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Les Grands Cimetières sous la lune/I/2

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II

On me reproche volontiers de me montrer trop injurieux envers les gens de Droite. Je pourrais répondre que ces brutalités sont systématiques, que j’attends d’elles un portefeuille dans le futur ministère d’Union Nationale, aux côtés — par exemple — de M. Doriot. Je ne connais pas M. Doriot. Je ne l’ai jamais entendu. Je sais seulement qu’il a parlé aux Ambassadeurs, avec un grand succès. Je sais aussi qu’au cours d’un bref passage à Paris, ne disposant que de peu d’heures, une très grande Dame française dont je préfère taire le nom s’écriait aux applaudissements de ses belles amies : « Allons voir M. Doriot ! M. Doriot d’abord, » et revenait enthousiasmée des bretelles légendaires de M. Doriot. « Quelle nature ! Il doit changer de flanelle après chaque discours. Il paraît qu’elle est à tordre, ma chère !… » Certes, je ne crois pas l’ancien chef des Jeunesses communistes capable de grandes émotions poétiques, mais enfin il doit éprouver, peut-être à son insu, quelque sentiment de cette espèce lorsque du haut de l’estrade il voit devant lui les visages béants qu’il a si vigoureusement malaxés jadis de ses fortes poignes. Pas un de ces sots ou de ces sottes qui, au temps d’Abd-el-Krim, n’ait tenu ce garçon pour un traître, à la solde de Moscou. Pas un ou pas une qui ne soit aujourd’hui résolu à lui confier les destinées de la Patrie, s’ils le croient assez malin pour rouler ses anciens amis.

Mais je ne ferai pas l’heureuse carrière de M. Doriot ni celle de M. Millerand, ou celle encore du Pèlerin de la Paix. Je ne méprise pas, en effet, les gens de droite, du moins de ce mépris qu’ils aiment et où il semblent se revigorer. Il y a certainement chez eux un curieux complexe, d’ailleurs très explicable lorsqu’on pense à leur excessif souci du qu’en dira-t-on, de la respectabilité — analogue à la pudeur toute physique des Anglo-Saxons, qui n’est pas pure hypocrisie mais plutôt l’effet d’une timidité héréditaire entretenue par l’éducation, la réserve verbale, la muette complicité de tous. La dignité habituelle aux bien-pensants marquerait plutôt qu’un éloignement naturel de la canaille, une secrète et anxieuse défense contre un penchant dont on n’ose pas mesurer la force. Si j’avais le temps d’écrire une Physiologie du Bien-Pensant, je crois que j’insisterais beaucoup sur ce point. On parle sans cesse de bourgeoisie. Mais il est vain d’appeler de ce nom des types sociaux très différents. M. Tardieu, par exemple, est un bourgeois — trois cents ans de bourgeoisie, comme il aime à dire lui-même. Pour un bourgeois de cette espèce on trouverait mille braves gens dont les papas ou les grands-papas, les cousins et les cousines sont encore à la queue des vaches. Je n’écris pas ceci par raillerie. Dieu sait que je préférerais la compagnie de ces ruminants à celle du ministre à l’étincelant dentier. Mais c’est tout de même drôle, avouez-le, de rencontrer à tout instant des gaillards qui parlent de la lutte des classes avec des tortillements d’auriculaire, des soupirs et des airs navrés comme s’ils appartenaient vraiment à on ne sait quelle humanité supérieure alors qu’une hâtive adaptation fait de la plupart d’entre eux des êtres socialement heimatlos. De tels métis, appartiennent évidemment aux partis de gauche comme aux partis de droite. Mais les traits de l’espèce me paraissent plus fortement accusés chez le bien-pensant qui se croit, ou feint de se croire, ou travaille à se croire héritier d’une sorte de privilège spirituel, et parle de son paquet de Shell ou de Royal Dutch comme un Montmorency de son apanage. S’ils ne mettaient à l’épreuve que la patience des gens de la haute qui d’ailleurs s’apprêtent à épouser leurs filles dès que la Cote se montrera réellement favorable, vous pensez bien que je ne m’en soucierais guère, Dieu merci ! Et d’ailleurs les gens de la haute sont si bêtes qu’ils les ont depuis longtemps adoptés, dans l’illusion de se rapprocher ainsi du peuple, de marcher avec leur temps, précepte commun à tous les sédentaires. Peut-être jugent-ils leurs alliés plus solides, plus résistants. Grave erreur ! Car un citoyen a beau s’habiller de tweed chez le bon tailleur, s’honorer d’un poste administratif, avoir même hérité d’un père épargnant une maison de rapport dans le quartier des Ternes, une promotion trop récente à cette classe si mal définie qu’on appelle Bourgeoisie (qu’a-t-elle en effet de commun avec la bourgeoisie fortement enracinée de l’ancienne France ?) autorise à lui attribuer les tares et la fragilité de l’Âge Ingrat — l’âge ingrat menacé par les maladies de l’enfance et de l’âge mûr. Et le mot ingrat est bien ici celui qu’il faut : à qui ces gens-là témoigneraient-ils de la gratitude ? Ils se sont faits eux-mêmes, disent-ils. On les étonnerait beaucoup en leur représentant qu’ils ont des devoirs envers la classe dont ils sont sortis, où triment encore les leurs. Ne laissent-ils pas à ces maladroits l’exemple et l’encouragement de leur chance ? — « Qu’ils nous imitent ! qu’ils se débrouillent ! » À peine sortis des immenses chantiers de la misère, comment voulez-vous qu’ils ne soient pas secrètement tourmentés par la crainte de s’y voir retomber ? L’homme de grande race ne croit risquer à une révolution, que sa tête. Le petit bourgeois s’y perdrait tout entier, il dépend tout entier de l’ordre établi, l’Ordre Établi qu’il aime comme lui-même, car cet établissement est le sien. Vous ne pensez pas qu’il puisse voir sans haine, les grosses mains noires qui le tirent en arrière, par les pans de sa belle jaquette ? « Revenez à nous, frères ! » — « Savez-vous à qui vous parlez, canailles ! Au secours mon cher duc ! Ma femme a tenu un comptoir tout près de celui de votre épouse à la dernière vente des Dames Traditionalistes du faubourg Saint-Honoré, dont la devise est « Dieu et mon Droit ! »

Quel anarchiste, ce Bernanos ! direz-vous. Pourquoi veut-il priver ces braves gens d’une innocente satisfaction d’amour-propre puisqu’ils sont fiers de partager avec les élites, la défense de l’Ordre et de la Religion ? — Bien sûr. — Mais j’ai peut-être le droit d’avoir mon opinion sur la manière de défendre l’Ordre et la Religion. Dans le règne animal comme dans le règne humain la lutte entre espèces trop proches prend vite un caractère de férocité. Vous croyez ces braves gens plus capables que vous de comprendre d’autres braves gens qui leur ressemblent ? Ils se ressemblent, en effet, d’où la gravité du malentendu qui les sépare. À l’effort qu’un homme fournit pour sortir de sa classe, on peut mesurer la puissance de sa réaction, parfois inconsciente, contre cette classe, son esprit, ses mœurs, car la seule cupidité ne saurait rendre compte d’un sentiment beaucoup plus profond, à la racine duquel on trouverait sans doute le souvenir encore cuisant de certaines humiliations, de certains dégoûts de l’enfance, blessures que plusieurs générations ne suffisent pas toujours à cicatriser. On peut sourire des protestations de la petite bourgeoise en lutte contre sa bonne. — « Ces filles-là ne sont pas de la même espèce que nous, ma chère ! » L’adjudant rengagé semble éprouver la même déception devant l’homme de troupe et si l’opinion du marchand de vins sur sa clientèle n’est pas non plus très favorable, celle de son fils, bachelier, sera nettement pessimiste.

La démission des véritables élites a laissé se dresser peu à peu, en face du prolétariat ouvrier, un prolétariat bourgeois. Il n’a ni la stabilité de l’ancienne bourgeoisie, ni ses traditions familiales, moins encore son honnêteté commerciale. Les hasards de l’anarchie économique le renouvellent sans cesse. Il a ses manœuvres comme l’autre. Quel nom donner en effet à ce ramas de petits commerçants dont l’inflation d’après-guerre a démesurément grossi le nombre et que les faillites déciment en vain chaque jour ? Pourquoi d’ailleurs leur donner le nom de commerçant ? Un commerçant jadis était le plus souvent un producteur. Les difficultés de l’approvisionnement, la rareté des marchandises, leur diversité en un temps où la fabrication en série n’existait pas, les exigences d’une clientèle habituée à se transmettre de génération en génération les plus humbles objets domestiques, le sévère contrôle de l’opinion provinciale, le jeu naturel des alliances et des amitiés, l’obligation d’obéir, au moins en apparence, aux préceptes du Décalogue touchant le respect de la propriété d’autrui, faisaient du négoce, un art. Aujourd’hui n’importe quel va-nu-pieds peut se vanter d’appartenir à la corporation pourvu que, locataire d’une boutique, il s’inscrive comme dixième ou vingtième intermédiaire entre l’industriel qui se ruine pour produire à bas prix et le chaland imbécile dont le destin est de se faire voler. On a bien tort de juger sur la mine tel antre sordide, à la devanture vermoulue, à la glace fendue qui, chaque fois que s’entr’ouvre la porte, jette sur le trottoir avec le tintement du grelot fêlé, une odeur absurde d’oignons et d’urine de chat. L’observation de certaines toiles d’araignée, paradoxalement tissées dans des endroits en apparence inaccessibles même aux moucherons, démontre que la patience du guetteur a raison de tout. Il est certain que les trop brillants étalages éloignent les pauvres diables, entretenus dans l’illusion — si attendrissante après tout ! — que le petit commerçant pratique le petit bénéfice. La preuve que ces hideuses trappes nourrissent l’insecte qui s’y tapit, c’est, depuis la guerre, l’étonnante multiplication des boutiquiers, phénomène dont vous pourrez aisément vous convaincre par la lecture du Bottin. Oh ! sans doute, la faillite guette le guetteur, et il ne mange pas chaque jour à sa faim. Mais il tiendra jusqu’au bout, dût-il faute de crédit, s’approvisionner dans les boîtes à ordures. Je n’exagère nullement. Imaginez par exemple que cesse demain tout contrôle officiel des viandes de boucherie, quelle que soit votre indulgence pour le détaillant, il vous faut bien convenir qu’on verrait bientôt s’épanouir, au fond ténébreux des glacières, toutes les floraisons de la pourriture. Mais que vous en conveniez ou non, qu’importe ! Nous avons vu. Nous avons vu surgir — nous avons vu de nos yeux — nous avons vu surgir jadis dans les hameaux démantelés, sous les obus, le petit commerçant échappé pour quelques mois à la distraite surveillance des pouvoirs publics, à la jalousie des confrères et même aux reproches de la clientèle, car entre nous, quels reproches attendre du haillonneux combattant des tranchées ? Nous étions jeunes, et beaucoup de ces gens-là avaient les cheveux gris… Ils avaient aussi des filles.

Nous les avons vu. Ils tenaient, comme on dit, le bon bout. Notre seule revanche était qu’aux coups durs, tout ravitaillement suspendu, la faim les obligeait à manger leurs propres conserves, la soif à boire leur vin pauvre d’alcool, mais riche en champignons et en moisissure. Ils se gonflaient alors d’une mauvaise graisse qui coulait en sueur grise sur leurs fortes joues, tandis qu’ils débitaient la bibine avec un méchant rire sur leurs dents sales. Car ils se cachaient à peine de nous mépriser, abreuvaient les gendarmes à nos frais, déploraient nos mauvaises mœurs et ne manquaient pas chaque printemps, d’arborer à leur étalage, en prévision de la prochaine offensive, de hideuses couronnes mortuaires, fabriquées probablement dans les prisons. Vous aurez beau me dire que le pourrissoir des guerres a toujours fait éclore de telles larves. C’est que vous ne les avez pas connus. Il ne vous est jamais arrivé de boire avec eux, la devanture close, entre leur épouse tourmentée par les varices et leur demoiselle au relent puissant, le petit marc de l’amitié. C’étaient des gens malheureusement dépourvus d’imagination et par conséquent peu accessibles à la compassion, mais ils n’avaient rien des détrousseurs de cadavres qui suivaient jadis les Armées. Dieu ! ils n’auraient pas risqué la fusillade, ou même six mois de prison. Ils étaient affamés d’estime publique, impitoyables pour la canaille, sévères aux jeunes gens qui gâchaient leurs sous, aux femmes qui « ne se respectaient pas », aux débiteurs infidèles. Ne me demandez pas ce qu’ils sont devenus. Il serait tout de même assez vain de prétendre que ces gens-là sont morts le jour de l’armistice, non ! L’inflation les dégorge, la déflation les ravale, soit. Vous ne les reconnaissez pas, parce qu’ils ne se distinguent plus du troupeau. Ils n’étaient nullement des monstres. Les circonstances seules étaient monstrueuses, et ils les subissaient ou plutôt, ils y adaptaient le petit nombre d’idées générales dont ils pouvaient disposer. Ils y conformaient leur âme. La preuve qu’ils n’avaient rien des aventuriers ni des réfractaires, c’est qu’aussitôt pourvus, ils s’établissaient, mariaient leurs filles à des notaires. Après quoi, ils pensaient au passé comme un homme pense au temps de sa jeunesse, à ses amours. « — Tu te souviens, le stock de conserves de saumon refusé par l’Intendance et racheté en douce, à six sous la boîte, l’un dans l’autre ? Ça nous a rapporté quinze mille balles. » Ils se conformaient, ils étaient conformistes, ils ne demandaient qu’à se conformer, ils n’attendaient que d’avoir les moyens, comme ils disent, d’avoir assez d’argent pour ça. « Nous sortons de la Légalité pour rentrer dans le Droit » affirmait le troisième Bonaparte, fils d’Hortense, qui est bien l’un des types les plus curieux de l’Histoire. Eux aussi sortaient du Code à la faveur des bombardements, pour rentrer dans l’honnêteté, la décence, ce qu’ils appellent la tenue. Hélas ! les statistiques qui promettent tant de merveilles, tombent en défaillance sitôt qu’on les presse un peu, à l’exemple de beaucoup de personnes de leur sexe. Il serait pourtant curieux de savoir combien de ces négociants sont retombés dans le prolétariat dont ils étaient sortis. Je les crois, pour ma part, fortement agrégés désormais aux classes moyennes. Le mépris qu’ils nourrissaient pour leur clientèle militaire, ils le reportent aujourd’hui sur l’ensemble des « feignants » qui pérorent dans les syndicats au lieu de faire comme eux, de travailler chacun pour soi, de se débrouiller. En un sens, d’ailleurs, ils n’ont pas tort. Ils ont moins à craindre la dictature du prolétariat que l’organisation de cette classe, son avènement à la liberté, à l’indépendance, à l’honneur. Ils doivent tout à l’anarchie morale, mentale et sociale du dernier siècle, à la décadence des élites, à l’asservissement des travailleurs. Qu’un régime humain réussisse à incorporer ceux-ci à la nation, et l’absurde prestige du commerce, souvenir des temps révolus, ne sera bientôt plus qu’un mauvais rêve — ou plutôt le véritable commerce reprendra sa place, qui n’est pas petite, aux dépens des intermédiaires qui épuisent la substance du peuple, fourmillent sur toute industrie libératrice, comme des poux. N’importe lequel d’entre nous a eu l’occasion de s’entretenir avec quelques-uns de ces ouvriers spécialisés dont la culture évidemment empirique, est celle d’un petit ingénieur. Ne trouvez-vous pas inique que le dernier imbécile venu, pourvu qu’il ait les moyens de payer patente, puisse se considérer comme socialement supérieur au premier, parce qu’il prélève encore un bénéfice sur une marchandise, dont le prix initial, trop réduit par rapport à l’énorme surcharge des commissions, finira par ne plus entrer en compte ?

Le prolétariat bourgeois, dont je viens d’esquisser la figure, n’a ni tradition, ni principe mais il a son instinct. Cet instinct l’avertit du danger qu’il court, et que son sort est lié à toute réforme sociale profonde qui le restituerait au néant. Les gens de droite, nationaux ou cléricaux, ont cru très malin de l’incorporer en masse aux classes moyennes, où il tiendrait, dans la fameuse guerre pour l’ordre, la place de l’infanterie. J’aime autant leur dire tout de suite qu’ils compromettent ainsi gravement la cause qu’ils prétendent servir, car ils engagent, en faveur d’alliés qui n’ont rien à perdre, qu’eux-mêmes, des traditions précieuses, et jusqu’au principe même de l’ordre, alors qu’ils ne peuvent en attendre qu’une résistance aveugle et haineuse à tout changement. S’il est un spectacle capable de faire vomir, c’est bien celui des monarchistes français mendiant les services de la Démocratie sous sa forme la plus basse et d’ailleurs originelle, car ce qui submerge aujourd’hui les associations dites nationales, c’est précisément le public cher aux pionniers de la République radicale, et ces fameuses couches profondes sur lesquelles on l’a vu germer.

Je m’efforce de toujours parler sans ironie. Je sais bien que l’ironie n’a jamais touché le cœur de personne. Elle n’est elle-même trop souvent que le gémissement d’un cœur blessé. Voilà que se découvre au monde la tragédie sans commencement ni fin, parce qu’elle n’a ni sens ni but. Du moins aucun but qu’on puisse avouer. La guerre du désespoir, alibi sanglant des partis réduits à l’impuissance, impuissants à créer rien, les uns s’opposant à tout retour en arrière, les autres à toute marche en avant, mais les uns et les autres incapables de définir, ou simplement de concevoir, l’avant et l’arrière. Chacun se contentant de crier, la main sur le cœur : « Mes intentions ! mes intentions ! » Qu’importe que vos intentions soient bonnes ? Il s’agit de savoir qui les exploite. Et, où sont donc vos intentions, entre nous, hommes d’ordre ? Voilà qu’elles galopent sur toutes les routes de la terre. Vos bonnes intentions ont pris le mors aux dents. Vos bonnes intentions sont devenues folles. Allez, allez, vous aurez beau les siffler, elles ne reviendront pas… Le nationalisme, par exemple, élevé dans la vieille et indulgente maison lorraine de M. Maurice Barrès, nourri d’encre précieuse, quel chemin il a fait depuis, jusqu’au Japon, jusqu’en Chine ! C’est que les puissants maîtres de l’or et de l’opinion universelle l’ont vite arraché aux mains des philosophes et des poètes. Ma Lorraine ! ma Provence ! ma Terre ! mes Morts ! Ils disaient : mes phosphates, mes pétroles, mon fer. Lorsque j’avais quinze ans, nous luttions contre l’Individualisme. Sacrée déveine ! Il était mort. Chaque nation d’Europe avait déjà au fond des entrailles un petit état totalitaire bien formé. Quiconque eût posé l’oreille à la hauteur de l’ombilic aurait sûrement entendu sauter son cœur… Et le Libéralisme, Seigneur ! De quelles verges nous avons caressé son dos ! Hélas ! il ne se souciait plus de nos coups. Veillé par quelques académiciens en uniforme, il attendait dans le coma, l’heure du trépas, qui allait être annoncé par le premier coup de canon de la guerre. Bref, nos intentions étaient pures, trop pures, trop innocentes. Nous aurions dû leur défendre de sortir seules. Elles ont maintenant beaucoup servi.

Je ne dis pas cela pour le plaisir d’embarrasser les Docteurs. À quoi bon ? Il est absurde de croire avec Jean-Jacques que l’homme naît bon. Il naît capable de plus de bien et de plus de mal que n’en sauraient imaginer les Moralistes, car il n’a pas été créé à l’image des Moralistes, il a été créé à l’image de Dieu. Et son suborneur n’est pas seulement la force de désordre qu’il porte en lui : instinct, désir, quel que soit le nom qu’on lui donne. Son suborneur est le plus grand des anges, tombé de la plus haute cime des Cieux. Certes, l’expérience de l’histoire n’est pas sans profit pour les légistes et les politiques, mais l’homme dépasse toujours, par quelque côté, les définitions par lesquelles on prétend le cerner. Du moins, l’homme dont je parle. Celui-là ne veut pas son bonheur, comme il vous plaît de le dire, il veut sa Joie, et sa Joie n’est pas de ce monde, ou du moins, elle n’y est pas tout entière. Vous êtes libre, évidemment, de ne croire qu’à l’homo sapiens des humanistes, vous auriez tort seulement de prétendre donner au mot le même sens que moi-même, car votre ordre, par exemple, n’est pas le mien, votre désordre n’est pas mon désordre, — et ce que vous appelez le mal, n’est qu’une absence. La place vide laissée dans l’homme ainsi que l’empreinte du cachet dans la cire. Je ne dis pas que vos définitions soient absurdes, mais elles ne nous seront jamais communes. Car je puis utiliser les vôtres, et vous ne pouvez vous servir des miennes. Elles vous ont permis parfois d’atteindre, un temps, à la grandeur — un temps seulement — car vos civilisations s’effondrent au moment même où vous les croyez immortelles, comme ces enfants éblouissants qui portent en eux le germe fatal et ne dépassent pas l’adolescence. Il vous faut alors laisser la place aux buveurs d’encre qui raisonnent des siècles sur le désastre, prodiguent les pourquoi et les comment. Vous ne ferez rien de durable pour le bonheur des hommes parce que vous n’avez aucune idée de leur malheur. Me suis-je bien fait comprendre ? Notre part de bonheur, en effet, notre misérable bonheur tient de toutes parts à la terre, il y rentre avec nous au dernier jour, mais l’essence de notre malheur est surnaturelle. Ceux qui se font de ce malheur une idée claire et distincte, à la façon cartésienne, n’en supportent pas seuls le poids. Bien au contraire. On peut même dire que la plus grande des infortunes est de subir l’injustice, non de la souffrir. « Vous subissez sans comprendre ! » s’écriait le vieux Drumont. Telle me paraît l’unique forme de la damnation en ce monde.

J’ai vu là-bas, à Majorque, passer sur la Rambla, des camions chargés d’hommes. Ils roulaient avec un bruit de tonnerre, au ras des terrasses multicolores, lavées de frais, toutes ruisselantes, avec leur gai murmure de fête foraine. Les camions étaient gris de la poussière des routes, gris aussi les hommes assis quatre par quatre, les casquettes grises posées de travers et leurs mains allongées sur les pantalons de coutil, bien sagement. On les raflait chaque soir dans les hameaux perdus, à l’heure où ils reviennent des champs ; ils partaient pour le dernier voyage, la chemise collée aux épaules par la sueur, les bras encore pleins du travail de la journée, laissant la soupe servie sur la table et une femme qui arrive trop tard au seuil du jardin, tout essoufflée, avec le petit baluchon serré dans la serviette neuve : A Dios ! recuerdos !

Vous faites du sentiment, me dit-on. Dieu m’en garde ! Je répète simplement, je ne me lasserai pas de répéter que ces gens n’avaient tué ni blessé personne. C’étaient des paysans semblables à ceux que vous connaissez, ou plutôt à ceux que connaissaient vos pères, et auxquels vos pères ont serré la main, car ils ressemblaient beaucoup à ces fortes têtes de nos villages français, formés par la propagande gambettiste, à ces vignerons du Var auxquels le vieux cynique Georges Clemenceau allait porter jadis le message de la Science et du Progrès Humain. Pensez qu’ils venaient de l’avoir, leur république — Viva la republica ! — qu’elle était encore, le 18 juillet 1936 au soir, le régime légal reconnu de tous, acclamé par les militaires, approuvé par les pharmaciens, médecins, maîtres d’école, enfin par tous les intellectuels. « Nous ne doutions pas qu’ils étaient d’assez braves gens, en effet, vont sans doute répliquer les évêques espagnols, car la plupart de ces malheureux se sont convertis in extremis. Au témoignage de notre Vénérable Frère de Majorque, dix pour cent seulement de ces chers enfants ont refusé les sacrements, avant d’être expédiés par nos bons militaires. » C’est un fort pourcentage, je l’avoue, et qui fait grand honneur au zèle de Votre Seigneurie. Que Dieu vous le rende ! Je ne juge pas, pour l’instant du moins, cette forme de l’apostolat. Mais à supposer qu’on l’adopte prochainement de ce côté-ci de la frontière, avouez que j’ai bien le droit de me demander ce que nous pourrions en attendre, nous autres catholiques français ? J’écris ces dernières pages à Toulon. Supposons, par exemple, qu’à son retour de Salamanque, où M. Charles Maurras ne peut manquer d’aller saluer, un de ces jours, le généralissime Franco, l’auteur d’Antinéa entreprenne l’épuration préventive de sa ville natale, je doute que le curé des Martigues puisse espérer des résultats aussi consolants. Il conviendra donc probablement d’être plus rigoureux.

Vous pensez bien que je ne crois pas du tout M. Maurras capable d’exterminer la population martiguaise. Il continuera de partager ses laborieuses journées entre la rue de Verneuil, l’imprimerie du Croissant et — je l’espère — l’Académie dont ses prisons retentissantes viennent de lui ouvrir l’accès. Entre deux portes du Palais Mazarin on l’entendra confier à M. le duc de La Force, malheureusement distrait par le courant d’air, quelque nouvel aspect du Pays réel, d’une France non moins imaginaire et poétique que la Provence de Mistral et dont le destin est de finir comme l’autre, dans un musée, dans un musée maurrassien. Il fallait à cette pensée plus tourmentée que violente, — sans cesse obsédée par l’objection et dans sa rage anxieuse de l’atteindre, de la briser, trop souvent manœuvrée par elle — la stimulation de la solitude où se fût retrempée à mesure, une volonté pathétique que toute action réelle menace de détendre, que déconcerte tout contact humain, cette espèce d’entêtement mystérieux dont le principe devrait être cherché au plus profond de l’âme, dans cette part réservée de l’âme où le seul regard de Dieu trouve accès. Nul de ceux qui jadis l’honorèrent, ne saurait le voir aujourd’hui sans tristesse reprendre les thèmes les plus usés de l’Ordre Moral, parler la langue des hommes du Seize Mai. La faiblesse des grands raisonneurs a toujours été de croire à l’opinion moyenne et d’espérer la séduire. Mais c’est elle qui finalement les dévore. Je crains d’ailleurs que M. Maurras ne soit encore, au seuil de la vieillesse dupe de prétendues supériorités sociales dont la pire imposture est de se prétendre solidaire de l’ancienne France, alors qu’elles n’en sont que les déchets, déchets que le vigoureux organisme eût jadis, sans doute, éliminé à mesure. Puisse l’Académie ouvrir au vétéran de la controverse, une retraite décente, pleine d’ombre et de silence, ornée des pâles fleurs de rhétorique, bien que nous eussions sincèrement préféré pour lui quelque humble jardin de presbytère provençal. L’admiration des imbéciles n’aura rien valu pour sa gloire. Il s’y est dissous comme une perle dans le vinaigre.

Le fait ne me semble nullement étrange. Après tout, n’importe lequel d’entre nous doit trouver, tôt ou tard, les ferments qui épuiseront sa résistance et ces ferments ne sont pas les mêmes pour tout le monde. L’auteur d’Antinéa doit compter plus de soixante-dix ans et à cet âge Dieu sait ce qui restera de moi, même si je tiens encore debout, car une extrême médiocrité permet seule de durer aussi longtemps que nos viscères, de mourir avec notre dernier souffle. J’ai souvent pensé que le destin d’un homme public peut être tenu pour clos dès que semblent arrêtées par avance, les formalités de ses obsèques. Or, j’en demande pardon à M. Maurras, nous savons désormais que les siennes seront une grande manifestation d’union nationale avec les habituels coryphées — M. Jean Renaud, M. Doriot, M. Taittinger, M. Bailby, M. Chiappe, M. Tardieu, d’autres encore. On y verra aussi des ombres : M. Jacques Piou, M. Déroulède, M. Clemenceau, que sais-je ? Pourquoi pas M. Ribot, M. Jonnart ! Mais on n’y verra pas Drumont ni Péguy — ni moi.

… Ni moi parce que, vivant, ma place sera plutôt ce jour-là dans quelqu’une des églises de Paris, dont le vieil homme inflexible, son travail achevé, son journal tout frais tiré dans la poche de son pardessus légendaire, remâchant ensemble les plus hautes leçons de l’Histoire et ses rancunes littéraires ou domestiques, a vu tant de fois surgir la grande ombre douce, à la pointe de l’aube, avec le bruit des voitures de laitiers. Mort, j’espère aller l’attendre à la porte que j’ignore, bien que nous n’aurions sans doute qu’à étendre la main pour en effleurer des doigts le seuil si proche, le seuil sacré. La dépouille de l’illustre écrivain, désormais glacée, recevra plus bas les services de M. de Borniol, et les hommages de vingt mille autres Borniol politiques et patriotes, vingt mille Borniol mâles ou femelles, avec leurs insignes, leurs oriflammes, leurs chants guerriers, vingt mille Borniol qui de génération en génération, depuis un siècle, portent gravement en terre, aux accents de leurs Marseillaises, les espérances de la Patrie.

… Mais quelle Paix dans les hauteurs…