Aller au contenu

Les Grands Cimetières sous la lune/I/4

La bibliothèque libre.

IV

Oui, si j’étais revenu d’Espagne dans les dispositions du pamphlétaire, je me serais hâté de mettre sous les yeux du public une image de la guerre civile capable de révolter sa sensibilité, ou peut-être sa conscience. Malheureusement le public aime les horreurs, et lorsqu’on veut parler à son âme, il est préférable de ne pas donner le jardin des Supplices pour cadre à cet entretien, sous peine de voir naître peu à peu, dans les yeux rêveurs, tout autre chose qu’un sentiment d’indignation, ou même qu’un sentiment tout court… Retirez les mains de vos poches, mes enfants !

Je dois dire aussi qu’après trois années passées à l’étranger, je retrouvais mon pays si profondément divisé contre lui-même qu’à la lettre, je ne le reconnaissais plus. Le printemps de 1937 a sans doute été l’un des plus tragiques des printemps français, un printemps de guerre civile. Les rivalités politiques cédaient aux haines sociales, dans une atmosphère intolérable d’épouvante réciproque. La Peur ! La Peur ! La Peur ! Ce fut le printemps de la Peur. Il faut que les forces de la vie soient bien puissantes pour que les marronniers aient fleuri quand même, dans cet air gluant. Je ne reconnaissais même plus les visages. « En finir, et tout de suite ! » balbutiaient des gens paisibles. J’avais pu traduire cette maxime familière en espagnol. « Eux ou nous ! » Ainsi se défiaient, par dessus les vieilles tours de Notre-Dame, le bourgeois d’Auteuil ou de Passy, le prolétaire de Ménilmuche, qui d’ailleurs se coudoyaient chaque jour dans les chantiers de l’Exposition, ruisselants de pluie.

Je n’avais rien à dire aux gens de gauche. C’est aux gens de droite que je désirais parler. Je crus d’abord la chose facile. Et d’abord, je les pensais mal informés. Or, ils l’étaient aussi bien que moi.

« Les Italiens en Espagne ? Tant mieux ! Jamais trop ! — Les Allemands aussi ? Parfait. — Les exécutions sommaires ? Excellent. Pas de sensiblerie ! » — « Mais vos journaux qui… » — « Nos journaux disent ce qu’il faut dire. J’espère bien que vous n’allez pas parler de ça, tout de même ? Vous n’allez pas faire le jeu de M. Jouhaux, non ? Imaginez qu’un charpentier en fer de l’Exposition est payé plus de cent francs par jour ! Oui, monsieur. »

Qu’aurais-je dit ? Je n’avais pas d’ailleurs beaucoup à dire. J’aurais voulu dire simplement : « Vous détestiez jadis jusqu’au mot de violence. Vous voilà prêts à la Révolution. Méfiez-vous. Le fascisme et l’hitlérisme vous proposent des modèles de révolution. Je doute que vous puissiez en tirer parti, car elles ne paraissent pas servir beaucoup les intérêts de votre classe, non plus que ses habitudes ou ses préjugés. M. Mussolini et M. Hitler sont ce qu’ils sont. Mais ils ne sont pas des vôtres. Entre nous, ils ne vous aiment guère. De plus, ils ont de l’honneur. Je doute que certaines de vos attitudes sociales leur soient très sympathiques, qu’ils permettraient, par exemple, aux petits commerçants d’élever sans cesse le prix de leur marchandise, tout en prétendant, au nom de l’intérêt national, condamner le principe de l’augmentation proportionnelle des salaires, jugée désastreuse pour nos finances. Je doute qu’ils vous laisseraient jouer contre votre propre monnaie, tandis que vous sommez M. Jouhaux d’entretenir chez ses troupes l’esprit de désintéressement patriotique. Bref, je doute que les Épiciers détaillants, dont M. Gignoux présidait l’autre jour le banquet corporatif, affirmant que l’abnégation de ces messieurs était en train de sauver l’Europe, se trouveraient très bien d’une révolution hitlérienne ou fasciste. (Qu’ils aillent y voir eux-mêmes ! Qu’ils se rendent compte !) — Mais enfin, eussé-je poursuivi, j’ignore sur quel modèle de révolution vous fixerez votre choix. J’ai vu précisément l’espèce de révolution la plus dangereuse pour vous, celle que vous ne devez pas faire. Vous aimez volontiers dire, d’un ton que je sais, devant certaines faiblesses des gens de votre classe : « Il y a des choses qui « ne se font pas. » Hé bien ! la révolution que je viens de voir est une de ces choses-là. Le monde n’acceptera pas une Terreur cléricale, bourgeoise ou militaire. Serait-elle cent fois justifiée, à vos yeux, par la menace de l’autre Terreur, nous ne sommes plus ici dans la Morale, que voulez-vous que je vous dise, nous sommes dans l’Histoire. Je vois là d’abord une fatalité historique contre laquelle vous vous allez briser.

Mes raisons valent ce qu’elles valent. Je voudrais qu’elles puissent se suffire à elles-mêmes. Quiconque, ayant réfléchi un moment à la situation actuelle des partis bien-pensants, telle que les incidents du procès La Rocque l’ont fait paraître, à l’esprit des troupes, à la qualité des chefs, et refuse de comprendre qu’il leur manque encore les premiers éléments nécessaires à une véritable restauration nationale, qu’un coup de force fait dans de telles conditions ne saurait aboutir à la création d’un nouvel ordre, mais à la consolidation de l’ordre actuel avec toutes ses tares, grâce à la mise au mur ou à la mise en tôle des « Mécontents » des « Mauvais esprits » — quiconque se refuse à convenir que si les bons Français ne manquent pas, ils n’ont ni cadres, ni doctrine, que leur premier devoir est de se retrouver, de se reconnaître, de rompre toute solidarité avec des intérêts et des politiques dont la presse devrait suffire à assurer le service et qui les compromettent si gravement envers des adversaires de bonne foi qu’il faut atteindre, qu’il faut toucher, qu’il faut rallier quoi qu’il en coûte — à tout prix — coûte que coûte, car sinon il en coûterait la France, quiconque souffre que des misérables avortons de lettres donnent à nos luttes sociales le caractère d’une guerre religieuse, d’une guerre de la civilisation contre la barbarie, rangent dans la seconde les prolétaires qui s’empoisonnent chez le bistrot, et dans la première le bistrot opulent qui les empoisonne, celui-là, dis-je, n’a que faire des lignes qui vont suivre. Je ne fais appel à la pitié de personne. Je sais parfaitement qu’en ce seizième siècle, qui ressemble au nôtre, j’aurais en vain attiré l’attention des Ligueurs guisards sur leurs propres injustices, assuré d’avance qu’ils m’eussent opposé aussitôt les injustices huguenotes, leurs tractations avec l’Espagne, qu’ils auraient cru justifiées par celle des gens de la Réforme avec l’Angleterre — et pourtant, quelques années plus tard, huguenots et ligueurs tombaient dans les bras les uns des autres, et sans Marie de Médicis et l’assassin Concini tous les Français, derrière Henri IV, allaient arracher les Pays-Bas aux renards de l’Escorial, faisaient notre pays maître de l’Europe. Oui, je me suis dit cela. Je me dis encore tout cela. Je crois même que si les circonstances m’avaient conduit sur la Péninsule, un tel élargissement du champ visuel m’aurait peut-être découragé de tirer parti de mes expériences. Mais l’espèce de Terreur dont je parlais tout à l’heure, je l’ai observée dans une petite île, facile à parcourir tout entière en un jour, d’une seule étape de motocyclette. C’est un peu comme si l’Espagne nationaliste, qu’explorent en hâte des reporters, réduite à l’échelle convenable, s’était trouvée rassemblée à portée de la main. Vous me direz que la Terreur a pu y revêtir un caractère plus cruel. Je ne le crois pas. Je répète une fois de plus que la Terreur n’y subissait pas la provocation d’une autre Terreur, et le Majorquin n’a jamais passé pour cruel, comme l’Andalou, par exemple, ou l’Asturien. Sur cette scène restreinte il m’a été possible d’approcher tous les personnages. Du même coup d’œil, je voyais le geste qui commande et celui qui exécute, les chefs et les comparses. J’ai parlé aux uns et aux autres. J’ai entendu leurs justifications, partagé parfois leurs remords. L’idée que je me fais d’eux, après tant de mois écoulés, reste humaine, je le crois.

Si le mot de Terreur vous semble trop gros, cherchez-en un autre, que m’importe ! Il est possible que vous lui donniez le sens de séisme, qu’il évoque pour vous des incendies, les maisons croulantes, les cadavres lacérés par la populace. Or la Terreur dont je parle ne saurait fournir aucune de ces images, précisément parce que ceux qui l’organisent sont des gens pour qui l’ordre dans la rue est une nécessité absolue. Il est puéril de se représenter un tueur sous les aspects d’un brigand de mélodrame. Maximilien Robespierre était un bourgeois très comme il faut, déiste et moraliste. Soyez sûr qu’il aurait préféré la collaboration de bourgeois tels que lui à celle des sinistres carmagnoles déchaînées par Danton. S’il avait disposé d’une armée disciplinée, d’une police intacte, d’une magistrature régulière, d’un clergé docile, d’une administration laborieuse, il eût tué autant de monde, il eût tué même beaucoup plus de monde, sans que le service des diligences, des postes ou de la voirie en ait souffert. Il est absolument inique de juger des rigueurs de la guerre civile, dans l’un et l’autre camp, par les mêmes signes extérieurs. La Terreur des Rois Catholiques en Flandre a versé plus de sang qu’aucune Jacquerie. Le pillage d’une ville par la canaille, n’en coûtât-il pas un seul cadavre, sera toujours un spectacle atroce. Lorsque les officiers de marine me rendaient visite à Palma, ils se récriaient sur la propreté des rues, l’ordonnance des tramways, que sais-je ? « Quoi ! le commerce marche, les gens se promènent, et vous dites qu’on tue ? Allons donc ! » Ils ignoraient qu’un commerçant n’eût pas fermé sa boutique sans risquer sa tête. Ils ignoraient aussi qu’une administration jalouse du moral, interdisait de porter le deuil aux parents des exécutés. En quoi diable voulez-vous que l’aspect extérieur d’une ville soit modifié, parce que l’effectif des prisons a doublé, triplé, décuplé, centuplé, je vous le demande ? Et si l’on tue discrètement quinze ou vingt malheureux par jour, les tramways cesseront-ils pour autant de rouler, les cafés de s’emplir, et les églises de retentir du chant du Te Deum ?

Pour moi, j’appelle Terreur tout régime où les citoyens, soustraits à la protection de la loi, n’attendent plus la vie ou la mort que du bon plaisir de la police d’État. J’appelle le régime de la Terreur le régime des Suspects. C’est ce Régime que j’ai vu fonctionner huit mois. Ou, plus exactement, il m’a fallu dix mois pour m’en découvrir, rouage après rouage, le fonctionnement. Je le dis, je l’affirme. Je n’exige nullement qu’on me croie sur parole. Je sais que tout se saura un jour — demain, après-demain, qu’importe ? Mgr l’Évêque de Palma par exemple en sait autant que moi, plus que moi. J’ai toujours pensé que Notre Saint-Père le Pape, torturé, dit-on, par le problème de la guerre civile espagnole, aurait grand intérêt à questionner ce dignitaire, sous la foi du serment.

Qu’est-ce que le régime des Suspects ? Un régime où le pouvoir juge licite et normal non seulement d’aggraver démesurément le caractère de certains délits, dans le but de faire tomber les délinquants sous le coup de la loi martiale (le geste du poing fermé puni de mort), mais encore d’exterminer préventivement les individus dangereux, c’est-à-dire suspects de le devenir. Pour repérer ces éléments indésirables, il convient de s’assurer le service des délateurs. Le régime des Suspects est donc aussi le régime de la délation.

Tout cela s’écrit en noir sur blanc. Il faut voir. Il faut comprendre. Voilà une petite île bien calme, bien coite dans ses amandiers, ses orangers, ses vignes. La capitale n’a guère plus d’importance qu’une vieille ville quelconque de nos provinces françaises. La seconde capitale, Soller, n’est qu’un bourg. Les villages isolés les uns des autres, fichés à flanc de montagne ou disséminés dans la plaine ne communiquent entre eux que par de mauvaises routes, ou de rares pataches, au moteur essoufflé. Chacun de ces villages est un monde fermé, avec ses deux partis, celui des « Prêtres », et celui des « Intellectuels », auquel s’agrège timidement celui des ouvriers. Il y a encore le châtelain, qu’on ne voit d’ailleurs qu’aux beaux jours, mais qui connaît ses têtes, a noté depuis longtemps les mauvaises, en compagnie du curé son compère. N’importe ! La gentillesse des mœurs espagnoles fait que ce monde-là vit d’accord, danse ensemble les soirs de fête. Du jour au lendemain, ou presque, chacun de ces villages a eu son comité d’épuration, un tribunal secret, bénévole, généralement ainsi composé : le bourgeois propriétaire, ou son régisseur, le sacristain, la bonne du curé, quelques paysans bien-pensants et leurs épouses, et enfin les jeunes gens hâtivement recrutés par la nouvelle phalange, trop souvent convertis d’hier, impatients de donner des gages, ivres de l’épouvante qu’inspirent tout à coup, à de pauvres diables, la chemise bleue et le bonnet à pompon rouge.

Je l’ai déjà écrit, je l’écrirai encore. Cinq cents phalangistes le 17 juillet. Quinze mille quelques semaines plus tard, puis vingt-deux mille. Bien loin de contrôler ce recrutement vertigineux, l’autorité militaire le favorise de tout son pouvoir, car elle a son plan. Le jour venu, la besogne faite, rien ne sera plus facile que de désarmer une multitude dont la poussée a rompu les anciens cadres et à laquelle on en a fourni de nouveaux, faits à sa mesure, des cadres policiers. Puis on la versera, par fournées, dans la troupe. L’épuration sera terminée.

Car l’épuration est le dernier mot de cette guerre, tout le monde le sait, ou commence à le savoir, ou le saura. Le « Il faut en finir » que d’abjects imposteurs traduisent à peu près ainsi : « Délivrons le tombeau du Christ ! » n’a jamais signifié que l’extermination systématique des éléments suspects. Il n’y a pas là de quoi surprendre. Tel était en 1871, exactement, le vœu unanime des gens de Versailles. Deux siècles avant la Terreur, les mêmes formules ont servi pour justifier le massacre des prisons après la Saint-Barthélemy, que dans une lettre au Pape, Catherine de Médicis compare à la victoire de Lépante (la nuit même Rome s’était illuminée de feux de joie). Toutes les Terreurs se ressemblent, toutes se valent, vous ne me ferez pas distinguer entre elles, j’ai vu trop de choses maintenant, je connais trop bien les hommes, je suis trop vieux. La Peur me dégoûte chez tout le monde, et derrière les belles paroles des massacreurs, il n’y a qu’elle. On ne massacre jamais que par peur, la haine n’est qu’un alibi. Je ne crois pas M. Hitler ou M. Mussolini des demi-dieux. Mais je rends simplement hommage à la vérité en disant que ce sont des hommes sans peur. Ils n’auraient jamais souffert chez eux d’organiser les massacres, ils n’auraient jamais présidé, en uniforme de soldat, ces grandes Assises de la Peur.

L’épuration à Majorque a connu trois phases, assez différentes, plus une période préparatoire. Au cours de cette dernière, on nota sans doute des exécutions sommaires, opérées à domicile, mais qui gardaient, ou semblaient garder le caractère de vengeances personnelles plus ou moins réprouvées par tous, et dont on se confiait les détails à voix basse. C’est alors qu’apparut le général comte Rossi.

Le nouveau venu n’était, naturellement, ni général, ni comte, ni Rossi, mais un fonctionnaire italien, appartenant aux Chemises Noires. Nous le vîmes, un beau matin, débarquer d’un trimoteur écarlate. Sa première visite fut pour le gouverneur militaire, nommé par le général Godet. Le gouverneur et ses officiers l’accueillirent poliment. Ponctuant son discours de coups de poing sur la table, il déclara qu’il apportait l’esprit du Faisceau. Quelques jours plus tard, le général entrait avec son État-Major dans la prison de San-Carlos, et le comte Rossi prenait le commandement effectif de la Phalange. Vêtu d’une combinaison noire, ornée sur la poitrine d’une énorme croix blanche, il parcourut les villages, pilotant lui-même sa voiture de course, que s’efforçaient de rejoindre, dans un nuage de poussière, d’autres voitures remplies d’hommes, armés jusqu’aux dents. Chaque matin les journaux rendaient compte de ces randonnées oratoires, où flanqué de l’alcade et du curé, dans un étrange sabir mêlé de majorquin, d’italien et d’espagnol, il annonçait la Croisade. Certes le gouvernement italien disposait à Palma de collaborateurs moins voyants que cette brute géante qui affirmait un jour, à la table d’une grande dame palmesane, en essuyant ses doigts à la nappe, qu’il lui fallait au moins « une femme par jour ». Mais la mission particulière qui lui avait été confiée s’accordait parfaitement à son génie. C’était l’organisation de la Terreur.

Dès lors, chaque nuit, des équipes recrutées par lui opérèrent dans les hameaux et jusque dans les faubourgs de Palma. Où que ces messieurs exerçassent leur zèle, la scène ne changeait guère. C’était le même coup discret frappé à la porte de l’appartement confortable, ou à celle de la chaumière, le même piétinement dans le jardin plein d’ombre, ou sur le palier le même chuchotement funèbre, qu’un misérable écoute de l’autre côté de la muraille, l’oreille collée à la serrure, le cœur crispé d’angoisse. — « Suivez-nous ! » — … Les mêmes paroles à la femme affolée, les mains qui rassemblent en tremblant les hardes familières, jetées quelques heures plus tôt, et le bruit du moteur qui continue à ronfler, là-bas, dans la rue. « Ne réveillez pas les gosses, à quoi bon ? Vous me menez en prison, n’est-ce pas, señor ? » « Perfectamente, » répond le tueur, qui parfois n’a pas vingt ans. Puis c’est l’escalade du camion, où l’on retrouve deux ou trois camarades, aussi sombres, aussi résignés, le regard vague… Hombre ! La camionnette grince, s’ébranle. Encore un moment d’espoir, aussi longtemps qu’elle n’a pas quitté la grand’route. Mais voilà déjà qu’elle ralentit, s’engage en cahotant au creux d’un chemin de terre. — Descendez ! — Ils descendent, s’alignent, baisent une médaille, ou seulement l’ongle du pouce. Pan ! Pan ! Pan ! — Les cadavres sont rangés au bord du talus, où le fossoyeur les trouvera le lendemain, la tête éclatée, la nuque reposant sur un hideux coussin de sang noir coagulé. Je dis le fossoyeur, parce qu’on a pris soin de faire ce qu’il fallait non loin d’un cimetière. L’alcade écrira sur son registre : « Un tel, un tel, un tel, morts de congestion cérébrale. »

Je crois entendre une fois de plus la protestation des lecteurs bien-pensants. « Alors quoi ? toujours nous ? Il n’y a que les nôtres qui tuent ? » Je ne dis pas que ce soient les vôtres. Je vous mets en garde, de toutes mes forces, contre les politiciens et les journalistes qui, après avoir vécu si longtemps de votre sottise, de votre timidité, de votre impuissance, chatouillent le bourgeois français entre les cuisses et lui soufflent à l’oreille qu’il est un mâle, qu’il peut faire sa terreur tout comme un autre alors qu’ils savent parfaitement que cette Terreur, loin de libérer les bien-pensants, ne peut que lier le sort de ces malheureux à l’écume de la nation, seule capable de réaliser vraiment la Terreur, qu’elle soit de gauche ou qu’elle soit de droite. Si je croyais les gens de droite capables de conquérir le pouvoir par la force, je ne prétends pas que je les encouragerais à la guerre civile, mais les politiciens de gauche me dégoûtent depuis si longtemps que je dirais sans doute : « Hé bien ! quoi, mes enfants, à condition que vous ne vous conduisiez pas réciproquement comme des cochons, allez-y ! » Mais ni les gens de gauche, ni les gens de droite ne sont en mesure de s’affronter réellement. Ils ne réussiront qu’à crever le grand collecteur et l’égout commencera de vomir sa fange jusqu’à ce que l’étranger, jugeant le niveau atteint, envoie ses égoutiers, chemises brunes ou chemises noires. Avez-vous compris, nigauds ! Depuis cinquante ans, sous les noms de progressistes, d’opportunistes, de libéraux, de démocrates, de patriotes ou de nationaux, derrière les chefs les plus divers, on vous a vus perdre sur tous les tableaux, rater misérablement toutes vos entreprises — qu’avez-vous tiré du 6 février ? du scandale Stavisky ? de la Maffia ? — et nous vous verrions sans rien dire vous engager dans une voie si dangereuse ! Vous ne savez même pas poser des ventouses, et on vous chargerait d’une opération chirurgicale qui ne donne pas à notre pays plus d’une chance sur vingt de s’en tirer !

La première phase d’épuration dura quatre mois. Au cours de ces quatre mois l’étranger, premier responsable de ces tueries, ne manqua pas de figurer à la place d’honneur, dans toutes les manifestations religieuses. Il était généralement assisté d’un aumônier recruté sur place, tout culotté, tout botté, la croix blanche sur la poitrine, les pistolets à la ceinture. (Ce prêtre fut d’ailleurs fusillé depuis par les militaires.) Nul n’aurait osé mettre en doute les pouvoirs discrétionnaires du général italien. Je sais un pauvre religieux qui le supplia humblement d’épargner la vie de trois jeunes femmes prisonnières d’origine mexicaine, qu’après les avoir confessées, il jugeait sans malice. « C’est bien, répondit le comte qui s’apprêtait à se mettre au lit, j’en parlerai à mon oreiller. » Le lendemain matin, il les fit abattre par ses hommes.

Ainsi, jusqu’en décembre, les chemins creux de l’île, aux alentours des cimetières, reçurent régulièrement leur funèbre moisson de mal-pensants. Ouvriers, paysans, mais aussi bourgeois, pharmaciens, notaires. Comme je demandais à un médecin ami le cliché fait quelque temps auparavant par un de ses confrères radiologues — le seul radiologue de Palma — il me répondit en souriant : « Je me demande si on retrouvera l’objet… Ce pauvre X… a été emmené en promenade l’autre jour. » Ces faits sont connus de tous.

Une fois presque terminée l’épuration sur place, il fallut penser aux prisons. Elles étaient pleines, vous pensez ! Pleins aussi les camps de concentration. Pleins encore les bateaux désarmés, les sinistres pontons gardés nuit et jour, sur lesquels, par excès de précaution, dès la nuit close, passait et repassait le lugubre pinceau d’un phare, que je voyais de mon lit, hélas ! Alors commença la seconde phase, celle de l’épuration des prisons.

Car un grand nombre de ces suspects, hommes ou femmes, échappaient à la loi martiale faute du moindre délit matériel susceptible d’être retenu par un Conseil de guerre. On commença donc à les relâcher par groupes, selon leur lieu d’origine. À mi-chemin, on vidait la cargaison dans le fossé.

Je sais… Vous ne me laissez pas continuer. Combien de morts ? Cinquante ? Cent ? Cinq cents ? Le chiffre que je vais donner a été fourni par un des chefs de la répression palmesane. L’évaluation populaire est bien différente. N’importe. Au début de mars 1937, après sept mois de guerre civile, on comptait trois mille de ces assassinats. Sept mois font deux cent dix jours, soit quinze exécutions par jour en moyenne. Je me permets de rappeler que la petite île peut être facilement traversée en deux heures de bout en bout. Un automobiliste curieux, au prix d’un peu de fatigue, eût donc tenu facilement la gageure de voir éclater quinze têtes mal pensantes par jour. Ces chiffres ne sont pas ignorés de Mgr l’évêque de Palma.

Évidemment, cela vous coûte à lire. Il m’en coûte aussi de l’écrire. Il m’en a plus coûté encore de voir, d’entendre. Moins que vous ne pensez, peut-être ?… Nous avons tenu bon, ma femme et moi, non par bravade, ni même dans l’espoir d’être très utiles — nous pouvions si peu de chose, en somme — mais plutôt par un sentiment de solidarité profonde envers de braves gens dont le nombre grandissait chaque jour, qui avaient connu nos espoirs, nos illusions, s’étaient défendus pied à pied contre l’évidence, partageaient enfin nos angoisses. Ils n’étaient pas libres, et nous l’étions. Je pense à ces jeunes phalangistes ou requetes, à ces vieux prêtres — l’un d’eux ayant prononcé des paroles imprudentes dut avaler un litre d’huile de ricin, sous la menace du revolver. Si j’avais vécu là-bas dans l’intimité d’hommes de gauche, il est probable que leur manière de protester eût déclenché en moi certains réflexes de partisan dont je ne suis pas toujours maître. Mais la déception, la tristesse, la pitié, la honte, lient bien plus étroitement que la révolte ou la haine. On s’éveille le matin harassé, on va partir, et voilà qu’on rencontre dans la rue, à la table de café, sur le seuil de l’église, tel ou tel qu’on a cru jusqu’alors du côté des massacreurs, et qui vous dit tout à coup, les yeux pleins de larmes : « C’est trop ! Je n’en puis plus ! Voilà ce qu’ils viennent de faire ! » Je pense à ce maire d’une petite ville auquel sa femme avait aménagé une cachette dans la citerne. Le misérable à chaque alerte s’y pelotonnait au fond d’une sorte de niche, à quelques centimètres de l’eau dormante. Ils l’ont tiré de là en plein décembre, grelottant de fièvre. Ils l’ont conduit au cimetière, abattu d’une balle dans le ventre. Et comme il ne se hâtait pas de mourir, les bourreaux qui buvaient non loin de là, sont revenus avec la bouteille d’eau-de-vie, un peu saouls. Ils ont enfoncé le goulot dans la bouche de l’agonisant, puis lui ont cassé sur la tête le litre vide. Je répète que ces faits sont publics. Je ne crains aucun démenti. Ah ! l’atmosphère de la Terreur n’est pas ce que vous pensez ! L’impression est d’abord d’un énorme malentendu, qui confond toutes choses, mêle inextricablement le bien et le mal, les coupables et les innocents, l’enthousiasme et la cruauté. Ai-je bien vu ?… Ai-je bien compris ?… On vous affirme que cela va finir, que c’est fini. On respire. On respire jusqu’au prochain massacre, qui vous prend de court. Le temps passe… passe… Et puis quoi ? Que voulez-vous que je vous dise ? Des prêtres, des soldats, ce drapeau rouge et or — ni or pour l’acheter, ni sang pour le vendre… — Il est dur de regarder s’avilir sous ses yeux ce qu’on est né pour aimer.

J’avoue, d’ailleurs, qu’en de telles conjonctures, certains journaux français nous réconfortaient grandement. Lorsqu’on voit se multiplier, de semaine en semaine, les avions fascistes, bénis par l’archevêque de Palma, les côtes, jadis désarmées, se hérisser de batteries, lorsqu’on entend les officiers de marine italiens se vanter publiquement, dans les cafés, du bombardement de Malaga, il est excitant de déchiffrer dans sa propre langue, les monotones dénonciations d’une presse accroupie à chaque gare de la frontière pyrénéenne, l’œil à la serrure des water-closets, prenant convulsivement des notes sur le papier de ces édicules. Pendant sept mois, jamais — jamais pendant sept mois, la moindre allusion aux manquements italiens ou allemands, jamais, jamais, jamais. Tout de même ! Voilà des gens qui ne sont pas souvent d’accord entre eux — P.P.F., P.S.F., A.F., S.F., J.P., L.P.F., et depuis la campagne d’Abyssinie, tous unis, tous solidaires, solidaires du nouvel Empire ! Les citations de ces patriotes s’emboîtaient si exactement dans les articles des publicistes italiens ou espagnols, qu’on les eût cru faits sur mesure, c’est drôle… Voyons ! il n’est pas un seul Français ayant séjourné plus de six mois au delà des Pyrénées qui puisse ignorer la haine séculaire des Droites espagnoles, particulièrement de l’armée et du clergé pour notre pays. Cette haine s’est maintes fois affirmée pendant la guerre. « Il n’y a que la canaille et moi qui aimions la France, » disait Alphonse XIII. Je ne sais ce que vaut, à l’intérieur de nos propres frontières, le défaitisme national des nationaux. Je crois que le plus aigri de ces messieurs eût rougi des commentaires méprisants dont la propagande assaisonnait sa prose… J’entends encore ce commandant qui un soir, à Manacor, sous le feu du croiseur républicain Libertad, croyant naïvement me faire plaisir, m’affirmer dans un français mal assuré, mais avec l’accent d’une mâle et fraternelle condoléance : « Que voulez-vous, monsieur, nos pays, c’est deux fameuses crapules ! » (Il était, lui, catalan.)

Je suis resté à Majorque aussi longtemps que j’ai pu, parce que j’y regardais en face les ennemis de mon pays. Cet humble témoignage avait son prix, puisque n’ayant nulle attache avec les rouges de là-bas ou d’ailleurs, connu par tous comme catholique et royaliste, j’affirmais, si peu que je vaille, une France éternelle, qui a survécu aux Armagnacs et aux Bourguignons, comme aux Ligueurs et aux Huguenots, comme à tous les « Fronts » diversement cornus, parce qu’elle est d’instinct juste et libre, et qu’elle n’a qu’un foyer, sa maison, la Maison de France où, passé le seuil, nous sommes tous égaux, enfants de la même mère. N’en déplaise aux imbéciles, la France ne sera méprisée dans le monde que lorsqu’elle aura finalement perdu l’estime d’elle-même. Quiconque parle non en politicien, mais en Français, est toujours sûr d’être compris. Nul n’ignorait à Palma que mon fils fût lieutenant de Phalange, on me voyait souvent à la messe. J’étais lié d’amitié depuis longtemps avec des chefs insurgés, redoutés des suspects. D’où vient que des gens à peine connus de moi me parlaient librement, alors que la moindre indiscrétion de ma part eût pu leur coûter la liberté, ou la vie ? Hé bien ! je le dis comme je le pense. On sait encore dans le monde qu’un Français ne se fait pas l’auxiliaire de la police, voilà tout, qu’un Français est un homme libre. Les thuriféraires du général Franco n’ont probablement jamais pensé à ça.

Il ne faudrait pas croire que l’épuration des prisons mit brusquement fin à l’activité des équipes d’épuration à domicile, elle la ralentit seulement. Les villages isolés respirèrent, le plus gros du service se faisant désormais aux alentours immédiats de Palma. Mais le but poursuivi par l’autorité militaire, qui était de limiter le scandale, ne fut pas atteint pour autant. Les parents des exécutés n’avaient jadis que quelques pas à faire pour reconnaître leurs morts. Il y fallait maintenant un voyage coûteux et des formalités rendues écœurantes par le grand nombre des solliciteurs et des solliciteuses, les registres des prisons se trouvant rarement d’accord avec le carnet du fossoyeur, cause de dégoûtants quiproquos. En désespoir de cause, les fosses communes ne livrant pas leurs secrets, il ne resta plus aux familles qu’une ressource. Le fonctionnaire bénévole les invitait à fouiller dans le tas de hardes, pour tâcher d’y découvrir la chemise ou le caleçon du mort.

Je m’efforce d’écrire cela sans phrases. Je n’ajouterai rien à l’intention de ceux qui me croiraient capable d’avancer les faits sans preuves, ou sur de simples racontars. Je ne dénonce pas, moi, une Maffia plus ou moins hypothétique. Ces faits sont publics. Approuvés du plus grand nombre, désapprouvés par quelques-uns, ils n’étaient mis en doute par personne. Hélas ! il faudrait bien des pages pour faire comprendre qu’à la longue, ils ne révoltaient plus. La raison, l’honneur les désavouait, la sensibilité restait engourdie, frappée de stupeur. Un égal fatalisme réconciliait dans le même hébétement les victimes et les bourreaux. Oui, la guerre civile ne m’a fait vraiment peur que le jour où je me suis aperçu que j’en respirais, presque à mon insu, sans haut-le-cœur, l’air fade et sanglant. Que Dieu ait pitié des hommes !

D’une telle apathie — au sens exact du mot — je pourrais donner bien des exemples. Je retiendrai seulement une interview prise à des religieuses de Porto Cristo, et qui parut in extenso dans tous les journaux de Palma — El Dia, el Almudaina (diaro catolico, dit la manchette) Ultima Hora. La minuscule ville de Porto Cristo fut le point de débarquement des forces catalanes en août 1936. Elles n’en purent d’ailleurs jamais déboucher, se rembarquèrent six semaines plus tard. Ces religieuses dirigeaient un pensionnat, désert alors, en ce temps de vacances. La supérieure contait donc au journaliste avec verve l’entrée des Rouges, le premier contact de ses filles épouvantées avec les miliciens de Barcelone, qui leur donnèrent brutalement l’ordre de préparer des lits pour les blessés. Au milieu du désordre, paraît tout à coup un Sud-Américain, une sorte de géant, revolver à la main qui se présente ainsi : « Mes sœurs, je suis catholique et communiste. Je brûle la cervelle au premier qui vous manquera de respect. » Pendant deux jours il se multiplie, ravitaille les infirmières, panse avec elles les blessés dont le nombre s’accroît sans cesse, et dans les rares moments de loisir poursuit avec la supérieure une controverse cocasse qu’elle rapporte au journaliste sur un ton d’humour assez touchant. Enfin l’aube du troisième jour commence à poindre, et la religieuse terminait ainsi son récit : « Nous entendons une vive fusillade, les blessés s’inquiètent, les miliciens partent en courant, nous nous jetons toutes à genoux, suppliant le ciel en faveur de nos libérateurs. Les cris de Vive España ! Arraba España ! commencent de retentir à nos oreilles, les portes cèdent. Que vous dire de plus ? Les braves soldats entrent de toutes parts, règlent leur compte aux blessés. Notre Sud-Américain est tué le dernier. »

Comme j’exprimais quelques jours plus tard mon étonnement au journaliste madrilène, auteur de l’article, il publia le lendemain une espèce de justification laborieuse, dont je retiens ceci : « Certaines âmes généreuses croient devoir se révolter contre les nécessités de la guerre sainte. Mais qui fait la guerre doit se conformer à ses lois. Et la première loi de la guerre ne s’énonce-t-elle pas ainsi : « Malheur aux vaincus ! »

Mise en méfiance par le grandissant dégoût qu’elle sentait monter autour d’elle, et que risquait de rendre dangereux le mécontentement de la Phalange, à laquelle on venait de retirer brusquement ses armes et ses chefs, l’autorité militaire adopta une troisième méthode d’épuration, plus discrète encore. La voici, dans sa simplicité. Les prisonniers, jugés indésirables recevaient un matin la nouvelle de leur libération, consécutive à un non-lieu. Ils signaient le registre d’écrou, donnaient reçu des objets jadis confisqués, ficelaient leur baluchon, accomplissaient enfin une à une les formalités indispensables en vue de dégager l’administration pénitentiaire de toute responsabilité future. À deux heures du matin, on les libérait deux par deux. C’est-à-dire qu’au seuil de la porte, ils se trouvaient dans une ruelle déserte, en face d’un camion parmi des hommes revolver au poing. « Silence ! nous vous ramenons chez vous ! » On les emmenait au cimetière.

La personne que les convenances m’invitent à nommer Mgr l’évêque de Majorque a signé la lettre collective de l’épiscopat espagnol. J’espère que la plume a dû trembler dans ses vieilles mains. Il n’a rien pu ignorer de ces meurtres. Je le lui dirai en face, où et quand l’on voudra. Je lui rapporterai encore ce témoignage. Un des chanoines de sa cathédrale qu’il connaît bien, prédicateur en renom, licencié en théologie avait toujours paru approuver sans restriction l’autorité militaire. Ce parti pris inquiétait l’une de ses pénitentes qui n’avait jamais osé cependant l’interroger. Ayant eu connaissance des faits rapportés plus haut, elle crut l’occasion bonne de rompre le silence. Le malheureux l’écouta sans marquer la moindre sur prise. « — Mais enfin, vous n’approuvez pas que… — Je n’approuve ni ne désapprouve, répondit ce prêtre sinistre. Votre Grâce ne se fait malheureusement aucune idée des difficultés de notre ministère, dans cette île. À la dernière réunion générale des curés, sous la présidence de Monseigneur, nous avons eu la preuve que l’année dernière, 14 pour 100 seulement des Majorquins avaient fait leurs Pâques. Une situation aussi grave justifie des mesures exceptionnelles. »

Elle les justifiait en effet… Quelques semaines avant Pâques, l’autorité religieuse, d’accord avec l’autorité militaire, procéda au recensement des fidèles. On fit distribuer, à cet effet, à chaque personne en âge d’accomplir le devoir pascal une feuille imprimée. Cette feuille portait au recto :

1937
M., Mme ou Mlle …
Domicilié à …, rue …, no …, étage …, a fait ses Pâques à l’église de …

Au verso :

Il est recommandé d’accomplir le devoir pascal dans sa paroisse. Quiconque l’aurait accompli dans une autre église devra en apporter la justification à son Recteur.

Une souche, facilement détachable grâce à un pointillé, portait l’indication suivante.

Pour la bonne administration, il est prescrit de détacher cette souche et de la faire parvenir dûment remplie, au curé de la paroisse. On pourra également la déposer dans la boîte destinée à cet usage.

Est-il besoin d’ajouter que les confessionnaux ne désemplirent plus ? L’affluence des pénitents sans expérience fut même telle que le curé de Terreno crut devoir procéder à la distribution d’une nouvelle feuille. Après avoir fait cette remarque singulière, mais parfaitement opportune, que la principale difficulté dans l’acte de la confession n’était pas tant d’avouer ses péchés que de savoir quoi dire — en no saler que confesar o como expresarte — il donnait en quinze lignes la formule d’un examen de conscience extrêmement réduit. La feuille portait encore ce post-scriptum :

N. B. — No olvides colocar tu billete del cumplimiento en el cajón del cancel para podér formar el censo.

N’oublie pas de déposer le certificat dans la boîte pour pouvoir établir le cens.

Il n’est pas un prêtre majorquin qui oserait nier qu’une telle mesure, prise en pleine terreur, ne pouvait que multiplier les sacrilèges. Que dire de plus ? Dieu sait les noms des irréductibles, en petit nombre, qui se croyant sans doute ses ennemis, gardaient toutefois, à leur insu, dans les veines, assez de sang chrétien pour ressentir l’injure faite à leur conscience, répondre non ! à ces sommations insolentes. Puissent-ils retrouver le Christ ! Puissent-ils, le jour venu, juger leurs juges !

Ce caractère de vengeance exercée au nom du Très-Haut a de quoi flatter évidemment des races trop riches en sang juif ou maure. Mais s’il est capable d’exalter un certain nombre de fanatiques, je crois qu’il rend plutôt à l’immense majorité des Espagnols, un service en vérité plus humble : il est pour les uns, une excuse sournoise, il les dispense de remords en leur permettant de se décharger de toute responsabilité dans l’autre monde, sur les robustes épaules de leurs confesseurs. Les autres acceptent la formule comme ils ont accepté le vocabulaire fasciste, ou le matériel de guerre livré à crédit par les usines italiennes. Hombre !

On aurait tort de croire, par exemple, que les militaires se montrent plus féroces que les boutiquiers, dont ils ne sont d’ailleurs désormais que les instruments, à l’exemple des soldats du général Gallifet. J’avoue avoir été surpris un moment de l’aisance avec laquelle tel capitaine majorquin, sorti du rang, parvenu à l’âge de la retraite et déjà si fatigué qu’on ne le voyait plus guère au café sans sa « dame » et sa « demoiselle » appliquait chaque après-midi, à de pauvres diables qui lui ressemblaient pourtant comme des frères, une loi qui n’avait plus de loi que le nom. Je citerai notamment le cas de l’ancien maire de Palma, vieux médecin notoire, en faveur duquel étaient venus spontanément témoigner des supérieurs de maisons religieuses et d’ailleurs époux d’une femme connue pour sa piété. On ne put relever contre lui que son inscription au parti radical. Il n’en fut pas moins condamné à mort et fusillé, un matin du dernier printemps, lié sur une chaise, passant d’un lit d’hôpital au lieu de son sacrifice après que les infirmières se fussent employées toute une nuit, sa dernière nuit, à entretenir par des piqûres son cœur défaillant. Comme je m’étonnais qu’on lui ait fait attendre plus de six mois une mort inévitable on me fit cette réponse : « Ce n’est pas notre faute, nous l’avons gardé en vie aussi longtemps qu’ont duré les formalités de la confiscation. » Car le malheureux était riche.

Encore une fois je ne dresse pas de réquisitoire. Je n’attends pas d’être cru sur parole, je répéterai sans me lasser que Majorque est à vingt-quatre heures de Marseille. À quoi bon multiplier les témoignages puisqu’un jour prochain les sceptiques n’auront qu’à aller les ramasser encore chauds sur place. Le vieux Lenôtre, dans un livre pourtant digne de louanges, n’évoque guère, du tribunal révolutionnaire, qu’un fantôme. La salle bouillonnante pleine de cris, de sanglots, d’éclats de rires, n’est plus qu’une crypte silencieuse peuplée d’ombres ? Mais le vieux Lenôtre écrivait plus d’un siècle après les événements. Le Paris de 1793 était d’ailleurs une sorte de carrefour. Au lieu que cette petite île majorquine est un vase clos. Le sang n’y séchera pas vite.

Si j’interrogeais, sur de tels faits, les militaires, ils me répondraient qu’ils exécutaient une consigne, et qu’ils l’exécutaient publiquement, comme pourront d’ailleurs s’en convaincre tous les curieux, en se procurant la collection d’un journal quelconque de Palma, où paraissaient les comptes rendus. J’aurais beau dire qu’un jugement n’est pas une consigne, les officiers juges me riraient au nez.

« — De quoi vous mêlez-vous ! diraient-ils, nous avons à Barcelone ou à Valence des camarades de promotion qui font exactement la même chose que nous bien qu’aux dépens d’une autre catégorie de citoyens. À la sortie de l’École militaire on nous désigne pour l’Artillerie, la Cavalerie ou l’Infanterie suivant le numéro de notre classement. On nous fourre maintenant dans la Justice. C’est évidemment une drôle d’arme, mais tant que nous y restons entre nous, le mal n’est pas grand. Mille pékins rouges à Valence, mille pékins blancs à Séville. C’est ce qu’on appelle aux dames : éclaircir le jeu. D’ailleurs à quel titre vous inquiétez-vous de nos consciences ? En bons Espagnols nous ne nous posons pas sur le bien et le mal comme vous autres Français des questions superflues. À supposer qu’il existe, n’y eût-il qu’une chance pour qu’il existât, risquons-nous l’Enfer oui ou non ? C’est à nos prêtres de répondre. Qu’ils aient tort ou raison, que voulez-vous que cela nous fasse ? Il nous suffit bien d’être hors de jeu. S’ils ont mal interprété la loi tant pis pour les Révérends ! après tout peut-être Dieu nous les donnera-t-il à juger dans l’autre monde. Soyez sûr que nous leur appliquerons le règlement sans faiblesse. Et, en attendant, chacun pour soi. Imaginez que le vent tourne, nous comprendrons alors parfaitement que ces ecclésiastiques se proclament une fois de plus des hommes de miséricorde qui n’ont jamais souhaité, pour les plus grands pécheurs, une autre pénitence que celle d’usage dans nos confessionnaux, six Pater et six Ave. Nous trouverons très naturel qu’ils nous abandonnent ici-bas au bras séculier, s’ils ne trouvent aucun autre moyen de prouver leur bienveillance à l’égard des vainqueurs. Notre sort une fois réglé, nous recevrons volontiers les secours de leur saint ministère exactement dans le même esprit que l’accueillaient, hier encore, au dire du cardinal Goma, les républicains que nous envoyions au mur. Nous nous garderons bien d’aborder un sujet de conversation embarrassant alors pour eux et pour nous désormais sans intérêt car l’expression de leurs regrets viendrait trop tard et il ne nous serait permis que d’en emporter le secret dans la tombe — Belle avance ! — Au lieu que faute de mieux leur absolution pourra toujours servir. Qui a raison ou tort dans cette affaire nous n’en avons nul souci. Vous autres, Français, vous ne séparez guère l’idée de pouvoir et celle de justice. Nous avons dans les veines trop de sang juif, nous jugeons au contraire qu’un des plus grands avantages de la puissance est de permettre d’être juste ou injuste à son gré. Peut-être ne nous faisons-nous pas de Dieu la même image que vous ? Depuis des siècles nous pensons qu’il vaut mieux être en règle avec sa foi qu’avec sa conscience. Nous voulons qu’une parfaite orthodoxie nous assure les bons offices de l’Église qui s’arrangera toujours des œuvres, pourvu que nous y mettions un peu de bonne volonté, fût-ce au dernier moment. L’idée que la foi est un don de Dieu, si précieux qu’il engage terriblement celui qui l’a reçu, fait de lui surnaturellement le débiteur d’autant de misérables auxquels il a été refusé par une mystérieuse prédestination dont la seule pensée devrait nous remplir d’épouvante, ne nous vient même pas, nous l’avouons. Nous aimons mieux nous servir bonnement du passeport dont nous sommes munis. S’il ne nous garantit pas absolument l’entrée des célestes parvis, il nous donne du moins en ce monde accès à l’immense basilique où c’est bien le diable si nous ne rencontrons pas un jour parmi tant de saints miraculeux ayant chacun sa recette, une dévotion appropriée à notre cas. Un tel système nous épargne d’entrer jamais dans le débat où vous voulez nous entraîner. Nous n’envisageons nullement par exemple la question de bonne foi. La bonne foi n’est pas, à nos yeux, une circonstance plus atténuante que l’ivrognerie. Pendant des siècles nous avons vu pendre ou brûler des criminels assurément de bonne foi puisqu’ils offraient leur vie en témoignage. Et croyez bien que la mauvaise foi ne nous soucie pas davantage. Beaucoup d’entre nous par exemple étaient démocrates. Nous détestions les fils de nobles, les neveux d’archevêques. C’est dur à présent d’envoyer au poteau un copain de promotion avec lequel on a jadis joyeusement porté la santé de l’Armée républicaine et du nouveau drapeau tricolore, blagué les aristocrates et les calotins. Mais nos camarades réactionnaires se gardent bien de compliquer la situation. Ils savent ménager notre amour-propre. Au fond ils trouvent la chose très naturelle. Vous autres Français finiriez par nous montrer du mépris. Vous préféreriez les réfractaires aux renégats, du moins dans le secret du cœur. Avec ces scrupules-là notre Sainte Inquisition n’eût pas fonctionné huit jours. Les secrets de son long pouvoir, d’un prestige que la seule terreur n’explique pas, c’est d’avoir, au nom de Dieu, béni ensemble, ensemble honoré le lâche qui sauve sa vie et l’homme sincère qui proclame librement la vérité qu’il a méconnue. Il a fallu qu’elle réhabilitât l’acte qui répugne entre tous à votre chevalerie occidentale, la rétractation sous la menace. Et pareillement elle a réhabilité et honoré la délation. Honoré et béni le délateur. La grandiose équivoque ainsi entretenue a mis pour toujours l’Espagne hors de vos voies. Une Jeanne d’Arc espagnole ne saurait se concevoir. Aussitôt que les circonstances nous le permettent, nous obéissons à une habitude séculaire en remettant au pouvoir, avec le soin de nos intérêts terrestres, notre conscience tout entière contre un reçu. »