince me fit plus tard présent de tout son vin et de son linge[6]. »

Quoi qu’il en soit, et sur cela la légende et l’histoire sont d’accord, cet incident fut le point de départ de la fortune des Rothschild. Le landgrave ne crut pouvoir mieux faire que de laisser aux mains de l’habile banquier l’administration de ses biens, donnant à son fils Nathan pleins pouvoirs de gérer ses fonds à Londres, de déplacer et d’acheter à sa guise, lui allouant une commission considérable, proportionnée à l’importance des services rendus.

Plus tard, au début de la guerre d’Espagne, le gouvernement britannique, tort embarrassé pour faire parvenir régulièrement au duc de Wellington les fonds qui lui étaient nécessaires, s’adressa à M. A. Rothschild. La ponctualité avec laquelle il s’acquitta de cette mission qui, en huit années, lui rapporta 1,200,000 livres sterling, 30 millions de francs, lui valut de devenir l’agent accrédité du gouvernement, l’intermédiaire par les mains de qui passèrent les énormes subsides à l’aide desquels la Grande-Bretagne soudoyait les puissances continentales dans sa lutte contre le premier empire. Aussi, quand Mayer-Amschel Rothschild mourut, le 13 septembre 1812, ce fondateur d’une dynastie financière laissait à ses cinq enfans, Anselm-Mayer, Salomon, Nathan, James et Carl, une fortune énorme pour l’époque. Ses dernières paroles à son lit de mort furent à la fois un conseil qu’ils suivirent, une prédiction qui se réalisa. Il enjoignit à ses fils réunis à son chevet de rester fidèles à la loi de Moïse, toujours unis, et de ne rien entreprendre sans consulter leur mère. « Observez ces trois préceptes que je vous laisse, ajouta-t-il, et vous deviendrez riches parmi les plus riches, et le monde vous appartiendra[7]. »

Ils se le partagèrent. Anselm-Mayer succéda à son père à Francfort, Nathan continua les opérations à Londres, Salomon s’établit à Vienne, Carl à Naples, James à Paris. Ils tenaient ainsi les cinq grands marchés financiers de l’Europe. Forts de leur union, de leurs capitaux accumulés, du nom de leur père, prêts à profiter des événemens qui se précipitaient, des changemens que devait amener la chute imminente et prévue de l’empire, ils étaient appelés à jouer un grand rôle dans l’ère nouvelle qui s’annonçait.

Nathan-Mayer avait débuté à Londres comme marchand. Sir Thomas Buxton raconte dans une de ses lettres ce que furent ces débuts : « Nous avons dîné hier, écrit-il, à Ham-House, avec la famille Rothschild. Dîner très gai. Rothschild nous a raconté ses aventures. Il n’y avait pas, me dit-il, place pour nous tous à Francfort. Mon père était banquier et commerçant. Pour moi, je m’occupais spécialement de l’achat et de la revente des articles fabriqués en Angleterre. Un jour, nous reçûmes la visite d’un grand négociant de Londres ; il avait en main le commerce des cotonnades, c’était un gros personnage, et il estimait que nous devions nous tenir très honorés qu’il consentît à nous vendre ses articles. Je ne sais à quel propos il s’offensa d’une remarque que je lui fis, et il refusa tout net de me montrer ses échantillons. Cela se passait un mardi. Je dis à mon père : Soit ; puisqu’il le prend sur ce ton, j’irai moi-même à Londres. Notez que je ne savais pas alors un mot d’anglais. Le jeudi, j’étais en route. A mesure que je me rapprochais de l’Angleterre, je trouvais le prix des cotonnades plus bas. Arrivé à Manchester, je n’hésitai plus ; j’achetai tout ce que je pus et réalisai un beau bénéfice sur ce premier envoi. Puis, je reconnus qu’il y avait un triple profit à faire : sur la matière première d’abord, ensuite sur la teinture et la fabrication. Je proposai à un fabricant de lui fournir la matière première et la teinture ; il se chargerait de la fabrication. Le résultat fut tel que je l’avais prévu. En peu de temps, je triplai mon capital ; les 20,000 livres sterling que j’avais apportées devinrent 60,000 livres sterling. »

Encouragé par ce premier succès, il tenta la fortune au Stock-Exchange. Nouveau-venu, on s’occupa peu de lui, et « les têtes grises des vétérans de la Bourse traitèrent avec quelque dédain le fils du banquier de Francfort ; » mais il conquit rapidement sa place quand on le vit « en cinq années retourner 2,500 fois son capital, » organiser un service spécial de courriers, consacrer des sommes considérables à l’achat de pigeons voyageurs, multiplier les moyens d’informations sûres et promptes. La chute de l’empire et la bataille de Waterloo devaient lui fournir l’occasion décisive d’inaugurer, sur le premier marché du monde, sa suprématie financière.

L’abdication de Napoléon, son départ pour l’île d’Elbe, l’avènement de Louis XVIII et la paix conclue étaient un triomphe pour l’Angleterre. On le tenait pour définitif, écartant toute appréhension fâcheuse, se refusant à croire possible un retour offensif du terrible adversaire. Nathan-Mayer partageait ces appréciations optimistes. Le débarquement de l’empereur au golfe Juan, sa marche rapide sur Paris, la fuite des Bourbons, déconcertèrent l’Europe et bouleversèrent le marché de Londres. Ce revirement inattendu déjouait toutes les prévisions de Nathan. Dans cette crise, il ne s’en fia qu’à lui-même, et, sans hésiter, partit pour Bruxelles. C’était dans les plaines de la Belgique que devait se livrer le combat suprême ; il suivit l’état-major du duc de Wellington à Waterloo.

Pendant toute cette journée mémorable du 18 juin, il ne quitta pas le terrain, interrogeant anxieusement Pozzo di Borgo, le général Alava, le baron Vincent, le baron Müffling, passant avec eux de la crainte à l’espoir, voyant tout compromis quand Napoléon lançait sur les carrés anglais cette masse de 10,000 cavaliers, les plus aguerris et les plus redoutables de l’Europe, dernier coup de foudre de nos grands combats ; estimant tout perdu quand la garde gravit, l’arme au bras, le ravin du mont Saint-Jean. Sur ce grand tapis vert où se jouaient les destinées de l’Europe se jouait aussi sa ruine ou sa fortune. Son étoile l’emporta ; il vit l’invincible colonne osciller, sous les décharges répétées de 200 pièces d’artillerie, comme un immense serpent frappé à la tête, et sentit tout sauvé quand l’avant-garde de Blücher déboucha des défilés de Saint-Lambert.

Éperonnant son cheval, il regagna Bruxelles l’un des premiers, se jeta dans sa chaise de poste et, le matin du 19 juin, il arrivait à Ostende. La mer était affreuse ; aucun pêcheur ne voulait risquer la traversée. Vainement il offrait 500, 600, 800, 1,000 francs, nul n’osait accepter. Enfin l’un d’eux consentit, moyennant une somme de 2,000 francs que Nathan remit à sa femme, le pauvre diable doutant fort de revenir vivant de son aventure.

Au large, la tempête se calma ; le même soir, il abordait à Douvres. Brisé de fatigue, Nathan-Mayer réussit cependant à se procurer des chevaux de poste. Le lendemain, on le retrouvait à sa place habituelle, accoté à une des colonnes du Stock-Exchange, le visage pâle et défait comme celui d’un homme que vient d’atteindre un coup terrible. Le désarroi et la stupeur régnaient à la Bourse, et l’abattement de Rothschild n’était pour rassurer personne. On l’observait, on échangeait des coups d’œil significatifs, on prévoyait de désastreuses nouvelles. Ne savait-on pas qu’il arrivait du continent et que ses agens vendaient ? Dans la vaste salle silencieuse, secouée par momens de bruyantes clameurs, les spéculateurs erraient comme des âmes en peine, discutant à voix basse l’attitude affaissée du grand financier. Ce fut bien pis quand le bruit courut qu’un ami de Rothschild dit tenir de lui que Blücher, avec ses 117,000 Prussiens, avait essuyé une terrible défaite, le 16 et le 17 juin à Ligny, et que Wellington, réduit à une poignée de soldats, ne pouvait espérer tenir tête à Napoléon Victorieux, libre désormais de disposer de toutes ses forces. Ces bruits se répandirent comme une traînée de poudre dans la cité. Les fonds baissèrent encore ; on considérait la partie comme perdue.

Pourtant quelques fous devaient tenir bon encore, car on signalait, par momens, des achats importans suivis d’accalmie. On les attribuait à des ordres venus du dehors, donnés la veille par des spéculateurs mal renseignés ; ils se produisaient quand le découragement s’accentuait, intermittens et comme au hasard.

Cette journée, puis la matinée du lendemain, s’écoulèrent ainsi. Dans l’après-midi seulement éclata la nouvelle de la victoire des alliés. Nathan lui-même, le visage radieux, la confirmait à qui voulait l’entendre. D’un bond, la Bourse remonta aux plus hauts cours. On plaignait Rothschild ; on supputait le chiffre de ses pertes ; on ignorait que, s’il avait fait vendre par ses courtiers connus, il avait fait acheter, sur une bien autre échelle, par des agens secrets, et que, loin d’être en perte, il réalisait près de 1 million de livres sterling de bénéfice.


VI

La conclusion définitive de la paix entraînait, avec un remaniement général de la carte de l’Europe, d’importantes opérations financières. Les grandes puissances sortaient terriblement obérées de cette lutte de vingt années, qui n’avait pas coûté moins de 900 millions de livres sterling (22 milliards 1/2 de francs) à l’Angleterre seule. Toutes avaient besoin d’argent, et aucune ne pouvait demander à des impôts nouveaux les sommes qui leur étaient nécessaires. Les populations, ruinées par la guerre, se trouvaient hors d’état de les payer ; puis les idées libérales avaient franchi nos frontières avec notre drapeau, et leurs conquêtes à l’étranger n’étaient pas de celles qu’anéantisse une défaite. Les peuplés avaient enfin conscience de leurs droits, et l’absolutisme, à l’heure même de son triomphe, devait compter avec eux. Les grands emprunts modernes allaient se substituer aux opérations louches auxquelles on avait eu recours antérieurement. Nathan Rothschild le comprit et fut le premier à populariser en Angleterre les emprunts étrangers.

Avant lui, quelques capitalistes hardis avaient bien avancé des fonds aux gouvernemens européens, mais ces placemens isolés et aventurés n’étaient à la portée que d’un petit nombre. L’intérêt se payait à l’étranger, à époques indéterminées, à un cours arbitraire, soumis aux fluctuations du change. Il se rendit compte de l’avantage que trouveraient le prêteur et l’emprunteur à le stipuler payable à Londres, à date fixe, à un cours fixe correspondant à la valeur de la livre sterling, et de l’immense profit qu’en retirerait le marché anglais devenant ainsi le régulateur suprême du cours des valeurs, l’arbitre du crédit européen. Sa haute position à Londres faisait de lui l’intermédiaire indiqué de ces émissions nouvelles, et s’il mit à haut prix ses services, son nom seul assurait le succès. Il fit même plus, et à diverses reprises il avança aux gouvernemens les sommes nécessaires au paiement des intérêts échus, alors que des circonstances imprévues ou des retards dans la transmission des fonds pouvaient compromettre les cours en ébranlant la confiance des porteurs de titres.

C’est ainsi que de 1818 à 1832 il négocia, pour le compte de la Prusse, un emprunt de 212 millions de francs ; pour la Russie, 87 millions ; pour l’Autriche, 52 millions ; autant pour le royaume de Naples ; 70 millions pour le Brésil ; 50 pour la Belgique, soit au total, et à Londres seulement, sans compter les emprunts anglais, 523 millions de francs.

Depuis, nous avons vu émettre des emprunts d’une bien autre importance, auprès desquels ces chiures semblent peu de chose ; mais, à cette époque, on n’en était pas encore à demander des milliards, et les gouvernemens, plus timides, allouaient des commissions relativement plus élevées. On en peut juger par ce détail qu’un seul de ces modestes emprunts laissa à Nathan un bénéfice net de 150,000 livres sterling, affecté par lui à l’achat de Gunnersbury-House, résidence seigneuriale de la princesse Amélia, tante de George III.

La prospérité de Nathan Rothschild n’était pas sans éveiller des animosités. La Banque d’Angleterre voyait avec jalousie cette puissance financière, nouvelle, dont le crédit valait le sien et avec laquelle il lui fallait compter. L’anecdote suivante, que quelques-uns ont mise en doute, mais que ceux qui ont le mieux connu l’homme tiennent pour exacte, donnera une idée des rapports entre les deux rivaux.

Estimant avoir à se plaindre des procédés de Nathan Rothschild, les directeurs de la Banque d’Angleterre refusèrent, en 1832, d’escompter une traite pour une somme considérable que son frère Anselme lui avait fait tenir de Francfort.

— La Banque, lui fut-il répondu, n’escompte que son propre papier, et non celui des particuliers.

— Des particuliers ! s’écria Nathan ; eh bien ! je leur ferai voir quels particuliers nous sommes.

Trois semaines après, il se présentait, un matin, au guichet de la Banque d’Angleterre, tirait de son portefeuille une banknote de 5 livres et en demandait le paiement. Surpris, en reconnaissant Rothschild, de voir le grand banquier se déranger lui-même pour si peu de chose, l’employé lui remit ses cinq pièces d’or. Il les examina minutieusement, les faisant sonner sur le marbre, et les mit dans un sac. Puis, tirant de son portefeuille une seconde banknote une troisième, une quatrième, une dixième, une centième il encaissa flegmatiquement, au fur et à mesure, l’or qu’on lui remettait, non sans soupeser chaque pièce. Son portefeuille vide et le sac plein, il les passa à son commis, reçut un second portefeuille et un second sac, et continua jusqu’à l’heure de la fermeture du guichet. En sept heures, il avait encaissé ainsi 21,000 livres sterling. Mais, pendant ce temps, neuf de ses employés en faisaient autant à chacun des neuf autres guichets de la Banque, qu’ils occupèrent ainsi tout le jour au grand étonnement d’abord, puis au grand détriment du public, qui ne pouvait en approcher. Dans cette seule journée, il avait prélevé 210,000 livres sterling sur la réserve de la Banque.

On rit fort à la Bourse en apprenant cette excentricité du banquier. Les directeurs de la Banque la racontèrent eux-mêmes, haussant les épaules et raillant les futiles efforts de leur rival, qui s’imaginait mettre ce grand établissement public dans l’embarras par de pareils retraits de fonds. Mais quand, le lendemain, ils apprirent qu’à l’ouverture des guichets Rothschild et ses neuf employés étaient à leur poste et recommençaient leurs manœuvres de la veille, ils trouvèrent que la plaisanterie se prolongeait un peu trop. Leur surprise devint de l’alarme quand l’un d’eux entendit le banquier répondre tranquillement à ses amis : « Ces messieurs de la Banque refusent mon papier ; moi, je ne veux pas du leur, et ce n’est que dans deux mois d’ici que j’aurai fini d’écouler à leurs guichets ce que j’en détiens dans ma caisse. » Deux mois ! Cela représentait 11 millions de livres sterling, l’interruption des services, peut-être, une panique ! Les directeurs capitulèrent, et le lendemain avis était donné que la Banque escomptait, comme le sien propre, le papier de la maison Rothschild.

En 1806, Nathan avait épousé la fille de Lévi Barnet Cohen, opulent Israélite de Londres. Sans être alors aussi riche qu’il devait le devenir quelques années plus tard, Nathan Rothschild était déjà cependant l’un des hommes les plus en vue du Stock-Exchange, et passait pour posséder une grande fortune. Sur ce point toutefois, il ne précisait rien. Sa demande agréée, son futur beau-père, circonvenu par des envieux de Nathan, conçut quelques doutes sur sa situation réelle ; il s’en ouvrit à lui, le priant de le renseigner sur ce qu’il possédait. Rothschild s’y refusa nettement ; lui seul savait à quoi s’en tenir ; il n’entendait pas avoir de confident et se borna à répondre qu’il s’estimait un assez bon parti pour toutes les filles de M. Cohen. Ce dernier n’insista pas davantage, et la suite prouva qu’après tout Mlle Cohen avait fait un beau mariage.

Apprécié et redouté dans la Cité, sa brusquerie, son dédain des convenances sociales, que rendaient plus choquans encore son immense fortune, sa défiance de ceux avec qui il traitait et de ceux-là mêmes qu’il employait comme négociateurs et courtiers, lui firent beaucoup d’ennemis. Malgré ses défauts, il a laissé dans le souvenir de ceux qui l’ont connu l’impression d’un homme merveilleusement doué pour les affaires. On montre encore au Stock-Exchange de Londres le pilier contre lequel il s’adossait d’ordinaire, massif, corpulent, la tête engoncée dans les épaules, les mains enfoncées dans les vastes poches de sa culotte, en apparence indifférent à ce qui se passait autour de lui, en réalité ne perdant ni un geste ni un mot, répondant par monosyllabes aux questions qu’on lui adressait ou donnant ses ordres d’une voix brève. Il avait conscience de son pouvoir, et les flatteries qui s’adressaient à sa fortune et non à l’homme étaient pour lui inspirer le mépris de ses semblables. « Je vous vaux bien, dit-il un jour au duc de Montmorency. Si vous êtes le premier baron chrétien, je suis le premier baron juif. »

Habitué à voir réunis autour de sa table des princes du sang, des pairs du royaume, des ministres et des ambassadeurs, il tenait d’ailleurs les titres en médiocre estime. Un prince allemand porteur de lettres d’introduction pour lui se présenta un jour à New-Court, chez le riche financier. Le prince était pompeux, infatué de son rang, Rothschild brusque et absorbé, aussi l’entrevue fut-elle aussi brève que caractéristique. Introduit dans le cabinet, le prince trouva le banquier occupé à écrire devant un vaste bureau encombré de papiers. Un domestique décline le nom et les titres du visiteur, que Rothschild salue d’un signe de tête, l’invitant à s’asseoir, puis il continue son travail. Peu habitué à ce mode de réception, le prince reste un instant debout, puis s’adressant à son hôte :

— Savez-vous, monsieur, qui je suis ?

— On vient de me le dire. Je suis à vous dans un instant, prenez une chaise, répond Rothschild affairé.

— Je suis le prince de X***

— Soit ! .. Prenez deux chaises alors, réplique-t-il sans s’émouvoir.

Si riche qu’il fût, sa vie n’était pas gaie. Ainsi que Vanderbilt, dans son palais de la cinquième avenue, il connut, lui aussi, dans ses luxueuses résidences de New-Court et de Gurmersbury-House, les soucis écrasans inséparables d’une immense fortune, les haines implacables et sourdes, les convoitises menaçantes.

— Heureux ? ., moi,.. répondait-il un jour à son ami, sir Fowell Buxton, qui s’extasiait sur le luxe et le confort dont il le voyait entouré ; est-ce qu’on peut être heureux quand, en se mettant à table, on reçoit une lettre dans laquelle on menace de vous faire sauter la cervelle si vous n’envoyez pas le soir même 500 livres à une adresse qu’on vous indique ?

Peut-être se blase-t-on sur ce genre d’épîtres. Ce ne fut pourtant pas son cas, et, dans les dernières années de sa vie, il ne s’endormait jamais sans un pistolet chargé près de lui. Et, de fait, ses appréhensions n’étaient pas chimériques ; parfois, cependant, il les poussa un peu loin.

Un jour, deux inconnus sont introduits dans son cabinet. Il les salue ; ils lui rendent son salut avec embarras, puis, sans mot dire, échangent entre eux des regards interrogateurs ; ils fouillent dans leurs poches, inquiets, agités. Plus de doute, il est en présence de deux malfaiteurs. Sur une table, à portée de lui, et avec une vigueur que décuplent ses craintes, il saisit des deux mains un énorme livre de caisse, aux coins et au dos garnis de cuivre, et, sans hésiter, le lance à la tête du plus rapproché de ses deux visiteurs, tout en appelant à l’aide. Celui-ci croule sous ce choc inattendu, pendant que son compagnon, épouvanté, cherche à fuir, croyant que le baron est subitement devenu fou. Les laquais accourent, saisissent le fuyard, relèvent l’homme à demi assommé, et on s’explique. Ces inconnus étaient deux banquiers étrangers accrédités près de Rothschild. Intimidés par la présence du grand financier, ne retrouvant pas tout de suite les lettres dont ils étaient porteurs, ils les cherchaient pour les lui remettre. Rothschild s’excusa et s’accusa, s’ingéniant à compenser par une hospitalité cordiale ce que son premier accueil avait eu d’un peu vif.

Il était généreux par accès, mais gâtait souvent par sa manière de donner le mérite de ses bienfaits. La note dominante chez lui était malheureusement le mépris de l’humanité. Trop d’or y amène fatalement.

— Je m’amuse quelquefois, disait-il, à donner une guinée à un pauvre. Rien de drôle comme de voir sa surprise. Presque toujours il croit que je me suis trompé, que je vais lui redemander ma pièce, et il décampe à toutes jambes. Essayez et vous verrez.

Le fait peut être vrai, mais le mot est navrant.

Nathan-Mayer Rothschild mourut, le 28 juillet 1836, à Francfort, où il s’était rendu pour assister au mariage de son fils Lionel avec la fille d’Anselm Rothschild. Son corps, transporté à Londres, fut enterré en grande pompe. L’ouverture de son testament était attendue avec impatience. Chacun était curieux de connaître le chiffre de sa fortune. On n’en sut rien. Usant de réticence jusqu’au bout, il imposa à ses exécuteurs testamentaires l’obligation de s’en tenir à leurs fonctions administratives, « de ne s’ingérer sous aucun prétexte dans ce qui ne les concernait pas, et de ne rien divulguer de ce qu’ils pourraient savoir. » Pour plus de sûreté, ce document ne contenait aucune indication des valeurs qu’il possédait, aucun relevé même de ses placemens ou de ses propriétés. Seuls, ses quatre fils et ses frères surent à quoi s’en tenir. Ses filles elles-mêmes l’ignorèrent ; il se bornait à laisser à chacune d’elles 2 millions 1/2, à la condition de ne se marier qu’avec l’approbation de leur mère et de leurs frères.

L’un des axiomes favoris de ce grand financier était qu’il faut de l’audace et de la prudence pour édifier une grande fortune, mais dix fois plus de jugement pour la conserver. Son second fils, Lionel-Nathan, qui lui succéda, alors que l’aîné, Nathaniel, s’établissait en France, possédait au plus haut degré ce jugement sain que son père prisait si fort. Formé par lui au maniement des affaires, il prit en main la direction de la maison de banque que ses deux frères, Mayer et Anthony, consciens de sa supériorité, lui abandonnèrent, se réservant, avec la représentation extérieure, ce domaine de l’art, du sport, qui fait, en Angleterre, partie intégrante d’une haute situation, qui en est à la fois l’apanage et la consécration sociale.

Absorbé dans ses vastes opérations, peu sociable par nature, comme tous ceux que domine une idée fixe, leur père, robuste artisan d’une des plus grandes fortunes du monde, n’avait eu d’autre souci que de l’édifier. Le baron Lionel se chargea de l’accroître, ses frères de la légitimer par l’emploi qu’ils en firent et d’effacer par la splendeur du cadre l’origine modeste de la famille. Politiques ou financières, les dynasties ont besoin de prestige. La réalité du pouvoir comporte un certain apparat, surtout en Angleterre, où l’influence sociale est aux mains d’une aristocratie territoriale ancienne et opulente.

Solidement appuyé sur d’immenses capitaux, le nouveau chef de la maison, s’inspirant des idées de son temps et tenant compte des exigences de l’opinion, répudia peu à peu et avec une habileté consommée les coups de bourse hardis, les opérations risquées, les procédés financiers d’une époque de transition. Par son exemple, il contribua à imprimer aux grandes affaires une direction nouvelle, à en éliminer ce qu’elles avaient encore de suspect et d’aventuré. Se consacrant surtout aux emprunts d’état, dont l’importance croissante rehaussait, avec son nom, le crédit de sa maison, il n’en soumissionna pas moins de dix-huit, portant sur un chiffre de 160 millions de livres sterling (4 milliards de francs). Pendant plus de vingt années, il fut l’agent financier de la Russie, le négociateur attitré de l’Angleterre, le consolidateur de la dette américaine. Après la guerre de 1870, il présida le syndicat de banquiers anglais qui, par le maintien du cours du change, facilitèrent le paiement de l’indemnité de guerre. En 1876, c’est à lui que s’adressait le gouvernement britannique pour se procurer immédiatement les 100 millions en or nécessaires pour l’achat au khédive de ses actions du canal de Suez.

Une seule fois sa perspicacité fut en défaut ; cet homme, si net dans ses résolutions, hésita et s’en repentit. Il s’agissait d’un gros emprunt russe. Le gouvernement de Saint-Pétersbourg s’adressa à lui. L’affaire était tentante, les bénéfices importans. Mais à cette époque il était candidat de la Cité pour un siège au parlement ; il soutenait cette lutte obstinée dont, huit ans plus tard, il devait sortir Victorieux, affirmant sur son nom le droit des Juifs à prendre place dans les conseils du gouvernement, et imposant à la chambre des lords l’abolition des restrictions infamantes du passé. Candidat du parti libéral, il craignait de compromettre son succès. Le bruit courait en effet que l’emprunt négocié par la Russie était destiné à faire face aux armemens considérables que rendait nécessaires l’attitude de la Pologne, et à écraser l’insurrection menaçante d’une nationalité opprimée. Si tel était le cas, on ne lui pardonnerait pas de prêter son concours à la Russie. Le parti libéral, en Angleterre comme en France, proclamait hautement ses sympathies en faveur de la Pologne. D’autre part, le cœur lui saignait d’abandonner à ses concurrens le mérite et les avantages de cette importante opération. Elle se ferait avec ou sans son intermédiaire, et il ne lui était pas prouvé que tel fût réellement l’objectif de la Russie. Pour s’en assurer, il traîna les négociations en longueur, et, au moment où, sur les avis de leur maison de vienne, il se décidait enfin à accepter, il se vit enlever l’affaire par des rivaux que n’arrêtaient pas les mêmes considérations.

Puissamment riche, il sut être généreux ; charitable, il donna beaucoup, prodiguant à sa femme des millions dont elle fit le plus noble emploi. Sa mort, le 30 mai 1879, fut un deuil public à Londres. Il laissait, accrue et assise sur des bases inébranlables, la grande fortune qu’il avait reçue de son père ; il laissait estimé et vénéré un nom avant lui redouté et envié. Il avait joué au parlement un rôle honorable, et l’opinion publique saluait comme un acte de justice le décret de la reine élevant au rang des pairs du royaume-uni son fils Nathaniel, lord Rothschild, le premier Israélite appelé à siéger à la chambre haute.


VII

A l’époque où Nathan Rothschild s’établissait à Londres, fondait sa maison de banque et profitait de ce courant qui, suivant l’expression anglaise, s’offre à chaque homme et, saisi à temps, le mène infailliblement au succès, Thomas Brassey, emporté par le sien, réalisait en peu d’années une des plus grandes fortunes du commencement de ce siècle. Né en 1805, à Buerton, dans le Cheshire, d’une famille honorable, Thomas Brassey, plus ambitieux encore de réputation que d’argent, comprit de bonne heure le rôle important que les voies ferrées étaient appelées à jouer dans le mouvement commercial et industriel qu’inaugurait l’Angleterre. Il se lia avec George Stephenson, le grand ingénieur, d’une étroite amitié, et débuta sous ses auspices.

Tout était à créer. Nos armées modernes de terrassiers, rompus à ce genre de travail, n’existaient pas alors ; il fallait recruter dans les champs, dans les mines et dans les ports, des équipes de manœuvres inexpérimentés, surveiller l’exécution de leur tâche, former des chefs capables de les diriger. La nature du sol, les courbes et les rampes, le degré de résistance des matériaux employés, le percement des tunnels, le creusement des tranchées, la consolidation des remblais, autant de problèmes qui s’imposaient successivement à l’ingénieur, qu’il lui fallait résoudre promptement, toute erreur entraînant de grosses pertes, et les précédens faisant défaut. Puis, la construction de ces premières voies ferrées exigeait un matériel énorme. Pour le transporter sur les chantiers, on n’avait pas, comme aujourd’hui, la ressource de voies latérales ; force était de s’assurer une cavalerie nombreuse, des wagons et des prolonges en quantité considérable pour charrier les terres, pourvoir au déplacement, à l’approvisionnement des ouvriers.

Sous la direction de George Stephenson, Thomas Brassey se voua à l’étude de ces questions nouvelles. Son intelligence alerte et prompte s’aiguisait au contact de ces difficultés sans cesse renaissantes dont ses heureuses suggestions finissaient par avoir raison. Non sans peine il réussit à créer, dans cette armée ouvrière, un corps de sous-officiers capables, choisissant parmi ses meilleurs manœuvres ceux qui pouvaient diriger une équipe, les encourageant à prendre à leur compte, à prix débattu, des tronçons de ligne, s’affranchissant ainsi et peu à peu d’une surveillance minutieuse qui absorbait son temps. Pourvu d’un état-major compétent, il étendit le cercle de ses occupations et, en 1845, il était devenu le plus grand entrepreneur du monde ; outre ses contrats avec l’Angleterre, il en avait soumissionné en France, en Autriche, au Canada, aux Indes, et l’on peut se faire une idée de l’énormité de ses entreprises par ce fait qu’il avouait lui-même avoir exécuté pour 160 millions de livres sterling, 4 milliards de francs, de travaux.

Il fut pourtant une heure dans sa vie où sa fortune faillit crouler, où il n’échappa à la ruine et ne conjura un redoutable désastre financier qu’à force de volonté et d’énergie. C’était en 1866, au moment même où il poursuivait simultanément en Angleterre, en Autriche et en Pologne, l’achèvement de ses lignes les plus importantes. Il remuait alors des capitaux gigantesques. La plupart de ses contrats étaient payables après livraison et réception des voies. Sur quelques-unes, il avait à toucher, à bref délai, 75 millions de francs ; pour d’autres, on devait le payer en actions. Sur la ligne de Barzow à Russcow, il était en perte de plus de 1 million ; en Autriche, ses avances mensuelles dépassaient 1 million 1/2 ; aux Victoria-Docks, il lui était dû, les travaux achevés, une somme considérable ; en Pologne, il avait de fortes avances à faire avant de recevoir et réaliser ses actions. Deux coups terribles le frappèrent à la fois. La maison de banque de sir Morton Peto, Betts et Cie, à laquelle il était associé et qui lui fournissait ses fonds, suspendait ses paiemens. Presque à la même heure, la guerre éclatait entre l’Autriche et la Prusse. Une panique financière se déclarait à Londres ; l’intérêt des avances sur dépôts de titres montait subitement à 12 pour 100.

Un examen rapide de sa situation le convainquit qu’il allait se trouver hors d’état de faire face à ses engagemens. Une seule chance lui restait : devancer la date de l’achèvement de sa ligne en Autriche. Ses autres contrats ne lui offraient que des ressources à plus longue échéance, et la voie autrichienne absorbait, à elle seule, des avances égales à celles qu’exigeaient toutes les autres réunies. S’il réussissait, il s’allégeait promptement de ces déboursés, recouvrait son cautionnement de 3 millions et recevait de suite un acompte de 30 millions qui lui permettait de parer à tout. Mais la ligne qu’il construisait en Autriche traversait le champ d’opérations des armées belligérantes, et les troupes allemandes manœuvraient en vue d’intercepter les communications. A l’extrémité opposée de la ligne, plusieurs milliers de terrassiers étaient à l’œuvre, hâtant les travaux, qu’il poussait avec une activité fiévreuse. Leur paie était due ; si elle n’était pas réglée à jour fixe, ils menaçaient de se mettre en grève. C’était la ruine pour lui. Il ne se dissimulait pas que ces hommes, inquiets de l’approche de l’ennemi et plus encore des rumeurs fâcheuses qui circulaient sur sa solvabilité, se débanderaient, et qu’il lui faudrait des mois pour reconstituer ces équipes nombreuses qu’il avait eu tant de peine à réunir.

Non sans effort il était parvenu à se procurer à Vienne la somme nécessaire, plus de 1 million en argent monnayé ; mais comment transporter cette masse de numéraire de Vienne à Lemberg, à travers deux armées en campagne, sur un parcours de 600 kilomètres et une voie à peine achevée ? Comment échapper aux balles ennemies, sans compter les risques de trouver les ponts brûlés, les rails enlevés, les remblais bouleversés ? A qui confier cette mission hardie ? Un de ses lieutenans, M. Offenheim, s’offrit ; mais les mécaniciens, effrayés, se récusèrent, déclarant qu’ils n’avaient pas de machines en état de fournir un pareil parcours. Enfin, l’on découvrit sous un hangar une vieille locomotive, on la blinda avec des rails, et un conducteur consentit à se risquer moyennant le paiement d’une somme de 500 florins et une pension à sa femme et à ses enfans s’il était tué en route.

Chauffée à toute vapeur, la locomotive entreprit ce périlleux voyage, lancée avec une vitesse de 50 milles à l’heure, sur la partie de la voie contiguë aux avant-postes allemands. Criblée par un feu de mousqueterie incessant, elle parvint néanmoins à franchir ce défilé dangereux, et atteignit Lemberg avec son fret de numéraire. Il n’était que temps pour conjurer un désastre. Sans cette arrivée opportune, la banque anglo-autrichienne suspendait ses paiemens, Thomas Brassey était en faillite et une crise financière, répercutée de Londres au Canada, du Danemark en Australie, de l’Inde au Brésil, éclatait comme une traînée de poudre.

De cette redoutable épreuve, Thomas Brassey sortait indemne. Il achevait ses nombreux travaux, qui absorbèrent encore 455 millions, et se retirait avec une fortune énorme, loyalement conquise. Personne avant lui et peu d’hommes après lui ont occupé, comme il le fit, 80,000 ouvriers dans leurs chantiers et payé en salaires plus de 2 milliards de francs.


VIII

Le 25 mai 1819, le premier navire à vapeur qui se soit aventuré sur l’Atlantique, le Savannah, sortait du port de ce nom en route pour Liverpool. Les curieux affluaient de toutes les villes des États-Unis pour assister au départ de cet étrange bâtiment. Il devait, disait-on, traverser l’océan en vingt jours, ce dont on doutait fort. Capitaine, officiers, matelots, passagers, autant de héros que l’on fêtait en gens qu’on ne compte plus revoir. Aux chances ordinaires d’être noyés s’ajoutaient pour eux celles d’être brûlés en haute mer ou de sauter avec leur machine infernale. Et, de fait, le début promettait peu et s’annonçait mal. Les énormes bielles mal agencées grinçaient à chaque coup de piston avec un bruit de vieille ferraille ; la machine râlait lugubrement, et quand le Savannah disparut lentement à l’horizon dans un nuage d’épaisse fumée noire, haut maté, lourdement chargé, tanguant et roulant affreusement, la plupart des spectateurs tenaient pour fous ceux qui tentaient ainsi une expérience purement scientifique, dont aucun ne prévoyait alors les résultats.

On eût fort étonné les citoyens de Savannah si on leur avait prédit que soixante ans plus tard un navire à vapeur franchirait en cent soixante-six heures, pas tout à fait sept jours, la distance qui sépare les États-Unis de l’Angleterre ; que l’étrange bâtiment qu’ils contemplaient avec tant d’appréhensions serait remplacé par des palais flottans ; qu’une compagnie anglaise, le Cunard-Steamship Company transporterait, à elle seule, 59,000 passagers dans une année, 100,000 personnes en comptant les équipages. Leur étonnement se fût encore accru si on avait ajouté qu’en quarante années cette même compagnie ne perdrait pas un seul de ses nombreux navires, pas un de ses passagers par accident de mer, et que la prévoyance humaine poussée à ses dernières limites ferait d’une pareille traversée une courte excursion de plaisir.

Il n’en allait pas de même en 1819, et les malheureux passagers du Savannah ne s’amusaient guère. La fumée les asphyxiait, l’infernal vacarme de la machine leur suggérait à toute heure des idées d’explosion, les clameurs des chauffeurs, l’anxiété des mécaniciens, les temps d’arrêt de la manivelle, les ronflemens de la chaudière, les entretenaient dans des angoisses constantes dont leurs récits font foi. Aussi s’estimèrent-ils plus heureux que sages de débarquer en fort piteux état à Liverpool, après une traversée de vingt-six jours. A l’automne suivant, le Savannah reprenait la mer, assez mal en point lui-même. Il ne devait pas tarder, d’ailleurs, à justifier les prédictions fâcheuses faites à son départ. Il s’échouait à Long-Island, et, de quatorze ans, on ne voulut pas entendre parler de lui donner un remplaçant.

Ce ne fut qu’en avril 1838 que le Sirius et le Great-Western inaugurèrent, d’une façon définitive, les communications à vapeur entre l’Europe et l’Amérique. Cette fois, la traversée s’effectua dans de meilleures conditions, en dix-sept jours. Le Royal-William, qui suivait en juillet, en mit dix-neuf pour aller et quinze pour revenir. Le problème était résolu, mais quelques appréhensions subsistaient encore, et il y avait place pour bien des améliorations.

Heureusement, non pour l’avenir de la navigation à vapeur, qui était désormais assuré, mais pour la réalisation des espérances conçues par les impatiens de progrès, il se trouva un homme énergique et capable qui devait attacher son nom à cette industrie nouvelle et en tirer les millions qu’elle contenait en germe. M. Samuel Gunard, résident de Nova-Scotia, fut le premier à concevoir l’idée d’organiser, entre les États-Unis et l’Angleterre, un service régulier de communications sûres et promptes. En 1838, il se rendit en Angleterre, s’aboucha par l’entremise de sir James Melvill avec M. Robert Na-pier, de Glasgow, le grand constructeur de navires, et s’entendit avec lui pour mettre sur le chantier quatre bâtimens à vapeur de 1,200 tonneaux chacun et de 440 chevaux de force. Ces constructions dépassant les ressources dont il pouvait disposer, il s’associa avec MM. Burns et Mac Iver, propriétaires de navires à voiles, qu’il gagna à ses idées.

Sur leurs sollicitations, le gouvernement britannique consentit à leur confier le transport des malles qui s’effectuait alors au moyen de vieux bricks de guerre réformés, d’une sécurité douteuse et de paresseuse allure. Il leur fut alloué 60,000 liv. sterling, 1,500,000 fr. pour ce service, à la condition toutefois que leurs navires seraient aménagés de façon à pouvoir être utilisés pour le transport des troupes en cas de guerre. En 18Û0, les quatre navires étaient achevés, et le Britannia prenait la mer à destination de Boston, où il arrivait après une traversée de quatorze jours, acclamé par une foule immense, salué par des salves d’artillerie. La ville pavoisée accueillit M. Cunard avec de tels transports d’enthousiasme qu’il ne reçut pas moins de mille huit cents invitations à dîner en vingt-quatre heures ; on dut leur substituer un gigantesque banquet dans lequel on célébra, avec force toasts et discours, l’inauguration des communications postales par voie rapide avec l’Europe. Les Américains ne s’exagéraient pas l’importance de cet événement, et un avenir prochain donnait raison à leurs prévisions. L’immigration allait décupler leurs forces et les ressources de leur sol ; une voie nouvelle s’ouvrait à leur commerce, et, de la barrière naturelle que l’océan créait entre eux et l’Europe, il ne subsistait que ce qu’il fallait pour assurer leur sécurité sans entraver leur prospérité.

Sous l’active direction de M. Samuel Cunard et de ses associés, cet embryon de flotte s’accrut rapidement. Leurs premiers navires portaient 225 tonnes de marchandises et ne pouvaient recevoir que 90 passagers de première classe. Ces proportions étaient insuffisantes pour un trafic et un transit croissans. Au Britannia, à l’Acadia, au Caledonia et au Colombia succédèrent l’Hibernia et le Cambria, puis, dans ces derniers temps, le Gallia, de 4,800 tonnes, de 5,300 chevaux. Vapeur, à même de recevoir 300 passagers de cabine et 1,200 d’entrepont. Aujourd’hui, ces chiffres sont encore dépassés. Le Servia est de 8,500 tonneaux et de 10,500 chevaux-vapeur ; il a sept chaudières, alimentées par 39 foyers.

Dès 1852, ils possédaient une flotte de 13 bâtimens. En 1854, ils y ajoutaient le Jura et l’Etna, navires en fer, et, en 1862, ils substituaient l’hélice aux roues. Le prodigieux développement de leurs affaires décidait les associés à une décentralisation devenue nécessaire. MM. D. et G. Mac Iver restèrent à Liverpool ; MM. G. et J. Burns s’établirent à Glasgow ; MM. Cunard et Cie à Halifax, et Edouard Cunard et Cie à New-York, exerçant ainsi sur tous leurs ports d’attache une incessante surveillance et réalisant tous des fortunes considérables.

En 1859, sur la proposition de lord Palmerston, la reine Victoria conférait à M. Samuel Cunard le rang de baronet, dont son fils héritait à sa mort, en 1869.

Le principal titre de gloire du fondateur de cette compagnie puissante est moins encore l’impulsion considérable qu’il imprima à la navigation à vapeur que la sécurité complète qu’il sut donner, dès le début, à ces périlleuses traversées, l’ordre et la discipline qu’il réussit à introduire parmi son personnel, recruté avec un soin tout particulier, les précautions ingénieuses rigoureusement prescrites et scrupuleusement observées qui assurent le confort et la vie des passagers. Tout est prévu, tout est calculé en vue des éventualités même les plus improbables. Aucune dépense n’a été épargnée pour conjurer le péril ; le résultat de tant d’efforts a été une prospérité inouïe et une réputation bien méritée. Quand on se rend compte qu’en une année ces bâtimens effectuent, à l’aller et au retour, 246 traversées, qu’ils transportent un chiffre d’êtres humains équivalant à la population d’une grande ville, plus de 100,000, que chacun de ces navires suit une ligne exactement tracée, calculée de manière à prévenir toute collision dans les passages brumeux de Terre-Neuve, et que, depuis quarante années, ils n’ont perdu ni un navire ni un homme, on ne sait trop ce qu’il faut le plus admirer, de la sagacité de celui qui a poussé si loin la prévoyance, ou de l’admirable dévoûment du personnel formé et dirigé par lui. Aussi le nom de M. Samuel Cunard restera-t-il indissolublement attaché aux grandes entreprises maritimes de l’Angleterre. D’autres ont su l’imiter, mais non le surpasser.

Chose singulière, malgré tous leurs efforts, leurs capitaux accumulés, leur esprit d’entreprise, les Américains n’ont pas réussi à lutter avantageusement avec la grande compagnie anglaise. Ils ont cependant construit des bâtimens plus vastes et plus rapides. Obéissant au mot d’ordre du sénateur Bayard, préconisant au congrès « encore et toujours plus de vitesse de marche, une vitesse extravagante, permettant aux navires américains de dépasser les plus rapides vapeurs de l’Europe, » ils ont en effet obtenu des résultats de marche surprenans. Les steamers de leur ligne Collins gagnaient trente-six heures sur leurs concurrens ; mais l’Arctic sombrait en haute mer, et le Pacific disparaissait sans que nul pût dire ce qu’il était devenu, et, après six ans de lutte, la ligne Collins cessait d’exister. Vanderbilt lui-même échoua et eut la prudence de renoncer à temps à une concurrence ruineuse. Seules, les lignes anglaises, car nous ne parlons pas ici des entreprises françaises et allemandes, l’Inman, l’Anchor, le Guion et l’Ismay lines, ont pu se maintenir.

Et cependant, certes, ni l’audace, ni les idées originales, ni l’argent ne font défaut aux Américains. De la lutte qu’ils ont engagée avec l’Angleterre pour lui disputer la prépondérance commerciale, ils sont plus d’une fois sortis vainqueurs. Sur un point, toutefois, ils lui sont encore inférieurs. Dans le domaine industriel, l’Angleterre l’emporte, autant par son outillage, constamment accru et perfectionné, que par la concentration de ses capitaux et la puissante organisation de son armée ouvrière. L’étude de ces grandes fortunes industrielles dont nous avons indiqué le point de départ, fortunes accumulées à Manchester, Leeds, Glasgow, Bristol, Londres, Sheffield, nous montrera le merveilleux parti que la Grande-Bretagne a su tirer d’un heureux concours de circonstances, d’une politique commerciale habile, servie par des hommes d’état de premier ordre et de hardis négociais. Elle nous révélera aussi les plaies secrètes que voile cette étonnante prospérité, les misères que cachent ces grandes fortunes et les dangers qui les menacent.

C’est au début de toute évolution sociale, si favorisée soit-elle, de toute révolution politique si acclamée qu’elle puisse être, comme de toute existence humaine si heureuse qu’elle s’annonce, que l’économiste, l’historien, l’observateur, peuvent discerner, à côté des germes de vitalité qu’elles contiennent, les principes morbides qu’elles recèlent.


C. DE VARIGNY

  1. Voir l’Économiste français du 9 mars 1878.
  2. Voir la Revue du 1er mai 1888.
  3. Voir le Développement de la société politique en Angleterre, par M. Emile Boutmy, 1 vol. in-8o ; Plon.
  4. Le Play, Constitution de l’Angleterre, liv. I, chap. VI.
  5. Discours de sir Ch. Sadley au parlement (1690).
  6. The Rothschilds, by John Reeves. Londres, 1887, 1 vol. in-8o.
  7. The Rothschilds, p. 51.