Aller au contenu

Les Grandes Fortunes en Angleterre/04

La bibliothèque libre.
LES
GRANDES FORTUNES
EN ANGLETERRE

IV.[1]
TITUS SALT. — LES MILLIONS D’UN QUAKER. — LE PREMIER CHEMIN DE FER. — LES MÉMOIRES DE MARTHA CROSSLEY. — UN RICHE COMMONER. — LA FORTUNE DES GLADSTONE. — UN BUDGET ROYAL.


I.

Si l’on examine de près le rôle que joue le hasard dans les choses de ce morde, et surtout, pour rester dans le cadre de ces études, celui qu’il a joué dans l’édification des grandes fortunes, on est promptement amené à constater, tout d’abord, une tendance invincible chez la plupart des hommes à grossir démesurément l’importance de ce rôle. Il y a du joueur chez presque tous. L’aléa, avec son cortège de croyances et de pratiques superstitieuses, sourit à leur imagination, qui, volontiers, se détourne des explications rationnelles et simples pour aller demander à un mystérieux et heureux hasard, qui peut les favoriser demain, comme hier il favorisait autrui, le secret d’un succès qui les surprend. Si l’on ne peut nier que le hasard figure pour une certaine part dans les événemens de la vie, qu’une rencontre fortuite, une circonstance imprévue, un accident, en puissent modifier le cours et exercer parfois une influence déterminante, tout au moins en apparence, sur la destinée humaine, le plus souvent ce prétendu hasard ne fait que révéler l’homme à lui-même, que mettre en relief des qualités ou des défauts inhérens à sa propre nature, qu’avancer ou retarder l’heure de leur manifestation, que déterminer une orientation qui se produirait autrement ou plus tard, mais aboutirait à des conséquences analogues.

Ce que l’on appelle le hasard, et qui n’est qu’un concours de circonstances heureuses ou fâcheuses, n’a d’autre valeur, à tout prendre, que celle que notre individualité lui assigne, d’autre influence que celle qui est d’accord avec notre propre penchant, d’autres conséquences que celles que déterminent nos facultés intellectuelles et morales. L’homme coudoie le hasard à chaque pas, mais il n’en dégage que ce qui est en lui-même à l’état latent; c’est lui qui le pétrit, le façonne à sa guise ; il lui impose sa loi, il ne la subit pas.

Le mineur heureux qui, d’un coup de pioche, met au jour une fortune sur les rives du Sacramento ou dans les placers de Ballaarat, le roi du pétrole auquel un accident révéla l’existence des nappes d’huile de la Pensylvanie et qui, après avoir semé les millions sous ses pas, finit garçon de salle dans un cabaret de bas étage, celui qu’enrichit la découverte inattendue d’un trésor enfoui ou la succession inespérée d’un collatéral inconnu, peuvent devoir leur brusque changement de sort à un caprice apparent du hasard, mais il dépend d’eux, et non de lui, que cet événement fortuit exerce sur leur destinée une influence heureuse ou malheureuse; il dépend d’eux, et non de lui, de dissiper ou de conserver cette fortune, d’en faire un utile ou fâcheux emploi. La véritable valeur de l’homme gît en lui-même ; le hasard n’a jamais été un obstacle insurmontable au succès de ceux assez forts pour le conquérir, et si parfois il a paru pousser au premier rang des incapables, il n’a jamais pu les y maintenir.

Par un singulier effet et d’optique chez les uns, par une inintelligente ou envieuse appréciation des faits chez les autres, on a souvent attribué au hasard des réussites éclatantes dues à l’observation patiente, à la recherche obstinée. Plus d’un inventeur heureux a vu nier ses efforts, et assigner à la chance un résultat longtemps poursuivi, laborieusement obtenu. Si ce prétendu hasard l’a mis sur la piste d’une découverte fructueuse, mille autres avant lui ont passé auprès du fait qui a éveillé son attention sans en pressentir l’importance, et le fait lui-même, en tant que phénomène révélateur, mis à la portée de tous, n’a réellement existé qu’à dater du jour où son attention l’a noté, où son intelligence a discerné l’effet de la cause. Newton qui, dans la chute d’une pomme, pressentit les lois de la pesanteur, James Watt qui, dans une bouilloire surchauffée, surprit le secret de la vapeur, Galvani auquel un accident révéla l’action du fluide électrique sur les corps vivans, Graham Bell notant les vibrations produites par l’onde sonore et découvrant le téléphone, ont, ainsi que ceux qui les précédaient, coudoyé ce soi-disant hasard dont leur observation pénétrante a dégagé des lois préexistante s et ignorées avant eux.


II.

Ce fut ce hasard qui amena un jour, en 1836, un négociant de Bradford dans le magasin de MM. Hégan et Cier, à Liverpool. Il venait traiter avec eux un achat de laines des Échelles du Levant. Tout en discutant le prix de vente, les conditions de paiement et les époques de livraison, l’acheteur, assis sur un ballot à demi éventré, étirait machinalement entre ses doigts une sorte de bourre épaisse et grossière que renfermait ce ballot au conditionnement exotique. Cette bourre n’avait rien d’attrayant ; elle ressemblait à du vieux crin avarié. Quel était ce produit, d’où venait-il, quel navire l’avait apporté à Liverpool et dans quel dessein ? C’est ce que nul autre que M. Hégan n’eût pu dire, et quand, l’affaire conclue, son acheteur lui demanda ce que contenait le ballot, M. Hégan hocha la tête et répondit qu’il s’estimerait heureux s’il était unique en son genre, mais que, pour son malheur, il en possédait deux cent quatre-vingt-dix-neuf autres remisés dans son entrepôt et dont il ne savait que faire. Puis il raconta que, pour rentrer dans une créance sur un de ses débiteurs de l’Amérique du Sud, il avait eu la faiblesse d’accepter en paiement trois cents balles de ce produit invendable. Il y avait de cela des années, et, à vrai dire, il avait oublié, s’il l’avait jamais su, ce qu’elles contenaient : de la laine probablement, mais quelle laine ! Personne n’en voulait, les rats y avaient élu domicile, établi leurs nids, et il les y laissait, n’attendant qu’une occasion pour se débarrasser de cette marchandise encombrante. Il avait eu un moment l’idée de la renvoyer au Pérou, d’où elle venait, mais il hésitait à payer les frais de transport.

Il était de fait que la maison Hégan avait tenté l’impossible pour se débarrasser de ce malencontreux envoi. Vainement on l’offrait à tous les négocians de Liverpool, nul n’y voulait entendre ; les courtiers clignaient de l’œil quand on leur demandait de l’écouler à n’importe quel prix; les fabricans de Manchester s’enquéraient de ce que c’était et de ce que l’on en pourrait bien faire. Tout en écoutant le récit de M. Hégan, son interlocuteur maniait, tirait, flairait, regardait, froissait cet étrange produit, sans mot dire. S’il ne le portait pas à sa bouche, c’est que son odorat l’invitait à n’en rien faire, mais il l’examinait au jour, puis à contre-jour, étirant les fibres poudreuses, soucieux, préoccupé comme un homme en présence d’une substance étrange dont l’utilité ne lui est pas démontrée et dont l’existence lui paraît un problème.

M. Hégan comprenait et partageait sa perplexité. Cent fois il s’était livré au même manège que son taciturne visiteur, sans arriver à aucune conclusion pratique, sans la moindre lueur d’espoir d’une vente quelconque ; aussi sa surprise fut-elle extrême quand il l’entendit lui offrir d’acheter ses trois cents balles au prix inespéré de seize sous la livre. Pareille chance n’était pas à refuser, et l’honnête M. Hégan eut, à coup sûr, accepté un prix bien inférieur. Il ne s’attarda pas à se demander ce que son acquéreur se proposait de faire de cette marchandise invendable. Il accepta l’offre et donna ordre de livraison immédiate à ses deux commis stupéfaits, qui, depuis des années, ajournaient en plaisantant les événemens les plus hypothétiques « au jour de la vente des trois cents balles Sud-Amérique. » L’acheteur paya comptant et s’en fut. On raconte encore à Liverpool que, pour fêter cet heureux événement, M. Hégan et son associé donnèrent congé à leurs commis, y ajoutèrent une gratification et fermèrent boutique le reste du jour.

Charles Dickens a parlé, dans ses Household Words, et sous des noms supposés, de cette transaction, qui fit grand bruit à Liverpool en 1836, parce qu’elle devait être le point de départ d’une industrie nouvelle et d’une grande fortune manufacturière. L’acheteur mystérieux dont il a tu le nom était M. Titus Sait, depuis l’un des princes-marchands de la riche Angleterre, et les trois cents balles dont il se porta acquéreur contenaient de la laine de l’alpaca variété du guanaco ou lama du Pérou, alors inconnue en Europe.

Pizarre, en son temps, ne s’était pas borné à conquérir te Pérou, à détrôner Atahualpa et à renverser la dynastie des Incas. Ce fils naturel d’un gentilhomme espagnol et d’une femme de mauvaise vie unissait à la morgue castillane les instincts destructeurs et pillards d’un chef de bande ; il découvrait un empire et enterrait une civilisation. Moins policé que ceux dont sa bravoure audacieuse le rendait maître, il avait débuté par saccager le Pérou, anéantir tout commerce et toute industrie, faire main basse sur l’or, les pierreries, les tissus précieux et en charger ses navires. En 1534, il rapportait en Europe la plus grande partie de son butin, entre autres des laines d’alpaca et des pièces d’étoffes soyeuses et brillantes tissées par les Incas. Ces produits fur6nt fort admirés, mais on ne tira aucun parti des laines ; il semblait plus simple d’aller piller ce qu’il pouvait rester d’étoffes en pièces que d’en fabriquer soi-même. Trois siècles s’écoulèrent sans qu’on songeât à imiter les Incas et à demander à la laine de l’alpaca les tissus merveilleux dont les indigènes traqués et détruits emportèrent avec eux le secret de fabrication.

Titus Salt connaissait à peine de nom le Pérou et moins encore l’histoire des Incas et celle de leur industrie. Il était né en 1803, à Morley, près de Leeds. Son père, modeste fermier, mais de visées ambitieuses, se résignait mal à un travail qui assurait à peine sa subsistance et celle des siens. Il aspirait à s’élever plus haut. La plupart des grandes découvertes modernes qui devaient révolutionner l’industrie, notamment celle des transports et du tissage, s’accomplissaient, ouvrant à la production des perspectives nouvelles, éveillant les impatiences, surexcitant les convoitises. Cette fièvre d’entreprises, qui faisait partie de l’air ambiant que l’on respirait alors en Angleterre, n’avait pas épargné l’inquiet fermier, Il se jeta à plein corps dans ce courant qui devait le mener à la fortune et faire de son fils l’un des plus opulens manufacturiers du royaume-uni.

Et, cependant, Titus Sait n’était rien moins qu’anxieux d’améliorer son sort. Quand son père vendit sa ferme et vint s’établir à Bradford pour s’y livrer au commerce des laines, Titus, bien jeune encore, eut peine à s’en consoler. La ville lui était odieuse ; il aimait les champs, voulait être fermier, et avait en horreur la fumée des usines, le vacarme des manufactures, la vie fiévreuse et agitée du négoce. Mais Daniel Salt n’admettait pas qu’on discutât autour de lui; imbu des idées autoritaires de son temps, il tenait sa volonté pour loi dans sa famille, et il exigea que son fils s’occupât, comme lui, du commerce des laines.

Titus Sait fit contre mauvais e fortune bon cœur. Contraint de s’adonner à urne occupation qui lui déplaisait, il surmonta ses répugnances. La fièvre est contagieuse ; son père lui inocula la sienne. Il fréquenta les marchés, comme courtier d’abord, puis pour leur propre compte, acquérant chaque jour plus d’expérience, bientôt noté comme un connaisseur habile. Il l’était devenu en effet, et le prouva en opérant sur les toisons de Donskoi, laine russe bas cotée sur le marché, où on la tenait pour impropre à la fabrication des draps lisses, principale industrie des manufacturiers de Bradford. Titus Sait prévoyait qu’avant peu la consommation des draps croisés prendrait une grande extension, que la laine de Donskoi s’y prêtait admirablement, et il s’efforçait de persuader les fabricans, qui s’obstinaient à n’y vouloir rien entendre. À bout d’argumens, il s’arrêta au plus convaincant ; ne pouvant trouver preneur pour sa laine, il s’ingénia à en tirer parti lui-même, et de vendeur devint manufacturier. Les résultats qu’il obtint levèrent tous les doutes et furent le point de départ de sa grande fortune.

C’est à cette époque qu’il se rendit à Liverpool et devina, avec le flair consommé de l’expérience acquise, le parti qu’il pourrait tirer de la laine d’alpaca. De retour à Bradford, il se mit à l’œuvre sur ce nouveau produit, levé tôt, couché tard, enfermé dans son atelier, où, sous sa direction, ses meilleurs ouvriers triaient, lavaient, dégraissaient et cardaient cette laine surge, dont les brins longs et souples, dégagés du suint, donnaient un fil de trame de haute finesse, légèrement ondulé. Les allures mystérieuses de Salt, qui n’admettait aucun visiteur dans son atelier d’essai, les réticences de ses ouvriers, excitaient au plus haut point la curiosité des manufacturiers de Bradford, et bientôt le bruit se répandit que celui qui avait su tirer si bon parti des laines de Donskoi s’escrimait sur une laine nouvelle, de provenance exotique, et en attendait de merveilleux résultats. On réussit enfin à savoir que ce produit n’était autre que la laine de l’alpaca, et que Sait était l’acquéreur des trois cents balles vainement offertes par la maison Hégan et Cie à tous les fabricans d’Angleterre et refusée par eux. On en prit texte pour railler le jeune fabricant et pour prédire que son premier succès, dû à un heureux hasard, serait aussi le dernier.

Lui-même douta un instant. Les machines à tisser dont il disposait s’adaptaient mal au travail qu’il leur demandait ; le brin délicat et lustré se brisait sur le fil de chaîne de laine ordinaire, trop résistant. Après de nombreux essais, il trouva enfin une combinaison de fils de chaîne assez souples pour lui permettre de résoudre la difficulté ; il fabriqua et mit en vente des pièces d’étoffes aussi fines et aussi soyeuses que celles dont les Incas avaient emporté le secret. En même temps, il avait fait passer des ordres d’achat au Pérou, et s’était assuré ce qu’il y avait de disponible, en fait de toisons d’alpaca, sur ce marché.

Son succès fut complet. Les pièces mises en vente s’enlevèrent à haut prix. Londres adopta ce nouveau tissu, qui, tout de suite, conquit la vogue et que les grandes dames se disputèrent. La reine en entendit parler. Elle possédait, dans le parc de Windsor, deux alpacas, dont elle fit envoyer les toisons à Titus Salt, avec requête d’en tirer le meilleur parti. Avec ces toisons, qui pesaient seize livres et demie, il fabriqua pour la souveraine un tablier merveilleux de finesse, une robe rayée et trois autres unies. La reine, charmée de la souplesse de ce nouveau tissu, ne contribua pas peu à le mettre à la mode. Les commandes affluaient, et Titus Salt dut ajouter successivement quatre fabriques nouvelles à celle qu’il possédait déjà. Les concurrens, il est vrai, ne tardèrent pas à surgir; mais, pendant les quelques années où il fut seul à exploiter son tissu, ses bénéfices furent énormes, et la concurrence même, tout en le contraignant à baisser son prix de vente, ne lui enleva pas la faveur qui s’attachait à sa marque. On peut se faire une idée de l’impulsion donnée par lui à cette nouvelle branche d’industrie par ce fait que l’importation de la laine d’alpaca, représentée, en 1836, par les trois cents balles dont Titus Salt s’était porté acquéreur, s’élevait, de 1836 à 1840, à 560,000 livres par année, dépassait 2,186,000 liv. en 1852 et, vingt ans plus tard, atteignait près de 4 millions de liv. Les prix avaient suivi, eux aussi, une marche ascendante, et ceux-là mêmes qui tenaient Titus Salt pour fou d’avoir acheté cette laine à seize sous la livre, la payaient de 3 francs à 3 fr. 50. À ce prix, presque quintuplé, de la matière première, l’article fabriqué ne se vend pas plus cher que ne le vendait Tilus Salt au début; on peut par là juger des énormes profits qu’il réalisa.

En 1847, le fils du fermier de Morley, le petit courtier de Bradford, était devenu l’un des manufacturiers les plus connus d’Angleterre. Possesseur d’une fortune considérable, heureusement marié, père d’une nombreuse famille, élu successivement chief-constable et maire de Bradford, aussi populaire qu’estimé, il avait atteint ce point culminant de la destinée la plus favorisée, au-delà duquel l’homme ne saurait qu’accroître ses soucis, ses responsabilités et ses charges, sans rien ajouter à ses jouissances. Mais ces infatigables artisans de grandes fortunes obéissent, semble-t-il, à une force d’impulsion qui les entraîne, une fois le but atteint, à le dépasser, et peut-être ne l’atteindraient-ils pas si la puissance de leur effort était plus rigoureusement proportionnée au parcours à effectuer et aux obstacles à surmonter. La balle qui viendrait expirer au pied de la cible ne frapperait pas le but ; elle ne le traverse que parce qu’elle peut porter au-delà.

Quatre années de repos relatif consacrées aux devoirs civiques que lui imposait la confiance de ses compatriotes ne furent, pour Titus Salt, qu’une halte qu’il mit à profit pour mûrir les vastes projets que caressait son imagination en éveil, qui souriaient à son infatigable activité et à ses instincts utilitaires et philanthropiques. Frappé des inconvéniens qu’offraient ses nombreuses usines achetées, construites et agrandies à mesure que l’exigeait sa fabrication croissante, frappé aussi de la déperdition de forces et de temps pour l’ouvrier, partant de production pour le patron, qui résultaient des mauvaises conditions dans lesquelles s’effectuait le travail, des salles étroites, mal aérées et mal éclairées, des sous-sols humides, des ateliers trop bas, des séchoirs aux courans d’air dangereux, il rêvait la création d’une manufacture modèle telle que l’Angleterre n’en possédait pas alors. Obtenir de l’ouvrir le maximum d’efforts en lui assurant le maximum de confort, économiser son temps et ses pas, se l’attacher en garantissant le bien-être de sa vieillesse, faire œuvre de chrétien autant que d’industriel prévoyant, accroître sa fortune en faisant la fortune de ceux qui édifiaient la sienne, tel était son projet, et il le réalisa.

Tout d’abord, il acheta de vastes terrains dans la vallée de l’Aire, à 4 kilomètres de Bradford, et y concentra une armée d’ouvriers. En deux ans, l’immense manufacture de Saltaire était achevée d’après ses plans; et, le 20 septembre 1853, le cinquantième anniversaire de sa naissance, il inaugurait ce Palace of Industry par un gigantesque banquet dans l’atelier de peignage assez vaste pour recevoir 3,500 convives. Un train spécial amenait de Bradford ses 2,400 ouvriers. Les membres de la presse et du parlement étaient invités, et pendant plusieurs jours cet événement défraya les chroniques des journaux et les conversations des cercles.

Deux réseaux de voies ferrées, pénétrant jusqu’au centre de l’usine, la reliaient aux grandes lignes du Nord et du Midi. Le voyageur qui se rend de Londres à Edimbourg par le Midland-Railway voit se dérouler à sa droite l’immense fabrique en pierre qui, couvrant une superficie de 10 hectares, profile, sur 545 pieds de façade, ses six étages largement éclairés. Le canal de Leeds à Liverpool, et l’Aire, rendue navigable, l’encerclent et lui fournissent, avec une eau abondante, d’économiques moyens de transport. La ville de Saltaire, peuplée par les ouvriers de l’usine et des habitans attirés par la salubrité du site, est reliée à la manufacture par un gigantesque pont en fer aboutissant à Saltaire-Park, à l’extrémité duquel on aperçoit à mi-côte les châteaux, d’architecture italienne, de M. Titus Salt fils et de M. Charles Stead, associés et propriétaires actuels de l’usine. Saffaire contient aujourd’hui huit cents maisons, toutes construites en pierre, entourées de jardins. La population dépasse 6,000 âmes. Le fondateur de Saltaire a fait en outre, édifier à ses frais une église congréganiste, des écoles, une bibliothèque, un gymnase, des bains, un hôpital, consacrant plus de 3 millions à ces œuvres d’utilité publique. Propriétaire de la ville, il n’a imposé aux habitans, tous ses locataires, qu’une seule restriction : la vente des boissons spiritueuses est absolument interdite; il n’existe à Saltaire aucun cabaret ni débit de vin, aussi l’ivrognerie y est-elle presque inconnue. Le taux de la mortalité y est plus bas que dans aucun des villages environnans, et les statistiques criminelles y constatent un nombre moindre de délits que partout ailleurs.

Le jour où il inaugurait cette fabrique monumentale, M. Salt s’associait ses trois fils. Depuis lors, l’impulsion donnée à la fabrication ne fit que s’accroître et sa fortune que grandir. Elle devint telle, que ce fils de fermier put distribuer, en peu d’années, plus de 15 millions en charité, non compris ce que lui. coûtaient Saltaire et ses œuvres d’utilité publique, sans que son immense fortune en fût diminuée. Sa fabrique comblait, et au-delà, les vides que faisait dans sa caisse son inépuisable générosité.

Nommé baronet par la reine, élu membre du parlement, sir Titus Salt vit s’élever, sur la place publique de Bradford, sa propre statue. Une souscription publique à cet effet avait, en peu de jours, produit une somme de 75,000 francs. Le duc de Devonshire présidait à cette cérémonie.

Deux ans après, le 29 décembre 1876, sir Titus Salt mourait à Saltaire, et cent mille personnes suivaient, dans les rues de Bradford, le convoi de cet homme de bien.


III.

François Bacon, qui s’y connaissait, et qui, dans le cours de sa longue vie, rencontra pour le moins autant de hasards heureux que de circonstances adverses, affirmait que a man of genius makes more opportunties than he finds, qu’un homme de génie fait naître plus d’occasions qu’il n’en trouve. Certains hommes ont excellé, en effet, à faire naître les occasions propices et à tourner les difficultés, sans toutefois sacrifier leurs principes à leur habileté, comme le fit trop souvent Bacon. Dans le nombre et au premier rang des industriels heureux devenus d’opulens millionnaires figure la dynastie des Pease, de Darlington.

Si leur savoir-faire est devenu proverbial en Angleterre, leur génie commercial et leur haute probité se sont transmis de père en fils; la grande fortune qu’ils possèdent est l’œuvre patiente de plusieurs générations fidèles aux mêmes traditions et douées des mêmes facultés éminentes. Le premier de cette dynastie qui conquit la fortune, Edward Pease, naquit, vers 1770, dans une condition modeste. Son père possédait et exploitait, dans le village de Darlington, un établissement de tissus de laine créé par son grand-père. La fabrique était en bonne voie, et quand Edward Pease en prit la direction, elle occupait 500 ouvriers. Un incendie la détruisit en 1817 ; Edward Pease dut la reconstruire et reprendre l’œuvre à nouveau.

C’était alors un homme de près de cinquante ans, d’humeur calme et paisible, méditatif et silencieux. Ainsi que son père et son grand-père, il appartenait à la secte des quakers, fondée en 1647 par George Fox, et dont William Penn, législateur de la Pensylvanie, éloquent adversaire de l’esclavage, fut, au XVIIe siècle, le plus illustre représentant. Profondément imbu des préceptes religieux de cette secte, dont l’intolérance et la persécution des Stuarts aviva le zèle et fortifia la foi, il conserva jusqu’à la fin de sa vie et transmit à ses descendans les traits caractéristiques qui distinguent les quakers : la simplicité du costume, le tutoiement obligatoire, l’affirmation pure et simple, incompatible avec tout serment ; une répugnance marquée pour le théâtre, les jeux de hasard, la chasse; le respect absolu de la vie humaine, qui leur interdit de prendre part à la guerre, traits particuliers qui font d’eux, dans notre société moderne, un peuple à part, peu nombreux il est vrai, 300,000 aux États-Unis et 20 000 en Angleterre, mais estimé pour sa probité et sa philanthropie, s’adonnant de préférence au commerce et désignant ses coreligionnaires du nom de membres de la Société chrétienne des amis.

On compte peu de quakers pauvres, il en est beaucoup de riches. L’ordre, l’économie, la simplicité de la vie, contribuent, autant que leur probité, leur abstention systématique des procès et l’aide qu’ils se prêtent mutuellement, à assurer leur prospérité. Plusieurs sont parvenus aux situations les plus élevées et détiennent quelques-unes des grandes fortunes du monde. En Angleterre, les Pease figurent au premier rang des quakers millionnaires.

Sous ses dehors calmes et son apparence méditative, Edward Pease cachait un sens droit, un esprit clairvoyant, une volonté tenace. Ce taciturne observait, ce rêveur se connaissait en hommes ; il excellait à faire naître les occasions favorables, à rapprocher les idées, à les étayer l’une par l’autre, à en dégager l’application pratique pour atteindre le but qu’il poursuivait, sans se laisser décourager par les railleries, déconcerter par les obstacles.

En 1817, ignorant encore que, depuis cinq ans, celui qui fut plus tard le célèbre ingénieur anglais George Stephenson avait inventé sa première locomotive, Edward Pease avait conçu le projet de relier par une voie ferrée les mines de charbon de West-Auckland à la ville de Stockton. Déjà, vers la fin du XVIIe siècle, on avait commencé à faire usage, en Angleterre, d’ornières en bois pour faciliter la traction et le transport des produits des mines. Ces bois creusés s’usant rapidement au frottement des roues, on leur substitua plus tard des ornières en fonte d’abord, puis en fer. On ne connaissait d’ailleurs d’autre mode de traction que celui des chevaux.

Edward Pease entreprit de substituer notre rail actuel à l’ornière usitée, retournant ainsi les termes du problème, la roue formant ornière et s’emboîtant sur le rail. Ses calculs, minutieusement établis, ne lui laissaient d’ailleurs aucun doute sur l’avantage de cette modification, non plus que sur le rendement des mines et les bénéfices que devait donner leur exploitation; mais, ainsi que tous ceux qui sont en avance sur leur temps, il eut beau expliquer ses plans et ses devis, le public n’y voulut rien entendre. Le tracé qu’il avait adopté traversait d’ailleurs la partie la plus giboyeuse des terres de lord Darlington, depuis duc de Cleveland. Pareille atteinte à l’un des privilèges les plus estimés de la haute aristocratie anglaise était de nature à créer un précédent fâcheux ; aussi le bill présenté au parlement par Edward Pease, et autorisant la création de la ligne projetée, fut-il écarté à une grande majorité. Earl Grey raconte[2] qu’il vit un jour le lord-chancelier Eldon agenouillé, pendant la prière qui précédait la séance de la chambre des lords, et fort occupé, croyant n’être pas observé, à modifier, crayon en main, un acte du parlement sur lequel les lords allaient être appelés à statuer. Ce bill n’était autre que le premier bill autorisant la construction du premier chemin de fer. Lord Eldon n’ignorait pas que les lords seraient intraitables en ce qui touchait leurs remises de gibier, et qu’aucune considération d’utilité publique ne les déciderait à en faire le sacrifice.

Edward Pease se résigna, modifia son tracé, réussit, à l’aide de quelques parens et amis, à constituer sa compagnie, et obtint enfin, en 1821, la concession qu’il sollicitait. Elle était à peine votée qu’il vit arriver à Darlington un homme jeune, de taille élevée, déjà un peu voûté, et embarrassé de manières. Son accent rude et son dialecte barbare, dont il ne se défit jamais complètement, décelaient un habitant du Nord. Ce visiteur inconnu n’était autre que George Stephenson, le grand ingénieur, alors à ses débuts, et que sa bonne fortune amenait auprès de l’homme le mieux à même de le comprendre et de le tirer de pair. Stephenson venait plaider, auprès du promoteur de la ligne nouvelle, la cause de sa locomotive, construite par lui en 1812, améliorée et perfectionnée depuis, mais dont il sollicitait en vain les entrepreneurs de faire usage. Avec la gaucherie à la fois timide et fière d’un homme conscient de sa valeur, convaincu de l’importance de sa découverte, gardant dans ses grands yeux bleus et pensifs la vision d’un monde transformé par son génie, mais déjà tristement familiarisé avec les refus polis et froids ou les rebuffades hautaines des grands manufacturiers, il renouvela auprès d’Edward Pease sa demande, cent fois faite et cent fois repoussée, d’essayer sur sa ligne nouvelle son Iron Horse, son cheval de fer.

Encouragé par l’accueil bienveillant du quaker, qui l’écoutait avec attention, tout en l’observant avec intérêt, George Stephenson lui expliqua la supériorité de sa machine à vapeur mobile. Son cheval de fer consommait moins, marchait plus vite que les animaux de trait ; il ne se lassait jamais ; deux hommes suffisaient à le manœuvrer, et il entraînait un poids que vingt chevaux n’eussent pu ébranler. Puis il raconta quand, comment, au prix de quels efforts, il avait achevé, perfectionné sa découverte, épuisant ses dernières ressources pour construire cette machine étrange dont l’aspect seul faisait sourire les ignorans et rebutait les sceptiques. Convaincu, il fut éloquent; se sentant écouté et se devinant compris, emporté par son enthousiasme, il donna libre carrière à ses visions hardies, lançant d’un geste large, dans les grands espaces, son cheval de fer, messager de civilisation, triomphant de tous les obstacles, franchissant les plus hardis parcours, reliant les villes aux villes, les ports aux centres manufacturiers, réveillant sur son passage l’industrie attardée, l’agriculture routinière, ouvrant des débouchés aux mines, révolutionnant et enrichissant le monde.

Le rêveur pratique qu’il avait devant lui subissait la séduction de ces entraînantes visions. Une idée surgissait dans son esprit : ce messager de civilisation ne serait-il pas un messager de paix ? S’il rapprochait les intérêts, il rapprocherait aussi les hommes et les peuples; se connaissant mieux, ils se haïraient moins; cette paix universelle, que prêchait sa secte et qu’il appelait de tous ses vœux, ne devait-elle pas naître de cette découverte nouvelle dont l’inventeur le pressait de faire l’essai ? George Stephenson ne sollicitait pas autre chose : qu’il consentît à visiter sa machine, immobilisée à Killingworth, et que le manque d’argent l’empêchait de transporter à Darlington; qu’il consentît à faire l’avance des fonds nécessaires pour la monter sur rail et la mettre en mouvement, et il ne doutait pas du résultat.

Edward Pease partit pour Killingworth. Longuement et minutieusement il examina ce nouvel engin, étudiant le mécanisme ingénieux, la chaudière tabulaire dont l’emploi décuplait la puissance de l’appareil moteur, incertain seulement sur le point de savoir si mieux valait échelonner, de distance en distance, sur la voie, des machines fixes qui auraient tiré les wagons à l’aide de cordes ou de chaînes, mais convaincu, enfin, par les irréfutables argumens de George Stephenson, qui avait, lui aussi, étudié la question et ne mettait pas en doute la supériorité de sa locomotive mobile attelée au train et l’emportant avec elle. Converti, il lui fallut convertir ses associés, puis obtenir une modification dans le bill parlementaire déjà voté, l’autorisant à substituer la traction par la vapeur à la traction par les chevaux. Son projet, que l’on tenait déjà pour chimérique avant cette adjonction, le parut bien plus encore, et tout autre que le doux et obstiné quaker y eût renoncé en présence de l’opposition qu’on lui fit et des sarcasmes qu’il dut essuyer. Mais il tint bon; l’idée était juste, ses plans bien conçus et sa foi en George Stephenson complète. A dater de ce jour, il devint l’admirateur fervent de son humble solliciteur ; il l’attacha, en qualité d’ingénieur, à la ligne nouvelle, aux appointemens de 300 livres sterling (7,500 fr.) par année. Il fit plus : ouvrant largement sa caisse, il lui avança les capitaux nécessaires pour créer à Newcastle un atelier de locomotives ; il l’aida de ses conseils, de ses suggestions et de son appui moral.

Riche et célèbre, George Stephenson n’oublia jamais l’ami qui lui tendit, aux jours difficiles, une main secourable et aida ses débuts. Il conserva toujours pour M. Pease une reconnaissance et une affection sincères, et ce dernier, à la fin de ses jours, portait constamment sur lui une montre magnifique que lui avait donnée son illustre protégé et sur laquelle il avait fait graver ces mots : « George Stephenson à Edward Pease, témoignage d’estime et de gratitude. »

Edward Pease vécut jusqu’à l’âge avancé de quatre-vingt-onze ans. Il s’éteignit en 1858, après avoir posé les solides assises de la grande fortune de sa maison. Ses concitoyens le désignaient sous le nom de w Père des chemins de fer. » Il vécut assez pour voir réaliser les rêves conçus par lui et son ami Stephenson, pour assister à la prodigieuse impulsion donnée par les voies ferrées à toutes les branches de l’activité humaine, pour recevoir des habitans de Darlington, de ce modeste village dont la population s’élevait à 2,000 âmes quand il s’y établit, et en compte 70,000 aujourd’hui, l’un des plus éclatans hommages qu’un homme eût encore reçus de ses concitoyens. En 1857, les habitans de Darlington ratifiaient, par un vote unanime, une résolution soumise à leurs suffrages par la municipalité, et portant que : « Profondément reconnaissans à Edward Pease de l’initiative prise par lui en 1818 pour créer en Angleterre le premier chemin de fer, de ses constans efforts depuis près de quarante années pour multiplier les voies ferrées, de son indomptable persévérance à mener son œuvre à bien et à triompher d’obstacles dont on ne saurait aujourd’hui se faire une idée juste, les habitans de Darlington tiennent à honneur de perpétuer, par un éclatant témoignage, la haute estime et l’admiration qu’inspire à tous la carrière de ce bienfaiteur de leur ville. En conséquence, ils invitent leurs concitoyens, toutes les compagnies de chemins de fer du royaume-uni, à se joindre à eux pour élever, par souscription publique, un monument à cet homme de bien dont on ne saurait estimer trop haut les éminens services. A lui, plus qu’à aucun héros d’aucun âge, à ce pionnier de l’industrie et de la paix sont dus les remercîmens de tout un peuple[3]. »

Par une heureuse inspiration, on consacra une partie des fonds souscrits à élever sur un piédestal de granit, en face de la gare de Darlington, la Locomotion, la première locomotive qui eût été employée sur le premier chemin de fer anglais. M. Pease présida à cette cérémonie, et, en quelques mots émus, rendit hommage au génie de Stephenson qui l’avait construite, à l’ami qui l’avait précédé dans la tombe. L’année suivante, il s’éteignait lui-même, et tout ce que l’Angleterre comptait d’hommes éminens tint à honneur d’assister à ses funérailles.

Edward Pease ne laissait pas seulement un nom vénéré et un grand héritage. Par une assez rare exception, il laissait aussi trois fils, tous trois dignes de lui et qui devaient porter haut son nom, la fortune de leur maison, et prendre rang parmi les opulens millionnaires de l’Angleterre l’aîné, John Pease, succéda à son père comme président du Stockton and Darlington-Railway. Le second, Joseph, consacra son activité à développer les ressources minières du South-Durham. Fondateur de la ville de Middlesborough, qui compte aujourd’hui plus de 60,000 habitans, élu membre du parlement par le comté de South-Durham, il fut le premier quaker appelé à siéger dans cette assemblée, qui, respectueuse de ses scrupules religieux, le dispensa de la formalité du serment. Président de la Société de la paix, il resta toute sa vie fidèle aux principes de son père. Le troisième fils, Henry Pease, créa la ville de Saltburn. Directeur des fonderies de South-Durham, intéressé dans toutes les grandes entreprises modernes, maire de Darlington, banquier, armateur, propriétaire de mines, de fermes et d’usines, il accumula une énorme fortune. Candidat au parlement, il fut élu à une majorité considérable, et son frère, Joseph Pease, le présentant aux suffrages des électeurs, le faisait en ces quelques mots salués d’applaudissemens unanimes et reproduits par toute la presse anglaise : « Etes-vous fermiers? Nous le sommes aussi. Mineurs? Nous de même. Armateurs et commerçans? Nous le sommes. Fabricans? Vous connaissez nos usines et nos manufactures. Vos droits, vos intérêts, vos aspirations sont nos droits, nos intérêts et nos aspirations. Nous sommes des vôtres, identifiés avec vous, à vous corps et âme. »

Aujourd’hui, les petits-fils du quaker de Darlington ont pris rang parmi les king of british commerce. Leurs mines de Cleveland rendent annuellement 1,281,000 tonnes à l’année ; leurs usines et leurs manufactures occupent des milliers d’ouvriers, auxquels ils paient annuellement 12 millions de salaire. Solidement assise sur les chemins de fer, les mines de houille et de fer, la banque, leurs nombreuses fabriques, la fortune des Pease de Darlington est l’une des plus importantes parmi les fortunes industrielles du royaume-uni.


IV.

En 1790, Martha Turner, fille d’un laboureur des environs de la petite ville d’Halifax, entrait au service de miss Oldfield. Martha Turner avait alors quinze ans; sa maîtresse, vieille fille d’une cinquantaine d’années, vivait modestement de ses petites rentes. Martha, à la fois cuisinière et femme de chambre, avait en outre à s’occuper du jardin, de la basse-cour et des vaches. Ses gages s’élevaient à 30 sols par semaine; plus tard, ils turent portés à 36. Martha Turner a laissé des mémoires manuscrits; ils sont curieux et instructifs. Cette humble et active servante avait un grand cœur, un profond sentiment de ses devoirs et de ses responsabilités. Elle joignait, à la robuste santé physique de la fille des champs, la santé morale que donnent les solides convictions religieuses, la foi naïve et simple puisée au sein de la famille. Son bon sens, son honnêteté naturelle, sa parfaite droiture d’esprit, se révèlent dans les pages incorrectes et touchantes de cette femme, qui devait aider son mari à devenir l’un des hommes éminens de sa ville natale et dont les fils devaient figurer au livre d’or des millionnaires anglais.

A l’époque où Martha Turner entrait au service de miss Oldfield, John Crossley, quittant l’atelier de son père, entreprenait de diriger, pour le compte d’un de ses oncles, une fabrique de tapis à Halifax. Dans cette petite ville où chacun se connaissait et se rencontrait, il n’avait pas tardé à remarquer l’accorte jeune fille, vive et souriante, et il s’était épris d’elle. John Crossley, semble-t-il, parlait peu, mais clairement. « Je me trouvais un soir sur le seuil de notre porte, écrit Martha Turner, quand un jeune homme que j’avais eu fréquemment l’occasion de trouver sur mon chemin, mais qui ne m’avait jamais parlé, vint à moi et me demanda si je voulais de lui pour amoureux. — Non, certes, répondis-je. Je n’ai que faire d’un amoureux ; et, lui fermant la porte au nez, je rentrai dans la maison. Depuis, je le revis maintes fois, mais pendant des années nous n’échangeâmes pas un mot. Il s’appelait John Crossley. Quand miss Oldfield sut qu’il désirait m’épouser, elle m’en dissuada fort. Elle me raconta que, dans sa jeunesse, elle avait été en pension chez une Mme Crossley, dont le mari, Tom Crossley, le grand-père de celui qui me recherchait, était le plus mauvais sujet qu’elle eût connu. Plus tard, je reçus de John Crossley une lettre d’amour dans laquelle il me suppliait de l’épouser. Cette lettre, je la relus souvent, car je la sais encore par cœur et pourrais la redire sans en omettre un mot. J’avais alors d’autres amoureux, mais aucun aussi persévérant que John. Un autre jour enfin, je reçus de lui une seconde lettre : il m’y disait avoir visité une petite maison à louer près de sa fabrique. Elle nous conviendrait parfaitement, et nous ne saurions, ajoutait-il, rencontrer une meilleure occasion. Il me donnait l’adresse et me demandait de la voir. « 

Martha Turner lui répondit que, le 5 novembre, elle devait aller passer la journée chez son père et qu’en s’y rendant elle visiterait la maison. Elle y fut, trouva probablement l’occasion excellente, son amoureux à son gré, et, touchée de sa constance, elle demanda à. son père de consentir à ce mariage. Après quelques objections, il l’autorisa, et Martha de rentrer toute joyeuse. « Mais le lendemain, écrit-elle, ma sœur vint me voir chez miss Oldfield et m’intimer l’ordre, de la part de mon père, de renoncer à cette union. Ma sœur partie, je m’enfermai dans ma petite chambre, le cœur bien gros. Avant de m’endormir, j’ouvris ma Bible pour y faire ma lecture du soir, et mes yeux tombèrent sur ce passage : « Quand ton père et ta mère t’abandonneraient, le Seigneur prendra soin de toi. » Je me sentis réconfortée, ne doutant plus que Dieu ne fût avec moi et ne m’indiquât lui-même ce que j’avais à faire. J’acceptai John Crossley, et, le 28 janvier 1800, nous fûmes unis, avec l’assentiment de mes parens, touchés de sa longue constance. »

John Crossley ne tenait pas de son grand-père, si tant est que ce dernier fût aussi mauvais sujet que le prétendait miss Oldfield. Les vieilles filles anglaises, — et le nombre en est grand, — ne sont pas toujours indulgentes pour le sexe fort. Il était persévérant et dut à sa persévérance la conquête de la femme qu’il aimait, comme il lui dut plus tard la haute situation à laquelle il s’éleva. Il était patient ; le bonheur aide à l’être, et il attendit l’occasion. Elle vint, et l’épreuve avec elle. Son oncle mourut, et John Crossley, ne possédant pas suffisamment pour se porter acquéreur de la fabrique qu’il dirigeait, entreprit de s’établir pour son compte et sur le pied le plus modeste. Les débuts furent pénibles. Martha Crossley se remit courageusement au travail, échangeant ses devoirs légers et faciles de maîtresse de maison pour les rudes occupations de l’ouvrière ; mais sa nature vaillante était à la hauteur de la lâche que lui imposaient les circonstances. « Je bordais moi-même les tapis que nous fabriquions, écrit-elle. Levée à quatre heures du matin, et, grâce à un labeur incessant, j’avais, avant le déjeuner et l’heure où mes voisines étaient debout, gagné d’ordinaire 2 shillings. »

Les tapis étaient alors un article de luxe ; on n’en faisait usage que dans les maisons riches. Pendant des siècles, dans les châteaux, et jusque dans les demeures royales, on se contentait de semer sur l’aire battue des roseaux coupés et séchés. Le joncheur de roseaux était un personnage important à la cour, et son office n’était pas une sinécure. Les convives ne se faisaient pas scrupule de vider leurs assiettes et leurs verres sur le sol, de jeter leurs os à demi rongés sous la table, de décrotter leurs lourdes et boueuses chaussures sur cette litière, que l’on remuait fréquemment pour recouvrir ces débris et que l’on renouvelait de temps à autre quand il s’en dégageait des exhalaisons trop fortes. Thomas-A. Becket, lord-chancelier d’Angleterre, s’était fait en son temps (1520) la réputation d’un raffiné et d’un voluptueux pour avoir substitué aux roseaux, « dont il goûtait peu l’odeur marécageuse, » de la paille et du foin l’hiver, des feuilles sèches l’été, « afin, ajoutait son biographe, de permettre à ses invités de s’asseoir par terre, sans trop salir leurs vêtemens, quand la place manquait à table. »

On avait été, certes, plus civilisé à Babylone, en Grèce et à Rome ; on l’était plus à Venise, en Espagne et en France qu’alors dans le royaume-uni. Il fallut la révocation de l’édit de Nantes et l’exode des protestans pour importer en Angleterre, y faire naître et prospérer la fabrication des tapis. Quelques Français émigrés à Halifax y introduisirent cette branche d’industrie, que John Crossley apprit de leurs descendans et dont il tira bon parti. En vingt années de rude labeur, aidé par sa femme, dont le courage ne se démentit pas un instant, il réussit à élever leurs trois fils : John, Joseph et Francis, à économiser 1,400 livres sterling (35,000 francs) et à fonder sa manufacture d’Halifax, sous la raison sociale de Crossley et fils, désignation qu’elle conserve encore aujourd’hui.

A dater de ce jour, ses affaires prirent une autre tournure, et quand il mourut, en 1837, sa maison occupait déjà un rang important. Sa femme lui survécut, aimée et vénérée de ses fils, consultée par eux, humblement confuse d’une prospérité qui dépassait toutes ses espérances, se reportant sans cesse à leurs modestes débuts, effrayée parfois de l’extension prodigieuse que prenait cette maison fondée par elle et son mari, et dont la fortune montait si vite et si haut. Quand les infirmités de la vieillesse la clouèrent sur son fauteuil, son plus grand plaisir était de voir défiler sous ses fenêtres tout ce peuple d’ouvriers, confortablement et chaudement vêtus, bien nourris et bien payés, qui saluaient, en passant, d’un geste respectueux et reconnaissant, l’humble et courageuse vieille à laquelle ses fils devaient l’opulence, et eux-mêmes un travail assuré et lucratif.

Et cependant ce qu’elle vit était peu de chose encore comparé à la prospérité que l’avenir réservait à ses enfans. Ils héritaient de son grand cœur et de l’indomptable et patiente énergie de leur père. Disposant de capitaux considérables, ils introduisirent dans leurs fabriques les améliorations nouvelles, se maintenant au courant des progrès de la science, perfectionnant leurs machines et leurs procédés de teinture, élargissant chaque année le cercle de leurs opérations. En 1851, la découverte d’un nouveau métier de tissage porta au plus haut point la fortune de leur maison, dirigée par Francis Crossley. D’un bond, ils passèrent d’une situation prospère à celle de millionnaires, inondant le monde de leurs produits. Francis Crossley, le prince-marchand, l’homme le plus en vue d’Halifax, fut élu membre du parlement par ses concitoyens, et, plus tard, par le district de West-Riding.

Aussi généreux que riche, il fut le bienfaiteur de sa ville natale, à laquelle il fit, entre autres dons, celui d’un parc public en 1856. Lui-même a raconté, dans le discours qu’il prononça lors de l’inauguration du parc d’Halifax, comment lui vint l’idée de ce don princier, si fort apprécié des classes ouvrières. Dans ce récit, on retrouve la trace de l’influence que l’humble et religieuse Martha Turner exerça sur l’esprit de ses enfans, le noble héritage qu’elle leur transmit. « Ce que je vais dire maintenant, je ne l’ai jamais dit à mon meilleur ami, pas même à la chère compagne de ma vie; mais, en m’entendant, elle se souviendra peut-être du jour où je lui demandai, au retour d’une promenade solitaire, dans quel chapitre de la Bible se rencontraient ces mots: «Le riche et le pauvre se retrouveront en ce lieu, et le Seigneur sera leur père à tous.» Lors d’un voyage que je fis en Amérique, en 1855, je quittai Québec le 10 septembre, de bon matin, pour gagner les Montagnes-Blanches. De ma vie, je n’avais contemplé paysage plus beau. En arrivant à l’hôtel, ma femme et mes filles se reposèrent, et je sortis seul. Le soleil couchant dorait de ses derniers rayons le mont Washington. Saisi d’admiration devant ce spectacle grandiose, je me sentais plus près de mon Créateur et me demandais : Que ferai-je, ô Dieu, pour te remercier des bienfaits dont tu m’as comblé? Il me sembla alors entendre une voix murmurer à mon oreille : Tu ne saurais donner à tes concitoyens de voir ce que tu vois, d’admirer ce que tu admires ; mais tu peux donner aux pauvres et aux déshérités d’Halifax un lieu de repos et de récréation où ils goûteront, eux aussi, les charmes de la nature, l’ombre des arbres et le parfum des fleurs. Je rentrai chez moi rêveur, et, depuis ce jour, l’idée de créer ce parc ne m’a jamais quitté. Je suis heureux de la voir enfin réalisée. »

Il ne s’en tint pas là. La même année, il fondait un hôpital à Halifax et le dotait ; avec ses frères, il créait un orphelinat, y dépensait 1,250,000 francs, constituait une rente perpétuelle de 75,000 francs par an pour son entretien, et, reprenant une idée de sa mère, donnait à ses ouvriers un intérêt de 20 pour 100 dans les énormes bénéfices de sa maison.

Halifax est en grande partie redevable aux Crossley de sa prospérité commerciale. Les fils ont acquitté le vœu de la vaillante Manha. « Un matin d’hiver, raconte-t-elle, levée à quatre heures pour me mettre au travail, je traversais la cour froide et sombre, telle que m’apparaissait alors l’avenir. Un cri d’appel et de supplication jaillit de mon cœur, et je murmurai : Seigneur, Seigneur! si tu nous viens en aide, nous n’oublierons pas tes pauvres et nous leur ferons leur part. » Leur part a été faite, large et à mesure comble, par les fils de l’humble chrétienne.


V.

Coming events cast their shadow before them; les événemens qui s’approchent projettent leur ombre en avant d’eux, dit un proverbe anglais. Et, de fait, à certains momens de leur vie, les peuples, ainsi que les individus, se sentent en proie à une inquiétude vague, à l’attente de quelque chose d’imprévu. L’idée subtile, insaisissable d’un changement prochain, d’une évolution brusque, d’un avenir nouveau, souffle et passe sur les esprits, troublant l’atmosphère dans laquelle ils se meuvent, souriant aux jeunes que l’inconnu séduit, inquiétant les vieillards que tout changement effraie, déconcertant les timides qui se rejettent en arrière, favorisant les audacieux qui se portent en avant. Révolution politique, réveil patriotique ou religieux, explosion socialiste ou évolution commerciale ont leurs prodromes que peut à peine discerner au début l’œil le plus clairvoyant.

Souvent on attribue à une sagacité merveilleuse, à un génie divinateur, ce qui n’est chez certains hommes qu’une tendance naturelle à devancer un courant dont l’instinct leur révèle l’existence, et l’on fait honneur à leur prescience des faveurs de la fortune. Il les ont conquises par d’autres qualités ; par la persévérance et l’esprit de suite, souvent aussi par une foi aveugle, car les divinités que l’homme se forge exigent de lui qu’il soit tout à elles. A tenter de remonter certains courans, on risque fort de se noyer ; parfois, en les suivant, ils vous mènent au port. James Baird suivit le sien, qui le déposa sans encombre sur un lit de millions.

Nous avons exposé dans nos précédentes études le point de départ de la grande évolution commerciale qui, d’Angleterre, gagna le reste du monde, révolutionnant l’industrie par les découvertes d’Arkwright, Hargreaves, Crompton, Kelly, Watt, etc. James Baird avait alors vingt ans. Il était fils d’un pauvre fermier d’Ecosse, qui peinait sur son champ et en tirait à peine de quoi nourrir sa femme et ses enfans. James l’aidait de son mieux, parce qu’il était travailleur; mais il savait aussi compter, et le résultat de ses calculs fut qu’arrivé à l’âge d’homme, il se prit à soupçonner qu’il avait mieux à faire que de s’entêter dans un labeur ingrat. Esprit curieux, il regarda et questionna. Ce qu’il vit et ce qu’il entendit lui donna bon courage. L’industrie secouait sa longue torpeur, on s’entretenait des inventions nouvelles, des machines à vapeur auxquelles on croyait peu encore, des chemins de fer auxquels on ne croyait pas du tout, des métiers à tisser dont on disait merveille, des mines de 1er que l’on exploitait, des mines de houille dont on commençait à se préoccuper.

James Baird ne possédait ni l’instruction nécessaire pour se rendre un compte exact de la valeur et de l’importance des découvertes modernes, ni le génie divinateur qui en tient lieu, mais il avait le sens droit, l’esprit juste, et il s’entendait à rapprocher les faits et à en déduire les conséquences. Il comprit que ces inventions nouvelles allaient forcément donner une grande impulsion à la métallurgie, et, par suite, accroître considérablement la consommation de la houille. Elle abondait dans le district où était située la ferme paternelle, et James Baird, qui fréquentait volontiers tous ceux dont il pouvait tirer quelque renseignement pratique, avait appris des mineurs à reconnaître les terrains houillers. A peu de distance de sa demeure, il en découvrit un, se mit à l’œuvre, et, bientôt, décida ses frères à se joindre à lui et à ouvrir une carrière. Tout d’abord, il s’assura d’un bail à long terme et à bas prix, emprunta les premiers capitaux et loua des ouvriers.

À cette époque, les mines de houille avaient encore peu de valeur, et, en Écosse, les salaires étaient minimes. La plupart des mineurs se contentaient forcément de faibles gages, et la législation, qui faisait virtuellement du débiteur une sorte d’homme-lige du créancier, les assujettissait à un labeur constant. Quelques avances à eux faites par le patron, et qu’ils étaient presque toujours hors d’état die rembourser, les mettaient à sa merci. Payés, le plus souvent, en vivres et en vêtemens dont ils s’approvisionnaient au magasin attaché à l’exploitation, ils touchaient fort peu en numéraire, et, constamment obérés, vivaient et travaillaient sur place, sans pouvoir chercher ailleurs une situation plus lucrative ou plus indépendante.

Toujours le premier et le dernier au travail, James Baird leur donnait l’exemple, et tout en les exploitant, comme d’ailleurs on les exploitait partout, il était populaire parmi eux, étant presque des leurs par son origine et son éducation. Il réussît à gagner quelque argent et, confiant dans l’avenir, prit à long bail d’autres houillères, attendant le moment, pressenti par lui, où la demande des charbons de terre, excédant la production, déterminerait une hausse dont il entendait bien profiter. Il se hâtait, sentant approcher l’heure, multipliant ses achats de terrain et ses baux, usant jusqu’au bout du crédit qu’il devait à son ardeur au travail et au succès de ses premiers débuts, ne doutant plus du résultat, mais loin de soupçonner qu’il deviendrait le plus riche commoner du royaume-uni, et que sa fortune éclipserait les plus hautes fortunes de l’aristocratie territoriale.

En 1789, Joseph Lebon, en France, et en 1798, Murdoch, en Angleterre, avaient conçu l’idée de l’éclairage par le gaz. Tous deux s’y étaient ruinés. Leur gaz, mal épuré, avait une odeur fétide et donnait naissance, par la combustion, à des produits nuisibles, tels que l’ammoniaque et l’hydrogène sulfuré. Joseph Lebon, le premier inventeur de ce mode d’éclairage si usité aujourd’hui, mourut pauvre et d’une mort tragique. Le lendemain de la cérémonie du sacre de l’empereur, le 3 décembre 1804, on trouvait aux Champs-Elysées son cadavre percé de coups de couteau. Mais l’idée survivait. Un ingénieur allemand, Winsor, la reprenait pour son compte en Angleterre. Encouragé par George III, il parvint à organisera Londres une compagnie d’éclairage par le gaz, et tenta d’en établir une à Paris; mais la lutte qu’il eut à soutenir contre les intérêts que mettait en péril l’invention nouvelle épuisa ses forces. Il succomba à la tâche, ruiné lui aussi, mais ayant réussi à poser dans Londres 50 lieues de tuyaux conducteurs, et à donner un commencement d’exécution à la conception hardie de Joseph Lebon. Sous Louis XVIII seulement, l’idée de l’inventeur français, d’abord appliquée à Londres, fut adoptée à Paris, d’où elle devait se répandre dans le monde entier.

Ce nouveau système d’éclairage exigeait de grandes quantités de houille ; de toutes parts, dans le royaume-uni, on multipliait les usines à gaz et aussi les ateliers de fonte. Subitement la métallurgie devenait l’une des principales branches d’industrie de l’Angleterre ; le règne du fer commençait, les hauts-fourneaux envahissaient les comtés du Nord et l’Ecosse. Il fallait des rails pour les chemins de fer, des conduites pour l’eau et le gaz, du fer pour les locomotives, pour les usines qui s’édifiaient, pour les machines que l’on construisait; puis bientôt l’artillerie, les navires en fer, la marine cuirassée, allaient demander à la métallurgie une production incessante, une fonte plus résistante, une consommation prodigieuse de houille. A l’œuvre sur tous les points, on s’acharnait à la recherche du combustible indispensable, on ouvrait de nouvelles mines, on rouvrait les anciennes, et le prix du charbon montait.

James Baird était prêt, et son heure était venue. Il eût pu, dès ce moment, réaliser une fortune en rétrocédant ses nombreuses houillères; il n’y songea pas un instant. Le courant attendu l’emportait, il le suivit jusqu’au bout, employant ses premiers bénéfices à ouvrir de nouveaux puits d’extraction, les autres à s’assurer de nouvelles mines, élargissant constamment le champ de son exploitation. Puis les gisemens de fer attirèrent son attention. Grand propriétaire de houillères, il voulut l’être aussi de minerais, posséder les deux matières premières de la métallurgie, profiter du bas prix auquel elles lui revenaient l’une et l’autre pour s’assurer le bénéfice de la fabrication. Mais il sut attendre que ces procédés de fabrication fussent bien fixés. Toute industrie nouvelle débute par des tâtonnemens improductifs, des essais coûteux qui souvent ruinent les impatiens et enrichissent ceux qui, instruits par leurs erreurs, éclairés par leurs découvertes tardives, évitent les premières et mettent à profit les secondes.

De 1828 à 1830, la métallurgie prit un essor rapide. Nielson, de Glasgow, expérimentait dans les fonderies de la Clyde un procédé nouveau, qui consistait à injecter sur le minerai introduit dans les hauts-fourneaux, non plus de l’air froid, mais de l’air porté à 200 ou 300 degrés, au moyen de la flamme perdue du foyer d’alimentation. Cette substitution de l’air chaud à l’air froid assurait un fonctionnement plus régulier des hauts-fourneaux, en même temps qu’il réalisait une économie de combustible variant de 16 à 30 pour 100. James Baird connaissait Nielson et s’intéressait à ses travaux ; il lui vint en aide pour les mener à bien, et Nielson, reconnaissant d’un concours décisif au moment critique, s’acquitta vis-à-vis de son compatriote en lui concédant le privilège d’utiliser sa découverte dans l’usine que James Baird faisait construire à Gartsherrie, à frais communs avec ses frères.

L’hésitation des maîtres de forges à employer le procédé de Nielson en lui payant une royailty annuelle et leur répugnance à modifier leur outillage ne contribuèrent pas peu au succès de James Baird. Convaincu de la supériorité du système de son ami, il poussa activement la construction de son usine, et, dès le début de ses opérations de fonte, réalisa de gros bénéfices. Quand, éclairés par son exemple, les maîtres de forges se décidèrent à l’imiter, Nielson exigea d’eux une royalty plus élevée que celle qu’il demandait avant que l’usine de Baird eût démontré l’excellence de son procédé, et Baird fît ainsi du même coup la fortune de Nielson et la sienne propre, pouvant, affranchi de toute redevance, livrer ses produits à un prix notablement inférieur à celui de ses concurrens.

Mineur, puis manufacturier, il devint par surcroit inventeur. Frappé de la déperdition de gaz et de calorique que ses hautes cheminées laissaient échapper, il eut l’idée d’une coupole qui renvoyait ces calories alimenter son courant d’air chaud. Le succès répondit à son attente ; il prit un brevet, exploita son invention, et ajouta à ses profits divers le tribut que durent lui payer ses rivaux. En 1840, James Baird possédait déjà une fortune énorme, alimentée par quatre sources distinctes de revenus : ses mines de houille, ses mines de fer, ses usines et son brevet. Chacune d’elles eût suffi à l’enrichir ; il en ajouta une cinquième. Il ambitionnait d’attacher son nom à un fer nouveau, d’obtenir, par des alliages de minerais, un produit supérieur à ceux en usage. Ses nombreuses mines lui fournissaient des qualités diverses de minerais, depuis le fer oligiste et l’hématite rouge jusqu’au fer spathique et au fer oxydulé. Il possédait les mines et les hauts-fourneaux de Lugar, d’Églinton, de Portland et Blair, celles de Muirkirk, dont il devait décupler la production. Il acheta encore celles de Whitehaven et d’autres dans le Cumberland ; et, après de nombreux essais, réussit à produire le fameux fer de gartsherrie, auquel sa qualité supérieure assure un prix régulier que n’affectent pas les fluctuations du marché.

La mort successive de ses frères laissa Jambes Baird seul propriétaire de l’œuvre commune dont il avait été le promoteur et le directeur.. Après avoir débuté par une production de 2 tonnes de houille par jour, il était arrivé à une extraction qui dépassait 3,000 tonnes par vingt-quatre heures. Parti de rien, aidé par les circonstances qu’il sut faire servir à sa fortune, ce laboureur intelligent fut, de son temps, l’homme le plus riche de l’Angleterre, the wealthiest commoner of England comme le désignaient ses contemporains. Ses résidences princières, ses fermes, ses parcs, ses jardins lui avaient coûté 2 millions de livres sterling (50 millions de francs). Son revenu annuel atteignait 10 millions de francs, et ses mines occupaient plus de 10,000 ouvriers. Si la chance lui fut favorable, si, né à une époque d’évolution commerciale, le courant le porta au plus haut point, il sut pressentir ce courant, aller résolument de l’avant, suppléer par le travail et l’observation à l’éducation première qui lui faisait défaut, triompher, par l’énergie et la volonté, des obstacles de la pauvreté et de l’humilité de son origine.


VI.

En 1832, les électeurs de Newark étaient convoqués pour procéder à l’élection d’un membre du parlement. Newark était alors un bourg et appartenait au duc de Newcastle. Propriétaire du sol et des maisons, il l’était aussi du vote des habitans, auxquels son régisseur désignait le candidat du duc. Cette simple formalité suffisait pour assurer l’élection. Le bourg votait comme un seul homme, sans s’inquiéter autrement de la personnalité et des opinions politiques de son représentant. Les électeurs, tenanciers du grand seigneur, dépendaient de lui ; il pouvait les expulser en leur donnant avis six mois d’avance, ne louer qu’à ceux qu’il agréait, imposer à son gré les prohibitions qui lui convenaient. Il nommait aux cures vacantes ; son déplaisir était redoutable, sa faveur toute-puissante. Trente et une familles nobles, dit Sanford, comptaient alors cent dix de leurs membres dans la chambre des communes, et « ces trente et une familles de l’aristocratie territoriale pesaient autant dans la balance politique que Londres et les quarante villes qui viennent après Londres, autant que l’Irlande, deux fois plus que l’Ecosse <<ref> Le Développement de la constitution en Angleterre, par M. E. Boutmy, p. 283. </ef>. »

Il y a de cela un peu plus de cinquante ans seulement, et il semble, en s’y reportant par la pensée, qu’on pénètre dans un monde et dans une organisation sociale dont des siècles nous séparent. Et cependant nous le touchons de la main, quelques-uns de ses représentans vivent encore. Monde curieux, si proche et si lointain ! Charles Dickens débutait dans la carrière littéraire en publiant les premières feuilles des Pickwick Papers, dont tout Londres s’entretenait presque autant que du maiden speech de Disraeli. D’Orsay, le roi de la mode, remplaçait le beau Brummel; à Gore-House, on se montrait Landon, Marryat, Campbell, Tom Moore, Louis-Napoléon; chez lady Holland : Grattan, Curran, lord Eldon, Macaulay et Sydney Smith. Au cabaret du Cock se réunissaient Tom Hood, Leigh Hunt, William Thackeray et un jeune homme rêveur auquel on s’accordait à prédire quelque avenir : Tennyson, le futur poète lauréat d’Angleterre. On y rencontrait aussi un autre jeune homme « délicat et maladif, dont on contestait fort la valeur politique, et qui, d’ailleurs, avec une pareille santé, n’irait pas loin. » C’était William Gladstone, le futur premier, celui que ses contemporains ont surnommé le Grand old Man, le candidat que les électeurs de Newark venaient, sur l’ordre du duc de Newcastle, d’envoyer siéger à la chambre des communes.

Il avait été élu presque à l’unanimité. Le jour du scrutin, un seul électeur s’était permis de demander qui pouvait bien être ce Gladstone qui sollicitait les suffrages de Newark; à quoi le régisseur du duc avait daigné répondre qu’il était fils d’un commerçant de Liverpool, lequel était lui-même l’ami de Canning. L’opposant, si tant est qu’il le fût, se déclara satisfait,» et vota pour ce jeune candidat maladif dont la puissante vieillesse devait étonner l’Angleterre. Ainsi débutait sur la scène politique l’homme qui, pendant plus d’un demi-siècle, sut la remplir de l’éclat de son éloquence, du bruit de son nom, de la hardiesse de ses évolutions et de ses conceptions. En lui se résumaient les aspirations, les hautes visées, l’ambition et l’énergie d’une vieille famille écossaise, partie de bas, s’élevant d’un échelon à chaque génération, atteignant la fortune, puis l’opulence, et, par un suprême effort, portant l’un de ses rejetons au plus haut point où un Anglais puisse atteindre, aux côtés et parfois au-dessus du trône. Pendant des années, il sut s’y maintenir, s’imposer à une cour sourdement hostile, quitter, puis reprendre le pouvoir à son jour et à son heure, presque aussi puissant, et à coup sûr plus redoutable dans l’opposition qu’à la tête des affaires, soutenant fièrement aujourd’hui le poids de ses quatre-vingts ans en homme dont le rôle politique n’est pas encore achevé, et qui se sent de taille à porter sur ses robustes épaules l’écrasant fardeau des affaires de l’empire britannique,

« Je ne sais vraiment pas pourquoi, disait-il dans un discours célèbre prononcé, semble-t-il pro domo suâ, à Liverpool, en 1872, le commerce anglais ne s’enorgueillirait pas de ses vieilles familles dans lesquelles on est resté négociant de père en fils? Ailleurs, on s’en fait un titre d’honneur. Pourquoi n’en est-il pas de même chez nous? C’est un sujet de tristesse et même de scandale de voir des négocians enrichis rougir de leur commerce et renier la source de leur fortune. Mon frère ni moi ne le ferons jamais. Ses fils marchent sur ses traces, et je suis fier de dire que mon fils est négociant, comme l’était mon père et comme l’est encore mon frère. »

il disait vrai et avait raison d’être reconnaissant. Sans le travail persistant des six générations qui l’avaient précédé, sans la grande fortune conquise par son père, le châtelain d’Hawarden n’eût pas été le candidat du duc de Newcastle, le représentant de Newark au parlement ; un autre nom que le sien eût probablement figuré dans les fastes britanniques, et l’intelligence remarquable mise au service de la chose publique se serait dépensée à conquérir au soleil la place que son père lui avait faite, après avoir inscrit lui-même le nom des Gladstone au livre d’or du commerce de Liverpool.

L’ancêtre de la famille paraît avoir été un William Gladstone, petit brasseur de Biggar, qui mourut en 1728, laissant trois fils et une fille. Contrairement à certaine famille irlandaise dont le descendant affirmait gravement qu’il était héréditaire chez eux de n’avoir point d’enfans, la race des Gladstone fut prolifique. L’un des fils de ce William Gladstone laissa onze enfans ; Thomas Gladstone, le grand-père de l’homme d’état, en eut seize, dont douze lui survécurent. Il fit mieux encore ; il réussit à force de travail à les pourvoir tous d’un modeste pécule et à aider leurs débuts dans la vie. John, son fils aîné, et le père du Grand old Man, devait porter haut sa fortune et celle de sa famille, et assurer à son fils cette large indépendance si nécessaire à l’homme appelé à diriger les affaires publiques d’un grand état.

John Gladstone, le père du ministre, naquit à Leith en 1763, reçut une éducation aussi complète que le comportaient les idées du temps et la position de son père, et entra dans ses bureaux. Thomas Gladstone s’occupait alors du commerce des grains. Un navire chargé de blé d’Amérique et dirigé sur Liverpool lui était consigné par un de ses correspondans. John reçut de son père mission de se rendre à Liverpool et d’effectuer au mieux la vente de ce chargement. Il négocia cette transaction avec la maison Corrie et Cie, l’une des plus importantes de Liverpool, et le chef de cette maison, frappé de l’intelligence et du savoir-faire du jeune homme, écrivit à Thomas Gladstone pour lui suggérer de laisser son fils auprès de lui. La proposition était trop avantageuse, elle souriait trop à John Gladstone pour être refusée. Puis Thomas Gladstone avait assez d’autres fils pour n’être pas embarrassé de remplacer John à Leith. En 1784, ce dernier se fixait à Liverpool en qualité d’employé de Corrie et Cie.

Le port de la Mersey commençait à prendre de l’importance. De 1700 à 1750, il s’était enrichi par le commerce des tabacs, et sa population s’élevait, pendant cette première période de prospérité, de 5,000 âmes à 18,500. De 1750 à 1807, Liverpool fut le port principal d’armement des navires négriers, et cette triste industrie atteignait son apogée au moment où John Gladstone débutait dans les affaires. Dès 1709, un premier navire armé pour la traite avait réalisé des profits tels, qu’en 1753 on n’en comptait pas moins de 88 affectés à ce trafic de chair humaine. De 1795 à 1804, les armateurs de Liverpool transportèrent 323,770 esclaves des côtes d’Afrique en Amérique et aux Antilles. Liverpool vivait de ce commerce lucratif, au maintien duquel semblait étroitement liée l’existence de la ville. John Gladstone s’y livra comme les autres, calmant les scrupules de sa conscience par l’argument constamment répété que, sans l’esclavage, le défrichement de l’Amérique et la mise en valeur des plantations de sucre, de café et de coton devenaient impossibles, et qu’à tout prendre, les nègres esclaves étaient moins à plaindre que les nègres libres, décimés par la famine et des guerres perpétuelles.

Aussi les prédications de Clarkson, de Roscoe et de Wilberforce réclamant, au nom de l’humanité, la suppression de ce trafic inhumain, eurent-elles peu d’écho à Liverpool. John Gladstone fut un des plus ardens adversaires des abolitionnistes. En peu d’années, il avait justifié les prévisions de M. Corrie, et ce dernier, appréciant les importans services que ce jeune homme rendait à sa maison, se l’était définitivement attaché en le prenant comme associé. Dès le début, il se montra digne de ce choix. La récolte des céréales avait manqué en Europe ; la maison Corrie entrevit la possibilité de réaliser d’énormes bénéfices en important des blés d’Amérique. John Gladstone fut chargé de cette opération, et partit pour New-York nanti de crédits considérables destinés aux achats. Vingt-quatre navires devaient le suivre à court intervalle et ramener les céréales en Europe. À cette époque, les communications avec le Nouveau-Monde étaient lentes et rares ; on opérait au hasard, sur des données vagues, sur des estimations incertaines. Lorsque, après quarante jours de traversée, John Gladstone débarqua en Amérique, il apprit que la récolte, qui s’annonçait bonne au printemps, n’était pas meilleure qu’en Europe, que le blé suffisait à peine aux besoins de la consommation locale, ainsi qu’aux semailles d’automne, et qu’il ne trouverait même pas à charger un navire. Le coup était rude. Pour armer cette flotte qui le suivait, la maison Corrie avait fait des déboursés considérables ; John Gladstone savait qu’elle jouait presque son existence sur ce coup de dés, et que le retour à vide de ces vingt-quatre navires serait pour elle le point de départ d’une crise désastreuse. A lui incombait la tâche de la conjurer. Dans l’impossibilité où il se trouvait de consulter ses associés, il ne pouvait que s’inspirer de lui-même, agir avec décision et promptement. Une visite rapide à New-York, Boston et dans les états du Sud le renseigna sur les existences en marchandises de ces divers marchés. Si les céréales faisaient défaut, en revanche le sucre, le coton, le café étaient abondans; échelonnant ses achats et l’expédition de ses navires, il parvint, non sans peine, à les charger et à les retourner à Liverpool, et si l’expédition entreprise par la maison Corrie ne donna pas les brillans résultats qu’elle en attendait, la hardiesse et la sagacité de son plus jeune associé prévinrent un sinistre que l’on tenait pour inévitable à Liverpoo1er où de lettres d’Amérique, arrivées après le départ de la flotte, annonçaient une récolte mauvaise et l’impossibilité de faire face à des envois de céréales en Europe.

A dater de ce jour, la maison Corrie et Cie cessa de limiter ses opérations au commerce des grains. L’initiative de John Gladstone lui ouvrait un nouveau champ, et il sut l’exploiter fructueusement. Les relations nouées par lui avec les planteurs se continuèrent, et peu à peu Corrie et Cie devinrent la première maison d’importation des produits des états du Sud. Seize ans plus tard, MM. Corrie et Bradshaw se retiraient avec une grosse fortune, et John Gladstone restait seul chef de la maison. Il fit alors venir de Leith son second frère Robert et se l’associa ; puis, à mesure que ses affaires s’étendirent, il attira successivement ses six autres frères auprès de lui, transplantant ainsi toute sa famille à Liverpool. La nouvelle raison sociale : Gladstone et Cie prenait rang sur les principaux marchés du mondai, et son chef, propriétaire d’importantes plantations à Demarara, importateur de ses produits à bord de ses propres navires, voyait chaque année grossir sa fortune personnelle et grandir la réputation de sa maison.

Il n’était pas seulement, négociant, armateur et planteur, mais aussi grand propriétaire d’esclaves, et cela au moment même où, sous l’influence des prédications ardentes des abolitionnistes, l’opinion publique se prononçait contre If esclavage. L’éloquence persuasive et entraînante de W. Wilberforce déterminait un de ces irrésistibles courans qui triomphent de toutes les résistances. John Gladstone était trop habile et trop sensé pour tenter de le remonter. Il sentait que l’esclavage était condamné; il s’y résignait, insistant seulement pour que l’on ménageât la transition, convaincu qu’une émancipation soudaine serait aussi désastreuse pour les esclaves, qui cesseraient de travailler, que pour les maîtres, qui cesseraient de les nourrir, et qu’aux uns comme aux autres, le gouvernement devait indemnité et secours. La thèse qu’il soutenait consciencieusement était d’ailleurs d’accord avec les vues des abolitionnistes sensés ; sur ce terrain, une entente était possible ; elle se fit.

Cette période d’agitation fut pour lui la plus difficile à traverser. Ses succès commerciaux, sa fortune rapide, lui avaient suscité de nombreux ennemis, qui ne se firent pas faute de le représenter comme l’un des plus déterminés partisans de l’esclavage, comme un homme qui lui était redevable de son opulence et exploitait sans merci des milliers de nègres victimes de sa cupidité. Lord Howick, mal renseigné, le mit même publiquement en cause lors du débat engagé dans la chambre des communes, et cita son nom comme l’un de ceux dont le traitement inhumain des noirs était une honte pour l’Angleterre. Mais lord Howick eut affaire à forte partie. Le nouvel élu de Newark, William-Ewart Gladstone, venait d’entrer à la chambre, et son premier discours fut une éloquente et habile réfutation des attaques dirigées contre son père, attaques dont une enquête parlementaire devait démontrer plus tard l’inanité.

Le bill d’émancipation fut voté et une indemnité de 20 millions de livres (500 millions de francs) allouée aux planteurs. John Gladstone en reçut sa part, et, confiant dans l’avenir de Liverpool, où la suppression de la traite provoquait une baisse considérable sur les terrains, il en acheta. En peu d’années, ils triplaient de valeur; il se porta aussi acquéreur de plusieurs bénéfices ecclésiastiques dont la propriété est encore aujourd’hui aux mains de son fils. Très lié avec George Canning, dont il admirait l’éloquence et avait prévu la grandeur, il le décida à se présenter comme candidat au parlement pour la ville de Liverpool, et Canning étant hors d’état de pourvoir aux frais de son élection, il les prit à sa charge. Grâce au concours actif et à l’influence de John Gladstone, Canning fut élu, et, arrivé au pouvoir, n’oublia jamais le service qu’il en avait reçu au début de sa carrière politique.

Puissamment riche, ami intime de Canning devenu premier ministre en 1826, John Gladstone, candidat au parlement pour le bourg de Woodstock, avait été élu avec le concours du duc de Marlborough. Il siégea neuf années, assez longtemps pour voir son fils devenir son collègue et prendre place à ses côtés. Il assistait à cette séance où William-Ewart Gladstone prit la parole pour réfuter les accusations de lord Howick et pour repousser les soupçons injurieux qui pesaient sur leur nom. Lui-même ne s’était-il pas vu reprocher par ses adversaires « d’être le fils d’un négociant enrichi par la traite et l’exploitation des nègres. » À cette époque, de pareilles attaques, dirigées contre un homme impatient de jouer un rôle politique, étaient graves. Elles l’étaient d’autant plus qu’elles contenaient un fond de vérité, et que les passions surexcitées ne laissaient pas place à des appréciations équitables. Alors président de l’Association des planteurs, John Gladstone, qui maintenait énergiquement leurs droits à une indemnité, était trop en vue pour n’être pas violemment pris à partie. Chef du parti tory à Liverpool, ami et partisan de Canning, les whigs et les abolitionnistes l’attaquaient avec d’autant plus d’acharnement que la réputation de son fils leur inspirait plus d’inquiétudes.

Born in the purple, né dans la pourpre, W.-E. Gladstone n’était pas seulement l’héritier de la grande fortune édifiée par son père. Imbu dès son enfance des idées tories, l’opinion voyait en lui le chef futur de ce grand parti avec lequel il devait rompre quelques années plus tard, l’adversaire déterminé de la réforme, le favori des ducs de Newcastle et de Marlborough. De bonne heure il avait été élevé en vue de ses hautes destinées, de bonne heure aussi il réalisait les espérances de son père, sauf sur un point toutefois. Chose singulière, cet homme d’état, qui devait être un jour l’un des financiers les plus remarquables du royaume-uni et occuper pendant des années le poste éminent de chancellor of the exchequer, ce fils d’un négociant qui excellait à compter, n’entendait rien à l’arithmétique. Dean Stanley raconte à ce sujet qu’il y avait près de Liverpool une petite école où M. Gladstone envoya son fils pour le préparer à suivre les cours d’Eton-CoIlege. Bien des années plus tard, un homme qui avait été son condisciple à cette école rendit visite au principal, et, dans le cours de la conversation, lui dit :

— Il y a une branche d’études dans laquelle j’avoue n’avoir fait aucun progrès depuis que je vous ai quitté, c’est l’arithmétique.

— Eh bien ! vous m’étonnez, reprit en riant le principal, car je me souviens que vous étiez, avec Gladstone, l’un de nos plus mauvais élèves en fait de calcul, et vous voyez qu’on le tient aujourd’hui pour le premier de nos financiers.

A Eton, puis à Oxford, W.-E. Gladstone fit de brillantes études et sortit de l’université au premier rang. Dans le Debating Society d’Oxford, sorte de parlement en miniature où ces jeunes hommes discutent les questions du jour et préludent aux luttes politiques à venir, W.-E. Gladstone était l’un des orateurs les plus écoutés. Il y rencontrait, comme adversaires ou partisans, des condisciples qu’il allait retrouver plus tard à la chambre des communes : lord Selborne, lord Lincoln, le duc d’Abercorn, Sydney Herbert, M. Lowe. Les deux grands partis qui se disputaient le pouvoir, whigs et tories, avaient les yeux fixés sur cette serre chaude politique où se révélaient les orateurs futurs. Ils leur facilitaient, au moyen des bourgs pourris, l’accès du parlement, où plus d’un entrait au sortir de l’université. C’est ainsi qu’en 1832 le duc de Newcastle, père de lord Lincoln, l’ami de collège de William-E. Gladstone, offrait à ce jeune homme de vingt-trois ans de le faire élire à Newark, et que le futur Premier d’Angleterre allait siéger à la chambre des communes, où les tories l’accueillaient comme une importante recrue, comme l’espoir de leur parti. Un peu plus tard, son rival, Disraeli, le futur lord Beaconsfield, entrait à la chambre dans les mêmes conditions.

Depuis lors, cinquante-six années se sont écoulées, et le nom de W.-E. Gladstone, fils du prince-marchand de Liverpool, a retenti dans l’Europe entière, mêlé à tous les grands événemens qui ont agité le monde. Cette longue carrière, qui n’est pas encore achevée et qui fut si fertile en évolutions hardies, réserve peut-être encore d’autres surprises. Elle appartient à l’histoire, mais qui peut dire si, sans l’énergie et l’intelligence de l’arrière-petit-fils du modeste brasseur de Biggar, le nom de Gladstone eût figuré au premier rang des grands noms de l’Angleterre ?


VII.

Au-dessus de cette riche aristocratie territoriale, la première de l’Europe et peut-être la dernière qu’il lui sera donné de voir ; au-dessus de ces opulens plébéiens et de leurs millions accumulés ; au-dessus de cette double incarnation de la tradition ancienne et du monde moderne personnifiant les forces vives et les vrais facteurs politiques de l’Angleterre, se dresse un pouvoir, souverain de nom, jalousement limité en fait, que le respect défend mal contre l’indifférence. Pouvoir d’apparat, dont on n’estime pas payer trop cher l’effigie silencieuse ; rouage détourné de sa destination première, richement rémunéré à la condition de fonctionner rarement, d’obéir docilement à l’impulsion discrète qui lui est donnée et d’opérer toujours en sens inverse de son action primitive, souvent irréfléchie, mais spontanée. Royauté, de vivante devenue seulement visible, occupant une place qu’il y aurait danger à laisser vide ; sentinelle taciturne montant la garde auprès de ce qui fut.

La royauté anglaise est riche, mais sans pouvoir. La fonction apparente subsiste, mais sa réalité est ailleurs. Pour la déposséder ainsi, pour faire de ce moteur dirigeant un rouage docile, obéissant à une impulsion nouvelle : l’opinion publique, il fallut un changement de dynastie, de race, de traditions, l’élément allemand venant prendre k place de l’élément anglais, la mort du petit duc de Gloucester, le dernier des enfans de la reine Anne, laissant vacant un trône que devait occuper George-Louis, électeur de Hanovre.

Dans sa petite cour de Herrenhausen, Versailles allemand brutal et grossier, il vivait content, en dépit de ses mésaventures conjugales avec la belle Sophie de Zell, détenue trente-deux ans dans un château-fort. Entouré de ses hauts dignitaires pauvrement rétribués, de son grand-chambellan payé 6,000 francs par an, de ses médecins salariés à 1,500 francs, n’ayant d’autre luxe que ses vingt carrosses à huit chevaux, il économisait sur le personnel des princesses et sur le blanchissage de sa-cour, auquel deux servantes suffisaient et au-delà. Le trône d’Angleterre le tentait peu ; il se fit prier pour l’accepter, et tarda fort avenir l’occuper. Ses deux vieilles favorites allemandes répugnaient à l’idée de traverser la mer, et il ne comprenait pas l’existence sans Mme Kielmansegge, qu’il appelait familièrement l’Éléphant, à cause de ses opulentes proportions, et sans Mme de Schulenbourg, grande, maigre et sèche, qu’il avait baptisée le Manche à balai. La seconde se refusant à l’accompagner à cause de ses 20,000 francs de dettes que l’électeur jurait par tous les diables qu’il ne pouvait payer, l’Éléphant fit ses paquets, ce qu’apprenant, le Manche à balai fit aussi les siens, en dépit de ses créanciers, et tous trois de débarquer à Greenwich, où l’archevêque de Canterbury, primat d’Angleterre, le duc de Marlborough, le premier homme de guerre de son temps, traître à Guillaume, à Jacques II, à la reine Anne, où les ducs d’Oxford et de Bolingbroke, où la foule des courtisans, des bourgeois et du peuple, attendaient et acclamaient le nouveau souverain et son étrange cortège. Il se souciait d’eux comme eux de lui. Ce qu’ils acclamaient, ce n’était pas George-Louis, qui n’avait cure des vingt-neuf articles de foi du Primat, ni de la fidélité des lords, ni de l’affection d’un peuple qui ne le connaissait pas ; ils acclamaient une révolution pacifique, le maintien du pouvoir entre leurs mains, l’avènement d’une dynastie peu gênante.

Et, de fait, elle ne le fut guère. George-Louis avait grand besoin d’argent, on lui en donna ; de titres, il en disposa ; l’Éléphant devint duchesse de Kendal, le Manche à balai comtesse de Darlington, et le nouveau souverain, retiré dans son palais, put déguster à son aise les huîtres anglaises arrosées de vin du Rhin, fumer pipes sur pipes, et laisser à ceux qui l’avaient appelé le souci et la responsabilité d’affaires auxquelles il n’entendait rien.

Was für plunder! s’écriait un siècle plus tard, avec un vif accent de regret, le vieux Blücher jetant du haut du dôme de Saint-Paul son coup d’œil d’épervier sur Londres étendu à ses pieds. Was für plunder ! murmurait dans son cercle d’Hanovriens faméliques l’électeur de Hanovre devenu « roi d’Angleterre, de France et d’Irlande, défenseur de la foi. » Et il pilla de son mieux, lui, ses secrétaires, ses maîtresses, ses cuisiniers et ses intendans, Mustapha et Mahomet, ses nègres, mais en gens qui manquent d’expérience et ne se sont jamais trouvés à pareille fête ; qui, toute leur vie, ont vécu chichement ; qui grappillent n’osant prendre, et se cachent pour expédier en Hanovre leur maigre butin. On le laissait faire et on riait. Qu’était cela à côté des folles largesses de ses prédécesseurs ? Puis son cœur était en Hanovre ; l’Angleterre ne l’intéressait guère ; il la laissait vivre à sa guise, vivant à la sienne, se gouverner comme elle l’entendait, pourvu qu’on le laissât malmener en soudard ses beautés allemandes, manger et boire tout son soûl.

Quand il mourut, sir Robert Walpole partit à cheval porter à Richmond, à George II, l’avis que son père venait d’expirer dans la calèche qui le menait à Ahlden, en Hanovre. George II digérait et dormait. Réveillé en sursaut, il accueillit la communication du secrétaire d’état, du souverain de fait d’Angleterre, par ces mots : Dat is one d… delie. C’est un sacré mensonge. — Et il continua son règne comme il l’avait commencé, colérique, violent, jurant et sacrant, traitant ses ministres de menteurs, de voleurs, de canailles, mais leur obéissant ; ricanant au nez des évêques, se grisant consciencieusement le dimanche, rarement sobre le reste de la semaine ; préférant, lui aussi, le Hanovre à l’Angleterre ; toutefois, s’étant bien battu à Oudenarde, cynique et brave, provoquant le roi de Prusse en duel, n’aimant que sa femme, la belle Caroline de Anspach, qui l’adore et qu’il trompe. Elle connaissait bien l’homme ; à son lit de mort, elle le conjure de se remarier quand elle ne sera plus, et, pour la consoler, il s’écrie en sanglotant : « Me remarier, moi, jamais !.. J’aurai des maîtresses. »

Et il le fit comme il l’avait promis, se costumant en Turc et habillant lady Yarmouth en sultane ; lady Yarmouth, à laquelle il disait publiquement « qu’elle n’était pas digne de dénouer les chaussures de sa défunte épouse, » de Caroline, dans le cercueil de laquelle il voulut être enseveli. D’ailleurs, ne tenant pas en place, toujours en quête d’un prétexte pour visiter son cher Hanovre, s’y rendant huit fois pendant son règne et ne voyant rien d’autre à reprendre à la guerre de sept ans que l’impossibilité où elle le mettait de voyager en Allemagne.

Le petit-fils succède au grand-père, George III à George IV. Dénué d’imagination, il devait cependant mourir fou ; homme de goûts simples et modestes, il se levait à six heures du matin, été comme hiver, tenait pour efféminé d’avoir un tapis dans sa chambre, proscrivait le feu dans son antichambre, où se morfondait sa suite. Souverain médiocre, mais consciencieux, il laissa gouverner le grand Pitt, qui tenait le pouvoir et le garda, prodiguant à la royauté apparente les respects dus au rang et n’en faisant qu’à sa volonté. On se figure mal l’illustre lord Chatham pliant ses genoux goutteux devant ce souverain effacé ; on le comprend mieux glissant des banknotes de 500 livres dans les manchettes des lords récalcitrans, qui les dissimulaient avec grâce et votaient ensuite complaisamment. George III fit ce qu’on lui dit de faire et s’en trouva bien. Il n’en fit à sa guise que pour son mariage.

— Qui voudra jamais épouser une pauvre petite princesse comme moi? disait un jour Charlotte de Mecklembourg-Strelitz à son amie et confidente Ida von Bulow, en se promenant dans le triste jardin de Strelitz.

— Princesse, voici le prétendant, répondit Ida en riant, au moment où un laquais passait, porteur d’une missive.

Elle disait vrai sans le savoir. L’héritier du trône d’Angleterre avait lu, par hasard, une lettre que la jeune princesse adressait à une de ses amies d’Angleterre, lettre dans laquelle elle déplorait, en un style ampoulé, les horreurs de la guerre, exaltant les bienfaits de la paix. Il n’en avait pas fallu davantage pour lui gagner le cœur de l’honnête George III, pour faire oublier à ce prince la juvénile passion qu’avaient successivement éveillée en lui la blonde Anna Lightfoot et la brune Sarah Lennox. Il demanda la main de la princesse Charlotte, qu’on n’eut garde de lui refuser. « Quand il la vit, disent les mémoires du temps, débarquer à Londres, il fit quelque peu la grimace. » Elle était petite et grasse, laide et gauche; mais il en prit son parti, l’épousa et l’aima.

Il était pacifique d’humeur et le prouvait, choisissant sa femme sur le vu de quelques phrases banales en l’honneur de la paix; et cependant, de 1760 à 1810, il fut toujours en guerre : avec la France et l’Autriche dans la guerre de sept ans, avec les colonies révoltées d’Amérique, puis avec la république, le directoire, le consulat et l’empire. L’Angleterre le voulait ainsi; ainsi l’avaient décidé ses ministres, représentans de cette opinion publique qu’il faisait sienne, à laquelle il obéissait, croyant se guider d’après ses propres lumières et en possédant peu. Dans ce cadre démesuré d’événemens, son intelligence vacillait. Il s’appliquait, faisait de son mieux pour comprendre, étudiait la géographie, apprenait par cœur l’annuaire militaire, connaissait, comme pas un, tous les détails de l’équipement du soldat, l’étiquette de sa cour, la généalogie de sa noblesse, le mécanisme de sa maison royale; mais sa mémoire surchargée de faits, incapable d’idées, craquait sous la pression trop forte. Exact, ponctuel, méticuleux, sa cour était le temple de l’ennui ; ses fils avaient hâte d’en sortir, de respirer et de vivre. Miss Burney, qui nous a tracé le tableau de la vie des princesses et de la reine, nous les montre tapissant du matin au soir, tapissant toutes les chambres du château, pendant qu’une dame d’honneur fait une lecture édifiante et que le souverain s’absorbe en d’inutiles études.

Mais si l’on végète à la cour, l’Angleterre prospère et s’enrichit. L’évolution commerciale s’accentue sous George III et atteint son apogée sous George IV. Dans l’Europe épuisée d’hommes et d’argent, l’Angleterre, qui n’a prodigué que son or, le voit rentrer de toutes parts. Elle est seule à fabriquer et à vendre; elle possède un puissant outillage, une flotte commerciale et la mer. Le triste règne de George IV est l’une des plus brillantes pages de son histoire. La nullité du souverain laisse le champ libre au génie de ses hommes d’État, de Pitt, Castlereagh, Peel, Burke, Sheridan, Fox, de l’Iron Duke Wellington, du grand marin Nelson, à l’activité de ses manufacturiers, négocians, armateurs, à la ténacité de ses inventeurs. Le mannequin couronné, l’ami du beau Brummel, le premier gentilhomme de l’Europe, le pitoyable amant de Perdita, le séducteur de Mrs Fitz Herbert, le cruel époux de Caroline de Brunswick, qui règne sur le royaume-uni, boit, joue, s’habille, invente des modes et compose des parfums pendant que ses alliés, ses généraux et ses soldats luttent contre l’empereur, succombent sur cent champs de bataille et ne triomphent qu’en armant l’Europe entière et en écrasant sous le nombre leur redoutable adversaire.

Essaie-t-il de gouverner ? Une seule fois il en eut la velléité, et mal lui en prit. Peel et Wellington l’amenèrent promptement à merci; il dut se soumettre, promettre d’obéir et de les laisser maîtres. Eux le laissaient dépenser. Son tailleur lui coûtait 250,000 francs par an; le parlement payait ses dettes : 160,000 livres sterling une première fois, 650,000 livres sterling la seconde. Il coûtait autant qu’une armée; mais l’Angleterre estimait que ce n’était pas payer trop cher un pantin docile. Puis il avait grand air, hébergeant les souverains alliés, les diplomates éminens qui venaient à Londres saluer le roi d’Angleterre et remanier avec ses ministres la carte du monde.

Quand il meurt, la transformation est accomplie. L’évolution lente poursuivie sous le règne de ses prédécesseurs et le sien est achevée; évolution politique et sociale, manufacturière et industrielle. « République couronnée, » ainsi que devait la qualifier plus tard son poète lauréat : l’Angleterre se gouverne elle-même ; au fond tout est modifié, en apparence rien n’est changé. La révolution s’est faite sans que l’on ait brisé, détruit ou remplacé un seul des rouages du mécanisme. Ils subsistent intacts, le traditionnel respect les a maintenus, mais les nécessités modernes en ont altéré le fonctionnement; elles ont imprimé à la machine entière une impulsion autre : cependant la machine dure et le temps l’a consacrée. Pas n’était besoin de la mettre en pièces et d’en construire une nouvelle. En jetant bas un vieux palais pour en édifier un plus moderne, ce ne sont pas seulement des pans de murs que l’on renverse, c’est aussi les traditions, les souvenirs, le passé, cette page seule immuable et certaine de l’histoire des peuples, ce legs des pères aux enfans.

L’antique façade de la monarchie anglaise reste debout, avec sa décoration surannée, son cérémonial, son étiquette vieillie, mais respectée. Ce n’est plus qu’un emblème, un mausolée où dort ce qui a cessé d’être, autour duquel reine, princes et princesses d’origine étrangère, dans les veines desquels on aurait peine à retrouver une goutte de sang anglais, veillent pieusement, sans songer à ressusciter ce qui ne saurait revivre. La chambre des lords, avec ses législateurs héréditaires, n’est plus qu’une cour suprême; la chambre des communes détient le pouvoir et l’exerce, prodigue de respects et d’argent pour les hôtes dont l’Angleterre a fait ses souverains et qui occupent un trône qu’il y eût eu péril à laisser vide.

A tout prendre, elle fut heureuse dans son choix, et si la dynastie de Hanovre, importée en 1714, s’est acquittée sans trop de résistances du rôle qu’on lui imposait, si elle lui a épargné, par le fait de son origine étrangère et l’absence de toutes traditions antérieures, une révolution violente et les calamités qui en résultent, l’Angleterre s’est montrée reconnaissante des services rendus, et les a généreusement rémunérés. Les deux premiers George, besoigneux, mais encore imbus des principes d’économie allemande, ont comparativement peu coûté à leurs sujets. Incertains de l’avenir, toujours prêts à faire leurs paquets pour retourner en Hanovre, ils s’estimaient largement payés avec une liste civile, modeste pour l’Angleterre, prodigieuse à leurs yeux. George III, et George IV surtout, marchèrent d’une autre allure. De 1760 à 1830, le total des sommes dépensées par eux et pour eux s’élève à 2 milliards et demi, soit un peu plus de 35 millions par an, somme énorme pour l’époque et qui faisait d’eux les princes les mieux rentes de l’Europe. Même largesse quant aux titres, et à chacun d’eux correspondait un revenu particulier. George IV, héritier du trône, n’était pas seulement prince de la Grande-Bretagne et prince électoral de Brunswick Lünebourg, mais encore duc de Cornwall et de Rothsay, Eail of Carrick, baron de Renfrew, lord des Isles, grand-intendant d’Ecosse, prince de Galles et Earl of Chester. De 1830 à 1837, Guillaume IV ne coûta pas moins de 162,500,000 francs à l’Angleterre. Sa majesté Victoria, reine d’Angleterre, d’Ecosse et d’Irlande, défenseur de la foi, depuis impératrice des Indes, lui succéda. Fille du duc de Kent, nièce de George IV et de Guillaume IV, son règne, aujourd’hui de cinquante et un ans, est un des plus longs que l’Angleterre ait connus. Deux souverains seuls ont dépassé cette durée : Henri II f, qui occupa le trône cinquante-six ans, et George III, qui régna cinquante-neuf ans et trois mois.

Otage que la liberté britannique délient dans son palais, la reins d’Angleterre se limite strictement au rôle passif que lui impose une constitution d’autant moins discutée qu’on ne la retrouve écrite nulle part. Elle garde le trône sans l’occuper, entourée d’une maison civile qui ne compte pas moins de 931 titulaires, non compris les serviteurs, dépensant peu, thésaurisant, et devenue, après un demi-siècle, la plus riche propriétaire de fermes du royaume-uni. Enfermée par le respect général dans un cercle restreint, défendue par l’étiquette traditionnelle, la reine est un être à part, une abstraction, non une individualité agissante, une idole dans le sanctuaire, idole coûteuse, mais dont l’Angleterre n’estime pas payer trop cher le service qu’elle lui rend de représenter un principe, de vivre en dehors et au-dessus des partis, personnification de la royauté héréditaire consacrant la démocratie moderne. Si coûteuse que puisse être cette abstraction couronnée, elle l’est moins que ne le serait un remaniement complet de l’état de choses actuel, moins qu’une révolution ébranlant un crédit public le plus solide du monde et ouvrant la porte à des éventualités redoutables.

On raconte qu’un membre du parlement, désireux de se renseigner exactement sur ce que l’établissement royal coûtait à l’Angleterre, donna ordre à son secrétaire, en 1860, d’établir ce relevé, et qu’après plus d’un an de travail, ce dernier n’avait encore pu achever de dépouiller les documens relatifs aux oncles et tantes de la reine. Il semble, en effet, que l’on ait à dessein tellement embrouillé les chiffres, qu’il soit extrêmement difficile d’arriver à un total exact. Par exemple, la liste civile et les annuités payées aux membres de la famille royale figurent au chapitre des fonds consolidés, les dons spéciaux (special grants) au chapitre des finances, les occasional grants au budget civil, l’entretien des palais et de Marlborough-House au service civil; les revenus des duchés de Lancaster et de Cornwall ne font que depuis peu l’objet d’un compte spécial; de même pour l’entretien des yachts. Les dépenses des bâtimens frétés pour la famille royale figurent au budget de la marine, celles des aides-de-camp au budget de la guerre. Quant aux traitemens officiels alloués pour services spéciaux, il est difficile d’en dégager le montant, classé sous des rubriques diverses[4].

Six tantes, quatre oncles, quatre fils, cinq filles, un cousin et quatre cousines, la reine, sa mère et le prince consort, soit en tout vingt-sept personnes, figurent sur la liste des membres de la famille royale pensionnés par l’Angleterre depuis l’avènement de la reine Victoria. Le montant total à eux payés jusqu’en 1887 s’élève à la somme de 1,083,760,975 francs et se répartit comme suit :


La reine 717.275.000
La duchesse de Kent, sa mère 22.425.000
Le prince consort, son époux 19.750.000
Le prince de Galles, héritier présomptif 85.305.000
Le duc d’Albany, fils 4.700.000
Le duc d’Edimbourg, fils 6.797.000
Le duc de Connaught, fils 8.375.000
La princesse Alice, fille 3.200.000
L’impératrice d’Allemagne, fille 6.975.000
La princesse Hélène, fille 3.900.000
La princesse Louise, fille 3.400.000
La princesse Béatrix, fille 1.050.000
La princesse Augusta, tante 9.900.000
La landgrave de Hesse, tante 13.377.000
La princesse Sophie, tante 13.050.000
La reine Adélaïde, tante 30.000.000
La duchesse de Gloucester, tante 16.375.000
La duchesse de Cambridge, tante 5.550.000
Le duc de Cambridge, oncle 27.850.000
Le duc de Sussex, oncle 18.850.000
Le roi de Hanovre, oncle 26.650.000
Le roi des Belges, oncle 6.835.000
Le duc de Cambridge, cousin 15.625.000
La princesse Sophia de Gloucester, cousine. 6.650.000
Le duc de Mecklembourg-Strelitz, cousin. 2.771.000
La duchesse de Mecklembourg-Streliz, cousine 3.300.000
La princesse Marie de Teck, cousine 3.825.000
Total 1.083.760.000


Quinze des titulaires figurant sur cette liste sont morts depuis l’avènement de la reine Victoria. Dans ce total, qui ne relate que les allocations directement payées en numéraire, ne sont compris ni les frais de transport des membres de la famille royale dans leurs nombreux voyages, ni l’entretien de leurs maisons civile et militaire, non plus que celui des palais et jardins de Kensington, d’Hampton-Court, de Hyde-Park, de Richmond, de East-Sheen Cottage, de Saint-George-Chapel, de Windsor, de Frogmore-House, des parcs royaux de Battersea, Greenwich, Victoria, des résidences des parens de la reine.

La dynastie de Hanovre a coûté à l’Angleterre plus de 4 milliards 200 millions. En revanche, elle lui a donné cent soixante-quatorze années d’une stabilité que n’a connue aucune nation. Pendant plus d’un siècle et demi à l’abri des révolutions dynastiques et des bouleversemens politiques, libre d’évoluer dans le sens de ses intérêts et de ne consulter qu’eux, l’Angleterre, entre les deux grands partis qui se disputaient le pouvoir sans convoiter l’empire, a oscillé de l’un à l’autre, passant des whigs aux tories et des tories aux whigs, suivant les nécessités de sa situation intérieure et les exigences de sa politique extérieure. Disciplinés par un long apprentissage de la vie parlementaire, tous deux en possession d’un personnel gouvernemental éprouvé et constamment renouvelé, ils ont tour à tour gouverné sous l’impassible égide d’une royauté impuissante à les maintenir aussi bien qu’à les écarter, nominalement sans préférence, reflet mobile d’une opinion changeante. Prémunie contre toute atteinte violente à la forme même des institutions, ne les modifiant qu’avec une sage lenteur et à bon escient, répugnant aux coups de hache qui, ébranlant l’édifice, en précipitent la ruine, l’Angleterre a grandi, prospéré et s’est enrichie. A son évolution politique correspondait une évolution industrielle ; la première fut la conséquence logique de la seconde ; l’une lui donna la sécurité avec la liberté, l’autre la prééminence commerciale.

Elle a récolté ce qu’elle a semé. Son étonnante et plus que séculaire prospérité atteste le sens pratique de la nation. Mais conquérir la fortune n’est pas et ne saurait être le dernier mot d’une race. La fortune n’est pas un but, mais un instrument, elle vaut par l’usage que l’on en fait. L’étude des grandes fortunes du pays le plus riche du monde met en relief cette vérité banale, mais que l’on ne saurait trop répéter en un temps où l’opulence semble malheureusement à trop d’impatiens le but unique, tangible et réel des facultés humaines : que la patience, la persévérance, la probité et le travail obstiné seuls peuvent la conquérir et la conserver; qu’elle n’est pas un don gratuit du hasard ; qu’elle coûte autant qu’elle vaut, et qu’à lui demander le bonheur, qui n’est pas en elle, la satisfaction du cœur et de l’esprit, qu’elle ne saurait donner ni payer, l’homme perdrait et ses peines et son temps.


C. DE VARIGNY.

  1. Voyez la Revue du 15 juin, du 1er septembre et du 1er novembre.
  2. Hayward’s biographical Essays.
  3. Records of Darlington.
  4. Voir le New-York Herald du 11 juin 1888.