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Les Grands Cimetières sous la lune/III/3

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III

Je relis non sans mélancolie, la première page de ma préface. « J’irai jusqu’au bout de ma tâche, » disais-je. Hé bien ! c’est vrai, j’y suis allé. J’ai été jusqu’au bout de mon livre. Je suis content.

Le secret de ce contentement est fait sans doute pour échapper à beaucoup de gens. J’aurais voulu ne pas parler de ceux qui n’ont cru entendre, tout au long de ces pages, qu’un cri de colère ou de défi. Le jugement de tels êtres ne saurait m’occuper beaucoup, parce que ce n’est pas à leur jugement que je pense, c’est eux que je vois. Je les vois. Je n’ai pas envie de les railler. Ils appartiennent tous à cette part d’humanité qui fait les citoyens dociles. Dans un monde réellement organisé, à l’exception de leur famille, de leurs supérieurs ou de leurs subordonnés, nul ne les voit. Ils passent complètement inaperçus. Ils ne deviennent ridicules qu’en un temps comme le nôtre parce qu’ils ne sont pas nés pour ces conjonctures tragiques. C’est la brusquerie du contraste qui fait naître le rire. Vous voyez un dimanche, autour du kiosque à musique de Brignoles ou de Romorantin, tel vieux monsieur vêtu d’une jaquette d’alpaga et d’un pantalon damier, coiffé d’un chapeau de paille, vous n’en ressentez nul émoi. Transportez-le, après un dernier coup de brosse, au milieu des ruines de Shangaï, le pauvre type vous paraîtra grotesque ou sinistre — selon votre humeur. Les ligues patriotes sont ainsi encombrées de fonctionnaires militaires ou civils, auxquels des journalistes roublards proposent chaque matin de sauver la France. Jadis ces innocents s’excitaient contre les Boches. L’ouvrier syndiqué a pris aujourd’hui la place du Boche. Que diable voulez-vous que pensent des réformes sociales les plus légitimes, des personnages inoffensifs qui ont toute leur vie tremblé devant leur chef de bureau, leur colonel ou leur inspecteur, et qui arborent à leur boutonnière avec une naïve fierté, pour prix de quarante ans de coliques, la même Légion d’honneur que le plus grand des hommes de guerre, au camp de Boulogne, tendait jadis à ses vieux soldats, dans le casque de François Ier ? S’ils ne sont pas sensibles à cette bouffonnerie colossale, comment espérer qu’ils aient même au degré le plus bas, le sens de l’honneur, de la justice et de l’histoire ? Pour ces malheureux, l’ouvrier mécontent est « dans son tort » parce qu’il réclame. Quiconque risque de porter atteinte au prestige des commerçants et des propriétaires offense mortellement le bon Dieu. Le scandale de ma vie a été certainement de voir un certain nombre de ces respectueux chroniques devenir royalistes. C’est qu’on avait répété à ces têtes frivoles que la monarchie était bien-pensante. Grâce au ciel, ils tiennent maintenant les Princes pour socialistes. Tout permet d’espérer qu’ils redeviendront républicains.

Encore un coup, je ne souhaite pas la disparition de cette espèce d’hommes. Je voudrais simplement les écarter de nos débats un moment, le temps nécessaire à la réconciliation des Français. Ils peuvent souhaiter de bonne foi cette réconciliation. Bien loin d’être capables de la réaliser, ils ne sauraient pas même la concevoir. Ce n’est pas le désordre qu’ils réprouvent, c’est le bruit que fait le désordre, et ils crient : Silence ! Silence ! de leurs pauvres voix tantôt plaintives et tantôt menaçantes. Si les revendications ouvrières les jettent hors d’eux-mêmes, c’est parce qu’elles agacent leurs nerfs. Le chef d’une puissante industrie qui, depuis cinq ans, pratique l’ajustement des salaires, m’avouait aujourd’hui qu’à chaque augmentation de 5 pour 100, les détaillants répondaient sur-le-champ par un enchérissement de 10 pour 100 du prix des denrées. Ces hideuses ventouses épuisent ainsi peu à peu la substance de notre peuple, mais les journaux de droite s’accordent à taire un fait pourtant connu de tous. Il y a sans doute à cette réserve plus d’une raison. Je ne retiendrai que la principale : les ventouses opèrent silencieusement. C’en est assez pour les hommes d’ordre. Au lieu qu’ils appellent de leurs vœux la répression qui fera taire les braillards. Qui braille quand on le saigne est un anarchiste et ne mérite nul pardon.

Lorsqu’on a les nerfs si sensibles, il est préférable de rester chez soi. Il est absurde de prétendre jouer le rôle d’arbitre. Je comprends parfaitement que l’ouvrier syndiqué mette leur patience à l’épreuve. Qu’ils laissent donc à d’autres le soin de traiter avec lui ! Au point où en sont ces malheureux, dès les premiers mots échangés, ils tombent en transe. Ils ressemblent à ces femmes incomprises qui accepteraient tout, même les coups de trique, pourvu qu’entre deux raclées, on leur affirme qu’elles ont raison — raison — raison. Je parle là d’un phénomène psychologique très facile à vérifier. Je vous défie de risquer la plus discrète, la plus timide approbation d’un article quelconque du programme ouvrier sans voir ces femmelins se recroqueviller sous vos yeux ainsi que la fleur nommée sensitive. Alors ! vous êtes communiste ! s’écrient-ils de la même voix que les héroïnes de Courteline répliquent : Alors, je suis une imbécile ?… Comment de jeunes Français prêtent-ils encore l’oreille aux propos de ces anxieux, de ces angoissés ? Je ne songe pas à nier le péril que le communisme totalitaire fait courir à la France. Fût-il encore plus pressant que je ne l’imagine, le besoin ne s’en ferait pas moins sentir, au contraire, de débarrasser la garnison de malheureux déprimés, dont la place est à la cave. Je répète que la Maison de France elle-même n’est pas à l’abri de leurs soupçons hystériques. Vais-je être obligé de demander un brevet de royaliste à M. Pozzo di Borgo ou à M. Taittinger ? Pourquoi ferais-je aujourd’hui confiance à des campagnes de presse, d’un caractère convulsif, qui n’aboutissent qu’à des échecs retentissants ? Je n’ai encore jamais écrit un mot sur le procès du colonel de La Rocque. Je me permets de trouver simplement comique que les mêmes gens qui approuveraient volontiers, s’ils l’osaient, l’attentat provocateur de l’Étoile, se mettent à pousser des cris parce qu’un Colonel National (pour employer leur ridicule langage) aurait accepté d’un Ministre National une Subvention Nationale pour une Organisation Nationale. Comment ! Au temps de l’affaire Dreyfus, ces patriotes n’auraient pas souffert qu’on mît en cause un capitaine d’habillement, et ils déshonorent publiquement un colonel, ils le dénoncent à l’étranger, ainsi qu’un escroc, qui a volé jusqu’à ses citations de guerre ! Consciences ! Consciences ! Est-il un de ces cocos qui, dès qu’on l’interroge sur le seul chapitre de l’histoire contemporaine capable de l’émouvoir, la guerre d’Abyssinie, ne soit prêt à diffamer pour l’amour de Mussolini, nos campagnes coloniales ? « Oui, monsieur, nous avons massacré beaucoup plus de nègres que le Duce ! Qu’est-ce que les nègres, d’abord ? À bas les nègres ! » Consciences ! Consciences ! Consciences ! Lorsque des imbéciles montrent assez peu d’honneur pour oser comparer l’œuvre d’un Gallieni ou d’un Lyautey à l’écrasement massif de l’Éthiopie obtenu à coups de milliards, je puis bien leur dire que je me méfie de leur conception particulière de la défense sociale et qu’en deux mots comme en cent, j’aime mieux crever que de vivre à l’abri de leurs mitrailleuses carottées dans les arsenaux. Oui ou non, ai-je le droit de parler ainsi ? Oui ou non, la qualité de national sera-t-elle déniée à quiconque refuse de confondre les ouvriers français — nés de père et mère français — dont beaucoup, par le jeu des cousinages ignorés, ont dans les veines un sang autrement précieux que celui de tant d’aristocrates enjuivés — avec des moujiks abrutis par mille ans de servage, sous prétexte qu’ils préfèrent le marxisme au capitalisme, ce dernier n’étant d’ailleurs qu’une forme du marxisme ? Cesse-t-on instantanément d’être Français parce qu’on repousse toute complicité dans l’entreprise ignoble de rendre les ouvriers français seuls responsables de la faillite d’un régime économique et social, qui était déjà mort bien avant M. Jouhaux, qui aboutissait déjà, en 1914, à une guerre suspecte que personne n’ose plus justifier ni même défendre, et dont le moins qu’on puisse dire est que le panslavisme et le pangermanisme en sont également les auteurs, que la France seule y est entrée les mains pures, la France — je dis la France — y compris la France ouvrière et paysanne ? Dois-je perdre ma nationalité parce que je vous dis en face, tranquillement, que je n’aurais probablement jamais parlé du général Franco, si vous n’aviez prétendu faire d’un Gallifet de cauchemar, une sorte de héros chrétien, à l’usage des jeunes Français ? Dans une récente conférence, M. Benjamin a osé dire qu’il était allé chercher à Burgos une leçon de grandeur. Avouez que j’ai bien le droit de ne pas me fournir de grandeur au même endroit que l’auteur de Gaspard. Quoi ! supposez que j’aille interroger demain n’importe quel roi exilé, Mgr le Duc de Guise comme Alphonse XIII, le prince Otto de Habsbourg comme l’empereur Guillaume, que je lui dise : « Sire, envisageriez-vous, le cas échéant, une restauration de la Monarchie effectuée selon les méthodes que M. Benjamin, d’accord avec l’épiscopat espagnol, juge excellentes ? » Ces majestés me riraient au nez. Pourquoi diable exigerait-on de moi que j’admire une sorte de général qui se fait de sa légitimité personnelle une idée d’autant plus féroce et bornée, qu’il s’est parjuré lui-même deux fois envers ses maîtres ? Oh ! je sais bien ! Vous me répondrez : « Jouhaux ou Gignoux, il faut choisir ! » Hé bien ! ni Jouhaux, ni Gignoux ! À vous entendre, le monde ouvrier a seul ses exploiteurs politiciens, sa presse stipendiée. Comme c’est drôle ! Le régime capitaliste vit de publicité. N’importe ! L’Union des intérêts économiques, ou telle entreprise de même espèce, rougirait d’exercer la moindre pression sur le directeur de « L’Écho des Bons-Riches ». Vous pouvez même imaginer le dialogue : « Messieurs, dirait le directeur, j’ai résolu de soutenir un certain nombre de réformes sociales auxquelles votre égoïsme s’oppose. » — « Très bien, monsieur le directeur, nous nous refusons d’inquiéter votre haute conscience. Bien plus : désireux d’encourager la vertu, nous doublons notre subvention. »

Évidemment, la guerre de classe a ses nécessités, comme l’autre. Je ne vous reproche d’ailleurs pas de la faire. Je refuse simplement à M. Gignoux comme à M. Jouhaux, de jouer les arbitres. « Mais nous réprouvons la violence, nous autres ! » Voire. L’évasion des capitaux est contre mon pays un chantage aussi efficace que les grèves. « Quoi ! n’aurions-nous pas le droit de mettre en sûreté le patrimoine de nos enfants ? » Dispensez-vous donc de le faire au nom de la Patrie. Tous vos patrimoines ensemble ne font pas encore la Patrie.

Je puis parler ainsi parce que je ne suis pas démocrate. Le démocrate, et particulièrement l’intellectuel démocrate, me paraît l’espèce de bourgeois la plus haïssable. Même chez les démocrates sincères, estimables, on retrouve cet inconscient cabotinage qui rend insupportable la personne de M. Marc Sangnier. « Je vais au Peuple, je brave sa vue, son odeur. Je l’écoute avec patience. Faut-il que je sois chrétien… Il est vrai que Notre-Seigneur m’a donné l’exemple. » Mais Notre-Seigneur ne vous a pas donné cet exemple ! S’il a fait sa société d’un grand nombre de pauvres gens — pas tous irréprochables — c’est parce qu’il préférait, je suppose, leur compagnie à celle des fonctionnaires. Libre aux personnes distinguées de s’en tenir à l’hypothèse, évidemment plus flatteuse, d’une volontaire mortification du Divin Maître. Pour moi, je souhaiterais m’asseoir tous les jours à la table de vieux moines ou de jeunes officiers amoureux de leur métier. La conversation d’un brave châtelain-paysan ne me déplaît pas non plus, parce que j’aime les chiens, la chasse, l’affût des bécasses au printemps. Quant aux potentats du haut commerce, discutant du dernier Salon de l’automobile ou de la situation économique du monde, ils me font rigoler. Au large ! Au large ! Ce qu’on appelle aujourd’hui un homme distingué est précisément celui qui ne se distingue en rien. Comment diable peut-on les distinguer ? Après quinze jours de vie commune, sur le Normandie par exemple, et pourvu qu’on ait dans sa jeunesse convenablement dressé l’animal, impossible de savoir si son papa vendait des cravates à la sauvette, ou administrait le Creusot. Bref, n’importe quel brave homme, ouvrier ou paysan, qui ose être ce qu’il est, parle à sa guise, se tait s’il n’a rien à dire, me paraît beaucoup plus digne d’être distingué que ces pauvres ombres qui savent leur rôle sur le bout du doigt, mais qui seraient incapables d’y changer le moindre mot sans risquer de recevoir une paire de claques. Ce n’est pas de vieux pions qui me feront prendre ça pour une humanité précieuse dont le raffinement est une part de l’héritage national, avec la poésie de Jean Racine. Malheureux pions… Ils tenaient jadis M. Anatole France pour un génie, et M. Gabriele d’Annunzio pour un seigneur de la Renaissance, aïe, aïe, bonne mère ! Les véritables aristocraties sont ce qu’elles sont. Il serait inutile d’en discuter, puisqu’elles ne sont plus. Nul ne met en doute que l’une et l’autre classe compte des individus remarquables. Nous devons travailler à les rassembler. Tout le reste est vain.

On ne saurait espérer de la Presse de droite ou de la Presse de gauche qu’elle favorise une telle entreprise. Le plus effrayant des symptômes sociaux, c’est que les clientèles de ces deux presses rivales finissent par être seules en cause. La lutte est entre deux clientèles. Il ne s’agit donc même plus de préjugés de classe, mais d’une inimitié beaucoup plus profonde, approfondie chaque jour et non seulement approfondie, élargie chaque jour à la dimension de l’univers, qui se trouve ainsi associé aux plus ridicules malentendus. Ainsi l’abjecte concurrence des feuilles imprimées règle le destin des grands peuples. À quoi bon parler de luttes sociales ? Une telle écume de haine est trop gluante, trop épaisse, elle sent son fruit. Si les gens de France secrètent cette bave, c’est qu’ils sont malades, voilà tout. J’apprenais ce matin l’entrée à Vienne des troupes hitlériennes. « La droite va être contente », me dit le vendeur de Ce soir. Et cinq minutes plus tard, un brave homme m’arrête dans la rue : « Voilà où nous mène le Front Populaire !… » Nous regardions ensemble défiler, ainsi qu’une cour des miracles, des vieux et des vieilles réclamant la retraite tant de fois promise et tant de fois différée. « Salauds ! » s’écrie mon compagnon, en montrant le poing à ces épaves. — Oh ! mon pays !…

Il n’y a plus de classes. Une classe vivante élimine ses poisons, ses haines. Nos partis n’éliminent plus rien. On peut traiter avec une classe vivante, organisée, car ses intérêts eux-mêmes sont vivants, elle lui sacrifie parfois ses rancunes. Quelle chance de faire entendre, au milieu de ce chaos, une parole libre ? À en croire les bien-pensants, l’ouvrier français, comblé, crèverait de bien-être. Je leur conseille de lire l’article publié récemment par M. Louis Gillet dans Paris-Soir. M. Louis Gillet, gendre d’un académicien, académicien lui-même, ne saurait passer pour un bolchevique : Savez-vous, écrit-il, que 18 pour 100 des familles françaises, c’est-à-dire UNE famille sur CINQ, vit pêle-mêle dans une seule pièce ? Ce sont naturellement les plus pauvres, c’est-à-dire les plus nombreuses. Une seule pièce où l’on s’entasse à huit ou dix pour manger, faire le fricot, la vaisselle et le reste, pour s’habiller et pour dormir. Une seule pièce prenant le plus souvent jour sur l’escalier, ce tuyau qui sert à toute la maison d’appareil de respiration, où séjournent les relents de toutes les cuisines et où, faute de place, chaque ménage, pendant la journée, entasse sur la rampe, afin de les aérer, la literie et les paillasses.

Les petits mufles de la nouvelle génération réaliste trouveront sans doute cela très normal. Ils trouveront aussi parfaitement naturel qu’à la prochaine guerre ces ilotes paient de leurs misérables carcasses la maternelle sollicitude que n’a cessé de leur témoigner la nation. Ils ne pourront probablement pas lire ces lignes sans crier au sacrilège. Et cependant Dieu sait comment les papas de ces messieurs parlent de la France depuis que les « affaires vont mal » ! Ils la traitent exactement comme les souteneurs la fille qui ne rapporte plus. La propagande ennemie tire un prodigieux parti de ces bégaiements d’imbéciles terrorisés. Il y a quelques mois la presse argentine, ensemencée par le général Franco, annonçait que les communistes français venaient de faire sauter la grotte de Lourdes. Quelque temps avant la venue en France du légat Pacelli, Mgr Pissardo, de passage à Paris, s’étonna publiquement d’être reçu à la gare par des ecclésiastiques en soutane : « Quel courage, messieurs, mais quelle imprudence ! Vous risquiez votre vie ! » Que voulez-vous ? L’erreur des modérés est d’avoir espéré faire une politique des classes moyennes. La classe moyenne a des vertus, elle ne saurait avoir une politique. Jetée dans l’opposition, elle y a perdu cette sécurité pour elle inséparable de l’obéissance au pouvoir établi, quel qu’il soit. Au premier signe d’un maître étranger, elle se couchera sur le dos, écartera les jambes : « Prenez-moi, rendez-moi heureuse ! » J’espère encore une autre fin pour mon pays.

Tandis que j’écris ces pages, les troupes de M. Hitler défilent à Vienne, et les nationaux vont répétant : « Que n’avons-nous cédé à M. Mussolini. » Cédé qui ? Cédé quoi ? En Méditerranée, il n’y a pas de place pour deux Empires. Dès le premier coup de canon tiré en Éthiopie, nous savions que le choix de M. Mussolini était fait, la démonstration sur le Brenner ne pouvait plus qu’appuyer la campagne des journaux de M. Laval, elle a été exigée par lui. Que le sang français, demain, l’étouffe !

C’est au nom de l’ordre européen menacé par les communistes que les nazis ont pris possession de l’héritage des Habsbourg. Mais ne l’avions-nous pas sacrifié, en 1917, cet héritage, à l’Italie ? L’empereur Charles offrait la paix. Nous avons prolongé d’un an la guerre, pour une espèce d’entité géographique, une nation paradoxale, une nation sans tradition nationale, la plus pure création, au dix-neuvième siècle, de la maçonnerie universelle. L’opinion que j’émets ici, je ne la tiens pas seulement des miens, mais des prêtres qui m’ont instruit. Pas un petit chrétien de ma génération auquel on n’ait appris, avec le catéchisme, que la confiscation des États Pontificaux était une menace pour la liberté de l’Église. Aujourd’hui l’opinion catholique accepte joyeusement qu’entre les fils et le Père se dresse une forêt de baïonnettes. Remarquez que je ne mets nullement en cause le Souverain Pontife, qui ne répondra qu’à Dieu de ses actes de gouvernement. Je n’en veux qu’aux imposteurs qui pleurnichent et se rassurent au commandement. L’observation du vœu de chasteté ne doit guère coûter à de tels hommes.

« Vous ne vivrez pas vieux, jeunes gens français ! » Voilà ce que j’écrivais à la fin de la Grande Peur. Je crains plutôt qu’ils ne vivent vieux. Je crains qu’ils n’aient déjà trop vécu. Les vastes cimetières de la dernière guerre ont vu leurs premiers pas, leurs premiers jeux. Parfois les survivants venaient les épier à travers la grille, hochaient la tête, retournaient discrètement vers leurs maisons, en remportant le petit bouquet qu’ils n’avaient pas osé aller déposer sur les tombes, de peur d’attrister ces joyeux bambins. Ils mettaient le bouquet à rafraîchir dans leur cuvette, ils le regardaient mourir, lui aussi… D’année en année, les enfants grandirent. Nous vieillissions, nous, ce n’est pas la même chose. Les épreuves nous avaient rendus humbles. Il est certain qu’un très grand nombre de héros furent, de 1914 à 1918, cocus. Mais enfin, c’étaient encore là des infortunes individuelles. L’abjecte noce de l’après-guerre emportant pêle-mêle, à la queue de l’immense farandole, les manchots, les béquillards, les culs-de-jatte, et les gazés aux pommettes en fleurs, qui allaient, entre deux danses, cracher leurs poumons dans les lavabos, nous marqua tous du même signe sganarellien. C’est la France qui nous faisait cocus, il n’y a pas de déshonneur à ça ! Mais enfin, nous nous sentions un peu ridicules, nous n’approchions plus des cimetières. Nous écoutions seulement monter de loin vers nous, de ces paysages austères, un bourdonnement de ruche au travail. « Qu’est-ce qu’ils foutent là dedans, les gosses ? » Qu’importe ! Les morts n’étaient-ils pas morts pour eux ? « Ils doivent bien rigoler, pensions-nous. C’est de leur âge. À présent que les camarades sont bien secs, bien propres sous la terre, l’endroit est salubre, et comme ces gosses ont toujours aimé le grand air, mieux vaut qu’ils fassent l’amour là-bas que dans les bordels. » — « Ils ne font pas l’amour, disaient les grincheux. La nuit, nous entendons grincer les pelles et les pioches. Ils doivent même travailler dur. » Hé bien ! ces grincheux avaient raison. Les gosses travaillaient dur, en effet. Un beau jour, nous sommes allés les voir — un beau jour, un jour de fête. Sacrés gosses ! Sacrés salauds ! Ils avaient arrangé la chose à leur idée. Des anciennes tombes que nous avions connues, plus trace. Plus d’arbres, plus de fleurs, pas un brin d’herbe, rien que la terre fraîche qui nous rappelait l’offensive de la Somme, vous souvenez-vous ? Deux énormes tumulus, face à face, pareils à des collines de boue. Oui, tous les copains ramassés en deux tas, le tas de gauche et le tas de droite : Front Populaire et Front National, séparés par des barbelés.

Pauvres gosses ! Ils avaient cru bien faire, ils avaient dû se donner beaucoup de mal, car ce lugubre triage, et tous ces os à remuer, ce n’était pas rien, certes ! Ils en sont venus à bout quand même. Ils n’en seraient d’ailleurs pas venus à bout, seuls, bien sûr. Ils avaient mis leurs bras au service de haines implacables, inexpiables, impuissantes, des haines de vieux. Si la France de 1918 arrêtée court en plein essor de production industrielle de guerre, s’est trouvée encombrée d’un matériel désormais inutilisable, elle disposait de plus vastes réserves de haine. De 1914 à 1918, les hommes de l’avant ont vécu d’honneur, ceux de l’arrière de haine. À quelques exceptions près, tout ce qui n’avait pas combattu, s’est retrouvé pourri, pourri sans remède, pourri sans retour, au bout de ces quatre années sanglantes. Tous pourris, vous dis-je ! Ce ne sont pas là des paroles en l’air. Les témoignages subsistent. Je défie, je mets au défi un garçon normal d’écrire, par exemple, une thèse sur l’espèce de littérature d’où ces malheureux tiraient la substance de leur patriotisme sédentaire, sans risquer de sombrer aussitôt dans le désespoir. Mensonge et haine. Haine et mensonge. L’opinion de ce noble peuple qui s’est battu tout au long de son histoire, avec des chances diverses, s’est trouvée aux mains d’un tas de bavards plus ou moins latinisés, fils d’esclaves grecs, juifs ou gênois, pour lesquels la guerre ne fut jamais qu’un pillage ou une vendetta, rien d’autre. Si mal nés que le respect de l’ennemi leur paraît un préjugé absurde, capable de démoraliser les soldats. C’est vous qui nous eussiez démoralisés, chiens ! si du moins nous avions daigné vous lire. Plût à Dieu qu’au retour nous ayons fermé à coups de triques vos bouches intarissables ! Mais vous criiez si fort, vous écumiez avec tant d’abondance, que nous nous sommes trouvés un peu honteux, avec nos béquilles et nos croix, nous avons eu peur de paraître moins patriotes que vous, imposteurs. Votre énorme impudence suffirait à expliquer, sinon, justifier la timidité des anciens combattants. Quoi ! nous eussions rougi de tendre la main à n’importe quel loyal ennemi avec lequel nous avions échangé des coups, et nous prenions vos consignes, nous subissions vos louanges ! Car l’armistice ne vous a pas fait taire et la Paix pas davantage. Vous aviez tellement eu peur pour vos peaux, Tartarins ! Oui, je jure que nous n’aurions pas demandé mieux, assuré le légitime prix de notre victoire, de rendre l’honneur à un peuple affamé, nous nous serions souvenus qu’il avait fait face contre tous, sacrifiant jusqu’à sa misérable enfance, élevé sans lait. Nous eussions pensé à tant de femmes allemandes, tant de femmes de soldats, mortes un jour, le sein tari, auprès d’un nouveau-né spectral, nourri d’un pain noir et gluant. Nous vous aurions dit : « Méfiez-vous, Tartarins… Nous les avons vaincus, ne les humiliez pas. Assez d’histoires de mitrailleurs enchaînés à leur pièce, de boches conduits au feu à coups de bâton. Assez de phrases sur les barbares. Vous ne tiendrez pas soixante millions d’hommes sous la perpétuelle menace d’une occupation préventive, derrière des frontières ouvertes. » Hélas ! Ils ne cessaient d’injurier que pour suer d’épouvante. Ils criaient : Sécurité… Sécurité… d’une voix si perçante que l’Europe envieuse, déjà secrètement ennemie, feignait de se boucher les oreilles, parlait avec tristesse de nos obsessions morbides. Nous n’étions nullement obsédés, nous autres. Nous aurions donné beaucoup — même la légendaire part du combattant — pour sécher votre flux d’entrailles. Mais rien n’arrête les diarrhées séniles. Nous aurions dû prévoir qu’à mesure que se redressait l’Allemagne — un genou, puis l’autre — la suppuration de haine ne s’arrêterait pas pour autant, qu’elle allait refluer peu à peu jusqu’au cœur du pays. Les maniaques qui furent sans pitié pour l’Allemagne vaincue, exsangue, l’honorent maintenant. Ils finiront sans doute par l’aimer. Le redoutable Orient qui commençait hier encore à Sarrebruck a pris position au centre même de Paris, rue Lafayette. Que voulez-vous ? Ces vieux ont encore pris de l’âge. Ils préfèrent avoir la barbarie tout près, à une étape de chaise roulante. La défense de l’Occident se trouve ainsi grandement facilitée. La guerre entre les partis se poursuit selon les anciennes méthodes de la guerre du Droit. Sans doute, le chantage au « défaitisme » ne sert plus désormais, car le jour même où M. Mussolini a jeté son dévolu sur l’Éthiopie, clef de l’Afrique, tous les guerriers honoraires sont devenus pacifistes. Le chantage au « communisme » succède à l’autre. Des milliers de braves gens qui ne demanderaient pas mieux que de se rendre compte avant de rejeter définitivement de la communauté nationale une part importante du prolétariat français, n’osent plus ouvrir la bouche, de peur qu’on les accuse de faiblesse envers M. Jouhaux, comme on les eût convaincus jadis de complicité avec M. Joseph Caillaux, maintenant champion sénatorial des Bons Riches.

Il est peu probable qu’un jeune homme perde aujourd’hui son temps à relire les journaux de la guerre. Il ignore d’ailleurs tout de la guerre, il n’en veut rien connaître. Il ne saura donc jamais que la France s’est alors coupée en deux, que l’héroïsme prodigué sur les fronts, n’a sans doute pas réussi à compenser surnaturellement la démoralisation accélérée de l’arrière, son avidité, son indignité, son cynisme, sa niaiserie. Le 11 Novembre, la France guerrière est comme tombée d’un seul coup, face contre terre. L’autre — mais peut-on lui donner le nom de France ? — les poches pleines, le cœur vide, les nerfs brisés, derrière ses politiciens, ses journalistes, ses financiers, ses gitons funèbres, ses cabotins et ses nègres, s’est emparée de notre opinion publique. Elle l’a gardée.

Les dictateurs font de la force le seul instrument de la grandeur. L’usage systématique de la force ne va pas sans cruauté. L’héroïsme et le désintéressement des jeunesses nouvelles auront bientôt fait de cette cruauté une vertu virile. Dès lors, la miséricorde leur paraîtra aussi bête que jadis à nos jeunes bourgeois français la vertu de chasteté. Que les particuliers continuent éternellement d’honorer leurs signatures lorsque les maîtres du monde renient la leur, il faut l’immense frivolité des bien-pensants pour le croire. Est-il utile de prétendre réprimer l’anarchie politique ou sociale par des moyens tels que, ridiculisant tout scrupule, ils favorisent une espèce d’anarchie morale d’où sortira tôt ou tard une anarchie politique et sociale pire que la première ? Nous savons déjà ce qu’est la guerre totale. La paix totale lui ressemble, ou plutôt ne se distingue nullement d’elle. Dans l’une comme dans l’autre, les gouvernements se montrent, à la lettre, capables de tout. Est-ce là ce que M. de Jouvenel appelle « l’école de la Force » à laquelle « s’est réveillée l’Europe » ? « l’état de l’Europe au siècle prochain, conclut ce gentilhomme après Nietzsche, nécessitera la sélection des vertus viriles, car on y vivra dans un danger perpétuel. » Évidemment, les traités n’ayant plus aucune valeur, il deviendra difficile de couper une tartine de pain à ses gosses sans se demander anxieusement si les services de préparation à la guerre bactériologique n’y ont pas semé les bacilles de la paralysie infantile. Lorsque nos grands-pères souhaitaient trouver des conditions de vie pareilles, ils laissaient là prudemment leurs familles, et allaient passer un bout de temps chez les cannibales. Pour ne pas trouver la chose à mon goût, on m’accusera sans doute de manquer de virilité. C’est possible. Tout est possible. Tout arrive, même de recevoir de certains journalistes experts, dont le nom est sous ma plume, des leçons de virilité.

Aucune équivoque, aucun mensonge ne saurait prévaloir contre l’évidence. Si les nations s’arment furieusement, c’est pour une raison très simple. Elles ne peuvent plus traiter entre elles, parce que leurs signatures sont absolument sans valeur. Je ne crois pas qu’une société humaine ait jamais connu cette honte. Il est certain qu’il y a là de quoi réjouir les anarchistes. Mais les hommes d’ordre ? Ne les interrompez pas. Ils n’ont pas fini d’applaudir à la ridicule faillite de la Société des Nations. Chaque fois qu’en Chine, en Abyssinie, en Espagne ou ailleurs, on entend le bruit du papier qui se déchire et celui de la chasse d’eau qui l’entraîne vers la fosse septique, les malheureux trépignent d’aise, font de grands éclats de rire. Si vous leur représentez qu’au réalisme des hommes d’État va s’ajouter le réalisme des hommes de guerre, qu’il n’est déjà plus une forme de la guerre, si atroce qu’on l’imagine, qui ne soit désormais possible et n’excitera demain qu’un monstrueux sentiment d’émulation dans l’horreur, ils redoublent de gaieté. Lorsqu’au nom de la primauté de l’intérêt national les dictateurs, par mesure d’économie, feront manger les prisonniers à leurs soldats, un brave gros garçon tel que M. de Jouvenel dira sans doute : « Que voulez-vous, mon cher camarade, soyez mâle ! » Et nous lirons dans l’Osservatore Romano une note prudente et mesurée, invitant les éminents chefs d’État catholiques, dans une pensée de filiale déférence envers le Saint-Siège, à interdire au moins l’usage de ces conserves le jour du vendredi saint. Soyez mâles ! Soyez mâles ! Mais dites donc, l’êtes-vous plus que moi, farceurs ? Après tout, je vois parmi vous un certain nombre de personnages dont la virilité vaut le patriotisme, et vous n’allez quand même pas me forcer à crier : Vive la France ! chaque fois qu’une Tante Nationale s’applique un pansement tricolore sur le fondement. Ce n’est pas à vos principes que j’en ai, hommes d’ordre. Le parti de l’ordre — fût-il jamais un parti de l’ordre ? — reste encore à former. Ce que vous appelez de ce nom n’est qu’un amalgame. Il ne peut-être autre chose, dites-vous. Hélas ! encore faudrait-il que les chefs qui se sont tant de fois convaincu les uns les autres de n’être que des traîtres ou des imbéciles, fussent morts ! Je m’excuse d’écrire toujours les mêmes noms, mais quoi ! Doriot, Taittinger, Jean Renaud, Tardieu, Laval, Flandin ? Auprès de ces gens-là, M. Waldeck-Rousseau eût passé pour un seigneur. — « Quelle légitimité représentez-vous ? » — « Nous ne représentons pas de légitimité. » — « Alors, quelle doctrine ? » — « Nous n’avons pas de doctrine. Sus au pire ! Voilà le mot qui nous rallie ! » — « C’est bien ce que je pensais, vous opposez le Médiocre au Pire, voilà votre raison d’être. Hé bien ! la France ne veut pas de médiocres. » — « Nos adversaires ne sont pas moins médiocres que nous, mais plus dangereux. » — « Justement. La France les préfère dangereux. » Avec eux, elle espère toujours que ça changera — touchante illusion d’ailleurs, car les médiocres ne changeront jamais rien. Hommes d’ordre, le peuple n’est pas si facile à séduire que les innocents paroissiens de vos Ligues. Lorsque vous parlez d’ordre aux classes moyennes, elles comprennent tout de suite, car depuis cent cinquante ans, sous n’importe quel régime bourgeois, ce mot a toujours signifié pour elles prospérité du commerce et de l’industrie. Mais il ne sonne pas de même aux oreilles populaires. Vous dites : « Le soin de l’ordre nous regarde. » Quel ordre ? L’ordre libéral était un ordre. Il a régné plus d’un siècle sur la France. En ces temps bénis, les ouvriers normands, au témoignage de la Chambre de Commerce de Rouen « ne gagnaient pas de quoi nourrir leurs familles, bien que travaillant dix-huit heures par jour ». Achille Tenot, le baron de Morogues, Alban de Villeneuve Bargemont rapportent que la plupart des ouvriers vivaient de trois ou quatre sous de pain et de quatre sous de pommes de terre. Des enfants de huit ans, mal nourris, employés comme dévideurs de trames ou comme porteurs de bobines dans les filatures, restaient seize heures debout. Les rapports de M. Augustin Cochin à l’Académie des Sciences morales en 1862 et en 1864 confirment ce que je viens d’avoir l’honneur d’écrire. À Mulhouse, comme à Lyon, la moyenne générale de la vie humaine pour les enfants de manufacturiers et de commerçants, était de vingt-huit ans, celle des enfants de tisserands ou d’ouvriers des filatures, d’un an et demi. Oh ! je sais bien, vous ne désirez nullement restaurer un tel ordre. Les classes moyennes de ce temps-là ne l’appelaient pas moins L’ORDRE. Les généraux, les fonctionnaires, les gens d’église eux-mêmes, ne parlaient de lui qu’avec des trémolos dans la voix, déploraient qu’il fût menacé. Dans ces conditions, la méfiance des ouvriers à l’égard des hommes d’ordre est parfaitement naturelle, d’autant que ces derniers ne se sont jamais montrés très chauds pour les réformes sociales, avouez-le. Il faut vaincre cette méfiance, coûte que coûte, et pour la vaincre, il faut d’abord vous réformer, briser vos cadres. Vos cadres sont des cadres politiques. Vos chefs sont des politiciens, et de la pire des politiques, de la politique d’opposition. L’habitude de l’opposition les a taris jusqu’aux moelles. Ils pensent, sentent, agissent toujours en opposants. Le vice critique a détruit chez eux toute sincérité profonde, toute imagination créatrice. « Autant ceux-là, que d’autres ! » direz-vous. Et peut-être auriez-vous raison, en effet, si de surenchère en surenchère, vous n’en étiez venus à vous prétendre l’ordre et la France, la France de l’ordre, et même la France tout court. Dès lors, n’importe quel Français tient de naissance le droit de vous demander compte d’une si ahurissante prétention. Je vous dis cela tranquillement. Je ne suis inscrit à aucune Ligue. Je ne brigue aucune Académie, pas plus la Goncourt que l’autre. Si j’appartiens, en quelque sorte, aux classes dirigeantes, ce n’est pas à titre de capitaliste, seigneur ! La condition actuelle d’un écrivain français se rapproche beaucoup de celle d’un prolétaire. Évidemment, la valeur marchande d’une œuvre ne saurait renseigner sur sa valeur réelle. M. Georges Ohnet ne s’est-il pas énormément vendu ? Voilà pourquoi je puis dire sans ridicule que je suis un des écrivains français qui doit le plus à la bienveillance du public. Il n’en est pas moins vrai que de 1926 à 1936 mes livres, traduits dans toutes les langues, ne m’ont guère rapporté plus qu’un bénéfice moyen de trente-cinq mille francs par an. Ayant néanmoins réussi à élever six enfants, je me crois quitte envers ma classe, et même envers mon pays. Ne possédant rigoureusement rien au monde, pas même un lit pour y mourir, j’espère qu’on ne me reprendra pas le titre envié d’homme d’ordre. Hé bien ! hommes d’ordre, j’ai connu un temps où vous vous lamentiez de votre impuissance. Vous n’aviez pas de presse, disiez-vous. « Ah ! si nous avions la Presse ! » Vous l’avez ! La grande Presse vous appartient presque tout entière. Des millions de pauvres gens, qui doutent de la France et n’ont jamais connu son histoire qu’au travers de manuels scolaires où la haine partisane gicle à chaque page, que l’ignorance rend parfaitement incapables d’apprécier la valeur d’une culture à laquelle ils ne communient qu’à leur insu, qui ne liront jamais Corneille ou Rabelais, entendent chaque jour les puissants hauts-parleurs de vos journaux répéter à tous les carrefours : « Ici, la France ! Qui veut voir la France n’a qu’à regarder le Front national. » Je dis que consciente ou non, une telle équivoque est un crime contre la Patrie. Rien ne vous donne le droit d’imposer à mon Pays cet insolent ultimatum : « Le communisme ou nous ! » Cinquante ans d’expérience ont assez démontré que vous ne parlerez jamais au peuple un langage digne de lui, de son passé. De l’ancien Parti clérical heureusement détruit, vous avez retenu le vocabulaire, les méthodes, et jusqu’à son accent d’insupportable condescendance, d’onction rancie, d’enthousiasme oratoire, qui répugne le plus à notre esprit. Vous n’avez aucun sens du ridicule. Alors que M. Briand présidait aux destinées de la Société des Nations, en pleine ferveur de désarmement, vous flétrissiez les ouvriers qui criaient : « À bas la guerre ! » Aujourd’hui, quand la France essuie tous les jours les crachats des dictateurs, vous affichez un pacifisme militaire, et vous croyez être malins. Après avoir ridiculisé la Pactomanie, vous prétendez nous tranquilliser sur l’avenir de l’Espagne, parce que vous rapportez pieusement de Burgos, ainsi qu’un caniche la boîte au lait de son maître, une déclaration du général Franco, sur laquelle aucun homme de bon sens n’accepterait de prêter dix sous. Je ne souhaite nullement une intervention en Catalogne. Je dis simplement que même cyniquement exploité par la propagande russe, le mouvement de solidarité qui porte les ouvriers français vers les copains d’Espagne dans le malheur, s’inspire d’un sentiment noble, que vous avez tort de bafouer par des niaiseries. Ces niaiseries sont justement celles que le peuple ne pardonne pas. Au beau temps de l’action catholique en Espagne, les grandes dames de Palma, sur le conseil de leurs confesseurs, choisissaient systématiquement leurs pauvres parmi les malheureux soupçonnés d’appartenir aux partis avancés. « Nous ne faisons pas de politique, disaient ces dames. Fi de la politique ! C’est au nom du Christ que nous venons à vous. Le Christ ne connaît ni rouges, ni blancs… (ici un petit rire)… Voilà toujours du tabac pour votre pipe ! » Quelques mois plus tard, comme je demandais à l’une de ces charitables visiteuses des nouvelles de ses protégés : « Ne m’en parlez pas, dit-elle. Je n’ose pas me renseigner. Ils doivent être tous fusillés. »