Les Grandes Fortunes en Angleterre/03

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LES
GRANDES FORTUNES
EN ANGLETERRE

III.[1]
LES SALAIRES ET LES GRÈVES. — LE ROI DES BRASSEURS. — UN COMMERÇANT RÉFORMATEUR. — FERMIERS ET PIONNIERS MILLIONNAIRES.


I.

Dans nos précédentes études, nous avons constaté que, exception faite des propriétés territoriales, résultat de la conquête et de la spoliation des vaincus par les vainqueurs, l’origine des grandes fortunes anglaises ne remontait guère au-delà d’un siècle. Elles datent de l’évolution économique inaugurée, de 1750 à 1785, par les découvertes d’Arkwright, d’Hargreaves, de Watt, de Kelly, évolution que les canaux et les chemins de fer devaient convertir plus tard en révolution industrielle, appelant à l’existence un monde nouveau, triplant en moins d’un siècle la population ouvrière du royaume-uni, créant des villes nouvelles, centres d’un puissant mouvement commercial. Aux États-Unis, il en fut de même ; de même en France et dans l’Europe entière.

En ce court espace de cent années, on a vu surgir ces grandes fortunes modernes édifiées par l’audace et le puissant labeur de quelques hommes d’élite. Inconnus la veille, perdus dans la foule, ils s’en dégagent, s’affirment et s’élèvent par l’effort de la volonté, par l’énergique concentration de leurs facultés créatrices, par la justesse de l’idée. C’est dans la classe ouvrière qu’ils se recrutent de préférence ; ils ont été façonnés à la rude école du travail manuel et des privations ; ils apportent à leur œuvre la persistance, la ténacité de l’homme ménager de ses forces, économe de son temps ainsi que de ses deniers, ne se rebutant ni ne s’éparpillant. Ces fondateurs de dynasties financières, industrielles et commerciales, possèdent, et la tête qui conçoit, et les bras qui exécutent. En cela ils sont supérieurs à leurs devanciers, qui n’avaient que les bras ; à leurs successeurs, qui n’ont que la tête. Mieux équilibrés, ils étaient mieux outillés pour la tâche à entreprendre. De nos jours, l’équilibre se rompt. Tous les ans, de nos écoles spéciales, sort un flot nouveau de jeunes hommes dressés au même travail technique, possédant les mêmes connaissances : ingénieurs, architectes, industriels en quête d’emplois, état-major brillant, mais trop nombreux. On fabrique plus de têtes qu’il n’est besoin, car s’il dépend de l’homme de multiplier les capacités, les circonstances et le milieu en déterminent seuls l’emploi, et déjà les circonstances ne sont plus les mêmes, et le milieu s’est modifié.

Certes, aucun des grands inventeurs, des grands créateurs dont nous avons retracé l’histoire ne possédait la science, les connaissances multiples que possède aujourd’hui le plus médiocre de nos jeunes diplômés, mais ils concentraient sur un point unique leur force intellectuelle et physique. Pionniers d’un monde nouveau où tout était à organiser : les finances et le crédit, l’industrie et le commerce, les voies navigables et les voies ferrées, les bâtimens et les ports, les manufactures, les entrepôts, les mines, les colonies, ils créèrent la grande industrie ; ils substituèrent l’usine à l’atelier. L’atelier, avec sa fabrication restreinte, son petit nombre d’ouvriers, ses procédés routiniers, son outillage primitif, répondait suffisamment aux besoins d’une consommation limitée, prévue d’avance, sur laquelle le patron réglait, avec sa production, l’achat des matières premières et le nombre de bras qu’il employait. Quand le courant se dessina, quand la vapeur, supprimant les distances, rapprochant le producteur du consommateur, élargit, décupla le champ d’opérations et l’écoulement des produits, l’usine apparut avec son outillage perfectionné et savant, ses puissans moyens d’action. On fabriqua non plus en vue de la consommation d’un village, d’une ville, d’une province, mais d’un pays, d’un continent, du monde entier, d’une clientèle inconnue, bien que devinée, illimitée, dont on n’attend pas, mais dont on devance les ordres, dont on calcule la consommation possible ou probable ; consommation qui peut, qui doit s’accroître pendant un temps, mais qui peut aussi tout à coup se dérober, soit par l’effet des événemens politiques, d’une crise financière, soit par la création d’usines locales et rivales s’appropriant le marché national, l’affran-chissant du tribut qu’il paie à l’étranger.

À cette première période correspond l’édification rapide des grandes fortunes du début de ce siècle. La seconde période date de 1865. Le grand marché des États-Unis se ferme à la production européenne, l’équilibre commercial se modifie, l’industrie prend pied partout, et l’Angleterre, la plus vaste usine, la plus gigantesque manufacture qui jamais inondât le monde de ses produits, voit naître partout des usines, des manufactures rivales. Le nombre des concurrens s’accroît ; la lutte, plus âpre, aboutit à des profits moindres ; l’ère des fortunes colossales et rapides semble près de son terme, et tout porte à croire que cette évolution nouvelle n’a pas encore donné les résultats qu’on en doit attendre.

Aussi avons-nous cru l’heure propice pour noter les phases curieuses de cette révolution industrielle, que d’éminens économistes déclarent fatalement condamnée à aboutir au sisyphisme pour l’ouvrier, à la mer stagnante d’une production exagérée, sans écoulement, pour l’industriel. L’un des symptômes les plus caractéristiques est, d’une part, l’abondance des capitaux en quête d’emplois rémunérateurs, et, comme terme correspondant, la baisse continue de l’intérêt. Les profils industriels diminuent, et les gains énormes du commencement de ce siècle sont de plus en plus l’exception aujourd’hui dans toutes les branches de l’activité humaine. Sauf quelques industries privilégiées, protégées par un monopole de fait ou de droit, toutes les autres voient réduire leurs bénéfices. Un niveau moyen s’établit, limitant le profit au taux de l’intérêt courant, le ramenant à 6, à 5, à 4 pour 100, suivant que l’intérêt du capital est lui-même de 6, 5 ou 4 pour 100.

Et ce calcul n’est pas exact seulement en Europe ; il en va de même dans les pays nouveaux. Là où le taux de l’argent s’élève à 100 pour 100, comme ce fut un instant le cas en Californie, le profit s’élevait en moyenne à 100 pour 100. Lorsqu’il tomba à 50, puis à 36, puis à 12, et enfin à 7 pour 100, les bénéfices suivirent la même marche décroissante. Bien qu’on ne puisse encore ériger ce calcul en loi absolue, étant donné que le taux d’intérêt varie suivant des situation de places indépendantes en apparence du mouvement commercial, on peut toutefois prévoir que, dans un temps relativement peu éloigné, cette parité s’accentuera encore et que le bénéfice moyen de l’industriel correspondra, à peu de chose près, au taux moyen et courant de l’intérêt de l’argent dans le pays où il exerce son industrie. Si donc, comme il est vraisemblable, ce taux s’établit sous peu à 2 1/2 ou 3 pour 100, l’industriel travaillant avec ses propres capitaux réaliserait en moyenne 2 1/2 à 3 pour 100 d’intérêt et autant de profit, soit 5 à 6 pour 100 par an. Le jour où, comme certains économistes l’affirment, ce taux baisserait à 1 1/2 ou 1 pour 100, il ne réaliserait plus que 2 à 3 pour 100.

De l’accumulation des capitaux disponibles d’une part, de la diminution de leurs emplois rémunérateurs de l’autre, résulte un troisième fait : la concentration du négoce, la tendance plus accentuée chaque jour de substituer l’industrie collective à l’industrie particulière. Nos immenses magasins modernes, ces gigantesques bazars entassant dans le même local, abritant sous le même toit cent produits divers dont chacun d’eux faisait, il y a moins de cinquante ans, l’objet d’un commerce spécial, représentent cette phase moderne de la concentration excessive, conséquence forcée de la nécessité de répartir, en les amoindrissant, sur une masse d’objets, les frais généraux qui grevaient d’autant le prix de revient, et partant le prix de vente de chacun d’eux.

Enfin, symptôme non moins caractéristique, toutes ces grandes industries, toutes ces vastes usines ou manufactures créées par l’initiative individuelle, et d’où sont sorties ces grandes fortunes personnelles dont nous étudions l’histoire, sont absorbées, l’une après l’autre, par l’association des capitaux personnifiée par les sociétés anonymes. Sur ces puissantes assises ne s’édifient plus guère, comme par le passé, de colossales fortunes; les millions que continuent à rendre ces usines et ces manufactures n’enrichissent plus un possesseur unique qui les a créées, les gère et les exploite. Les plus prospères assurent l’aisance à leurs nombreux actionnaires, mais ne font l’opulence d’aucun. Il n’y a pas lieu de le regretter, l’aisance générale étant plus désirable que la fortune d’un petit nombre contrastant avec la pauvreté de beaucoup ; mais nous retrouvons là encore, sinon l’œuvre de destruction, tout au moins l’œuvre de répartition, de désagrégation, conséquence de nos mœurs et de nos lois sur le partage des successions : désagrégation de la propriété individuelle, extension de la propriété collective; émiettement du domaine particulier, agrandissement du domaine public, telles sont les résultantes du mouvement économique qui emporte nos sociétés modernes.

Mais ces forces productrices dont dispose aujourd’hui l’humanité, et qui ont plus que décuplé en un siècle, aboutissant à un accroissement graduel des loisirs et du salaire des masses, doivent se traduire, soit par une augmentation de bien-être, soit par une augmentation de population. C’est le cas pour les pays civilisés. Et ici intervient un nouveau facteur : la tendance de la race, son génie propre, qui la font incliner de préférence vers l’une ou l’autre de ces deux conséquences. Aussi voyons-nous la race anglo-saxonne et la race germanique multiplier dans une proportion rapide, et la race latine, la France notamment, accroître de très peu sa population et accroître au contraire le confort et le luxe, développés, propagés, non plus seulement parmi les classes riches et aisées, mais dans les classes ouvrières.

Aux gains énormes de quelques-uns succèdent les gains modérés et réguliers d’un grand nombre. Les premiers sont le fait d’une époque de transformation ; ils sont aussi, avons-nous dit, l’apanage d’une industrie privilégiée, possédant un monopole de fait ou de droit; or ces monopoles deviennent de plus en plus rares. Outre qu’ils vont à l’encontre des tendances égalitaires de notre siècle, l’état se les approprie là où l’intérêt général semble en autoriser le maintien. Restent les brevets d’invention, mais leur période d’exploitation est strictement limitée d’une part, et de l’autre les brevets de perfectionnement n’en laissent pas longtemps la propriété temporaire à l’inventeur. « Archimède, s’écriait Proudhon serait obligé, s’il vivait de nos jours, de racheter le droit de se servir de sa vis. » Enfin, par suite de l’âpreté de la lutte, toute industrie nouvelle, tant soit peu lucrative, voit aussitôt surgir des imitateurs, des concurrens, acharnés à attirer à eux les bénéfices qu’elle donne. « On admet en général, écrit M. Paul Leroy-Beaulieu, que sur 100 industriels, 20 disparaissent presque aussitôt, dès la première ou la seconde année, renonçant à des occupations qui leur apportent des déceptions promptes ; 50 ou 60 végètent, c’est-à-dire restent à peu près dans la position où ils étaient, et 10 ou 15, au plus, ont un plein succès[2]. »

Dans les carrières dites libérales, envahies, elles aussi, par une foule d’hommes jeunes, actifs et instruits, il en va de même. L’éminent économiste que nous venons de citer estime qu’il n’y a probablement pas en France cinquante avocats qui gagnent 50,000 fr. par an, et peut-être pas cent qui en gagnent régulièrement 30,000. Un examen attentif des autres professions donnerait des résultats analogues, à la grande surprise de ceux, et ils sont la majorité, qu’une invincible tendance à l’exagération, le manque d’expérience et de sens critique, poussent invariablement à enfler les chiffres. Rien n’est plus ordinaire que de les entendre, l’esprit frappé par quelque assertion inexacte ou vraie, considérer comme une rémunération usuelle les honoraires exceptionnels payés par quelque millionnaire à un avocat en renom ou à un prince de la science, et, prenant l’exception pour la règle, grossir démesurément les revenus d’avocats ou de médecins célèbres.

L’Angleterre est, de tous les pays, celui où les professions libérales mènent le plus rapidement à la fortune, et encore le nombre y est-il infiniment restreint de ces légistes éminens que les romanciers nous montrent gagnant en peu d’années des sommes énormes, entrant au parlement et parvenant au peerage. l’Angleterre est aussi le seul pays d’Europe où de gros traitemens officiels attirent vers les emploie publics les capacités de premier ordre, le seul où l’état alloue à de hauts fonctionnaires des traitemens de 100,000 et de 200,000 francs par an, et où nombre de fonctions soient rétribuées 30, 40 et 50,000 francs. Un juge de comté touche 30,000 fr. et un juge de grande cour jusqu’à 125,000 francs. À ce prix, un légiste éminent gagne au service de l’état autant que lui rapporte son cabinet. Si son revenu n’augmente pas, il devient fixe ; son labeur est diminué, sa situation grandit par le prestige qui s’attache encore aux fonctions publiques, et, avec elle, son influence politique et sociale.

Au point de vue commercial, les conditions économiques que nous avons signalées plus haut et qui ont amené en France la création de ces immenses magasins, cause de ruine du petit négoce, ont déterminé en Angleterre la création d’établissemens autres, répondant, eux aussi, à des besoins généraux, mais d’une nature différente, et rien ne nous semble donner une note plus caractéristique du contraste des tendances anglaises et françaises que cette comparaison qui s’impose forcément entre nos grands magasins de luxe et les sociétés coopératives anglaises. En France, les premières tentatives, faites sur une vaste échelle, de l’association des capitaux, se sont portées tout d’abord, d’instinct et de préférence, vers ce qui a trait à l’habillement et surtout à l’habillement de la femme. Le succès a prouvé que cette préférence était justifiée. C’est à la reine du jour, à la mode, qu’ont été consacrés ces palais commerciaux qu’assiège un peuple de clientes, et dont les fabuleuses recettes attestent à quel point ils répondent aux besoins impérieux et aux goûts capricieux de notre génération. En Angleterre, au contraire, c’est sur le commerce d’alimentation, d’approvisionnemens, que les capitaux accumulés ont concentré leurs efforts. Mettre à la portée de tous, au prix de revient le plus réduit possible, tout ce qui est nécessaire non-seulement à la subsistance, mais aux besoins quotidiens de la famille, du home, tel se posa le problème, et les sociétés coopératives fondées dans ce dessein ont presque toutes réussi, non à enrichir leurs commanditaires, ce qui n’était pas leur objectif, mais à réduire leurs dépenses annuelles.

Résultat de l’initiative collective, alimentées par les capitaux fournis par l’association de tous les intéressés, gérées avec la plus stricte économie, administrées par un conseil non rétribué, elles fournissent, comme l’Army et Navy Cooperative Society, créée par les fonctionnaires et employés de l’armée et de la marine, à leurs fondateurs les objets de première nécessité en détail, au prix du gros, et plusieurs d’entre elles font un chiffre d’affaires à l’année qui atteint de 20 à 25 millions. Par leur mécanisme ingénieux, elles suppriment, entre le producteur et le consommateur, cette foule d’intermédiaires grevant, chacun à leur profit, l’objet de consommation d’une surtaxe nouvelle, véritable poids mort qui pèse sur l’ensemble de la production et de la consommation, parasitisme improductif qui prélève au passage son bénéfice sur les nécessités de tous.

Ce rouage onéreux et devenu inutile depuis que la facilité des communications a rapproché le producteur du consommateur tend d’ailleurs à disparaître de nos sociétés modernes, régies par des lois économiques et financières plus simples. L’association des capitaux disposant de moyens d’action plus directs et plus prompts, servie par une publicité croissante, élimine peu à peu ces intermédiaires dont elle n’a plus que faire. C’est encore une voie qui se ferme, partant des intelligences et des capacités qui restent sans emploi. Le commerce moderne s’étudie à restreindre de plus en plus le nombre de ces fonctions, par suite celui de ses employés, et refoule vers la production les agens de distribution.

En revanche, si ces derniers gagnent moins, les premiers sont mieux rétribués. Depuis cinquante ans, la hausse des salaires a été constante, et si le coût de la vie s’est accru, ce n’est pas dans la même proportion. En 1819, le comte Chaptal estimait à 25 sous le salaire quotidien et moyen des travailleurs des champs et des artisans de province. Boisguillebert, vers la fin du XVIIe siècle, l’évaluait de 8 à 12 sous ; aujourd’hui, il oscille entre 50 sous en province et 5 francs à Paris. En Angleterre, les salaires de la classe ouvrière ont augmenté de 20 pour 100 de 1839 à 1859, et de 1859 à 1875 la hausse n’a pas été moindre de 60 pour 100, en dépit de certains mouvemens de recul dus à des circonstances exceptionnelles et passagères.

À cette hausse légitime des salaires correspondait, en sens inverse, une réduction progressive des heures de travail, double résultante de la loi économique accusant, pour le patron, un accroissement de gain, pour le salarié un accroissement de salaire et de loisir. Toutefois, s’il faut en croire les statistiques anglaises, ce double mouvement aboutirait à des conséquences négatives en ce qui concerne la classe ouvrière. L’accroissement de loisir entraînerait, pour elle, un accroissement de dépenses, et certains économistes, établissant une sorte d’échelle mobile entre la diminution des heures de travail et la consommation des liqueurs spiritueuses, n’hésitent pas à affirmer qu’à la réduction des heures d’atelier correspond une augmentation de recettes des cabarets qu’ils évaluent à 100 millions de francs par année et par heure de loisir. Cet énorme impôt prélevé sur le salaire de l’ouvrier anglais compenserait et au-delà le gain résultant pour lui de gages plus élevés et de repos accru. Il démontrerait, pour le plus grand nombre, le triste emploi de ces heures de loisir et les progrès du vice national.

Mais si l’abus que l’homme peut faire de sa liberté conquise ne prouve rien contre le principe même, si l’on est en droit d’espérer que le temps, l’expérience et l’usage même d’un légitime loisir auront un jour raison du mauvais emploi qu’il en fait, s’il est injuste de conclure de l’abus à la suppression et de nier le progrès au nom des inconvéniens qui en résultent, il n’en demeure pas moins certain que, dans cette voie d’accroissement de salaire et de réduction de travail, une limite existe et qu’on est près de l’atteindre. L’exemple des États-Unis ne laisse aucun doute à cet égard.


II.

Nulle part ailleurs la lutte entre le capital et la main-d’œuvre n’a atteint de pareilles proportions ; nulle part, liberté d’action aussi illimitée n’a été laissée aux adversaires en présence ; nulle part, enfin l’importance des capitaux accumulés et les exigences des capitalistes ne sont venues se heurter à une résistance mieux organisée, à des masses aussi compactes et plus disciplinées. La puissante association des Chevaliers du travail compte plus de 1,500,000 adhérens obéissant à l’impulsion d’un comité présidé par l’un des hommes les plus remarquables qui soient sortis des rangs de la classe ouvrière aux États Unis.

Né à Carbondale, dans l’état de Pensylvanie, en 1848, Térence V. Powderly, mécanicien de profession, réussit par son travail et son intelligence à sortir de la foule, et fut élu à deux reprises maire de Scranton, ville manufacturière où il s’était établi. Passionné pour l’étude des questions économiques, tête froide et volonté énergique, il ne se laissa séduire ni par l’ambition politique ni par les sophismes socialistes. Son grand bon sens, sa pratique des hommes, son expérience de la vie et des aspirations des classes ouvrières lui suggérèrent le plan de l’organisation actuelle des Chevaliers du travail. Il rallia à ses idées Robert Griffiths, Tom Barry, John Hayes, T.-B. Mac-Guire, A. Carlton, ouvriers intelligens, estimés, tous Américains, gens pratiques et résolus, ennemis, comme lui, des utopies décevantes et des mirages trompeurs des théories socialistes allemandes. Ils ne rêvaient ni un bouleversement social ni une révolution politique ; ils n’entendaient ni mettre en haut ce qui était en bas, ni mener à l’assaut des institutions sociales des hordes envieuses, ignorantes et faméliques. Ils savaient que le nombre est une force, mais qu’elle ne demeure une force qu’à la condition d’avoir le droit de son côté ; ils savaient aussi que les efforts isolés sont peu de chose; que, dans le bruit de la lutte des intérêts, on entend à peine cent voix qui supplient, mais qu’on écoute cent mille voix qui protestent.

Ils débutèrent par rallier autour d’eux quelques milliers d’adhérens. C’était peu, mais ils avaient soigneusement éliminé les élémens dissolvans et donné à leur association des cadres assez vastes pour contenir une armée. Chaque corps d’état avait les siens, maigrement remplis alors; le contenant semblait trop vaste pour le contenu ; mais les recrues affluèrent, et, grâce à une intelligente organisation, chacune entra dans le rang qui lui était assigné.

Précis dans ses termes, le programme de l’association la déclarait ouverte à tous sans acception d’occupations honorables, de sexe, de couleur, de nationalité et de croyances. Maintenir le niveau des salaires, protéger les adhérens, hommes et femmes, dans le libre exercice de leurs droits légaux, conjurer des grèves isolées fatalement destinées à échouer, — les grévistes n’ayant plus alors contre eux le capital seul, mais les autres corps d’état brusquement mis en demeure de faire cause commune avec eux ou de les désavouer, — substituer aux efforts individuels une action collective, aux visées restreintes de meneurs ambitieux une vue d’ensemble embrassant la situation économique du pays entier, tel était le but de l’association. Elle aspirait à rendre inutiles des grèves désastreuses, en groupant en une masse compacte tous les corps d’état et en les rendant, par l’intermédiaire de leurs délégués librement élus, juges et arbitres dans les conflits entre le capital et la main-d’œuvre.

De formule nouvelle, de loi révélée, infaillible et mystérieuse, il n’était pas question. Ce programme pouvait être aussi bien promulgué par les Trades Unions, associations de corps d’état, que par les Chevaliers du travail, avec une différence toutefois : les Trades-Unions, forcément renfermées dans le cadre étroit d’une industrie spéciale, incapables par cela même de vues d’ensemble, pouvaient et devaient aboutir à des mesures dictées par des intérêts restreints et souvent en conflit avec l’intérêt général de la classe ouvrière. A un moment donné, l’absorption des Trades-Unions par une association dans laquelle s’incarnerait cet intérêt général était inévitable.

Les Trades-Unions le sentaient; elles résistaient, soucieuses de leur autonomie. Leurs chefs n’entendaient pas abdiquer l’influence qu’ils exerçaient, la popularité dont ils jouissaient et dont la plupart se servaient comme d’un marchepied pour s’élever aux fonctions publiques. Les plus habiles espéraient, au contraire, tirer parti de l’association des Chevaliers du travail en l’entraînant à leur suite, en la compromettant dans les aventures où ils se jetaient imprudemment, poussés par le désir de conquérir une notoriété bruyante et tapageuse. Ils comptaient bien la mettre dans l’alternative, ou de marcher avec eux et de leur prêter l’appui de ses cohortes nombreuses, ou de se tenir à l’écart et de paraître indifférente au sort de ceux qu’elle prétendait représenter.

Ce n’était pas trop de toute la prudence des chefs de la ligue pour éviter les pièges semés sous leurs pas. Ils y réussirent en s‘attachant obstinément aux principes posés par eux dès le début, en écartant résolument les utopies socialistes qui menaçaient de les envahir, en se maintenant sur le terrain des intérêts matériels et en affirmant que, loin de pousser à la lutte contre le capital et les capitalistes, ils croyaient l’accord possible, l’entente désirable et nécessaire entre le capital et la main-d’œuvre. Ce n’est pas, affirmaient-ils, le capital qui emploie la main-d’œuvre, mais le travail qui met en œuvre le capital. La société ramenée à son point de départ montre l’homme nu, personnifiant le travail, sur la terre inculte représentant le capital. Le travail de l’homme a mis en valeur le sol, capital inerte, et créé la richesse, capital mobile. De la solidarité intime des deux facteurs découle la solidarité intime des intérêts. On ne peut ni les disjoindre ni se les figurer indépendans.

Élu grand-maître de l’association, dès la première année, en 1869, Powderly lutta sans relâche, de 1869 à 1877, pour disputer la direction aux nouvelles recrues dont la fougue croissait avec le nombre. Loin de chercher à accélérer le mouvement qui faisait affluer les masses dans les cadres souples et résistans de la nouvelle organisation, il s’appliquait à le ralentir, à rallier surtout les modérés, à éliminer les socialistes allemands, qui, estimant à sa juste valeur la puissance de la ligue, s’efforçaient d’en tirer parti dans la lutte qu’ils brûlaient d’engager.

Il s’en fallut de peu qu’ils ne réussissent. En 1877 d’abord, puis en 1886, ils donnèrent le signal des grèves ; elles éclatèrent simultanément parmi les ouvriers des chemins de fer. Entraînés par des prédications violentes, grisés par l’assurance que leur donnaient les meneurs de l’appui de la ligue, les ouvriers cessèrent le travail, et, le résultat tardant trop au gré de leur impatience, quittèrent l’outil pour les armes. Powderly et ses lieutenans ne se faisaient pas d’illusions sur l’issue de cette tentative ; ils l’avaient déconseillée, ils refusèrent énergiquement de l’appuyer. Ils sentaient que de l’attitude qu’ils prendraient dépendait l’avenir de la ligue. S’ils étaient débordés, si, prenant fait et cause pour les grévistes imprudens, sortis de la légalité, la ligue leur prêtait son concours, elle pouvait remporter une victoire éphémère, mais c’en était fait de son prestige aux yeux des capitalistes, de son autorité sur les masses. La ligue n’était plus qu’une arme de combat, un instrument aux mains des socialistes ; ils en devenaient les maîtres.

Ce n’était pas là ce qu’avait rêvé Powderly; il ne se résignait pas à voir aboutir à un pareil résultat les aspirations généreuses, les hautes visées philanthropiques auxquelles l’association devait son existence. Tout malade qu’il fût alors, il résistait avec énergie, secondé par ses amis, mais se sentant sourdement miné dans le sein même du conseil par Martin Irons, le vice-président, conquis aux idées socialistes, impatient de le renverser et ambitieux de le remplacer. Abordant résolument l’obstacle, il n’hésita pas à provoquer une explication décisive, à demander la déchéance du vice-président et sa radiation des cadres. Il l’obtint, et ressaisissant la direction, rompant par une volte-face hardie avec le parti socialiste, il fit déclarer que la ligue refusait de prendre fait et cause dans une grève décidée sans son assentiment, mais offrait ses bons offices comme intermédiaire entre les grévistes et les compagnies de chemins de fer.

Effrayés des progrès de la grève, de l’audace des socialistes, des soulèvemens des grands centres ouvriers, de l’incendie des dépôts de Saint-Louis et de Chicago, de l’interruption prolongée du trafic sur les lignes, les directeurs des compagnies accueillirent la proposition de la ligue et ouvrirent les négociations. Le calme et le sang-froid de Powderly amenèrent une entente et, le 1er mai 1886, le comité exécutif portait à la connaissance de tous les intéressés les concessions obtenues, les déclarait équitables, invitait les grévistes à s’y rallier et à reprendre le travail.

Obéiraient-ils à cette injonction, accepteraient-ils une solution ratifiée en dehors d’eux, par une association qui leur avait refusé son concours et qui, négociant sans les consulter, prétendait au rôle d’arbitre souverain? S’ils résistaient, tout était remis en question, et la figue impuissante n’avait plus qu’à se dissoudre ; s’ils se résignaient, l’association devenait une force avec laquelle tous devaient compter ; par sa modération, elle se conciliait les capitalistes; par les concessions obtenues, elle s’imposait aux ouvriers. Il y eut quelques jours d’hésitation. Les socialistes se refusaient à désarmer. Par une inspiration heureuse, convaincu que l’heure était venue de trancher dans le vif et de rompre en visière avec l’élément allemand, le comité exécutif exposa, dans une nouvelle proclamation, qu’essentiellement américain par son origine et sa composition, il entendait protéger avant tout les intérêts américains, dont il ne séparait pas d’ailleurs ceux des émigrans naturalisés. Faisant appel au bon sens de ses nationaux, il leur exposa à quels résultats pouvaient aboutir les théories socialistes de meneurs étrangers, indifférens ou hostiles à la prospérité nationale. Cet appel à un patriotisme intelligent fut entendu et, dès le 8 mai, les ouvriers reprenaient le travail dans tous les chantiers.

Le bon sens pratique de la race anglo-saxonne, son respect de la légalité, sa répugnance pour le désordre et les mesures violentes, avaient eu raison des théories anarchistes des socialistes allemands, dont les efforts n’avaient abouti à d’autres résultats qu’à des dépôts incendiés, des machines détruites, des convois brûlés, des veuves et des orphelins sans pain, des ouvriers sans travail et des industriels ruinés. D’une surélévation de salaires il ne pouvait être question, la situation générale du pays, au moment où les grèves éclataient, ne la comportant pas.

Les convulsions de la classe ouvrière sont en effet soumises, elles aussi, dans leurs causes comme dans leurs effets, à des lois qu’un examen attentif permet de dégager. Les statistiques publiées récemment aux États-Unis par le bureau de recensement, et dont nous avons sous les yeux les premiers résultats, jettent une vive lumière sur cette question des grèves. En 1880, le nombre des grèves aux États-Unis s’est élevé à 765, dont 304 pour la Pensylvanie seule, 104 pour l’état de New-York, 93 pour l’Ohio. Ces trois états sont ceux qui comptent le plus d’usines et de mines. Dans les états agricoles, les grèves sont fort rares ; dans les états manufacturiers, leur intensité est en raison directe de l’agglomération des ouvriers.

Dans ces 765 grèves, l’industrie métallurgique figure en première ligne pour 236, les mines pour 158, les filatures pour 46, la fabrication des cigares pour 43, l’industrie du bâtiment pour 36, celle des transports pour 36 également, l’imprimerie pour 28, la verrerie pour 27, la fabrication des pianos pour 14, la cordonnerie pour 11.

Si, laissant de côté les causes secondaires et accidentelles qui ont servi de prétexte ou d’occasion à quelques-unes de ces grèves, nous nous attachons uniquement à celles qui ont eu pour cause une question de salaires, nous constatons que leur nombre s’élève à 580, dont 503 agressives visant une augmentation de salaires, et 77 défensives, ayant pour but de résister à une réduction de paie. Les premières ont donné les résultats suivans : dans 41 cas sur 100, les grévistes ont obtenu l’augmentation réclamée par eux; dans 28 cas sur 100, on a abouti à un compromis; dans 31 cas sur 100, les réclamations ont été écartées. Sur les 77 grèves défensives, 5 seulement ont tourné à l’avantage des ouvriers; 15 ont donné lieu à transaction ; les 57 autres ont échoué.

De ces chiffres il résulte que les grèves ayant en vue une augmentation de salaire ont réussi près d’une fois sur deux, ce qui s’explique par le fait que ces grèves éclatent d’ordinaire au moment où les conditions économiques sont favorables et l’industrie prospère. Le fabricant a des commandes à exécuter ; plutôt que de manquer à ses engagemens et de renoncer à la totalité de son bénéfice, il en abandonne une partie à ses ouvriers. Il résulte aussi que les grèves défensives ont très rarement donné gain de cause à l’ouvrier, parce que, le plus souvent, quand le fabricant réduit les salaires, il y est contraint par le défaut de commandes ou l’encombrement de produits fabriqués, et qu’il trouve plus d’avantages à laisser chômer son usine ou à réduire sa fabrication qu’à travailler à perte.

Ces statistiques donnent, en outre, pour chaque grève, un chiffre moyen de 300 ouvriers, et, pour la[durée de chacune, une moyenne de vingt-sept jours, soit un total de plus de six millions de journées de travail. Ajoutons enfin que ces chiffres portent sur une année normale, pendant laquelle les importations et les exportations ont suivi un cours régulier, et qui n’a donné lieu ni à des fluctuations de prix considérables ni à des grèves importantes.

Depuis 1880, la situation s’est aggravée. Le nombre des usines s’est accru, l’industrie s’est développée dans des proportions qui dépassent de beaucoup la puissance d’absorption du pays, et forcent les fabricans à chercher, au dehors, des marchés nouveaux sur lesquels ils se heurtent à la concurrence européenne. Cherté progressive de la vie, diminution de la classe agricole, accroissement de la classe ouvrière, réduction des terres disponibles, influence grandissante de l’élément socialiste allemand dont la voix se fait entendre avec une autorité menaçante jusque dans le congrès : telles sont les difficultés économiques avec lesquelles les États-Unis se trouvent aux prises. A des fortunes énormes, concentrées dans un petit nombre de mains, la misère oppose son triste cortège de maux et de vices 5 ses revendications brutales, ses haineuses et implacables convoitises. Avec de pareils élémens, les théories anarchistes ont beau jeu. Comme le typhus dans l’air vicié des hôpitaux encombrés, elles se propagent au sein de ces grandes agglomérations ouvrières ; elles y trouvent un milieu propice, des auditeurs qui ne demandent qu’à être convaincus, des ambitieux qui ne cherchent qu’à convaincre. Le bon sens et la froide raison de l’Américain du Nord résistent encore aux prédications des meneurs, aux entraînemens des adeptes, aux sollicitations des socialistes allemands ; mais ces derniers sont nombreux et, à faire fond sur la sagesse des masses, on s’expose à de terribles déceptions.

Les politiciens sans scrupules, — Et le nombre en est grand aux États-Unis, — ont là une arme d’autant plus redoutable que le principe de la souveraineté des états a succombé dans la guerre de sécession. Il ne s’agit plus pour eux de conquérir une à une ces forteresses législatives dans lesquelles résidait la souveraineté locale. À l’ancien fédéralisme a succédé une centralisation administrative sur laquelle il suffit de mettre la main pour s’emparer de tous les rouages du gouvernement. Pour cela, il faut le nombre, et leur nombre croît. En vingt années, leurs progrès ont dépassé leurs espérances. Ils possèdent un programme, des chefs, des cadres, une armée. Ils comptent sur le régime industriel pour leur recruter des soldats, sur la misère pour les enrôler, sur les grèves pour les aguerrir et les discipliner, et les usines se multiplient, la misère grandit et les grèves, plus fréquentes, deviennent plus sanglantes.

Macaulay l’avait prévu et prédit. Dès 1859, l’année même de sa mort, il écrivait à un de ses amis d’Amérique :

« Avant peu d’années, vous aurez vos grands centres manufacturiers, vos Manchester et vos Birmingham, et dans ces Manchester et ces Birmingham des centaines de mille ouvriers auxquels leur labeur ne donnera pas toujours le pain quotidien. On leur dira, à eux aussi, qu’il est souverainement injuste qu’un homme possède des millions et qu’un autre ait à peine de quoi manger… Croyez-vous que votre gouvernement sera de force à dominer une majorité mécontente et pauvre, car chez vous la majorité c’est le gouvernement, et elle tient à sa merci les classes riches, toujours et partout les moins nombreuses. Sur qui se porteront les suffrages populaires ? Sera-ce sur l’homme d’état qui prêche la patience, le respect de la propriété, le service de la dette publique, ou sur le démagogue déclamant contre la tyrannie du capital et demandant à une populace affamée s’il est juste que l’un aille en voiture et s’abreuve de Champagne pendant que le nécessaire manque aux autres ? Auquel des deux candidats l’ouvrier donnera-t-il son vote, et, une fois sur cette pente, où vous arrêterez-vous ? Laquelle des deux périra, la civilisation ou la liberté ?.. »

Macaulay voyait juste et loin. Il prévoyait aussi que l’ère des grandes fortunes atteignait son apogée ; que chaque jour plus difficiles à édifier, elles ne pouvaient que se maintenir pour un temps, et qu’à l’inégalité des conditions sociales, résultat d’une période de transformation, devait succéder une ère nouvelle, une répartition plus logique de la richesse d’un petit nombre convertie en l’aisance d’un plus grand nombre.

C’est surtout en Angleterre, pays des grandes fortunes, des contrastes plus marqués qu’ailleurs, que cette tendance s’accentue. Les puissans millionnaires d’aujourd’hui y auront peu d’émulés heureux. Ils n’ont guère laissé à glaner après eux ; la concurrence est plus âpre, les profits moins grands, et les découvertes nouvelles que l’on pourra faire à l’avenir auront plutôt pour résultat de déplacer les grandes fortunes que d’en faire surgir d’autres aussi rapides et aussi éclatantes que celles dont il nous reste à raconter l’histoire.


III.

En retraçant ici même[3] la carrière de sir John Brown, nous nous sommes efforcé de mettre en relief ce côté positif et pratique des Anglais qui les fait s’attacher de préférence, en matière commerciale, à la découverte de procédés ou à la production d’articles d’une application ou d’une utilité quotidienne et constante. C’est sur des millions de consommateurs qu’ils prélèvent les millions qu’ils entassent, proportionnant ainsi à la largeur de la base la hauteur de la pyramide qu’ils édifient. Les infiniment petits besoins de la vie de chacun et de chaque jour sont pour eux l’objet d’un examen minutieux et constant. Ils savent combien la mode est changeante, le luxe éphémère; l’expérience leur enseigne que le moindre ralentissement dans la marche en avant de la prospérité publique, que la moindre crise, se traduisent immédiatement par une réduction des dépenses facultatives; que les objets de goût, de luxe ou de mode sont les premiers atteints. De ceux-là on peut, à la rigueur, se passer ; ils constituent un superflu relatif, agréable, mais non indispensable. D’instinct aussi, leur esprit pratique les porte moins vers ce qui flatte l’œil et le sens artistique que vers l’utile, l’article de consommation courante, et dans ce domaine ils sont passés maîtres, s’imposent et s’enrichissent.

Ainsi fit sir John Brown, et l’immense fortune de M. T. Bass, le roi de la brasserie anglaise, le représentant, au parlement, du bourg de Derby, est un exemple de plus, parmi tant d’autres, de ce sens pratique auquel la fabrication et le commerce anglais sont redevables de leur prodigieux développement. Sur les points les plus reculés du globe, partout où a pu aborder un navire européen, on retrouve la marque du grand brasseur de Burton : son triangle rouge sur ses bouteilles opaques, et Thackeray était en droit de dire que, « grâce à lui, la bière anglaise était connue là même où on ignorait encore le nom de l’Angleterre. » N’a-t-on pas, d’ailleurs, vu de nos jours l’université d’Oxford proposer comme sujet de débat à ses orateurs, la question suivante : « Laquelle des deux découvertes, de l’imprimerie ou de la bière de Bass, avait été la plus profitable à l’humanité ? » La discussion fut vive, et, après avoir ouï d’éloquens discours, l’auditoire se prononça à une assez forte majorité en faveur du brasseur de Burton. Dans un élan de lyrisme tout britannique, l’un des orateurs n’hésita pas à attribuer à la bière anglaise, à la force physique qu’elle développe, à la trempe solide qu’elle donne au corps et à l’esprit, le gain de la bataille de Waterloo, la conquête des Indes, la souveraineté des mers et le succès des grandes explorations scientifiques et géographiques.

Quoi qu’il en soit de la valeur de ces assertions, on ne saurait contester que la fabrication et le commerce de la bière constituent l’une des plus importantes industries du Royaume-Uni. L’on n’y compte pas moins de 22,278 brasseurs. Dans son discours sur le budget, en 1880, M. Gladstone citait au parlement le nom de M. Bass comme le representative man de cette industrie, et sa brasserie comme « l’une des institutions fondamentales et respectées de l’Angleterre. » Le fétichisme pour ce produit national en fait remonter l’origine jusqu’aux temps les plus reculés. Certains fanatiques affirment que les Pharaons connaissaient la bière et que c’était après la bière d’Egypte que soupirait le peuple d’Israël dans le désert. De là à conclure que Bass, le grand brasseur, descendait en ligne directe de Bassareus, divinité égyptienne à laquelle on offrait des libations d’orge et de vin, et que le triangle rouge adopté comme marque de commerce par M. Bass n’était autre qu’une pyramide égyptienne rappelant son antique descendance, il n’y avait qu’un pas, et les humouristes le franchirent. Puis Shakspeare ne proclamait-il pas la bière « la boisson des rois, » et la poétique Marie, reine d’Ecosse, ne trompait-elle pas les ennuis de sa captivité, au donjon de Tutbury, en s’abreuvant d’ale? Richard Cœur-de-Lion était un grand buveur du nectar de Burton, et bien avant lui les rois saxons, désireux de se concilier l’affection de leurs sujets, avaient fait construire un pont sur le Trent afin de leur faciliter l’accès de cette nouvelle Mecque. L’histoire ajoute, il est vrai, qu’au XIIe siècle on reconnut la nécessité de surélever les parapets dudit pont, bon nombre de sectaires ivres se noyant régulièrement au retour de la cité sainte.

William Bass, le fondateur de la grande brasserie qui porte son nom, était un simple voiturier de Burton, employé au transport de la bière. L’idée lui vint qu’il gagnerait probablement davantage à en fabriquer lui-même et à vendre ses produits qu’à camionner ceux des autres. C’était en 1777. Sa bière était peu connue à Londres, à en juger par ce fait qu’il n’en écoulait qu’un ou deux barils par jour. On la vendait dans une hôtellerie du Gray’s Inn Lane, à l’enseigne du Paon. Pendant plusieurs années, il dut se contenter de ce débouché restreint et de quelques envois en Russie où le consommateur exigeait une bière plus forte, plus foncée en couleur ; mais les droits élevés imposés par la douane moscovite et la concurrence des bières allemandes ne tardèrent pas à lui fermer ce marché. Il songea alors à s’en ouvrir un plus lucratif, aux Indes.

D’autres avaient pris les devans. Depuis des années, ce commerce était aux mains d’une puissante maison de Londres, MM. Abbott et Hodgson. Ils le monopolisaient et y gagnaient des millions, mais leurs prix élevés et leurs exigences leur aliénaient le bon vouloir des négocians de Calcutta, de Madras et de Bombay ; aussi l’un des hauts employés de la compagnie des Indes, commensal assidu de l’hôtellerie du Paon et grand appréciateur des produits de Bass, l’encouragea-t-il à donner suite à son projet. Ayant lui-même résidé aux Indes, il lui suggéra de fabriquer pour ce marché une bière spéciale, ses produits habituels courant risque de s’altérer pendant le voyage. Bass se mit au travail, précisant sa formule : produire une bière légèrement amère, saine, agréable au goût, claire comme l’ambre, mousseuse comme le Champagne, capable de résister aux variations de température d’un long voyage par le cap de Bonne-Espérance et aux chaleurs de l’Inde. Il n’y épargna ni sa peine ni son temps, décidé à réussir, entrevoyant une grosse fortune pour prix de ses déboursés et de ses efforts, et il réussit enfin, après de nombreuses tentatives, à produire le Bass Bitter Beer.

Son premier envoi aux Indes eut un succès complet. Non-seulement sa bière était, comme couleur et comme saveur, très supérieure à celle de ses concurrens, mais on lui fit, à tort ou à raison, la réputation de posséder certaines vertus hygiéniques, celle, entre autres, d’être un excellent spécifique contre les maladies de foie, si fréquentes parmi les résidens européens. Il n’en fallut pas davantage pour lui assurer une grande vogue. Une seconde expédition s’enleva de suite. Les ordres affluèrent, dépassant toutes les espérances de Bass, ainsi que devaient le faire plus tard les millions qu’il accumula.

Il semble qu’à certaines périodes de leur vie, la fortune que l’on dit inconstante s’attache aux pas de ceux qu’elle favorise avec une constance que rien ne lasse, et fasse servir à leur succès les accidens les plus imprévus, les sinistres mêmes, qui les ruineraient en tout autre temps. Au moment où son commerce avec l’Inde prenait cette extension, William Bass cherchait, sans y réussir, à se faire une place sur le marché anglais. La maison Abbott et Hodgson n’entendait pas se laisser déposséder, sans lutte, de sa clientèle indienne ; elle disposait d’énormes capitaux, d’une marque bien connue, et elle étudiait les moyens de disputer à ce nouveau-venu un marché qu’elle tenait pour sien. Bass n’était pas sans inquiétude sur l’issue de cette campagne, et, de son côté, il visait à s’assurer à tout événement une clientèle anglaise. Le hasard allait la lui donner.

Un navire chargé de ses fûts de bière se perdit dans la mer d’Irlande ; on réussit à sauver une partie de la cargaison. Ramenée à Liverpool, elle y fut vendue aux enchères publiques. Les hôteliers de la ville achetèrent à vil prix la bière de Bass ; ses fûts, bien conditionnés, n’avaient subi que d’insignifiantes avaries, le contenu était intact, et ils débitèrent cette bière à leurs cliens. Bass, consterné de la perte de sa cargaison destinée aux Indes, s’évertuait à réparer le dommage que lui causait cet accident de mer et les conséquences que pouvait avoir le retard subi, quand des ordres importans lui arrivèrent coup sur coup de Liverpool. On y avait fort goûté sa bière, et on le pressait d’en envoyer de grandes quantités.

De Liverpool, sa réputation s’étendait sur les deux rives de la Mersey, sur toute la côte, gagnait l’Irlande et lui. conquérait enfin le marché anglais. Depuis, ses correspondans, MM. Ihlers et Bell, ont installé à Liverpool d’énormes chais dont l’approvisionnement régulier et constamment renouvelé est de 5,000 fûts, représentant une valeur en magasin de 50,000 livres sterling. Les mêmes agens expédient en outre annuellement au Brésil plus de 5 millions de bouteilles. Plusieurs autres agens dans divers ports d’Angleterre écoulent chaque année des quantités encore supérieures.

L’exposition de 1851, à Londres, consacra la réputation de la maison Bass, dirigée par Michael-Thomas Bass, héritier et successeur du voiturier de Burton. On peut se faire une idée du chiffre de ses opérations par ce fait, que le dépôt de Saint-Pancrass, à Londres, affecté à la consommation locale, occupe une superficie de 3 hectares et contient 90,000 fûts. Deux autres locaux d’importance au moins égale sont consacrés à l’exportation.

L’établissement central est à Burton, relié aux trois grandes lignes de chemins de fer qui desservent cette ville par un réseau particulier appartenant à la maison, et mesurant 25 kilomètres de voie ferrée. Cette brasserie gigantesque est, à elle seule, une ville dans la ville. Les constructions occupent une superficie de 25 hectares et 3,000 ouvriers y sont à l’œuvre. L’exportation annuelle dépasse un million de fûts; les frais de transport s’élèvent à 4,500,000fr. par année, et l’impôt payé par la brasserie à 7,150,000 francs. 35,000 hectares de terre sont affectés à la production de l’orge, 1,500 à celle du houblon, dont l’approvisionnement permanent en magasin n’est jamais moindre de 10,000 balles représentant un capital de 5 millions; 60,000 fourgons par année sont constamment employés au transport des produits, et les ateliers de tonnellerie contiennent 543,869 fûts. Quant à l’expédition de la bière en bouteilles, elle s’élève au chiffre incroyable de 100 millions par année.

La direction d’une pareille entreprise semble dépasser les forces d’un seul homme, et cependant, jusqu’en 1880, M. Michael-Thomas Bass en est resté seul propriétaire et gérant. Parvenu à l’âge de quatre-vingts ans, il a réalisé son immense fortune et, à défaut d’un acquéreur assez riche, a cédé sa brasserie à une société en commandite dont il est toutefois resté le principal intéressé. Représentant depuis trente années du bourg de Derby au parlement, il se vit offrir un siège à la chambre des pairs. Il refusa, tenant plus, disait-il, à rester le premier dans le Beerage qu’à figurer au Peerage, et désireux de consacrer ses dernières années à doter sa ville natale de grands établissemens d’utilité publique. Sous ce rapport, il s’est montré un digne émule de George Peabody et de la baronne Burdett-Coutts. Comme eux, il s’est voué aux œuvres philanthropiques, créant un musée, une bibliothèque, construisant des bains publics, contribuant largement à toutes les œuvres d’utilité publique et de charité privée.

Ses héritiers peuvent dire après lui ce que disait le docteur Samuel Johnson, exécuteur testamentaire de M. Thrale, le fondateur de la grande brasserie connue depuis sous le nom de Barclay et Perkins, ses successeurs : « Il m’a été donné d’entrevoir une source de prospérité sans bornes, de richesses inépuisables, et de comprendre une fois dans ma vie comment l’opulence pouvait dépasser les rêves les plus hardis. »


IV.

Un homme pour qui l’or n’est qu’un moyen de mettre à l’air sa volonté, qui, parti de rien, parvenu à l’opulence, tourne résolument le dos aux millions, consacre son intelligence et son activité à la cause de ceux qui souffrent, sacrifie sa vie à une idée et succombe sans regrets en plein triomphe, épuisé par la lutte, vaincu par la mort seule, un tel homme laisse derrière lui un nom auquel s’attache une gloire autre que celle qu’il lui fut un moment donnée de connaître : d’avoir édifié en peu d’années une fortune enviée de ses contemporains.

Ce fut la vie de Richard Cobden, l’un des plus grands orateurs que l’Angleterre ait produits, et, ce que l’on sait moins, l’un de ses négocians qui ont le plus vile et le mieux su triompher des difficultés de la misère, sortir de la foule, conquérir cette large in- dépendance sans laquelle la vie politique n’est, pour la plupart de ceux qui s’y consacrent exclusivement, qu’une lutte incessante entre les principes et les intérêts, l’écueil sur lequel viennent se briser les convictions les plus sincères au début, les caractères les mieux trempés en apparence. Si l’indépendance est la condition première du journaliste, elle l’est tout autant de celui qui aspire à gouverner les hommes, à faire triompher ses idées, et que les vicissitudes de la vie politique mettent fréquemment dans la nécessité d’opter entre ses intérêts et ses convictions. Celui-là est à plaindre que le besoin d’un traitement contraint à capituler, à prêter son concours à des mesures que condamne sa conscience et à demander à des sophismes usés l’excuse de ses défaillances civiles.

Sur la place publique de la ville de Bradford se dresse une statue de marbre de Richard Cobden, portant pour toute inscription son nom et ces mots, qui résument les idées auxquelles il voua sa vie : « Libre échange. — Paix et bonne volonté entre tous les peuples. » Il fut en effet l’apôtre du libre échange et de la paix. On peut différer d’opinion avec lui, traiter d’utopies généreuses ses aspirations passionnées : on ne saurait contester sa sincérité, son entière bonne foi, son dévoûment à sa cause. Il la servit de tout son cœur, de toute son intelligence et de sa fortune, plaçant haut son idéal. Il rêvait un millénium peut-être, un âge d’or pour l’humanité ; il y tendait de toutes ses forces ; s’il ne l’atteignit pas, il en réalisa du moins une partie, et son plus bel éloge est dans ce mot que les ouvriers anglais répètent encore quand son nom est prononcé : «C’est à Cobden que nous devons d’avoir le pain à bon marché. » Les circonstances firent de Cobden un simple marchand de calicot ; son cœur, son génie, son éloquence, firent de lui l’heureux rival de sir Robert Peel, le chef incontesté et l’orateur puissant d’un grand parti qu’il conduisit à la victoire.

Son père était fermier, exploitant son propre champ. Il appartenait à cette classe de cultivateurs indépendans, chaque jour moins nombreux en Angleterre, où la culture moyenne diminue, absorbée par les grands propriétaires. Il possédait neuf enfans et mourut à la peine, écrasé par un fardeau trop lourd. Richard Cobden dut gagner sa vie et loua ses services comme gardien de trou- peaux à un fermier du duc de Richmond. Une singulière destinée rapprochait ainsi au début de sa carrière le chef futur du parti libre-échangiste et le grand seigneur inféodé aux idées protectionnistes qu’il personnifiait à la chambre des pairs. Il s’instruisit lui-même, et « s’il n’eut pas, comme le dit M. Bright, son ami, les avantages qui résultent d’une éducation universitaire, il n’eut pas non plus à pâtir de quelques-uns des désavantages que cette éducation comporte. »

En ces quelques mots incisifs, John Bright formulait, aux applaudissemens de ses auditeurs, l’une des critiques les plus sérieuses que l’on soit en droit de diriger contre les grandes universités anglaises, ces clubs de jeunes gens nobles, à tout le moins riches, autour desquels gravitent des boursiers pauvres en quête d’un patron puissant, serres chaudes où fleurissaient alors cet esprit valet, cette adoration de l’argent, si bien décrits par William Thackeray dans son roman d’Arthur Pendennis.

A dix ans, Richard Cobden fut mis dans une de ces misérables petites écoles que Dickens a merveilleusement peintes dans Nicolas Nickleby. Il y passa cinq années, mal nourri, mal traité, loin des siens, sans affection et sans soins. Cette période de sa vie lui laissa les plus tristes souvenirs, et, depuis, il a maintes fois répété que ni la fortune ni le succès ne purent jamais effacer ces premières impressions, et qu’il lui en resta un fonds de tristesse et de mélancolie qui assombrit le reste de sa vie. A quinze ans, il entra, en qualité de commis, dans le magasin d’un de ses oncles à Londres. L’existence y était rude, le travail excessif; mais après l’épreuve qu’il venait de traverser, cette condition lui parut tolérable. Son modeste salaire suffisait à ses besoins et, sur ses économies, il prélevait encore de quoi acheter quelques livres qu’il dévorait. Puis, Londres avec son incessante agitation, sa puissante activité commerciale passionnait son imagination. La grande ville était pour lui un livre aux pages toujours ouvertes et toujours nouvelles.

Son assiduité au travail et son intelligence lui valurent d’être promu au poste de commis voyageur. C’était en 1826. Libre de ses mouvemens, pourvu d’une carriole et d’un cheval, il parcourut l’Angleterre, sollicitant des ordres, faisant l’article, visitant les localités, récoltant, chemin faisant, des renseignemens utiles, complétant son éducation par l’étude des monumens, des musées, aussi bien que des filatures et des marchés. Il gagnait suffisamment déjà pour venir en aide à sa mère et à sa nombreuse famille. A vingt-quatre ans, s’estimant assez au courant des affaires pour s’établir à son compte, il s’associait avec deux de ses amis employés comme lui au commerce des cotonnades. Leurs économies s’élevaient à 500 livres sterling (12,500 francs); ils négocièrent un emprunt de même somme, et Richard Cobden s’en fut à Manchester s’aboucher avec une fabrique de cette ville. Son intelligence et sa franchise lui gagnèrent la sympathie d’un grand manufacturier, qui ouvrit à Cobden et à ses associés un crédit considérable. Il n’eut pas à le regretter. Peu après il écoulait, par leur intermédiaire, pour plus de 2 millions 1/2 de marchandises à l’année.

Plus tard, Cobden, arrivé à la fortune, lui demanda comment il avait pu donner à trois jeunes gens, possédant à peine 5,000 fr. chacun, de pareilles facilités ; à quoi le manufacturier lui répondit ; « J’ai toujours eu pour principe de préférer traiter avec des hommes jeunes, au courant de leur affaire, capables et probes, plutôt qu’avec des gens possédant déjà des capitaux. Les premiers travaillent dur et réussissent plus souvent que les autres. Je me suis bien trouvé d’en agir ainsi et, par cette manière de faire, je me suis assuré des correspondans capables et intelligens dans toutes les parties du monde. »

L’extension rapide de leurs affaires obligea les trois associés à se consacrer chacun à une partie spéciale de l’œuvre commune. L’un d’eux s’établit à Manchester, l’autre à Londres, et le troisième, Cobden, se réserva les voyages. Il parcourut ainsi la France et les États-Unis, non plus en simple placier, mais en commerçant connu et estimé, traitant de grandes affaires. Il en retira profit et instruction, ne négligeant aucune occasion d’apprendre ce qu’il ignorait : les langues étrangères et l’histoire ; se passionnant pour l’étude des questions économiques ; réunissant partout des informations précises et puisées à bonnes sources ; suivant d’un œil attentif et curieux l’évolution commerciale, qui, de 1830 à 1850, atteignait son apogée. Négociant par situation et par nécessité, il était, d’instinct, homme politique et économiste. À un moment donné, la nature devait l’emporter sur l’accident, lui faire abandonner sans regret ses intérêts particuliers pour l’entraîner dans le conflit des intérêts généraux. Gagnant alors près de 500,000 francs par an, il dépendait peu, accroissait sa fortune jusqu’au jour où, tenant son indépendance pour largement assurée, il quitta les affaires pour se consacrer à la vie publique.

Il débuta toutefois par de lointains voyages, et, à son retour, par la publication d’une brochure intitulée : Angleterre, Irlande et États-Unis, dans laquelle, préconisant les institutions américaines, il s’attachait approuver que « la jeune république devait s’élever au plus haut degré de prospérité, à la condition de demeurer fidèle à sa double tradition : de n’avoir que des cadres en tant qu’armée permanente, et d’éviter les alliances embarrassantes. La civilisation, ajoutait-il, c’est la paix ; la barbarie, c’est la guerre. Si les grandes puissances s’entendaient pour consacrer au bien-être des masses une partie des sommes énormes qu’elles dépensent en armemens, l’humanité n’attendrait plus longtemps ses glorieuses destinées. » A la sollicitation de J. Bright, alors son allié politique, plus tard son confident et son ami, Richard Cobden exposa à plusieurs reprises ses vues dans des meetings publics. Sa parole émue, claire, convaincante, parce qu’elle était convaincue, impressionna vivement ses auditeurs. L’un de ses adversaires, qui l’entendit à cette époque, résumait son impression en ces mots, qui sont le plus complet éloge d’un orateur : « Je tremble toujours quand Cobden prend la parole. Je sais qu’il va me persuader que j’ai tort et qu’il a raison, et personne n’aime cela. »

Ses rêves humanitaires de paix universelle ne l’absorbaient pourtant pas au point de détourner son attention de réformes aussi urgentes et plus pratiques. Son cœur souffrait du pénible contraste qu’offraient alors la prospérité commerciale de son pays et la misère des classes ouvrières. Ce contraste déconcertait sa logique ; il en recherchait les causes, complétant par des études approfondies une instruction première insuffisante. Conséquent avec les idées développées par lui dans sa brochure, il attribuait une partie des maux dont souffrait l’Angleterre à son incessante intervention dans les affaires du continent, intervention qui épuisait son trésor, sans profit pour le bien-être du peuple. Il attribuait le reste au régime protectionniste, qui enrichissait la bourgeoisie et les propriétaires au détriment des masses. « On devait, disait-il, l’impôt à l’état; on ne le devait pas à ses compatriotes. » N’était-ce pas un impôt prélevé sur la masse des consommateurs, cette échelle mobile de droits qui contraignait le pauvre à payer le pain plus cher pour assurer au propriétaire et au fermier un écoulement rémunérateur de leurs produits ? « Quel droit ceux qui possèdent et ceux qui labourent le sol ont-ils de taxer le pain, la viande de toute une population pour leur propre bénéfice? »

Au moment où il entreprit cette campagne fameuse qui devait aboutir au rappel de la loi des céréales, le blé était abondant et à bon marché en Europe et aux États-Unis, et le pain plus cher que jamais en Angleterre. Tout absorbé par son idée, il s’en fut trouver J. Bright pour réclamer son concours dans la lutte qu’il allait engager. Il le trouva atterré par la mort de sa femme, qui venait d’expirer le jour même. Alors, entre ces deux hommes, eut lieu une scène caractéristique qui peint bien le self control et les facultés d’endurance de la race. Pour consoler son ami, Cobden trouva des paroles émues, pleurant avec lui celle pour laquelle il professait lui-même une respectueuse affection ; mais peu à peu, dominé par son idée fixe : « Vous n’êtes pas seul malheureux, ni seul affligé. En ce moment, dans des milliers de demeures, des mères, des femmes, des enfans souffrent des angoisses de la faim, attendant la mort, terme de leurs épreuves. Pleurez, mon ami, puis séchez vos larmes et venez avec moi combattre le bon combat. Luttons jusqu’à ce que nous ayons obtenu le rappel de cette loi inique. »

Peu de jours après, la ligue contre la loi des céréales était organisée. La lutte la plus formidable que deux hommes aient jamais soutenue contre un gouvernement commençait, et en 1846 ils arrachaient à sir Robert Peel la concession qu’ils réclamaient au nom des classes ouvrières.

La carrière politique de Cobden appartient à l’histoire; nous n’entreprendrons pas de la raconter dans le cours de cette étude : il n’en relève que par ses débuts peu connus et les succès commerciaux de ses premières années. Rappelons seulement que la fortune ne fut pour lui qu’un instrument ; qu’il la sacrifia tout entière à sa cause et à ses idées, et que cet homme, qui eût pu mourir millionnaire, mourut pauvre, mais laissant un nom glorieux parmi les plus illustres dont s’enorgueillisse sa patrie.


V.

Chicago, la cité des prairies, dont la superficie dépasse aujourd’hui celle de Paris, dont la population s’accroît annuellement de 50,000 habitans et atteint aujourd’hui 800,000, est surtout la métropole de la viande et du blé. Sur son colossal marché de porcs passent chaque année plus de 4 millions d’animaux; une seule maison, Armour et Cie, tue, dépèce, sale et fume annuellement 1 million de cochons et 300,000 bêtes à cornes. Dans ses elevators s’entassent 400 millions de boisseaux de céréales. Plusieurs de ses maisons de commerce peuvent rivaliser avec les plus opulentes de New-York; on cite notamment celle de Field, Luter et Cie, dont le chiffre d’affaires dépasse 100 millions par an, Mac Cormick, le plus grand constructeur de machines agricoles des États-Unis et dont le nom est connu dans toutes les parties du monde.

Mais la cité des prairies tient à honneur de n’être pas seulement la grande métropole de l’ouest, la ville utilitaire et riche ; ses opulens millionnaires ont doté d’une société historique la cité née d’hier, et cette société vient de publier son premier volume. Il contient le récit des aventures de deux pionniers anglais, Morris Birkbeck et George Flower, qui, les premiers, s’établirent dans l’Illinois, et y réalisèrent, le second surtout, une grande fortune.

Ge récit est curieux. Il met en saillie l’esprit tout à la fois aventureux et pratique des colons anglais, ces goûts de vie libre, indépendante qu’ils ont transmis à leurs descendans américains. Il nous initie aux difficultés, aux périls, et aussi aux charmes de cette existence que n’oublient jamais et regrettent souvent, au milieu des conforts de la civilisation, ceux qui en ont une fois goûté.

En 1816, nos deux pionniers réalisèrent une partie de ce qu’ils possédaient en Angleterre et partirent pour les États-Unis dans l’unique dessein de s’assurer par eux-mêmes de ce qu’il y avait de vrai dans les récits vagues qui circulaient alors et d’après lesquels il existait, dans le far-west, d’immenses prairies. Il n’y avait guère, semble-t-il, dans cette assertion, traitée de fable par les colons américains eux-mêmes, de quoi surexciter l’imagination de deux respectable fermiers du comté de Sussex et les décider à quitter leur exploitation prospère pour s’embarquer dans une expédition aussi lointaine et aussi chanceuse. Mais l’esprit d’aventure souffle où il peut et comme il veut, déracinant les hommes du sol natal et les poussant au hasard sur des terres nouvelles. Eux-mêmes croyaient peu à l’existence invraisemblable de ces prairies. Le littoral des États-Unis, encore seul exploité et colonisé, offrait partout l’aspect d’une immense forêt. Aussi loin que l’on eût pénétré dans l’intérieur, la forêt s’étendait, semée de clairières, sillonnée de fleuves et de rivières, peuplée d’Indiens. Quelques explorateurs audacieux affirmaient bien qu’au-delà des monts Alleghany, par-delà Cincinnati, qui comptait à peine quelques habitans, commençait la région des prairies, la riche vallée de l’Ohio traversée par la Belle-Rivière le mystérieux Wabash, et confinant aux rives désertes du lac Michigan. C’est sur cette plage, alors couverte de hautes herbes, où paissaient des troupeaux de buffles et d’élans, que Chicago devait semer un jour, sur 100 kilomètres carrés, ses luxueuses habitations, ses hôtels princiers, ses parcs, ses marchés et ses usines, sa Michigan Avenue peuplée de millionnaires.

Le récit qu’a laissé George Flower pourrait être intitulé le «Manuel de l’explorateur. « Il abonde en détails minutieux et précieux sur l’art de voyager alors, sur les précautions à prendre, sur le choix de sa monture, sur les soins à lui donner. Il importe en effet de ne pas se tromper dans l’achat d’un cheval qui doit vous porter pendant 2,000 kilomètres, de la mule porteur de vos bagages et dont la charge, exactement proportionnée à ses forces, doit être équilibrée avec un art savant. La sécurité, la vie même du voyageur, en dépendent. Une courroie qui se rompt au passage d’un gué, à la descente d’un ravin, peut entraîner mort d’homme; un bât mal assujetti, trop lâche ou trop serré, peut estropier l’animal, retarder la marche et contraindre à camper dans des conditions désastreuses. Pas une partie de l’équipement qui n’exige une surveillance attentive, pas un point de suture qu’on ne vérifie, pas une longe dont on n’éprouve la force de résistance, pas une corde qu’on n’assouplisse, pas un licou qu’on ne graisse. Ce n’est pas petite affaire de bien équiper un cheval pour pareil voyage. Tout d’abord une couverture souple pour le protéger contre les piqûres des insectes venimeux qui abondent dans les forêts, puis une large selle rembourrée avec art sur l’arrière où s’arrime le double sac, bien empaqueté, bien équilibré surtout, maintenu par une courroie pour l’empêcher de battre et de blesser les flancs de l’animal, ou de glisser de côté. Ainsi équipé et chargé, le cheval peut et doit fournir un parcours régulier de 40 kilomètres par jour, pendant un mois. Chaque mois, on lui laisse quatre jours de repos, que l’on consacre à remettre complètement en état son harnachement, entretenu et vérifié d’ailleurs chaque soir au campement.

Sur tous ces détails, l’auteur s’étend avec une complaisance qui prouve la légitime importance qu’il y attachait. L’aéronaute qui s’aventure dans les airs, le navigateur qui se lance sur l’océan à la recherche de terres nouvelles ne surveillent pas avec plus de sollicitude les agrès de la nacelle ou du navire qui les portent que ne fit George Flower se mettant en route pour vérifier l’existence des prairies. Et, de fait, les risques n’étaient pas moindres. Il en courut davantage pour gagner le site où se trouve aujourd’hui Pittsburg qu’on n’en affronterait de nos jours pour faire le tour du monde.

Parti seul, en avant, pour se rendre à Nashville, limite extrême des setllemens, il devait, s’il découvrait la région des prairies, en aviser son associé, qui viendrait, de New-York, le rejoindre avec sa famille, lui amenant des renforts et des provisions. Il ne mit pas moins de sept mois à effectuer ce parcours, arrêté parfois pendant des semaines au bord d’une rivière grossie par les pluies, perdu dans les monts Alleghany et ne retrouvant son chemin que grâce à un cheval errant qui le conduisit à une hutte habitée par un Irlandais, lequel lui donna abri pour la nuit et le remit dans sa voie. Encore le prévint-il qu’il rencontrerait à quelque distance une rivière, en apparence impassable, mais qu’il pourrait franchir à gué, à la condition de suivre bien exactement ses indications. Il devait entrer dans l’eau à un endroit qu’il précisa, « avancer droit devant lui quatre fois la longueur de son cheval, puis tourner brusquement à droite, continuer deux longueurs de l’animal, revenir un peu à gauche, puis pousser vers l’autre rive en obliquant légèrement dans le sens du courant. » Même avec de pareils renseignemens, il fallait bonne mémoire et coup d’œil sûr pour ne pas se noyer. Il ne s’en tira qu’à grand’peine, et le souvenir de cette aventure fit sur lui une impression telle, qu’il lui arrivait encore d’en rêver cinquante ans plus tard, écrit-il.

Pas plus à Pittsburg qu’à Cincinnati il ne put rien apprendre au sujet des prairies. Les rares colons qu’il rencontrait et interrogeait le tenaient pour fou, ne comprenant pas ce qu’il cherchait et à quoi il en avait Ce fut à la résidence du gouverneur Shelby, dans le Kentucky, qu’il vit enfin quelqu’un qui lui confirma l’existence des prairies. Ce voyageur était le frère même du gouverneur ; il arrivait du Mississipi supérieur, après avoir traversé les plaines de l’Illinois. Les détails précis qu’il donna à George Flower, ses indications sur la route à suivre, sur l’étendue, en apparence illimitée, de cette région qu’il n’avait fait qu’entrevoir, levèrent tous les doutes de l’explorateur. Convaincu qu’il n’était pas la dupe d’une histoire inventée à plaisir, que les prairies existaient, il se hâta d’en aviser son ami, M. Birkbeck, et accepta la cordiale invitation de M. Jefferson, pour lequel il avait une lettre d’introduction, et qui le pressait de le venir voir à sa résidence de Poplar-Forest, en Virginie. Pour s’y rendre, il eut encore 1,200 kilomètres à faire à cheval, mais là, du moins, il put attendre et se reposer.

Chemin faisant, à Nashville, il rencontra le général Andrew Jackson, et nous a laissé un curieux portrait du héros de la Nouvelle-Orléans : « Il était grand, écrit-il, maigre et mal bâti, le teint bronzé, les traits fortement accentués, la barbe grise, l’œil vif et brillant. Jackson, ajoute-t-il, était passionné pour les courses ; il engagea son meilleur cheval contre celui d’un fermier et perdit. On ne peut s’imaginer parieur plus enragé; il tenait tous les enjeux, il gesticulait, criait, jurait, se démenait comme un possédé. Si l’on m’eût dit alors que le fou furieux que je voyais deviendrait un jour président des États-Unis, j’aurais tenu le fait pour des plus invraisemblables. »

Après quelques mois de repos dans la résidence de l’ex-président Jefferson, résidence qui lui rappelait, dit-il, un château de France, avec ses chambres octogonales, ses portes de chêne, ses hauts plafonds et ses vastes miroirs, il reçut enfin avis de l’arrivée prochaine de Morris Birkbeck. Ce dernier le rejoignait en effet, amenant avec lui un important convoi d’approvisionnemens, ses deux filles, leur compagne, miss Andrews, et ses serviteurs, une douzaine de personnes. Ce n’était pas chose facile de transporter tout ce monde dans la région encore éloignée des prairies, mais George Flower avait médité les théories des Pilgrim Fathers ; il avait lu leurs récits et en avait retenu l’axiome bien connu dans le far-west : « Loin d’être un obstacle pour les pionniers, la présence, l’aide matérielle et morale des femmes et des enfans leur est utile, en les obligeant à redoubler de vigilance et de prudence, en les mettant dans l’impossibilité de reculer, et en leur imposant le devoir de veiller sur ces êtres plus faibles. »

L’expérience prouva une fois de plus la sagesse des premiers pionniers, en dépit des complications que devaient entraîner la présence des trois jeunes femmes. George Flower était célibataire, Morris Birkbeck était veuf. Il semblait assez naturel que, dans le cours de ce long voyage et par suite de l’intimité qui en résulterait, George Flower s’éprît d’une des filles de son ami. Il n’en fit rien ; son choix s’arrêta sur miss Andrews, dont Morris Birkbeck, de son côté, tombait amoureux. Assez prolixe d’ordinaire sur les incidens de leur voyage, George Flower observe, sur ce sujet délicat, une réserve dont on ne saurait le blâmer. Il se borne à nous apprendre que Morris Birkbeck se proposa et fut refusé, que miss Andrews agréa ses hommages, et qu’au premier settlement où ils rencontrèrent un pasteur, il épousa miss Andrews, son associé Birkbeck tenant, pour cette cérémonie, lieu de père à celle dont il n’avait pu faire sa femme.

Cette affaire terminée, on se remit en route, voyageant tout l’été, profitant de l’expérience acquise par George Flower, passé maître dans l’art de régler les étapes et de choisir un campement. Mais les semaines s’écoulaient, les forces défaillaient, surtout l’espoir qui les soutenait. « Enfin, un jour, écrit-il, après une marche de sept heures par une chaleur intense, brisés de fatigue, lacérés par les ronces de la forêt, découragés, nous débouchâmes tout à coup dans une prairie semée de fleurs sans nombre. Devant nous, aussi loin que l’œil pouvait s’étendre, elle déroulait, dans le calme et le silence majestueux d’une belle après-midi d’automne, son immense tapis diapré. Çà et là des bouquets de chênes séculaires lui donnaient l’aspect d’un parc gigantesque. Derrière nous, la forêt que nous quittions restait pleine d’ombre et de mystère. Une fois en ma vie, la réalité tant attendue, si désirée, dépassa mes rêves. »

Pendant des jours et des jours, ils explorèrent ce domaine sans fin, « ne pouvant, écrit l’heureux explorateur, nous rassasier de la vue de tant de beautés, cherchant où poser notre tente, hésitant entre cent sites aussi séduisans l’un que l’autre. » Certes, ils n’entrevoyaient pas alors que des villes telles que Chicago, Pæoria, Springfield, Burlington, Davenport surgiraient dans cette oasis, que soixante ans plus tard ces terres de l’Illinois, devenu l’un des plus riches états de l’Union, représenteraient un capital de 3 milliards, et que la région des prairies, nouveau pays de Canaan, deviendrait l’inépuisable grenier du littoral de l’Atlantique. Mais ils étaient fermiers trop pratiques et trop expérimentés pour ne pas comprendre tout le parti qu’ils pouvaient tirer de ces terres vierges de culture et d’une fécondité sans égale. Ils décidèrent de s’établir dans une localité qu’ils baptisèrent du nom d’Edwards-County, et George Flower repartit pour l’Angleterre afin de réaliser ce qu’ils y possédaient tous deux, d’y négocier un emprunt et d’acquérir du gouvernement américain une vaste concession de terres. Au prix auquel il cédait alors ces terrains, les nouveaux acquéreurs ne couraient aucun risque. Flower réussit dans sa mission. Ses récits enthousiastes, ses descriptions de la fertilité du sol, de la beauté et de la salubrité du climat, séduisirent plusieurs de ses compatriotes, qui imitèrent son exemple. Edwards-County se peupla de fermiers entreprenans, et, peu d’années après, se couvrait d’abondantes moissons. George Flower ne s’en tint. pas là : au centre des settlement, sur des terrains lui appartenant, il fonda un village qui bientôt devint une ville et à laquelle il donna le nom d’Albion.

George Flower mourut en 1862, laissant une grande fortune en terres, fermes et maisons. En publiant son curieux récit, la Société historique de Chicago n’a pas seulement rendu un hommage mérité à la mémoire de cet intelligent et hardi pionnier anglais, elle a encore et surtout éclairé d’un jour nouveau l’histoire peu connue, bien que comparativement récente, de la naissance d’un des plus grands et des plus riches états de l’Union, qui n’était qu’un désert le jour où il y planta sa tente, et dont la population dépasse aujourd’hui 3 millions d’habitans.


VI.

A l’époque où George Flower, colonisant l’Illinois, jetait les bases de sa grande fortune, un autre colon, Peter Smith, tentait sur les bords du lac Ontario une entreprise analogue à celle que le fermier anglais poursuivait avec succès sur les rives du lac Michigan. Ce Peter Smith, père du millionnaire Gerrit Smith, et lui-même immensément riche, fut, ainsi que son fils, l’un des types les plus curieux et les plus excentriques d’un temps et d’un milieu où l’excentricité se donnait libre carrière. Sur cette terre nouvelle, aussi peu connue que peu peuplée, les singularités et les bizarreries de caractère passaient inaperçues ; elles ne gênaient guère et n’étonnaient nullement des colons qui vivaient à grande distance les uns des autres; aucun frottement social n’adoucissait les angles ; tordues, droites ou nouées, les individualités s’y développaient à l’aise, comme les arbres dans les forêts, au gré de leurs tendances naturelles.

New-York n’était alors qu’un grand village, et Peter Smith avait à peine vingt ans quand il se prit de passion pour la vie libre et aventureuse des trappeurs. Les castors abondaient sur les bords de l’Ontario, et, comme Bas de cuir de Fenimore Cooper, il s’en, fut courir les forêts et les plaines campant avec les Indiens, parlant leur langue, apprenant d’eux l’art de subvenir par la chasse et la pêche à sa subsistance, leurs stratagèmes ingénieux pour dérouter leurs ennemis ou suivre à la piste sur d’immenses espaces les troupeaux de buffles et d’élans. Quelques années de cette existence nomade firent de lui un homme robuste, un coureur agile, un intrépide cavalier et un chasseur accompli.

Le bruit de sa réputation parvint aux oreilles d’un négociant qui devait être un jour l’un des plus puissans millionnaires que le monde ait connus. John-Jacob Astor débutait dans sa carrière ; il s’occupait à New-York du commerce des fourrures et des pelleteries. Il prit d’abord Peter Smith à son service, puis l’intéressa à ses affaires, lui laissant pleine liberté d’opérer à sa guise. L’argent était rare alors et peu recherché des Indiens, qui n’en connaissaient pas l’usage ; en revanche, ils appréciaient fort le tabac, les étoffes, les couvertures, dont ils étaient dépourvus et qu’ils remplaçaient par des peaux d’animaux. Peter Smith commença à trafiquer avec eux. Ils l’estimaient comme leur élève; sa qualité de blanc rehaussait le prestige de sa bravoure, aussi s’empressèrent-ils de lui apporter les produits de leur chasse, leurs pelleteries et leurs fourrures en échange des articles fabriqués que lui faisait tenir Astor. Les affaires des deux associés prospérèrent. Peter Smith parcourait en tous sens ce vaste territoire qui s’étendait de New-York aux frontières du Canada. Il fut le premier à en pressentir l’importance future. Sa vie de trappeur et de chasseur avait développé en lui ces aptitudes particulières, ces qualités spéciales aux explorateurs, qui leur font discerner au premier coup d’œil les sites propres à un campement, les avantages qu’il offre pour repousser une attaque, assurer une retraite. Il était passé maître dans cet art où les. Indiens excellent, et qui, pratiqué sur une plus vaste échelle, fait les tacticiens consommés.

Par le fait des circonstances, il en tira un autre parti. En paix avec ses amis indiens, s’occupant non de guerre, mais de commerce, soucieux surtout de s’assurer les moyens les plus économiques et les plus sûrs d’expédier ses fourrures à New-York et d’en faire venir ses articles d’échange, il étudia avec un soin minutieux le terrain sur lequel il opérait, le réseau des rivières navigables qui lui assuraient de prompts transports, les sites les plus avantageux pour y établir des étapes, des relais et des dépôts. C’est ainsi que son coup d’œil exercé lui fit choisir les emplacemens où s’élèvent aujourd’hui Oswego, Rochester et les ports les plus sûrs du lac Ontario.

John-Jacob Astor s’enrichissait. Inaugurant un mode de placement dont il ne se départit jamais et qui devait porter sa fortune au chiffre colossal de 250 millions de francs, il achetait à bas prix des terrains à New-York. Son inébranlable confiance dans la grandeur future de sa ville natale fit de lui l’un des hommes les plus opulens du monde. Le revenu de ses acquisitions passait à de nouvelles acquisitions. Observateur attentif, il suivait dans ses évolutions la marche encore hésitante, mais déjà régulière, de la future cité impériale.

Les grandes agglomérations urbaines obéissent en effet à des lois que l’observation nous révèle, et dont la statistique nous permet de constater l’exactitude. Toutes les villes appelées à un grand avenir se développent et s’étendent suivant des règles que les conditions géographiques et géologiques favorisent ou contrarient, qui accélèrent ou retardent leur croissance. Si ces conditions sont favorables, leur accroissement est régulier ; au cas contraire, elles s’ingénient à tourner ou à supprimer l’obstacle. Serrez de près leur histoire, suivez-les dans leurs évolutions à travers les âges, et vous noterez chez toutes une tendance invariable à une orientation particulière. D’instinct elles se tournent vers l’ouest, à moins qu’un obstacle insurmontable, mer, fleuve ou montagne, ne les contraigne à chercher dans une autre direction l’espace nécessaire à leur développement.

Que ce phénomène soit dû, comme nous le pensons, au régime dominant des vents d’ouest, qui, refoulant vers l’est les miasmes délétères, rend les quartiers occidentaux d’une grande ville plus salubres que les quartiers de l’est, le fait n’en est pas moins constant. Paris et Londres nous offrent, en Europe, un exemple frappant de cette loi. Londres, comme Paris, a eu pour berceau sa cité; toutes deux ont promptement rompu cette enceinte trop étroite, et, après quelques tâtonnemens, se sont résolument mises en marche vers l’occident. Le cours de leurs fleuves n’y a été pour rien, car la Seine et la Tamise coulent en sens contraire : la Tamise, de l’ouest à l’est; la Seine, de l’est à l’ouest. Londres a remonté le cours de son fleuve; Paris a descendu au cours du sien. Libres toutes deux d’évoluer dans le sens qui leur conviendrait le mieux, ne rencontrant dans aucune direction d’obstacles à leurs progrès, elles ont toutes deux cheminé dans la même direction, abandonnant au commerce, à l’industrie, aux usines et aux entrepôts les quartiers qui furent leur point de départ, le centre riche et élégant. Le West-End de Londres est actuellement le quartier aristocratique par excellence. La partie orientale de la ville est de plus en plus abandonnée à la population pauvre.

A Paris il en est de même. Depuis quarante ans, la ville semble même avoir doublé ses étapes vers l’ouest, et sa marche, un instant ralentie, ne paraît pas près de s’arrêter. Que l’on mesure le chemin parcouru depuis l’époque, — il y a de cela deux siècles, — où la place Royale, aujourd’hui place des Vosges, était le centre élégant, où le Louvre se trouvait à l’une des extrémités de la ville dont il occupe aujourd’hui le centre mathématique, centre qui tend de plus en plus à se déplacer vers l’ouest.

Aux États-Unis, ce fait, constaté par l’expérience, fait loi pour les spéculateurs en terrains. Dans toutes les villes nouvelles qui se sont fondées depuis le commencement de ce siècle, le même phénomène s’est produit; aussi les capitalistes avisés ont-ils toujours acheté de préférence les terrains situés dans la partie occidentale, et s’en sont-ils bien trouvés. L’étonnante rapidité avec laquelle ces villes se peuplent et s’étendent y rend d’ailleurs les spéculations en terrains plus fructueuses et plus promptement productives qu’en Europe, où la progression mathématique est plus lente, et où les grands centres bénéficient davantage de l’afflux des populations rurales que de l’excédent des naissances sur les décès.

Jacob Astor ne se trompait pas dans ses calculs, fondés sur l’avenir de sa ville natale et sur la direction qu’elle devait prendre. New-York, avec ses quatre cents temples ou églises, ses résidences princières, ses hôtels, palais de marbre et de granit, ses interminables avenues, son port sûr et spacieux, ses 1,800,000 habitans, est bien la capitale commerciale du Nouveau-Monde, la rivale de Londres, qu’elle jalouse, et à laquelle, avant un siècle, elle enlèvera la suprématie de l’Atlantique. Londres est la tête monstrueuse d’une île relativement peu étendue; sa population égale celle de l’Ecosse; elle vit de la mer et par la mer, du commerce maritime, de l’Inde, de l’Australie. Elle attire et entasse dans ses docks gigantesques les produits du monde ; elle aspire et respire par son fleuve, prélevant sur l’univers entier d’énormes commissions de transport et d’entrepôt, de courtages de vente et d’achat, mais elle n’a pas les fortes et solides assises de New-York ; elle n’a pas derrière elle, comme sa rivale, les immenses fermes de l’ouest, greniers inépuisables où s’entasse chaque année assez de grains pour nourrir l’Europe entière. Elle n’a pas les immenses troupeaux de l’Ohio et du Texas, les bois du Maine et de l’Orégon, l’or de la Californie, l’argent du Nevada, le sucre de la Louisiane, le coton de la Géorgie. Elle n’a pas enfin les 50 millions d’habitans qui peuplent les États-Unis, et dont le nombre va toujours croissant.

John-Jacob Astor avait pressenti ce prodigieux développement et identifié sa fortune avec celle de New-York. Toutes deux marchaient du même pas. Sobre, économe, ennemi de tout luxe et de tout apparat, il vivait avec une excessive frugalité, élevant son fils, William-B. Aster, dans les mêmes idées. « William, disait-il un jour, ne saura peut-être pas gagner de l’argent, mais il saura garder celui que je lui laisserai. » En cela il ne se trompait pas, et la fortune de son fils, comme la sienne, a grandi avec la même rapidité que celle de l’Impérial City. Dans les dernières années de sa vie, il mettait de côté et plaçait chaque trimestre 1 millions /2 de francs en acquisitions nouvelles de terrains ou de valeurs locales.

Peter Smith suivait l’exemple de son associé. Pendant qu’Astor opérait sur les terrains de New-York, Peter Smith, mieux au courant que personne de la valeur des terres du nord-ouest, achetait de grandes concessions sur les points où il prévoyait que l’émigration agricole se porterait de préférence. Il comprenait qu’avant peu, cette solitude se peuplerait, que la prospérité croissante de la ville de New -York entraînerait celle du reste de l’état, et, dans ses achats judicieux, il faisait main basse sur les terres irrigables et d’accès facile. Mais à mesure qu’il avançait en âge et que sa fortune augmentait il était envahi par une sorte de mélancolie religieuse assez fréquente, au déclin des ans, chez ces rudes pionniers dont la vie solitaire s’écoule au milieu des vastes espaces et des grands horizons. La pensée forcément repliée sur elle-même, l’imagination toujours en éveil, l’observation incessante des phénomènes de la nature, leur font entrevoir, par-delà les manifestations silencieuses du monde visible, la source mystérieuse de vie, la cause première que nous voile notre horizon borné, et dont les occupations et les préoccupations inquiètes de notre vie agitée détournent sans cesse nos yeux et notre esprit. La solitude l’avait conquis. Il s’était marié jeune et n’avait qu’un fils, Gerrit Smith. De ses immenses propriétés, il se réserva une ferme à Schneetady, s’y enferma et transféra, de son vivant, tout ce qu’il possédait à son unique descendant,

Gerrit Smith n’héritait pas seulement des plus riches terres de l’état de New-York; il héritait aussi de la volonté et de l’incessante activité de son père. Dans l’œuvre qui s’accomplissait alors, dans l’édification, sur les rives de l’Atlantique, d’une puissante république, la tâche était multiple et le labeur sans trêve. Sur ce vaste champ de travail, toutes les aptitudes trouvaient place, toutes les énergies libre carrière, toutes les forces leur emploi. Possesseur d’immenses espaces, Gerrit Smith avait à continuer l’œuvre de son père, à mettre en valeur cette grande fortune, à défricher, construire, exploiter le sol, y attirer l’émigration, faire œuvre de colon après œuvre de pionnier et d’explorateur. Mais ses capitaux disponibles furent promptement absorbés; il lui en fallait d’autres. Il s’adressa à John-Jacob Astor l’ancien associé de son père, devenu le plus important capitaliste des États-Unis.

Dans une lettre curieuse et qui éclaire d’un jour tout particulier les difficultés au milieu desquelles se débattaient ces hardis pionniers, il lui annonçait sa visite prochaine, lui en exposait l’objet et le mettait au courant de sa situation. Il possédait alors 1 million d’acres d’excellentes terres, des fermes, des embryons de villes, des villages, des canaux, des routes, des ports, des quais. Quinze cents acquéreurs divers lui devaient des sommes importantes; elles rentreraient, mais à échéances éloignées. En attendant, il lui fallait un prêt considérable. John-Jacob Astor lui répondit qu’il l’attendait et l’invita à dîner sans s’expliquer sur ses intentions. Pendant le repas, le vieux millionnaire lui raconta ses débuts difficiles, entremêlant son récit d’une foule d’anecdotes caractéristiques de la carrière aventureuse de Peter Smith, de l’époque où lui-même l’allait visiter dans ses campemens nomades, des ballots de fourrures que tous deux avaient souvent dû porter sur leur dos à travers les forêts. Puis, enfin, abordant le sujet de leur entrevue avec sa brusquerie ordinaire :

— Vous avez besoin d’argent ? Combien vous faut-il ?

— Deux cent cinquante mille dollars.

— Tout à la fois?.. et de suite?

— Absolument.

Astor réfléchit un moment, puis reprit :

— C’est bien. Vous les aurez demain.

Le lendemain, en effet, il recevait un chèque à vue pour cette somme énorme à cette époque, en encaissait le montant et repartait pour Oswego, d’où il envoyait à John-Jacob Astor une hypothèque de même valeur sur ses propriétés.

En peu d’années, il remboursait le montant. La valeur de ses terrains augmentait dans des proportions qui dépassaient son attente. Moins de vingt ans plus tard, il se trouvait à la tête d’une fortune colossale. Mais le grain de folie, ou tout au moins d’excentricité, que son père lui avait transmis s’accentuait en lui à mesure qu’il avançait en âge. Absorbé par l’administration de ses propriétés, qui réclamaient tout son temps et toute son attention, par les soucis d’une gestion qui s’étendait sur des villes naissantes, des villages, d’innombrables fermes, des routes à faire et à entretenir, des canaux à creuser, des rentrées à surveiller, ce millionnaire prit les millions en dégoût, et le plus riche propriétaire de l’état de New York ne rêva plus qu’aux moyens de cesser de l’être. « Depuis des années, disait-il, je suis un agrarian; j’estime que tout homme a droit à la possession d’une ferme, et que nul ne doit convoiter davantage. » Il ne s’en tint pas à la théorie. Il débuta par s’alléger de ses capitaux accumulés. Tout d’abord, il donna 250 francs à toutes les veuves et vieilles filles qu’il put découvrir dans l’état de New-York. Chaque année, il distribuait d’ordinaire 100,000 dollars en charité; pour aller plus vite, nous dit M. Frothingham, il signa par anticipation de nombreux chèques où il n’avait plus qu’à inscrire le nom du donataire, et il les distribuait à tout venant. Quant à ses terres, il fit mieux encore. Après la guerre de sécession, il distribua trois mille fermes, variant en superficie de 15 à 75 acres chacune, à autant de victimes des troubles civils.

Gerrit Smith mourut en 1874, après s’être ainsi débarrassé de la plus grande partie de son énorme fortune. Toute sa vie il se lamenta, lui aussi, du lourd fardeau qui pesait sur ses épaules, de l’impuissance où il était de vivre suivant ses goûts, de voyager, de se soustraire aux soucis des affaires. Ce sont les hommes comme son père et lui, comme John-Jacob Astor et William Astor, qui ont, avec les Vanderbilt, les Stewart et tant d’autres dont les noms sont moins connus parce que les circonstances ne les ont pas mis au premier rang, porté haut leur fortune et celle de leur pays, colonisé les États-Unis, et, pionniers de la civilisation, frayé la voie dans laquelle leurs successeurs se sont engagés.

En 1878, un homme d’état demandait à un homme de guerre, M. de Moltke, lesquels, selon lui, l’emporteraient, des Russes ou des Turcs, dans la lutte alors imminente ; et M. de Moltke de répondre qu’il croyait au succès des premiers, à la condition toutefois, ajoutait-il avec une caractéristique réserve, d’avoir de leur côté le dernier des quatre facteurs indispensables de tout succès humain, ce qu’il appelait les quatre G. Il entendait par là : Geld, Genie, Geduld und Glück, l’or, le talent, la ténacité et la chance.

La part de ce dernier facteur, nié par les uns, qui l’estiment une conséquence inéluctable des trois premiers, affirmé par les autres, qui volontiers le mettraient au premier rang, représente l’élément qui échappe à tout contrôle comme à toute prévision, l’accident imprévu qui, déconcertant en apparence les plus savans calculs, favorise les plus hasardeux. Nous avons marqué, dans ces études, le rôle qui lui revient dans l’édification des grandes fortunes, rôle dont l’importance va toutefois décroissant à mesure que la marche de la civilisation restreint de plus en plus la part du hasard dans les choses de ce monde.


C. DE VARIGNY.

  1. Voyez la Revue du 15 juin et du 1er septembre.
  2. Essai sur la répartition des richesses, p. 304.
  3. Voyez la Revue du 1er septembre.