Les Grands Combats de mer - La bataille d’Actium
La bataille d’Actium, cette bataille dans laquelle huit cents navires et près de 300,000 hommes, — 400,000, si l’on en croyait certains écrivains, — furent aux prises, mérite plus que jamais aujourd’hui d’attirer l’attention des marins : elle a résolu en effet pour le monde antique la question qui préoccupe actuellement tous les arsenaux. Nous retrouvons sur cette arène sanglante la lutte de la masse et de l’agilité, le choc de la baleine et de l’espadon. La marine des Ptolémées et la marine des Romains avaient grandi à l’écart l’une de l’autre ; elles se sont rencontrées pour un conflit suprême, et c’est à la marine romaine, représentée par ses Liburnes, qu’est échu un triomphe qui devait donner l’empire du monde au vainqueur. L’histoire des successeurs d’Alexandre et celle des guerres puniques ne sont pour un marin que le prologue du drame dans lequel Antoine et Cléopâtre ont succombé, parce qu’ils commirent la faute de prendre, en fait de constructions navales, l’énormité pour la force.
Ce fut encore de Sicile que vint l’exemple de ces constructions démesurées dont les quinquérèmes de Denys le Tyran avaient été le premier échelon. Hiéron II, roi de Syracuse, de l’année 269 à l’année 215 avant Jésus (christ, fit construire, nous assure un contemporain de Marc Aurèle, le grammairien Athénée, qui écrivait au IIe siècle de notre ère, sur la foi de Moschion, historien, peut-être familier à nos érudits, mais dont je n’avais pour ma part jamais entendu prononcer le nom, un navire gigantesque destiné au transport des blés. Archias de Corinthe en dressa les plans ; Archimède lui-même ne dédaigna pas d’assumer la direction supérieure des travaux. L’Etna fournit le bois, et si toute une forêt de la duchesse de Rohan disparut sous la hache des charpentiers qui firent descendre, en 1648, le vaisseau la Couronne des chantiers de La Roche Bernard, la caraque d’Archias, de son côté, absorba plus de sapins qu’il n’en eût fallu pour bâtir une flotte de 60 galères. Les cordages vinrent d’Espagne et des pays qui confinent au Rhône, on doubla la carène de feuilles de plomb et l’on fixa les bordages sur les membres avec des clous de cuivre ; 300 charpentiers travaillèrent sans relâche à l’achèvement de ce monstrueux édifice. C’était une grosse affaire que de le mettre à flot. Pour rendre l’opération moins chanceuse, on résolut de procéder au lancement du navire, aussitôt que les œuvres vives seraient terminées : il serait temps de porter la main aux œuvres mortes, quand la partie du vaisseau destinée à être immergée se trouverait solidement amarrée au milieu du port. Archimède, qui se vantait de pouvoir mettre le ciel et la terre en branle pour peu qu’on lui assurât un point fixe, se fit un jeu de conduire la gigantesque coque de la cale à la mer. Philéas de Taormine le seconda dans cette entreprise, et le lancement eut lieu avec un plein succès. Moschion nous affirme qu’il fallut requérir peu de bras pour accomplir ce délicat prodige de mécanique.
Le navire d’Archias avait quatre mâts. Le beaupré, le mât d’artimon et le mât de misaine se trouvèrent sans peine en Sicile ; on dut aller chercher le grand mât dans les montagnes du Bruttium, où un porcher fit la découverte d’un arbre assez gros pour satisfaire au vœu des ingénieurs. Ainsi préparé à marcher à la voile, l’Alexandrin, — car tel fut le nom que reçut la caraque quand on eut décidé son départ pour l’Egypte, — n’en était pas moins avant tout un navire à rames. On lui donna trois ponts étages l’un au-dessus de l’autre : le pont inférieur recouvrait le lest et la cargaison ; on le destina au logement des soldats ; sur le second pont, une double rangée de chambres, occupant tout l’espace compris entre la coursie et la muraille, comprenant quatre lits par cabine, recevrait les passagers désireux de faire le voyage d’Egypte : les caliers, ainsi que les matelots chargés de la manœuvre des voiles et des ancres, trouveraient place dans ce même compartiment. Le pont supérieur restait libre : on y fit asseoir les rameurs. Le navire d’Archias était un navire à vingt rangs de rames ; si nous supposons qu’on ait placé dix files de rameurs de chaque bord, nous retrouvons à peu de chose près l’appareil moteur de la galéasse vénitienne restituée avec autant de patience que d’habile industrie par l’amiral Pâris et qui vaut bien la peine que, pour la contempler, on se résigne à gravir les escaliers du Louvre jusqu’aux combles sous lesquels reposent les richesses trop peu connues encore de notre musée naval.
Le fourrage des chevaux fut sur l’Alexandrin rangé le long du bord. De fortes pièces de bois projetées en saillie formaient cependant tout autour du navire une galerie extérieure, mais on crut devoir réserver cette galerie aux bûchers, aux cuisines, aux moulins et aux fours. Quant à la défense militaire, on la jugea suffisamment assurée par l’établissement de huit tours auxquelles, pour nous donner l’illusion du blockhaus moderne, il semble n’avoir manqué que des canons. Faute de canons, Archimède y avait placé des lithoboles qui lançaient à la distance de près d’une encablure des pierres du poids d’environ 80 kilogrammes et des traits de 5 mètres 1/2 de long. Deux de ces tours s’élevaient sur la poupe, deux autres, non moins hautes, se dressaient à la proue ; quatre occupaient le centre du bâtiment. Laissons de côté l’aphrodisium, avec ses trois lits : c’est là un détail de construction tout antique qui n’eut sa raison d’être qu’au temps où la fille de Jupiter avait plus de temples sur les côtes que nous n’y comptons aujourd’hui de phares et de sémaphores.
Muni de quatre ancres de bois et de huit ancres de fer, l’Alexandrin se trouvait en mesure de soutenir bravement l’assaut de la tempête au mouillage ; si quelque fissure se déclarait dans la carène trop rudement secouée, la vis sans fin, inventée par Archimède, intervenait sur l’heure pour élever l’eau introduite dans la cale et la rejeter à la mer. Tout était prévu et jamais armement ne fut plus complet. La caraque, partie de Syracuse pour Alexandrie, arriva sans encombre devant le port ; elle ne franchit, il est vrai, les passes que traînée à la remorque par d’autres galères plus agiles, mais ne fallut-il pas aussi remorquer à Lépante les grosses galéasses de Venise pour les conduire à leur poste de bataille !
Presque à la même époque, Ptolémée Philopator enchérissait encore sur la tentative déjà bien hardie d’Archimède et d’Archias ; il faisait mettre en chantier une tessaracontère. Comment disposa-t-on les 4,000 rameurs qui furent chargés d’imprimer le mouvement au colosse ? Sur un pont long de 130 mètres environ et large de 18 entre les deux chemins latéraux, avec des rames garnies de plomb à la poignée, rames dont la longueur dépassait 17 mètres, la solution la plus simple est naturellement celle qui se présente la première à l’esprit : cent avirons de chaque bord espacés de 1 mètre et 20 hommes sur chaque aviron, dix placés en avant, dix rangés en arrière, fournissent, à un homme près, le complet emploi de la chiourme ; il ne nous reste plus qu’à distribuer sur le catastroma, sorte de spar-deck qui s’étendait d’une extrémité à l’autre du navire au-dessus de la vogue, les 400 matelots qui manœuvreront les voiles et les ancres, et les 2.850 épibates qui n’auront à se préoccuper que du combat. Sous les bancs se tiendra encore, au dire de Callixène, « une troupe assez considérable, » dont l’office consiste à tirer les vivres de la cale pour les distribuer aux rameurs. Je reconnais là les non-combattans affectés de nos jours au passage des poudres.
Un équipage de près de 8,000 hommes ! verrons-nous jamais sur nos villes flottantes population semblable ? Du sommet de l’acrostolion de proue à la mer, ce Léviathan mesurait plus de 22 mètres ; il en comptait près de 24 1/2, des aphlastes de la poupe à la flottaison : pour consolider sa charpente, on l’avait entourée de douze énormes préceintes mesurant chacune 277 mètres environ de circuit. Des figures de 5 et 6 mètres de haut décoraient l’avant et l’arrière. Je ne vois guère que les grands cuirassés italiens, le Duilio, le Dandolo, l’Italia et le Lepanto, que l’on puisse comparer au vaisseau de Ptolémée, et encore ! Le Great-Eastern lui-même, ce monstre dont le déplacement dépasse 27,000 tonneaux et près duquel les navires à vapeur ordinaires passeront comme des pygmées, n’aurait pas, sans être obligé de les serrer un peu, recelé dans son sein les êrètes et les épibates de la tessaracontère. Le navire égyptien eût pu à la rigueur se passer d’éperon ; sa masse lui suffisait pour écraser une flotte ; on le hérissa néanmoins de sept rostres, énormes dents de fer qui garnirent tout l’avant à partir des épotides et présentèrent au centre, encastré sur l’étrave, un dernier dard plus long que les six autres, destiné à percer la carène ennemie. Ce qu’il entra de bois dans ce vaisseau se devine aisément, quand on songe que la construction seule du ber qui servit à le lancer exigea plus de matériaux qu’il n’en eût fallu pour bâtir cinquante quinquérèmes.
Si solide que soit \me, carrène, elle n’en reste pas moins soumise à un prompt dépérissement, et, pour la réparer, il faut de toute nécessité la replacer dans les conditions où elle se trouvait avant que l’océan l’enveloppât de son humide ceinture. Il n’y a cependant que les esquifs de faibles dimensions qui puissent, sans trop d’efforts, remonter la pente d’où on les a fait descendre. Essaierait-on de tirer à terre cette coque plus pesante que tous les obélisques jadis charriés à travers le désert par les sujets dociles des Pharaons ? Le problème, à coup sûr, n’était pas insoluble, et l’antiquité s’entendait mieux que nous à remuer les masses ; néanmoins, il était à craindre que les flancs du navire souffrissent de la traction. Un Phénicien imagina le moyen de mettre la tessaracontère à sec sans qu’il fût besoin de recourir, pour atteindre ce résultat, aux cabestans. Il fit creuser sur le rivage une fosse assez vaste et assez profonde pour que la tessaracontère s’y trouvât aussi à l’aise qu’un enfant dans son berceau. Le fond de la cuvette fut en outre revêtu d’une maçonnerie entièrement composée de pierres de taille, dont l’épaisseur, variant de 2 à 3 mètres, résisterait victorieusement à la poussée des infiltrations. Sur cette maçonnerie on posa un plancher transversal de grosses poutres qui laissaient en dessous un espace vide de 2 mètres environ de hauteur. Quand la fosse fut prête, on y introduisit l’eau de la mer et l’on y amena la tessaracontère ; puis on ferma l’entrée par un barrage et l’on mit en action les machines pour épuiser l’eau. Les Chinois que j’ai vus à l’œuvre en 1849 n’agirent pas autrement quand on les chargea de réparer à Wampoa la coque d’un des plus grands clippers de la maison Russell et C°. Soutenu de chaque côté par les étais qu’on dressait au fur et à mesure le long de ses flancs, le géant du Nil s’assit peu à peu sur le lit de madriers qui l’attendait. Les calfats et les charpentiers commencèrent à l’instant leur besogne. L’espace qui leur avait été ménagé sous la quille leur donnait un facile accès au fond même du navire, et ils n’auraient certes pas travaillé plus à l’aise si la tessaracontère eût été, comme une simple trière, remontée sur la cale de construction qui l’avait vue naître et grandir. Tel est le premier bassin de radoub dont l’histoire fasse mention. Ai-je donc eu si grand tort d’aller chercher les origines de la marine moderne chez les Hellènes et chez les Égyptiens ? La plupart de nos prétendues inventions n’ont été, j’en suis convaincu, que des réminiscences.
Il est bon cependant de se garder d’une foi trop aveugle vis-à-vis de ces textes mutilés, souvent même altérés, qui nous sont venus, après de longues et aventureuses pérégrinations, de Rome et de Byzance. Où l’un lit katholken, la traction en bas, l’autre se croira fondé à lire anholken, — la traction en haut. Pour modifier du tout au tout un chiffre, il suffira qu’une lettre, un imperceptible upsilon, puisse être soupçonnée d’être restée en chemin. Intercidit autem numerus centenarius. Les grammairiens grecs sont assurément des gens consciencieux, des savans incapables d’abuser à dessein de notre crédulité, mais les récits contemporains qu’ils se bornent la plupart du temps à reproduire, méritent-ils bien la confiance absolue que nous leur accordons ? Callixène et Moschion ont-ils vu, de leurs propres yeux vu, les vaisseaux qu’ils décrivent ? S’ils les ont vus, en ont-ils su comprendre l’architecture compliquée et le mécanisme ? J’ai peut-être pris involontairement quelques libertés avec le texte passablement obscur du Banquet des sophistes ; je ne répondrais pas que le célèbre auteur de ce précieux ouvrage n’en ait pris de plus grandes avec les devis que son érudition téméraire se croyait de force à interpréter. La chose ne serait pas tout à fait sans exemple.
M. Hubert, le directeur des constructions navales à Rochefort en 1830, n’était pas seulement le plus éminent des ingénieurs ; il s’entendait aussi à merveille à décrire tous les procédés du grand art dont un consentement unanime le reconnaissait alors le maître. Un jour d’été, au mois de juin, je crois, un visiteur muni des recommandations les plus hautes, lui est adressé de Paris. M. Hubert le promène d’un bout de l’arsenal à l’autre, le fait entrer dans les ateliers, lui fait toucher du doigt les outils et les appareils ; puis il le conduit au chantier sur lequel reposait à cette époque le vaisseau à trois ponts la Ville-de-Paris. Là, il expose avec sa lucidité habituelle l’opération autrefois si critique, aujourd’hui si simple, si facile et si sûre du lancement. Pendant l’explication où son zèle s’oublie, maint sourire d’acquiescement vient lui prouver qu’il ne perd pas sa peine. Du chantier, on passe par une transition naturelle au bassin de radoub. La construction de cette grande cage de pierre, le jeu des portes, le mode d’aspiration des pompes d’épuisement, l’accorage du navire, exigent de plus minutieux détails encore. En homme bien élevé, et un peu de fatigue peut-être s’en mêlant, l’étranger commence à se demander si, tandis qu’il prolonge ainsi outre mesure cette curieuse inspection de nos richesses navales, il ne court pas le risque de devenir indiscret. Combien d’heures n’a-t-il pas déjà dérobées à un homme qui sait en faire un si utile et si glorieux usage ! « J’abuse vraiment, dit-il, de votre temps et de vos bontés. N’insistez pas ! j’ai parfaitement compris. Le vaisseau que vous m’avez montré a été construit dans ce bassin ; pour l’achever, vous l’avez monté sur la cale ; dès qu’il sera complètement terminé, vous le remettrez à l’eau. » M. Hubert eut assez d’empire sur lui-même pour ne rien laisser voir de son étonnement. « Sans aucun doute ! répondit-il avec le plus grand sang-froid. »
Singulière méprise ! direz-vous. Remarquez que cette méprise remonte à une époque où la plupart de nos compatriotes ne connaissaient la mer que par ouï dire. Bien des gens dont l’intelligence n’était certes pas suspecte, éprouvèrent alors un plaisir sans mélange à lire les romans maritimes de Cooper dans des traductions qui auraient été du grec ou de l’hébreu pour nos maîtres d’équipage. Il serait assurément plus facile de nier l’existence de la tessaracontère que de se figurer comment pareille machine a jamais pu quitter le port d’Alexandrie. Le doute malheureusement, après la description si complète d’Athénée, ne saurait être permis ; on n’entre pas dans tant de détails, quand on n’a pour base de son récit qu’un caprice d’imagination ou une imposture. La tessaracontère a vécu ; de plus habiles que moi expliqueront comment elle est parvenue à se mouvoir.
Il ne faudrait peut-être pas une bien grande convulsion sociale pour engloutir cette civilisation dont nous avons sujet, je ne le conteste point, d’être fiers. Si les générations auxquelles, après un long intervalle de barbarie, incomberait la tâche de reprendre à nouveau l’œuvre interrompue des siècles, essayaient de reconstituer notre marine à vapeur d’après les documens épars dans nos histoires, tous les livres techniques ayant disparu, j’estime qu’on verrait surgir de bien singulières solutions de ce problème offert aux érudits. Avez-vous jamais entendu parler de la Grande-Serpente ? Cet étrange navire apparut tout à coup, au dire des romanciers espagnols, dans les eaux où le preux chevalier qui parcourait le monde à la façon d’Hercule « pour protéger le faible et venger l’opprimé, » le vaillant Amadis des Gaules (s’il faut l’appeler par son nom), s’apprêtait, armé de pied en cap, à combattre le roi Lisvart, « Un merveilleux bruit et clameur du peuple » s’est fait entendre en dehors du palais. Lisvart envoie incontinent un de ses chevaliers s’informer de la cause de ce tumulte : on lui rapporte qu’on vient de découviir en mer « un feu, le plus épouvantable qu’on vit oncques, lequel s’approchoit du port à vue d’œil. « Les chevaliers font quérir leurs chevaux et courent au rivage ; les dames montent au plus haut des tours. « Lors fut vu de tous en mer un haut rocher ardent, poussé du vent et des ondes, par telle impétuosité que si fortune eût couru, et, ce qui augmenta leur crainte, ils l’aperçurent peu après muer en un serpent horrible, lequel étendoit ses ailes plus loin qu’un bon archer ne pourroit traire. Mais, si cela leur donnoit ébahissement, le demourant du monstre ne leur en apportoit guères moins, car il venoit droit à eux, ayant la tête élevée comme la hune d’un vaisseau, jetant par les narines une fumée si épaisse que, de très grande obscurité, on le perdoit de vue par intervalles, puis, tout soudain, on l’oyoit siffler et faire hurlemens, tels qu’oncques dyablerie pareille n’avoit été entendue. » — « De rato en rato, dit le chroniqueur espagnol, à qui nos romanciers du XVIe siècle ont emprunté ce récit, echaba por las narices aquel muy negro humo que fasta el cielo subia y desque se cubria todo ; doba les roncos y silbos tan fuertes è tan espantables que ne panescia sino la mar se queria fundir. » Ce n’est pas tout : le monstre vomissait aussi par la bouche des torrens d’eau capables de submerger le navire, si grand qu’on le suppose, qui eût commis l’imprudence de s’en approcher : « Echaba por la boca las gorgozadas del agua tan recio è tan lejos, que ninguna nave, por grande que fuese, à ella se podria llegar, que np fuese anegada. » — Le commun peuple, « estimant estre punicion divine et chose envoyée de Dieu pour les endommager, s’enfuit en amont l’isle et le semblable advînt aux chevaliers, combien que ce fut maugré eux, car leurs chevaux épouvantés se mirent à ronfler et pétiller, et, finablement, à prendre leurs mors aux dents et courir à travers pays. »
Les sauvages qui virent pour la première fois un bateau à vapeur auront-ils décrit leurs impressions dans un autre langage ? Eux aussi, j’en suis sûr, ils ont dû raconter qu’ils avaient aperçu « un rocher ardent » s’avançant sur les eaux que ne ridait aucun souffle avec la vitesse d’une pirogue de guerre emportée par le vent en poupe ; le noir panache de fumée, qui, par instans, envahissait le ciel, les mugissemens de la vapeur lâchée qui se condensait en torrens d’eau dans les airs, auront été pour eux, comme pour les chevaliers du roi Lisvart, d’inexplicables et terrifians prodiges. Quand Fulton conçut la grande idée de son bateau à feu, fut-il donc, à son insu sans doute, le plagiaire de quelque génie méconnu dont le vaisseau sombra, aux âges lointains, sous l’indifférence publique, pour revivre un beau jour dans un de ces romans naïfs où le merveilleux ne fait bien souvent que nous dérober le vague souvenir d’un fécond essai avorté ? La baguette de nos enchanteurs est en train de transformer le monde ; mais il a existé de puissans sorciers avant eux, et la Grande-Serpente me paraît avoir des droits incontestables à se dire l’ancêtre du Duilio, de la Dévastation et de l’Inflexible, comme le vaisseau de Ptolémée Philopator a été celui du Great-Eastern.
{{C|II.]]
La marine égyptienne, dont la baie d’Actium devait engloutir les derniers vaisseaux, avait pris sous les Ptolémées un développement qui nous paraîtrait incroyable si la puissance navale de l’Angleterre n’était là pour attester ce qu’on peut attendre d’une nation enrichie par le commerce des Indes. Appien et Athénée ont fait le relevé de la flotte de guerre de Ptolémée Philadelphe, le premier successeur du lieutenant d’Alexandre. Appien lui attribue deux mille actuaires, quinze cents vaisseaux longs et huit cents grosses nefs. Athénée, de son côté, nous affirme que Ptolémée Philadelphe posséda deux vaisseaux à trente rangs de rames, un de vingt, quatre de treize, deux de douze, quatorze de onze, trente de neuf ; trente-sept avaient sept rangs, cinq en armaient six ; dix-sept, — ou quatre cent dix-sept, si l’upsilon¸ comme le suppose Schweighauser, s’est réellement figé au bout du calamus scriptorius du copiste, — n’étaient que des quinquerèmes, autrement dit des pentères ; trente-quatre, — ou huit cent trente-quatre, — formaient un dernier groupe composé de tétrères, de trières, de dières et d’hémiolies. Ptolémée Philadelphe complaît, en outre, dans ses arsenaux près de quatre mille navires de commerce qu’il envoyait aux îles et jusque sur les côtes plus éloignées encore de la Libye ou, suivant une autre version, de la Lycie, province asiatique qui relevait alors de l’autorité des rois d’Egypte.
Le fondateur de cette puissante marine fut le fils de Lagus. Le premier des Ptolémées témoigna de bonne heure un goût tellement prononcé pour les choses de la mer que ses compétiteurs l’appelaient ironiquement le capitaine de vaisseau. Ce lieutenant aimé d’Alexandre, qui connaissait si bien le chemin de la victoire, débuta néanmoins dans la guerre maritime par une défaite. Le sort lui opposa sur ce théâtre sujet aux perfidies un adversaire qu’il avait vaincu à Gaza, mais qui prit sa revanche dans les eaux de Chypre : cet adversaire, presque imberbe encore, était Démétrius, le fils aîné d’Antigone, satrape de la Phrygie, Démétrius, à qui son habileté dans la conduite des sièges valut plus tard le surnom de preneur de villes. Plutarque a cru pouvoir établir un parallèle entre Démétrius Poliorcète et le triumvir Antoine, il y a cependant entre ces deux personnages d’humeur également ouverte et joyeuse une différence marquée ; l’un et un homme de mer, un navarque consommé ; l’autre trébuche gauchement dès qu’il quitte la terre pour mettre le pied sur un vaisseau. Venez, mauvais sujet, qui avez tous les vices qu’on reprochait si injustement à votre maître, je vous reconnais pour un des nôtres, et je suis sûr qu’aux champs Élysées je vous rencontrerais causant canons rayés, brûlots et torpilles avec Thémistocle, avec don Juan d’Autriche, avec Duguay-Trouin, Suffren, Nelson et Canaris. Vous regrettez peut-être de n’avoir pas eu à votre disposition ces terribles engins contre lesquels vous auriez si volontiers échangé toutes vos hélépotes ; navigateur à rames, vous n’en êtes pas moins fait pour donner à cette marine nouvelle qui se passe du secours du vent des leçons que nous demanderions vainement aux vainqueurs de Rio-Janeiro, de Trinquemalé ou de Trafalgar.
Antigone, le père de Démétrius, avait si bien arrondi la satrapie qui lui était échue dans le partage des états d’Alexandre, qu’il était déjà le roi de l’Asie avant que ses soldats eussent songé, dans un jour de triomphe, à lui décerner ce titre. Ses armées étaient nombreuses, aguerries et fidèles ; il ne lui manquait que des vaisseaux. Les flottes, au IVe siècle avant notre ère, se construisaient vite ; elles disparaissaient tout aussi rapidement. Celles qu’avait jadis rassemblées Alexandre n’étaient plus, quelques années à peine après sa mort, que du bois pourri. À la voix du satrape, les cèdres du Liban et les hauts sapins du Taurus ont repris le chemin du rivage ; les charpentiers de Rhodes, de Sidon, de Biblos et de Tripoli se sont remis à l’œuvre, et bientôt les mers de la Cilicie voient se ranger, de la baie d’Issus au Promontoire sacré, deux cent quarante bâtimens à rames auprès desquels les trières d’Athènes n’auraient été que des avisos. On rencontrait dans cette flotte née d’hier des vaisseaux à quatre, à cinq, à neuf et jusqu’à dix rangs de rames, sans compter cent trente navires non pontés. En véritable lieutenant d’Alexandre, Antigone s’était, du premier coup, proposé de faire grand.
La flotte phrygienne fut placée sous les ordres de Démétrius ; Antigone l’envoya porter la liberté aux Athéniens, asservis par Cassandre. La liberté, comme un dieu propice, prit plaisir à enfler ses voiles : en quelques jours, Démétrius, constamment secondé par un vent favorable, eut franchi l’espace qui le séparait de l’Attique. Personne n’avait encore entendu parler de la flotte d’Antigone ; la garnison de Munychie crut voir arriver la flotte de Ptolémée ; le port du Pirée s’ouvrit sans méfiance devant les libérateurs. L’an 306 avant Jésus-Christ, Athènes rejeta une fois de plus loin d’elle la faction oligarchique et, dans l’ivresse de sa reconnaissance, érigea des statues d’or à Antigone et à Démétrius, leur décernant le titre de dieux sauveurs.
Qui possède l’Asie-Mineure ou l’Egypte ne saurait se passer de Chypre : cette île est une annexe que se disputeront éternellement les maîtres de la Syrie et les dominateurs de la vallée du Nil. Démétrius et Ptolémée se rencontrèrent sur la côte orientale de Chypre, en vue de Salamis et non loin des lieux où s’élève aujourd’hui Famagouste. Le frère de Ptolémée, Ménélas, occupait Salamis, ville et port de grande importance. Là régna jadis Évagoras et se réfugia Conon après la défaite d’Ægos-Potamos. Démétrius assiégeait Ménélas : le roi d’Egypte accourut en personne au secours de son frère assiégé. Il amenait cent quarante vaisseaux, de guerre et deux cents bateaux plats sur lesquels il avait embarqué 12,000 hommes d’infanterie ; le fils d’Antigène pouvait mettre en ligne cent dix-huit navires. À l’exception des trente galères athéniennes qui n’étaient que des quadrirèmes, tous les autres vaisseaux ; de Démétrius portaient cinq rangs au moins de rames ; les galères phéniciennes étaient, en majeure partie, des septirèmes.
Les deux flottes sont rangées par leurs chefs en bataille ; les céleustes se lèvent et invoquent les dieux ; les équipages répètent à haute voix ces prières. Démétrius et Ptolémée ont compris qu’il s’agit en ce jour d’une lutte mortelle ; « leur cœur, nous dit Diodore de Sicile, bat violemment. » 500 mètres environ séparent les deux lignes. C’est de cette distance que les flottes d’ordinaire prennent leur élan ; sur terre, les hoplites se rapprochent davantage : la Béotie a vu les Lacédémoniens attendre pour immoler la chèvre propitiatoire qu’ils fussent à 180 mètres à peine de l’ennemi. On perd moins vite haleine à ramer qu’à courir. Démétrius, le premier, donne au chef des signaux l’ordre d’élever au-dessus de sa tête le bouclier doré : ce signal est salué par les acclamations de toute la flotte. Ptolémée, à son tour, a cessé de retenir ses vaisseaux : les trompettes sonnent la charge, les cris de guerre se répondent, l’air frémit déchiré par ces discordantes clameurs. Tous les combats de galères désormais se ressemblent ; on ne sait plus se servir de l’éperon avec l’élégante habileté des Athéniens. Que ce soient les Doria et les Barberousse, les Dandolo et les Pisani, les Roger de Lauria et les princes de Salerne, ou les lieutenans d’Alexandre qui combattent, on retrouvera toujours les mêmes épisodes : au début, une grêle de traits, de javelots et de pierres, quand ce ne sera pas une volée d’artillerie, puis, sur-le-champ et sans plus de manœuvre, la mêlée, le choc debout au corps, l’abordage, la lutte acharnée et terrible. Ce sont d’ardens athlètes impatiens de s’étreindre, ce ne sont plus des marins appelant à leur aide toutes les ressources d’une tactique ingénieuse et savante que nous avons sous les yeux. Comment d’ailleurs, connussent-ils cette tactique, en feraient-ils usage avec les lourdes masses qui ont si brusquement succédé aux trières ? Démétrius est debout sur la poupe de sa septirème. Enveloppé d’ennemis, il frappe les uns à coups de lance, abat les autres de son épée. Les traits qu’on lui lance, il les évite en se jetant de côté ou les reçoit sur son bouclier. Trois écuyers lui font un rempart de leur corps : l’un : tombe mortellement atteint par le fer d’une pique ; les deux autres gisent devant lui grièvement blessés. Les rames sont brisées, les vaisseaux dérivent lentement enchaînés l’un à l’autre par les grappins de fer. Que de noyés cependant encore ! Combien d’hoplites, perdant leur équilibre, sont tombés tout armés entre les deux carènes ! Le champ de bataille, rougi de flots de sang, se couvre en même temps de débris et offre à la fois l’aspect d’un étal de boucher et d’un vaste naufrage. Avec les galères, les combats meurtriers ont disparu ; Aboukir et Trafalgar ne seront que des escarmouches.
Démétrius a enfin réussi à rompre et à disperser l’aile droite de la flotte égyptienne : ce premier succès devient, — qui l’aurait cru ? — un succès décisif. Vainqueur à l’aile gauche, Ptolémée fait de vains efforts pour rétablir le combat. Il voit bientôt ses vaisseaux consternés chercher leur salut dans la fuite et tomber l’un après l’autre aux mains de l’ennemi. Il ne lui reste plus qu’un parti à prendre : il s’éloigne à toutes rames et parvient à gagner le port allié de Citium. Démétrius n’a pas eu vingt navires endommagés ; il s’est emparé de quarante vaisseaux longs et de cent bâtimens de transport chargés de près de 8,000 hommes. Quatre-vingts navires avariés qu’ont abandonnés leurs équipages sont remorqués par des quinquérèmes jusqu’à la plage où il a établi son camp : Salamis, atterrée, se soumet aux lois du vainqueur.
Voilà ce qu’en quelques années les Macédoniens avaient fait de la marine : un champ clos pour les hommes d’armes, une arène fermée à l’art des pilotes. La nature semblait les avoir formés pour se mesurer avec les soldats de Duilius ; ils auraient trouvé de plus dangereux adversaires dans les soldats d’Octave. Un jour vint où, maîtresse du monde, Rome put opposer aux légions montées sur ces lourdes carènes qu’avait illustrées la victoire de Salamis d’autres légions servies par des navires plus alertes. Ce jour-là on put croire que la marine athénienne allait renaître, et on l’eût vue, en effet, jeter certainement sur les mers réjouies un nouvel éclat si Octave ne fût devenu Auguste et n’eût pour la première fois et pour de longs siècles fermé les portes du temple de Janus.
À Rome, vers la fin de la dernière guerre punique, tous les citoyens étaient obligés de servir dix ans dans la cavalerie ou seize ans dans l’infanterie ; ceux qui ne possédaient pas plus de 400 drachmes, — 368 francs, — on les réservait pour la marine. Il en devait être autrement quand la république mettait en action dans une seule bataille plus de cinq cents quinquérèmes montées par près de 150,000 rameurs ; il est très probable qu’on ne s’arrêtait pas alors à ces catégories injurieuses et que les flottes n’étaient pas réduites, pour former leurs équipages, à se contenter du rebut des armées : the foolest of the family. Chacun prenait la rame et courait sus aux Carthaginois. « Ah ! quand on admire, nous dit avec raison Polybe, les batailles et les flottes d’Antigone, de Ptolémée, de Démétrius, avec quel étonnement ne doit-on pas, à plus juste titre, assister à ce grand conflit de Rome et de Carthage ! » Quelle immense distance entre les quinquérèmes qui tinrent alors la mer et les galères dont les Perses firent usage pour combattre les Grecs ! Les vaisseaux que s’opposèrent mutuellement les Athéniens et les Lacédémoniens approchaient-ils eux-mêmes des navires sur lesquels se livrèrent les batailles des guerres puniques ? Cinq cents, sept cents vaisseaux entrent en lice dans une seule journée ; douze cents sont détruits par l’ennemi ou submergés par la tempête dès la première guerre. Le corbeau de Duilius y est pour peu de chose : ce n’est vraiment pas un bien merveilleux trait de génie que de venir jeter un pont volant garni de parapets sur la galère qu’on aborde ; gardons notre enthousiasme pour l’audace de ces fantassins qui ne reculent pas à la seule pensée d’affronter sur son élément un peuple fait à tous les hasards de la mer, pour l’opiniâtreté de ce rude sénat qui s’obstine à vouloir ravir à Carthage la suprématie maritime, « bien héréditaire » de la grande colonie phénicienne.
Agathocle avait surpris la descente en Afrique ; les consuls Marcus Attilius, Régulus et Lucius Manlius voulurent l’opérer à poitrine découverte ; ils forcèrent le passage. Je ne vois rien à reprendre aux dispositions qu’ils adoptèrent pour arriver à ce résultat ; c’est ainsi, suivant moi, que devrait manœuvrer une armée navale qui aurait pour mission de protéger la marche d’un puissant convoi. Trois cent trente vaisseaux romains, tous vaisseaux pontés, dont l’équipage ne comprend pas moins de 300 rameurs et de 120 soldats, sont partis de Messine emportant une armée de 140,000 hommes. Ils ont doublé le cap Passaro et longent la côte qui regarde l’Afrique avant de s’aventurer « à faire canal, » en d’autres termes, à couper droit sur le cap Bon. Prévenus à temps, les Carthaginois accourent de Lilybée, — cherchez sur nos cartes modernes Marsala, le port où prit terre Garibaldi. — Leurs chefs, Amilcar et Hannon, sont parvenus à rassembler trois cent cinquante navires ; c’est une grande bataille rangée qui s’annonce. Les adversaires ne sont ni l’un ni l’autre pris à l’improviste ; chacun d’eux peut mûrir à loisir son plan de combat.
La flotte romaine se partage en quatre escadres : les deux escadres à la tête desquelles marchent les consuls sont rangées sur deux lignes convergentes de relèvement. Les sommets des deux colonnes se touchent, les deux files forment éventail, tous les vaisseaux font des routes parallèles : la tactique moderne appellera cette formation qui semble si propre à l’attaque et dont la marine à voiles a souvent fait usage, l’angle aigu de chasse. Le triangle est fermé par une troisième escadre chargée de remorquer les vaisseaux de transport. La quatrième division constitue la réserve ; développée en ordre de front, derrière tout cet ensemble, elle couvre à la fois et les vaisseaux que traîne la troisième escadre et les colonnes d’attaque qui s’avancent pour s’enfoncer comme un coin dans le centre ennemi. La division de réserve a, dès ce moment, son rôle marqué pour l’offensive ; elle marche en ordre ouvert, développant sa ligne de façon à déborder les ailes qui comptent sur son intervention, si l’ennemi essayait de les menacer. On sait, en effet, que ce sera toujours par le flanc qu’une flotte composée de bâtimens à rames ou de navires à vapeur demeurera, quelque formation qu’elle adopte, particulièrement vulnérable. Les Carthaginois n’ont pas un instant songé à recevoir le choc de cette masse immense qui vient à leur encontre ; au lieu de vouloir lui barrer la route, ils ouvrent leurs rangs et la laissent passer, mais c’est pour se rabattre soudain à droite et à gauche. La journée est à eux s’ils savent tirer parti de l’embarras dans lequel ils vont ainsi jeter les Romains : on ne retourne pas une armée de 140,000 hommes comme un gant.
Lancées en avant de toute l’énergie de leurs rames, les deux divisions que conduisent les consuls n’ont trouvé devant elles que des vaisseaux prompts à vider la place ; la troisième et la quatrième escadres, au contraire, menacées sur leurs flancs, ont eu, dès le début, le sentiment d’une situation critique : ce sont elles qui ont le soin du convoi. À quoi sert d’avoir forcé le passage si l’arrière-garde est mise dans l’impuissance de suivre ? Inquiets de la tournure que vient de prendre tout à coup le combat, les consuls ont déjà suspendu leur élan : essaieront-ils de virer de bord, de reprendre, par un brusque mouvement de tête à queue, le terrain perdu ? Les vaisseaux qui pliaient devant eux, ces vaisseaux qu’ils croyaient n’avoir plus qu’à poursuivre, ne leur permettront pas de faire ainsi volte-face ; la mêlée s’engage, et les deux divisions dont les consuls se sont imprudemment séparés ne peuvent plus compter que sur elles-mêmes. Deux batailles distinctes vont se livrer simultanément, l’une au large, l’autre presque à portée de trait de la terre.
L’aile gauche des Carthaginois rencontre cependant un accueil qui la refroidit ; l’aile droite, que commande Hannon, attaque avec plus d’impétuosité. Négligeant les vaisseaux qui restent déployés sur une longue ligne oblique, négligeant le convoi et les navires de guerre qui le remorquent, elle va droit à la quatrième division. Ne sait-elle pas qu’un secours inattendu viendra jeter bientôt en sa faveur un poids décisif dans la balance ? Le long de terre, en effet, s’est dissimulée une puissante embuscade : toute une escadre attend, cachée entre les roches, que le convoi romain arrive à sa hauteur. À peine la quatrième division a-t-elle été assaillie par les vaisseaux d’Hannon que le corps détaché qui guette l’instant propice fond de toute sa vitesse sur la troisième division et sur les transports. La troisième division n’hésite pas ; elle coupe les remorques et laisse le convoi qui paralysait ses mouvemens abandonné au milieu de l’arène. Au point où en sont venues les choses, les combinaisons tactiques seraient de peu de secours. Les vaisseaux d’Amilcar ont à lutter contre les deux consuls ; ils supportent le gros de l’action ; Hannon tient en échec la quatrième escadre ; la troisième se trouve serrée contre le rivage par la réserve carthaginoise, qui a réussi à la tourner. Le premier groupe qui fléchira décidera par sa faiblesse du sort des deux autres.
Tant qu’ils ont manœuvré, les Carthaginois ont eu l’avantage ; leur astre pâlit du moment qu’ils attaquent à fond. En venir à l’abordage, c’est replacer les soldats sur leur terrain : la corvette la Bayonnaise n’eût probablement pas pris la frégate anglaise l’Embuscade si elle n’avait eu à son bord une compagnie de l’ancien régiment de Flandre, et, à Trafalgar même, nos vaisseaux entourés faillirent sur plus d’un point, grâce aux troupes passagères qu’ils portaient, faire repentir l’ennemi d’avoir osé les serrer de trop près. Amilcar avait tout lieu d’espérer la victoire ; quelques-uns de ses vaisseaux, trop empressés à se dégager d’une étreinte fatale, ont donné par malheur le signal de la fuite. Que peut un général dans un pareil désordre ? Se couvrir de signaux ? on n’en tiendra pas compte. Redoubler d’énergie ? payer de sa personne ? C’est au début de l’action que cet exemple entraîne ; au fort de la mêlée, on ne s’en aperçoit même pas. Amilcar vaincu, Hannon n’a plus qu’à se retirer en toute hâte.
Pendant que Manlius attache à la poupe de ses vaisseaux l’es galères ennemies dont le pont a été forcé l’épée à la main, Régulus s’occupe de venir en aide à la quatrième escadre d’abord, à la troisième ensuite. La défaite des Carthaginois devient irrémédiable : trente de leurs navires ont été coulés bas, soixante-quatre sont amarinés. Les Romains n’ont à regretter que la perte de vingt-quatre galères.
Telle fut l’issue du grand combat livré en vue d’Ecnome, entre Agrigente et Géla, au printemps de l’année 257 avant Jésus-Christ. Six cent cinquante navires de guerre et près de 300,000 combattans y prirent part. Nulle barrière n’existait plus entre les Romains et le cap Bon ; les soldats de Manlius et de Régulus débarquèrent, et tout le pays environnant en un clin d’œil fut à eux. Il y avait plus d’un demi-siècle que la Libye se reposait de l’invasion d’Agathocle : les somptueuses villas, les fermes opulentes avaient reparu ; le butin fut immense et le dégât affreux. Le consul Manlius rentra dans Rome avec 20,000 esclaves. Pendant ce temps, Régulus, en possession déjà d’une place d’armes, — Clypea, ville située à l’orient du cap Bon, — s’emparait de Tunis. C’était invariablement alors par la prise de Tunis qu’on préparait l’investissement de Carthage ; mais Régulus, à qui Rome venait de retirer la majeure partie de ses troupes, n’était plus de force à tenter une attaque sérieuse contre la grande cité. Réussirait-il même bien longtemps à se maintenir dans la campagne ? Les Carthaginois envahis avaient eu recours à leur expédient habituel : ils levaient de tous côtés des mercenaires. La Grèce leur envoya un général ; formé à l’école de la discipline lacédémonienne, ce général valait à lui seul une armée. À peine Xanthippe eut-il mis le pied sur la côte libyenne que la guerre prit soudain un nouvel aspect. Les Romains, harcelés dans leurs positions, obligés de descendre dans la plaine pour se procurer des vivres, se virent contraints d’accepter la bataille en pays plat : Xanthippe les étourdit par les assauts réitérés de sa cavalerie et finit par les écraser sous le poids de ses éléphans. Bien peu de soldats échappèrent au désastre ; Régulus lui-même fut fait prisonnier.
Il n’était point dans les habitudes de Rome de rester accablée sous une défaite ; aussitôt qu’un nouveau printemps eut rouvert le chemin de l’Afrique, une autre flotte partit des ports de la Sicile et se présenta devant Clypea, dont les Carthaginois tenaient la garnison assiégée. Trois cent cinquante vaisseaux cette fois ; en combattirent deux cents ; cent quatorze galères carthaginoises furent le prix de la victoire que remportèrent les consuls Marcus Emilius et Servius Fulvius à la hauteur du cap Bon.
La garnison de Clypea était sauvée, mais l’Afrique n’était pas pour cela conquise. Les Romains reculèrent devant les hasards d’une expédition prolongée : ils avaient mesuré les forces de leur ennemi et savaient maintenant que, tant qu’ils n’auraient pas tari les sources où s’alimentait la richesse de Carthage, le monde entier fournirait à leur implacable rivale des soldats. Sans s’arrêter sur ces côtes déjà saccagées et qui ne pouvaient plus leur offrir qu’un maigre butin, ils reprirent le chemin de la Sicile. On venait d’entrer dans la seconde quinzaine du mois de mai ; la constellation d’Orion commençait à se montrer à l’orient vers le lever du jour ; le Chien disparaissait le soir à l’occident, peu de temps après le coucher du soleil. Sans être aussi périlleuse que la saison d’automne, cette période amène cependant fréquemment d’impétueuses bourrasques. C’est au mois de mai que Nelson vit sa flotte dispersée dans le golfe de Lyon, le vaisseau qu’il montait démâté et poussé par le vent sur la côte de Sardaigne, où il faillit se perdre. Si l’on en croit Végèce et le capitaine Pantero Pantera, la saison pendant laquelle il fut jadis permis aux bâtimens à rames de tenter des expéditions ne laissait pas d’être assez limitée. « Du 20 mars au 20 mai, nous dit le savant auteur de l’Armata navale, la saison, dans la Méditerranée, reste encore équivoque ; elle se tient alors entre la sécurité et le péril ; du 20 mai au 24 septembre, la mer s’aplanit et la navigation devient beaucoup plus sûre ; du 24 septembre au 22 novembre, il faut une nécessité absolue pour qu’on ose s’engager dans quelque entreprise importante. » La flotte romaine avait déjà fourni sans encombre la majeure partie de sa course ; les côtes de Sicile venaient d’être signalées par les vigies ; encore quelques heures et les vaisseaux atterrissaient, 40 milles environ à l’ouest du cap Passaro. Les consuls avaient dès lors le choix entre deux partis : ils pouvaient, à leur gré, se retirer, ainsi que le conseillaient les pilotes, sur la côte qui s’étend du cap Passaro à Messine, et attendre, avant de quitter ces parages féconds en abris que la période douteuse fût passée, ou continuer hardiment leur route et profiter du prestige que leur assurait une victoire récente pour soumettre la plupart des villes répandues sur la côte qui regarde l’Afrique entre le cap Passaro et Lilybée. Ce fut malheureusement ce dernier parti que les consuls adoptèrent. La tempête les surprit devant Camarina. Il était trop tard pour essayer de doubler le promontoire qui les eût protégés ; le vent battait en côte et poussait les galères sur les hauts-fonds dont cette partie du littoral est semée. De trois cent soixante-quatre vaisseaux, il n’en échappa que quatre-vingts ; le reste fut submergé ou alla se briser contre les roches. Tout le rivage qui s’étend vers Sélinonte et vers Lilybée était couvert de débris et de cadavres.
Si jamais nous devons embarquer nos soldats sur des flottilles, nous les placerons dans de meilleures conditions : il peut y avoir sur une coque de noix, quand elle est bien construite, tout autant de sécurité que sur un trois-ponts. Après avoir recommandé la prudence aux bâtimens à rames, le capitaine Pantero Pantera se croit obligé d’ajouter : « Ces conseils ne concernent pas les galions et les naves, qui peuvent naviguer de tous temps avec moins de danger. » Le père Fournier nous fait cependant observer avec raison que, dans les mers étroites et sur les côtes dépourvues d’abri, ce ne sont pas les plus gros navires qui se tirent le plus aisément d’affaire. Si Ruyter, quand il partit de Berghen, après sa fameuse croisière dans les mers du Nord, eût commandé une escadre semblable à celles que nous employâmes au blocus de l’Escaut en 1831 et au blocus de la Jahde en 1870, il n’eût pu se réfugier dans l’Ems pour laisser passer le terrible coup de vent qui avait déjà désemparé une partie de ses vaisseaux ; il n’eût pas davantage, quelques années plus tard, remonté la Tamise jusqu’à l’embouchure de la Medway et incendié l’arsenal de Chatham. Toute l’histoire de la marine ancienne n’est qu’un long plaidoyer contre les dimensions exagérées du navire de guerre ; l’histoire de la marine moderne n’est pas plus favorable à l’adoption des grands tirans d’eau.
Les leçons ne profitent qu’à ceux qui les comprennent : les Romains s’en prirent follement aux dieux d’un désastre qui n’était dû qu’à l’inexpérience de leurs consuls ; les dieux, pour les punir, leur infligèrent un second naufrage. Une nouvelle flotte, composée de deux cent vingt vaisseaux, venait d’être construite en trois mois. Cette flotte, après avoir soumis la ville de Panorme en Sicile, crut devoir reprendre encore une fois la route de l’Afrique ; elle alla maladroitement s’échouer à Zerbi. Un retour de marée, — car il existe une marée, bien que faible, dans le golfe de Gabès, — la remit à flot. Trop heureux d’être sortis à si peu de frais de péril, les Romains s’empressèrent de regagner le golfe de Palerme. De Panorme, située au fond de ce golfe, ils se lancèrent, sans côtoyer plus longtemps la Sicile, en pleine mer Tyrrhénienne. Cette aventureuse traversée leur coûta cent cinquante vaisseaux. « Ils furent assaillis, nous dit Polybe, par une tempête violente, » mais tout était tempête pour les quinquérèmes. Les consuls se trompèrent et jugèrent mal de l’apparence du temps : la faute chez des consuls n’est-elle pas excusable ? Le grand Duquesne lui-même, Nelson, si constamment hardi, parce qu’il fut constamment heureux, l’amiral Hugon, le marin le plus consommé qu’ait connu notre époque, ne se sont-ils pas laissé prendre, comme de simples légionnaires, à ces brusques trahisons de la Méditerranée ?
Duquesne conduisait une flotte composée de vaisseaux et de galères en Italie ; il commandait directement les vaisseaux, les galères obéissaient aux ordres du duc de Mortemart. La flotte partit des côtes de Provence avec un vent de nord-ouest assez frais ; quand elle fut par le travers du golfe Jouan, le vent tomba et passa au sud-ouest. « M. Duquesne, raconte le capitaine Barras de la Penne embarqué à cette époque sur une des galères, fut tenté d’entrer dans ce port ; cependant, comme le vent le portait toujours à sa route, il la continua. Les galères le suivirent jusque par le travers de Villefranche, où M. le duc de Mortemart alla mouiller, quoique la vent fût encore assez bon pour aller plus loin ; mais, outre que la mer était fort grosse, M. le duc jugea très prudemment, par des signes presque indubitables, qu’il trouverait bientôt le vent contraire s’il continuait sa route. C’est ce qui arriva effectivement à M. Duquesne. Il ne fut pas plus tôt sur le cap de Noli qu’il trouva des repaires violens. Tous les vaisseaux se séparèrent et furent contraints de courir, qui d’un côté, qui d’un autre, ce qui ne se passa pas sans beaucoup de débris. L’un fut démâté, l’autre eut tout son avant emporté ; M. Duquesne lui-même perdit sa chaloupe qu’il traînait à la remorque, avec dix-huit matelots. On peut juger, par ce que les vaisseaux souffrirent, le danger qu’eussent couru les galères si M. le duc de Mortemart eût ignoré que, quand on part des côtes de Provence pour aller à l’est, avec un vent de nord-ouest, que l’on trouve ensuite le sud-ouest et que, par le travers de Villefranche, on voit les montagnes couvertes de nuages qui ne font aucun mouvement, le ciel sombre du côté de l’est et de plus orageux, comme il était alors, on doit mouiller dans Villefranche. »
Science de nos ancêtres, combien vous pourriez nous être utile encore, si nous avions jamais à conduire quelque grande opération de débarquement ! « Les quartiers à la mer, la nouvelle lune à terre ! » voilà ce que nous recommandent à l’envi Végèce, Ptolémée, Roberto Valturio et le capitaine Pantero Panlera. « Les dauphins, nous apprend ce dernier, qui semble avoir condensé dans son livre toute la science conjecturale des augures anciens et des pilotes modernes, les dauphins sautent au lieu de nager contre le courant, les crabes saisissent dans leurs pinces le gravier du rivage, les canards battent des ailes, les chiens, de leurs pattes de devant, creusent le sol, les goélands se rassemblent dans le port, le coq chante au coucher du soleil, la vache regarde le ciel et aspire le vent par les naseaux, l’âne secoue la tête ou les oreilles, sans qu’il soit cependant inquiété par les mouches ; les chèvres, les agneaux, les moutons montrent une avidité plus grande que de coutume, ils cherchent avec ardeur le pâturage et on ne les écarte qu’avec peine de l’herbe ; les hirondelles rasent l’eau de leur poitrine ; les passereaux s’appellent et se retirent près des maisons ; les corbeaux font grand bruit ; les oiseaux des fleuves abandonnent l’eau pour courir dans les prés ; le cormoran crie sur son écueil ; le pic d’hiver chante le matin ; les grenouilles coassent ; les mouches, les cousins et les puces se montrent altérés de sang humain ; les fourmis emportent leurs œufs ; les taupes soulèvent la terre ; la paille, les feuilles, les toiles d’araignée voltigent dans l’air ; les articulations deviennent douloureuses ; les yeux brûlent ; les mains sont rugueuses et âpres ; on entend les bois murmurer ; la faux, après avoir coupé l’herbe, reste noire ; les fleurs, les plantes, les eaux exhalent leurs senteurs avec plus d’énergie ; le sel se liquéfie, les murs suintent ; vous avez vu en songe des oiseaux : tenez-vous sur vos gardes, la tourmente est proche. »
La météorologie a fait de nos jours de grands progrès ; mais une flotte en action est-elle en mesure de recevoir les avertissemens que les observatoires et le télégraphe nous prodiguent ? Nous avons donc tort de dédaigner les vieux pronostics. Les vents qui s’élèvent la nuit, si nous en croyons l’auteur de l’Armata navale, durent beaucoup moins que ceux qui prennent naissance pendant le jour. Une grande pluie, surtout quand elle est soudaine, abat ordinairement la fureur de la tempête ; une pluie fine, au contraire, alimente la brise, comme l’eau en poussière paraît avoir le don d’entretenir et d’attiser la flamme. Si, au moment du lever ou du coucher du soleil, on aperçoit autour de cet astre un cercle coloré, le vent soufflera de la partie du cercle qui se dissipera la première. Découvrez-vous, aux lueurs naissantes du jour, du côté de l’orient, des nuages épars, le soleil s’est-il levé pâle ou vous apparaît-il avec un double globe, reconnaissez là les signes évidens d’une prochaine tempête. Un soleil gonflé est toujours un indice de fâcheux augure, surtout quand il laisse derrière lui, à l’endroit où il vient de disparaître, de gros nuages que percent en divers endroits des taches couleur de sang.
La lune a ses présages aussi bien que l’astre du jour : ce n’est pas sans motif qu’elle nous présente une face rubiconde. L’avis est plus menaçant encore quand à la teinte rouge se mêle le noir ou le bleu foncé. Des cercles lunaires séparés l’un de l’autre par des intervalles égaux prédisent de grands vents et des vents variables. Dieu vous préserve surtout d’une lune vous offrant, à son seizième jour, un éclat semblable à celui de la flamme ! L’influence de la lune sur le temps est bien discréditée aujourd’hui ; il n’est pas impossible que la lune en appelle. Ne craignons donc pas d’enregistrer, ne fût-ce que dans un intérêt historique, ce que pensaient à ce sujet les anciens. Le moment de la conjonction était tenu par eux comme un moment critique. Certains observateurs allaient jusqu’à prétendre que le troisième jour avant ou après l’opposition n’avait guère moins d’importance que le troisième jour qui précédait ou suivait la nouvelle lune. Toutes ces observations, ingénieuses ou crédules, n’auraient pas été faites par le chêne ; elles eurent leur origine dans les préoccupations bien naturelles du roseau. Tant qu’il ne s’agira que de traverser les mers avec nos puissans cétacés, les soucis des vieux triérarques pourront ne nous arracher qu’un sourire ; le jour où le succès d’une descente dépendra d’un caprice de la brise, nous les examinerons peut-être de plus près.
Les Romains se lassèrent de perdre leurs navires sans combattre. Durant deux années consécutives, ils abandonnèrent à Carthage l’empire et l’occupation de la mer : Carthage en profita pour inonder la Sicile de ses éléphans. Rome comprit le danger qu’elle allait courir et se ravisa. Elle arma sur-le-champ une flotte considérable qui vint mettre le blocus devant Lilybée. Des batailles, passe encore ! mais un blocus ! comment s’imaginer qu’il pourra être maintenu efficacement par des soldats ? Pour guetter l’occasion favorable, les Carthaginois n’avaient qu’à jeter l’ancre sous les îles Ægades, — à Levanzo, à Maritimo, à Favignana. La première grande brise qui soufflait du canal de Malte les emportait à travers les flottes romaines impuissantes à leur interdire l’accès de ce rivage tout semé d’écueils. On vit jusqu’à des galères isolées forcer en plein jour le blocus. Le chenal qui menait au port était sinueux sans doute, mais pour des pilotes familiers avec ces parages, ce n’en était pas moins un chemin praticable ; pour le suivre, il suffisait de bien choisir et de bien se rappeler ses amers. Venant de Levanzo, on avait trois tours en vue : il fallait se diriger d’abord sur la tour qui s’élevait le plus près du rivage, du côté du nord ; dès que les deux autres tours, — ces deux tours étaient situées sur la côte qui fait face à l’Afrique, — se trouvaient dans le même alignement, — en langage de marin, l’une par l’autre, — on changeait brusquement de route. Tant qu’on ne sortait pas de la ligne ainsi tracée, le vaisseau restait dans les eaux profondes.
Le Carthaginois qui déjoua le premier la surveillance de la flotte romaine appartenait-il à la grande famille des Barca ? La chose est peu probable, car on ne risque pas d’ordinaire des suffètes ou leurs proches parens dans de telles aventures : le hardi marin se nommait cependant Annibal. On le distinguait du fils d’Amilcar par le surnom d’Annibal le Rhodien. Il avait tant de fois traversé impunément la croisière ennemie que les Romains finirent par renoncer à l’espoir de l’intercepter au passage ; ils se résignèrent à lui laisser l’entrée du port ouverte, se promettant de l’attendre à la sortie. Dix vaisseaux, choisis parmi les plus rapides, allèrent se poster des deux côtés du goulet. Les rames levées, ils se tenaient constamment prêts à donner la chasse au Rhodien, quand cet intrépide forceur de blocus tenterait de regagner les îles Ægades. Le Rhodien ne prit même pas la peine de chercher à dérober ses mouvemens à des ennemis dont il dédaignait les poursuites ; il sortit du port en plein jour et passa comme une flèche au milieu des Romains stupéfaits. Sa confiance dans la supériorité de sa marche était telle qu’à peine hors de portée des traits, on le vit s’arrêter soudain et lever hors de l’eau, en signe de défi, ses avirons. Les Romains, haletans, déployaient pour l’atteindre toute la force que les dieux avaient mise dans les bras de leurs chiboumes ; le Rhodien, toujours immobile, prenait un malicieux plaisir à les laisser approcher jusqu’à la distance où les armes de jet auraient pu devenir dangereuses ; puis, tout à coup, laissant retomber ses rames, il distançait de nouveau en quelques palades les lourdes quinquérèmes dont les équipages harassés étaient moins que jamais en mesure de lutter avec des rameurs qui venaient de reprendre haleine.
Ces affronts répétés causaient le plus vif dépit aux consuls ; ils résolurent de fermer l’entrée du port par une jetée : la mer, comme à Tyr, dispersa les blocs. Sur un seul point où les travailleurs rencontrèrent un banc de sable, déjà presque à fleur d’eau, on réussit à consolider la première amorce de la digue. Par le plus heureux des hasards, une quadrirème sortant de Lilybée alla donner sur cet écueil récent dont elle ne soupçonnait pas l’existence. Elle y resta échouée : les Romains accoururent et s’emparèrent du bâtiment que la fortune, presque toujours propice à la ténacité, leur livrait. Sur la galère aux formes effilées, d’une architecture à la fois solide et légère, ils embarquèrent un équipage d’élite. Quelques jours plus tard, le Rhodien voulut répéter la manœuvre qui lui avait jusqu’alors si bien réussi ; il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il n’avait plus affaire à des vaisseaux construits aux bords du Tibre ; la quadrirème le gagnait rapidement. Ne pouvant plus trouver son salut dans la fuite, il fit bravement volte-face et alla de lui-même au-devant du combat. Sa carrière de corsaire était terminée ; accablé par le nombre de ses adversaires, il dut céder au sort et se rendre prisonnier.
Les Romains possédaient dès lors deux vaisseaux rapides ; il ne dépendait que d’eux d’en reproduire le type ; à partir de ce jour la marine romaine commence à se transformer. Les fils de Romulus n’en furent pas moins battus une fois encore devant Drapani. Cette race de laboureurs n’avait, il est vrai, besoin que de toucher la terre pour reprendre des forces ; vaincue, elle revenait peu de temps après à la charge : son opiniâtreté finit par lasser les Carthaginois. Si les Romains avaient été moins rebelles à la science que pratiquaient si bien leurs adversaires, s’ils avaient su seulement se garder du naufrage, le siège de Lilybée n’aurait probablement pas duré huit ans. Les avertissemens du ciel étaient par malheur lettre close pour des soldats enlevés à leur élément : les nuages s’amoncelaient, la houle venait battre sourdement le rivage, leur esprit demeurait obstinément fermé ces pronostics. Il n’y avait pas un consul, s’appelât-il Marcus Æmilius, Servius Fulvius, Aulus Attilius, Lucius Cornélius ou Junius qui comprît le danger de rester sur une côte qu’allait infailliblement assaillir bientôt la tempête. Pourvu que, comme Panurge, « ils eussent un pied en terre et que l’autre n’en fût pas loin, » il leur semblait qu’ils n’avaient rien à craindre des menaces du firmament. Le lieutenant d’Adherbal, Carthalon, fut plus avisé. Dès qu’il flaira l’orage, l’habile Carthaginois se hâta de passer à l’est du cap Passaro et de mettre ainsi sa flotte à couvert. Les vaisseaux de Junius eurent le sort de ceux que Marcus Æmilius et Servius Fulvius, cinq ans auparavant, ramenaient d’Afrique. Dans les mêmes parages et dans des conditions tout à fait analogues, la flotte de Junius fut anéantie. De cent navires de guerre et de quatre cents bâtimens de transport, la tempête ne laissa au malheureux consul que quelques épaves. Ce marin maladroit était en revanche un soldat de la plus haute valeur : il répara sa faute en allant s’emparer du plateau d’Éryx, position presque inaccessible d’où les Carthaginois essayèrent vainement de le déloger.
La dix-huitième année de la première guerre punique, l’année 245 avant Jésus-Christ, venait de s’ouvrir : Amilcar Barca avait établi son camp entre Éryx et Panorme ; de continuels combats occupèrent trois années encore. Il fallait en finir. Les Romains qui, depuis cinq ans, se tenaient complètement à l’écart de la mer, résolurent de reparaître en force sur ce théâtre d’où ils s’étaient exclus eux-mêmes à la suite de leur dernier désastre. Ils équipèrent rapidement, grâce aux largesses de quelques patriciens, une flotte de deux cents quinquérèmes construites sur le modèle des galères capturées devant Lilybée. Ces deux cents quinquérèmes tranchèrent victorieusement la question : elles firent ce que n’avaient pu faire ni l’occupation d’Éryx ni les longues lignes de circonvallation creusées sous les murs de Lilybée ; elles prirent Amilcar au dépourvu et, dans une seule journée, conquirent cette paix qui fuyait constamment devant les armées. Rome, après avoir débuté dans la guerre de Sicile par une victoire navale, allait encore, par une victoire navale, porter aux Carthaginois le coup mortel. La plus grande leçon qu’elle ait léguée au monde, c’est l’art de couronner par un triomphe suprême une longue succession de défaites et de catastrophes. L’empire appartient fatalement aux plus entêtés.
Retranché entre Éryx et Panorme, sans l’appui d’aucune ville alliée, sans l’espoir même de se faire des alliances dans une île qui obéissait presque tout entière aux Romains, Amilcar ne vivait que des convois de la mère patrie ou du produit de ses courses sur les côtes italiennes : l’arrivée soudaine du consul Lutatius le menaçait d’une prochaine famine ; il demanda des secours à Carthage. On lui envoya de Carthage une flotte chargée de blé. Hannon commandait ces vaisseaux de guerre, momentanément convertis en transports, comme nos superbes vaisseaux de la Mer-Noire que nous vîmes revenir un jour du Bosphore bondés jusqu’à mi-haubans de balles de foin. Il alla jeter l’ancre sous Maritime. C’était des îles Ægades la plus éloignée de Lilybée. Craignant sans doute de compromettre la garnison qu’il eût fallu y laisser, les Romains, maîtres de Favignana et de Levanzo, avaient négligé de prendre possession de cette troisième île, dans laquelle ils auraient eu peine à faire passer, le cas échéant, de prompts secours. Hannon, dès qu’il eut rassemblé sa flotte au mouillage resté libre de Maritimo, n’eut plus qu’une pensée : profiter du premier vent qui soufflerait du large pour surprendre la vigilance des Romains et pénétrer à travers leurs lignes jusqu’au camp d’Amilcar. Là il comptait alléger ses vaisseaux de leur cargaison et renforcer les équipages avec l’élite des soldats mercenaires : il serait alors en mesure de livrer bataille et de reconquérir, si le sort le favorisait, l’empire de la mer que Carthage appauvrie par les dépenses d’une guerre aussi prolongée, avait compromis en laissant peu à peu dépérir ses flottes.
L’intérêt de Lutatius était, au contraire, de combattre sur l’heure et d’arrêter les galères encore alourdies des Carthaginois au passage : il prit poste à Favignana. De cette île, la plus orientale du groupe, il surveillait à la fois Maritimo, Lilybée et Drapani. La circonstance qu’attendait Hannon ne tarda pas à se présenter ; le vent d’ouest si fréquent, on pourrait presque dire si constant en été, dans le canal de Malte, s’éleva dès le point du jour. Bientôt la brise acquit une grande violence. Les Carthaginois déployèrent leurs voiles ; Lutatius les vit s’avancer comme un de ces nuages précurseurs de l’orage qui chassent devant eux la poussière. Il douta un instant qu’il pût réussir à ranger en bataille sur cette mer tumultueuse sa flotte dont les équipages se composaient en majeure partie de soldats ; mais laisserait-il donc passer le tourbillon qui allait porter l’abondance et rendre la vigueur à un camp affamé ? Lutatius prit le parti de tenter l’aventure, espérant que le pied peu marin de ses troupes s’affermirait au moment du danger et pensant que le mal de mer lui-même a peu de prise sur des gens animés par la vue d’un ennemi qu’ils abhorrent. Il quitta l’abri de Favignana et courut se placer entre les Carthaginois et la terre. Les Carthaginois arrivaient à toutes voiles ; ils amenèrent soudain leurs antennes, et, prenant leurs rames, se préparèrent à livrer un combat dans les règles. Ce fut certainement une faute : mieux eût valu pour eux continuer de courir vers la côte à toute vitesse, dussent-ils, pour assurer le passage d’un convoi si impatiemment attendu, sacrifier la moitié de la flotte. La mêlée s’engagea ; la fortune, par un de ces caprices qui lui sont familiers, vint tout à coup au secours des Romains : le vent d’ouest tomba brusquement. Dès que le plancher redevint solide, les vaillans soldats de Rome rentrèrent en possession de tous leurs avantages. Ils prirent à l’ennemi soixante-dix vaisseaux et en coulèrent cinquante. La brise qui soufflait alors directement de terre sauva seule quelques débris de la flotte carthaginoise, en les ramenant vers Maritime. Lutatius, pendant ce temps, reprenait le chemin du camp de Lilybée et y débarquait 10,000 prisonniers.
Cette bataille des îles Ægades est remplie pour nous d’enseignemens. Le représentant du peuple Jean-Bon Saint-André, au combat du 1er juin 1794, plus connu dans l’histoire sous le nom de combat du 13 prairial, exigea de l’amiral Villaret-Joyeuse qu’il abandonnât le champ de bataille et six vaisseaux désemparés aux Anglais. Comment essaya-t-il de justifier cette retraite désastreuse ? Il prétendit qu’il avait voulu avant tout garder la faculté d’assurer le passage du grand convoi de blé qu’attendait d’Amérique la France, à cette époque en proie à la disette. Jean-Bon Saint-André eût mieux atteint, je crois, ce résultat en prolongeant la lutte et en réduisant ainsi à une longue impuissance la flotte britannique. La situation d’Hannon n’était pas celle de l’amiral Villaret-Joyeuse. Sa flotte n’était elle-même qu’un immense convoi : un convoi n’est pas fait pour combattre ; il est fait pour passer. Son rôle n’est pas d’accepter les engagemens auxquels on le provoque, mais de renverser à tout risque les barrières que l’ennemi lui oppose, trop heureux s’il parvient, en semant son chemin d’épaves, à sauver de la capitulation imminente la place ou l’armée qu’il a mission de ravitailler.
Les conséquences du combat des îles Ægades furent immenses. Amilcar comprit sur-le-champ la portée décisive de cette défaite. Carthage luttait depuis vingt-quatre ans ; elle était à bout de ressources et d’énergie. Sur le conseil d’Amilcar, le sénat demanda la paix. Les conditions imposées par Rome étaient dures ; la continuation de la guerre ne pouvait que les rendre plus cruelles encore. Une génération nouvelle ferait peut-être mieux ; il fallait lui laisser le temps de grandir. Les Romains avaient perdu sur mer, pendant cette longue guerre, sept cent quatre-vingt-quatre quinquérèmes et plus de 300,000 hommes ; les Carthaginois, 220,000 hommes et cinq cent quatorze vaisseaux.
Il est triste, profondément triste de songer que la guerre, si heureuse qu’elle soit, ne conclut jamais rien : Amilcar vaincu légua comme héritage sa haine à son fils. Les vainqueurs devraient y regarder à deux fois avant de provoquer par leurs exigences le serment d’Annibal. Je n’ai point à m’occuper de la seconde, ni de la troisième guerre punique : la marine n’y joua qu’un rôle effacé. Si j’étudiais les phases de cette lutte sanglante qui faillit ne pas tourner à l’avantage des Romains, il me serait facile de montrer où peut conduire l’abus de la victoire. Quand, après la bataille de Cannes, l’armée carthaginoise campait aux portes de Rome, le sénat eut raison de mettre héroïquement en vente le champ où Annibal avait dressé ses tentes ; mais tout l’héroïsme du sénat romain n’aurait pas sauvé la ville éternelle : Rome dut son salut aux dissensions qui choisirent ce moment pour éclater à Carthage. Recueillons-nous ici et faisons en silence un retour sur nous-mêmes : quelques faveurs que lui octroie le sort, toute maison divisée, l’évangile nous l’apprend, est fatalement destinée à périr. La leçon est banale ; elle n’a cependant, que je sache, profité, ni dans les temps anciens, ni dans les temps modernes, à aucun peuple en proie aux fureurs des partis. Ce qui serait non moins digne de remarque, c’est la fortune de Rome, dès que Rome n’eut plus de rivale à craindre. Toutes les vertus civiques du peuple-roi en quelques années s’évanouirent, et, de sa vieille ardeur guerrière, il ne resta plus à ce peuple gâté par la victoire que les transports jaloux d’une nation mûre pour la guerre civile.
La guerre civile a aussi ses annales ; je voudrais ne pas être obligé d’ajouter qu’elle a eu, comme la guerre étrangère, ses gloires. César et Pompée firent assaut de manœuvres habiles : l’évacuation de Brindes par Pompée est assurément un des mouvemens les mieux combinés dont l’histoire fasse mention. Un port barré, une ville infidèle, un ennemi prêt à escalader les murs, tels sont les obstacles dont il fallait triompher. Pompée s’échappa cependant de la place investie avec vingt cohortes, sans même laisser à César le moyen de le suivre. La facilité avec laquelle les anciens transportaient le théâtre de leurs opérations d’un rivage à l’autre aurait lieu de nous surprendre si nous ne savions que, pour eux, l’instrument de transport était en même temps l’instrument de débarquement.
Lorsqu’éclatèrent les premiers démêlés entre Octave et Antoine, les efforts d’Octavia, femme d’Antoine et sœur chérie d’Octave, réussirent un instant à rapprocher les deux triumvirs. Une entrevue eut lieu dans le golfe de Tarente : Antoine, toujours confiant, toujours chevaleresque, ne songeant qu’à dompter les Parthes, eut l’imprudence d’échanger, contre deux légions que son rival lui céda, cent galères et vingt brigantins. Il donnait ainsi au neveu de César ce qui lui manquait : une flotte de guerre. À dater de ce jour, son arrêt fut signé. Le monde a beau être vaste ; il est trop étroit pour deux ambitieux. Octave, de retour à Rome, n’a plus d’autre pensée que de soulever le peuple contre Antoine. Il connaît la puissance de l’opinion publique et ne néglige rien pour la mettre de son côté. Idole des soldats, Antoine, au contraire, ne songe pas assez à ménager la fierté des Romains ; l’affection de son armée lui suffit. On a souvent comparé de son vivant ce brillant lieutenant de César à Hercule : du demi-dieu victime de Déjanire, si l’histoire, telle que l’ont écrite les amis de Brutus et les flatteurs d’Auguste, ne nous abuse pas étrangement, Antoine aurait eu surtout les faiblesses. Il accourt à Éphèse avec Cléopâtre : huit cents vaisseaux, seize légions, 120 millions de francs, les deux complices semblent avoir tout rassemblé pour s’emparer à coup sûr de l’empire. La force, sans le moindre doute, est pour eux ; mais la majesté romaine, que leur alliance offusque, prend parti pour Octave.
D’Éphèse, Antoine et Cléopâtre se portent à Samos ; les préparatifs de guerre de part et d’autre s’accélèrent. Des confins de l’Egypte au Palus Méotide, l’Asie est en mouvement ; l’Europe n’est pas moins active : les levées d’hommes et d’impôts par lesquelles Octave répond aux efforts de son adversaire ont failli un instant indisposer l’Italie ; la levée faite et l’argent versé, comme l’a remarqué avec son profond bon sens le vieux Plutarque, tout redevient tranquille. La plus grande faute, dans les temps de crise, n’est pas de hasarder sa popularité ; la faute sans remède consiste à manquer d’argent et de soldats. Antoine a fait preuve de résolution et d’activité ; Octave montrera la ténacité qu’il tient de ses ancêtres unie à la dissimulation que lui ont départie les dieux. On a souvent dépeint ce caractère froid, qui ne donnait rien aux satisfactions vulgaires et dont tous les actes ne dénotent qu’un but : demeurer le maître. Le monde a trouvé enfin un grand politique ; ce sont rarement les natures aimables qui le sauvent.
La guerre est décrétée : Antoine et Cléopâtre ont tourné par mer le Péloponèse. Réduite à cinq cents navires de guerre, leur flotte est mouillée à l’entrée du golfe d’Ambracie, aujourd’hui le golfe d’Arta ; la flotte d’Octave reste encore concentrée à Tarente et à Brindes. Elle ne compte que deux cent cinquante vaisseaux. Du poste qu’il occupe sur la limite de l’Acarnanie et de l’Épire, Antoine pourra aisément porter la guerre en Italie ; seulement, il faut que son armée qui s’achemine péniblement par terre vers les lieux où il lui a donné rendez-vous l’ait rejoint tout entière. Les moyens de transport ne lui manqueront pas : la flotte de l’Asie, grossie du contingent formidable de l’Egypte, a rempli tout le golfe de sa masse imposante. On voit dans ses rangs des octères, des décères, mesurant du plat-bord à la surface de la mer près de 10 pieds de hauteur, chargées de tours, de balistes et de catapultes, équipées avec une magnificence que ne connurent jamais les escadres du premier des Ptolémées, ni celles que commandait Démétrius Poliorcète. Cette flotte n’a qu’un tort ; elle est, plus qu’aucune autre, difficile à mettre en mouvement : Cléopâtre s’en apercevra quand elle essaiera d’en faire traîner les débris jusque dans la Mer-Rouge, à travers l’isthme de Suez. Pour combler les vides de ses équipages, on a été obligé de recourir à la presse : voyageurs, muletiers, moissonneurs, tout ce que les sergens recruteurs sont parvenus à saisir est, en dépit des supplications et des murmures, dirigé en hâte sur les vaisseaux à court depuis trop longtemps de rameurs. La Grèce est épuisée : il faut cependant qu’elle subisse encore cette saignée nouvelle. Des hommes ! des hommes ! des hommes ! Sans cesse il en arrive et il en manque toujours. Songez-y donc ! La flotte d’Antoine, ne fût-elle qu’une flotte de trirèmes, demanderait, pour être armée au complet, plus de 100,000 hommes ; il lui en faut le double, si elle est composée en majeure partie de quinquérèmes. Toute l’armée de terre y passerait ; les seize légions de Canidius, les troupes de la Libye, de la Haute-Cilicie, de la Paphlagonie, de la Comagène, de la Thrace et de la Cappadoce qu’ont amenées leurs rois en personne ; celles du Pont, de la Galatie, de la Lycaonie et de la Judée envoyées par Polémon, par Malchus, par Amyntas, par Hérode. Une flotte aussi exigeante ne laisse pas que d’être un gros embarras. On reproche à Antoine de n’avoir pas su profiter des mécontentemens passagers de l’Italie, de s’être endormi dans les fêtes, d’avoir sacrifié le soin de son salut à ses plaisirs. Le malheureux ! qu’on apprécie mal les difficultés de sa situation ! Les renforts sur lesquels il se croyait en droit de compter se dissipent en route ou se fondent en chemin ; au lieu de ces renforts, c’est Octave avec ses liburnes qui arrive. Les liburnes, ce sont les trières de l’Illyrie ; une marine de pirates que feront revivre au moyen âge les Uscoques. Aux corsaires de Sextus Pompée Octave n’a pu opposer avec succès que ces navires agiles qui franchissent avec plus de facilité que les trières d’Athènes l’isthme de Corinthe sur des rouleaux, l’isthme d’Ambracie sur des peaux de bœufs enduites de matières grasses : il en a formé le gros de sa flotte. Deux années de campagne les ont aguerris ; un véritable homme de mer, Agrippa, les commande. Antoine avait mouillé sa flotte à l’entrée du golfe, sous le promontoire d’Actium. L’apparition soudaine de l’ennemi le prend en défaut ; la plupart de ses galères sont encore dégarnies de soldats.il paie résolument d’audace, fait prendre sur-le-champ les armes aux épibates et défourneler les rames. Pendant que sur les ponts étincelle le fer fourbi des piques, les avirons poussés en dehors donnent aux vaisseaux l’apparence d’une flotte qui n’attend que le signal de son chef pour appareiller. Le stratagème est habile et fait, suivant moi, grand honneur au sang-froid du général surpris. Octave, qui se préparait à l’attaque, reste intimidé ; il recule devant un pareil déploiement de forces et se contente d’aller asseoir son camp en face du camp d’Antoine, sur la pointe opposée du goulet. C’est là que s’élèvera un jour la ville de la victoire, Nicopolis.
Lorsqu’en 1855, les transports russes eurent évacué les établissemens du Kamtchatka, ils trouvèrent sur les côtes de la Tartarie chinoise, dans la baie de Castries reconnue pour la première fois par La Pérouse, un refuge où ils avaient tout lieu de penser qu’aucun croiseur ennemi ne viendrait les troubler. Un capitaine anglais finit cependant par découvrir leurs traces, et des forces supérieures apparurent à l’entrée de la baie. Les Russes se sauvèrent alors, comme se sauva Antoine en l’année 31 avant Jésus-Christ, par leur bonne contenance. Ils surent donner à leurs navires de charge, incapables d’opposer à un assaut hardi une résistance sérieuse, l’apparence menaçante de vaisseaux de guerre. Les Anglais hésitèrent et voulurent se réserver le temps de rassembler des moyens d’attaque plus puissans ; lorsqu’ils revinrent, les Russes avaient franchi les bancs d’un canal que jusqu’alors on avait cru un isthme et se reposaient de leurs justes alarmes dans le fleuve Amour. Semblables ruses réussissent à la guerre bien plus souvent qu’on ne pense : il faut applaudir à l’esprit ingénieux qui sait ainsi se sortir du péril ; mais on aurait grand tort déjuger avec une rigueur extrême la prudence qui s’est laissé prendre à une apparence trompeuse. Il est difficile d’apprécier exactement des forces qu’on ne peut approcher sans se mettre dans l’impossibilité de reculer, et la méprise anglaise ne mériterait guère d’être rapportée, si elle n’était la justification de l’amiral Linois abusé par un stratagème analogue dans les eaux de Poulo-Aor. Ganiteaume, i sévère pour son camarade en cette occasion, eut-il la vue plus claire devant Minorque ?
Il était donc permis à Octave de s’abuser sur la situation réelle d’Antoine ; dans le camp ennemi, les fidélités chancelantes ne s’y trompaient pas. Elles devinaient, avec cet instinct qui ne manque jamais à la trahison, que la cause pour laquelle les avaient armées un dévoûment trop prompt et un zèle irréfléchi était, depuis l’arrivée d’Octave en Épire, une cause tout à fait désespérée. Domitius, le premier, monte sur une barque légère, se glisse hors du port et va offrir ses services à César. Antoine ne s’indigne pas, il ne maudit pas la fortune : il renvoie au transfuge ses équipages et ses serviteurs que Domitius n’a pas pris le temps d’emmener. Que de douceur envers le sort contraire ! Que d’indulgence pour un si cruel abandon ! L’histoire ne se laissera-t-elle pas un peu attendrir en faveur de ce géant naïf qui, après avoir été un lieutenant fidèle, rencontre chez ses lieutenans une si grande hâte à déserter ses drapeaux ? Le branle est donné : deux rois à leur tour passent à l’ennemi. Le temps presse ; il faut se résoudre à prendre un parti, avant que l’armée se dissolve. La Grèce n’est plus tenable ; on l’a trop pressurée. Gagner la Thrace ou la Macédoine, ainsi que le conseille Canidius, pour y combattre avec les secours que promet le roi des Gétes, implique d’abord le sacrifice de la flotte. Quand on aura fait l’abandon des vaisseaux à demi désarmés, trouvera-t-on le roi des Gètes exact au rendez-vous ? Ce barbare a pensé sans doute s’engager envers le plus fort ; peut-on espérer qu’il se trouvera lié envers l’infortune ? C’est donc au métier de fugitif que Canidius ose convier le plus brillant soldat de Rome ! Cléopâtre a raison quand elle conjure Antoine de reporter le théâtre de la guerre en Asie. Les vétérans se soucient médiocrement, il est vrai, de s’en fier de leur salut à la mer ; s’il faut mourir, ils voudraient au moins mourir debout, les armes à la main, mourir sur un terrain qui ne trahira pas leur courage. Ce n’est qu’avec la plus vive répugnance qu’ils s’embarquent. Antoine les rassure : la physionomie du héros a gardé le vaillant sourire qui soutenait l’armée quand elle était assaillie par les Parthes : le danger n’était-il pas plus grand quand on dut se frayer un chemin à travers les montagnes de l’Arménie ? S’il garde quelque inquiétude, Antoine a depuis longtemps appris à dominer les secrètes angoisses de son cœur. Sa résolution est irrévocable : il forcera le passage, dût-il laisser une partie de sa flotte sur le champ de bataille. Pour premier sacrifice, il fait brûler tous les vaisseaux égyptiens, à l’exception de soixante qu’il juge en état, par leur construction et par leur armement, de le suivre. Il possédait, quand il vint mouiller sur la rade d’Actium, cinq cents vaisseaux de guerre ; il lui en restera trois cent soixante, tous galères à trois rangs au moins de rames : plusieurs en comptent de cinq jusqu’à dix. Sur ces galères, Antoine fait monter 20,000 fantassins et 2,000 hommes de trait. Sa résolution de pousser en avant à tout prix, à tout risque, est si bien arrêtée qu’il refuse de laisser à terre les grandes voiles qui vont charger inutilement les antennes, embarrasser les ponts sans profit. Si Antoine ne se proposait que de combattre, pourquoi résisterait-il obstinément sur ce point aux instances réitérées des pilotes ? Ses navires sont plus lourds que les vaisseaux d’Octave ; il faut de graves motifs pour négliger de les alléger. Mais prétend-on passer d’Acarnanie en Égypte avec le seul secours des rames ? C’est en Égypte que la flotte va se rendre ; ses voiles lui sont indispensables pour accomplir une si longue traversée.
La saison cependant s’avance : la mer, si l’on n’y prend garde, sera bientôt fermée ; déjà, pendant quelques jours, de grandes brises ont soufflé du large sans interruption. Le 2 septembre, le vent tombe et la mer s’aplanit. La position choisie par Antoine pour défendre l’entrée du golfe d’Ambracie était excellente. On n’arrive en effet au promontoire d’Actium que par un goulet qui n’a guère plus d’un demi-mille de large, et encore ce passage que nous désignons aujourd’hui sous le nom de détroit de Prévésa, est-il rétréci dans son étendue par de nombreux hauts-fonds. C’était un avantage, quand on voulait rester sur la défensive ; le chenal encombré et sinueux devient au contraire un fâcheux obstacle, le jour où l’on s’apprête à déboucher du golfe pour franchir de vive force les lignes ennemies. Dans une passe dont la partie navigable n’excède pas en largeur un kilomètre, il est à peu près impossible de ranger plus de vingt-cinq ou trente galères de front. Une seule galère, les rames : étendues, n’occupera-t-elle pas un espace de 26 mètres, si l’on veut bien nous concéder que, sous ce rapport, les vaisseaux des anciens n’ont pas dû différer très sensiblement des bâtimens à rames du XVe et du XVIe siècles ? Trois cent cinquante navires ne sortiront pas à la fois du golfe d’Ambracie, à moins qu’ils ne se résignent à se ranger sur douze ou quinze files de profondeur. La phalange sera forte, sera-t-elle manœuvrante ? Antoine n’a que trop prévu ce grave inconvénient. « Méfiez-vous surtout, dit-il au pilote, de la bouche étroite du port. » Il espérait qu’en le voyant lever l’ancre. Octave se déciderait à venir à sa rencontre : il combattrait alors appuyé au rivage, et les deux flottes auraient également à souffrir des hauts-fonds. Voilà pourquoi, après l’appareillage, il s’avance lentement vers la haute mer, si lentement, qu’Octave douta un instant que la flotte ennemie eût en réalité levé l’ancre. Le neveu de César a quitté à son tour le mouillage de la côte d’Épire ; il se gardera bien d’aller se placer sur un terrain où il perdrait la faculté de manœuvrer. N’est-ce pas à l’agilité de ses liburnes qu’il se confie pour racheter l’infériorité de leurs masses ? Il attend Antoine à l’issue de la passe, avec tous ses vaisseaux rangés en bataille, les maintenant à une distance de 1,500 mètres environ de la plage.
C’est presque toujours à midi que s’engagent les grandes batailles navales. C’est à midi que les flottes se sont jointes dans les journées de Lépante et de Trafalgar ; à midi que nous avons attaqué Sébastopol et Kinburn. La matinée se trouve fatalement absorbée par le temps passé à se reconnaître mutuellement, à se rapprocher, à se disposer au combat. Le 2 septembre de l’année 31 avant notre ère, à midi précis, les vaisseaux d’Antoine se trouvèrent massés à l’entrée du golfe et prêts à s’élancer sur la flotte ennemie. Les deux chefs font, en ce moment, accoster le long du bord leurs chaloupes. Jamais général prudent n’a donné le signal de l’attaque sans avoir, quand les circonstances le permettent, passé une dernière fois la revue de ses troupes. Don Juan d’Autriche ne manquera pas plus à ce devoir qu’Antoine et Octave. Les deux généraux romains se sont donc embarqués dans les légers esquifs qu’ils traînent à la remorque. Ils parcourent rapidement la ligne, insistant sur leurs ; derniers ordres, renouvelant leurs exhortations, montrant à tous un front qu’aucun nuage n’assombrit et portant l’assurance de la victoire dans leur regard. Pendant ce temps, l’ordonnance générale se rectifie, les bâtimens tombés en travers se redressent, les vides se comblent et les divisions trop espacées se serrent l’une contre l’autre. La brise du large vient de s’élever ; un léger clapotis blanchit la crète des vagues.
Tout est prêt : Antoine et Octave sont remontés à bord de leurs galères prétoriennes. Les troupes laissées à terre couvrent, de chaque côté du goulet, les deux promontoires : Canidius, à droite, a rangé sur la côte de l’Acarnanie ce qui lui reste des légions asiatiques ; Taurus occupe, à gauche, avec les soldats venus de Tarente, la pointe que projette en avant le rivage de l’Épire. La flotte d’Antoine, d’un élan vigoureux, s’ébranle la première. Antoine est en tête avec Publicola ; Cœlius a été placé à l’arrière-garde ; Marcus Octavius et Marcus Justeius conduisent le centre. La ligne d’Octave serait trop facilement percée si elle essayait d’opposer son front mince à cette avalanche. Ses vaisseaux, ne l’oublions pas, sont des vaisseaux de construction légère : ce n’est pas seulement proue contre proue qu’ils ne peuvent lutter ; frapperaient-ils parle flanc les galères phéniciennes que leur éperon ne réussirait probablement pas à les percer. Les rostres romains ne se sont jamais attaqués qu’à des carènes fragiles ; on les a vus reculer devant la grossière architecture des Vénètes. C’est précisément l’aile droite, commandée par Octave, que menace la masse imposante qui débouche en ce moment du golfe : cette aile se rejette, brusquement et par un mouvement d’ensemble, en arrière. L’arène, d’abord étroite, insensiblement s’élargit. Les vaisseaux d’Antoine ne gagnent cependant qu’avec peine et avec une lenteur infinie du terrain ; ils ont à refouler une fraîche brise de nord, et les hautes tours dont leur pont est chargé offrent au vent une fâcheuse résistance. Octave n’en aurait pas moins tort de plier trop longtemps devant cette escadre empêchée ; il lui laisserait ainsi la faculté de se dégager peu à peu des entraves du détroit et de se développer sur un front tellement étendu qu’il deviendrait impossible de la déborder. Déjà Publicola tient avec l’avant-garde Agrippa en échec : Agrippa faisait mine de vouloir l’entourer ; pour déjouer ce mouvement, Publicola n’a pas craint de se séparer du centre. Octave voit sur ce point la mêlée engagée ; il reporte, sans plus hésiter, l’aile droite en avant.
On est trop porté à traiter dédaigneusement les armes de jet des anciens : nous savons le grand rôle qu’ont joué dans les combats de mer du moyen âge les arcs anglais et les arbalètes catalanes ; la bataille d’Actium ne fut pas un combat de choc ; ce fut, comme la bataille de l’Écluse et comme la bataille de Salerne, un combat d’artillerie ; les archers et autres gens de trait emportèrent l’avantage. Les liburnes d’Octave profitèrent habilement de leur marche supérieure, de leur facilité de manœuvre pour tenir les galères ennemies à distance. Elles se réunissaient en groupes de trois ou quatre navires et s’attaquant ainsi à une seule quinquérème l’accablaient de flèches, de pierres et de javelots. « L’action, nous dit Plutarque, demeurait indécise, quand Cléopâtre et Antoine prirent la fuite. » Je n’ai que l’autorité de Plutarque lui-même pour contester un fait qui a depuis longtemps acquis droit de cité dans l’histoire ; je n’en repousse pas moins énergiquement l’assertion qui a tant contribué à flétrir la mémoire du lieutenant de César. Qu’on ne m’accuse pas de vouloir faire ici du roman, de me complaire à des réhabilitations impossibles. Je crois absolument ce que j’écris : si je me suis donné tant de peine pour fouiller tous ces textes qui m’étaient restés jusque-là étrangers, c’est que ma veine se tarit à l’instant quand elle cesse de s’alimenter aux sources de la certitude. Je puis, à coup sûr, m’égarer dans ces sinueux dédales où je m’obstine à poursuivre une conviction qu’aucun nuage n’obscurcisse, mais je n’affirmerai pas que je suis convaincu quand je ne rapporterai de mes patientes recherches qu’un doute découragé. Or, après avoir étudié soigneusement toutes les phases de la bataille d’Actium et les incidens qui l’ont précédée, je n’hésite plus : j’affirme, avec la conscience de posséder enfin la vérité, qu’Antoine n’a pas fui et que toute sa conduite, dans cette grande occasion, ne fut que l’effet d’un dessein longuement prémédité.
Marchons dans cet examen pas à pas, car chaque mouvement aura son importance :je vais m’efforcer d’élucider les faits, la carte hydrographique publiée en 1865 par le capitaine Maxwell et le récit de Plutarque sous les yeux. Le vent du nord est le vent habituel dans ces parages. Dès qu’une flotte a vidé le détroit de Prévésa, elle n’a qu’à céder au vent ; le vent l’emportera rapidement au large de Leucade, au large de Céphalonie, vers les côtes du Péloponèse. Le centre d’Antoine était vivement pressé par Arrontius ; Antoine en personne combattait contre Octave. Les soixante vaisseaux de Cléopâtre, placés à l’arrière-garde, sortaient les derniers du golfe ; nul ennemi, en ce moment, ne leur fermait la route : toute la flotte d’Octave était occupée. À peine ces vaisseaux ont-ils doublé la pointe extrême de l’Acarnanie qu’on les voit déployer leurs voiles et passer comme un nuage à travers les combattans. Était-ce là une fuite ? n’y reconnaissons-nous pas plutôt l’exécution du plan arrêté, après mûre délibération, en conseil ? Je n’ai certainement que des présomptions à opposer sur ce point à l’opinion admise depuis des siècles ; je n’insisterai donc pas. Cléopâtre s’est enfuie, je le veux bien, quoique l’accusation me semble souverainement injuste, mais Antoine ! Si l’âme d’un amoureux a jamais, selon l’expression du vieux Caton, « abandonné sa demeure habituelle pour aller résider dans un corps étranger, » c’est, on n’en peut douter, l’âme de Nelson. Croit-on que Nelson eût un instant songé à déserter le champ de bataille de Trafalgar, pour courir après lady Hamilton ? Antoine cependant a quitté sa galère prétorienne et est monté à bord d’une quinquérème : il vole à la suite de celle qui le perd ; il fuit, abandonnant les soldats dont il est l’idole et qui meurent pour lui ! Je le demande aux juges les plus prévenus : est-ce vraisemblable ? est-ce possible !
Il importait peut-être à la paix du monde qu’Antoine fût calomnié. Ecrasez tant qu’il vous plaira, pour que la patrie épuisée respire, tous les souvenirs qui vous gênent, mais laissez au moins à la postérité le droit de douter. Eh bien ! moi, je doute et je doute très fort de la lâcheté d’Antoine. « Les vaisseaux ronds en grand nombre, dit Plutarque, suivent Antoine ; des galères, à leur tour le rejoignent. » Selon mon sentiment, ce sont là les navires qui ont obéi aux ordres donnés avant la bataille ; les autres ne l’ont pas voulu ou ne l’ont pas pu.
« Traversez la ligne ennemie, si la ligne ennemie veut vous barrer la route ! » le premier consul demandait-il autre chose à Ganteaume quand il l’envoyait porter des renforts et des munitions à l’armée d’Egypte ? N’est-ce donc pas la manœuvre qu’exécuta Tegethoff à Lissa ? Pourquoi voudrait-on qu’Antoine, bloqué en quelque sorte dans le golfe d’Ambracie, ne l’eût pas tentée à la journée d’Actium ! S’il eût réussi, ne déconcertait-il pas tous les plans d’Octave ? Et quel meilleur parti croit-on qu’il pût tirer d’une flotte considérable, mais à court de rameurs, dont le seul espoir devait être de s’ouvrir un chemin à la voile ? « Tous les grands événemens de ce globe, remarque avec raison Voltaire, sont comme ce globe même, dont une moitié est exposée au grand jour et l’autre dans l’obscurité… Dès qu’un empereur romain a été assassiné par les gardes prétoriennes, les corbeaux de la littérature fondent sur le cadavre de sa réputation… L’intérêt du genre humain est que tant d’horreurs aient été exagérées ; elles font trop de honte à la nature. » Plutarque n’est pas méchant, mais son bisaïeul Nicarque lui a conté de singulières histoires ; puis sont venues, transmises de bouche en bouche, les dépositions d’affranchis. Le beau témoignage, en vérité ! Savez-fous qui j’en aurais voulu croire à la place de Plutarque, si toutes les voix contraires à la version que propageaient les partisans d’Auguste n’eussent été, dans un dessein trop-facile à comprendre, soigneusement étouffées ? J’en aurais cru Lucilius. À la bataille de Philippes, Lucilius se donna pour Brutus et laissa ainsi au grand conspirateur vaincu le temps de s’échapper. Ce même Lucilius fut sauvé d’un trépas imminent par Antoine : jusqu’au dernier moment, à partir de ce jour, il suivit la fortune du lieutenant de César et lui resta fidèle. On n’inspire pas à des Lucilius un aussi constant dévoûment quand on est le misérable que n’a pas craint de nous montrer Plutarque.
La bataille d’Actium dura quatre heures : il y périt, au rapport de Plutarque, environ 5,000 hommes. C’était une faible perte pour de si nombreuses flottes et pour une journée de cette importance. D’autres calculs ont porté, il est vrai, la durée du combat à quatorze heures, le faisant commencer à cinq heures du matin et finir à sept heures du soir : une action navale est rarement aussi-prolongée. Orose a également évalué les pertes de la seule flotte d’Antoine à 12,000 morts et 6,000 blessés : Orose n’est pas d’accord avec les souvenirs d’Auguste lui-même. Ce qui demeure certain, c’est que trois cents vaisseaux, le 2 septembre de l’année 31 avant Jésus-Christ, se rendirent à Octave ; sept jours après, les soldats de Canidius faisaient également leur soumission au vainqueur. Pendant que la Grèce, délivrée du poids qui l’oppressait, acclamait avec enthousiasme Octave, Antoine allait débarquer en Libye ; Cléopâtre continuait sa route vers l’Égypte. Le signal des défections par malheur était donné ; les rois, les lieutenans, les soldats, ceux même dont un reste d’affection pour leur intrépide général avait paru un instant ranimer le courage, tous, l’un après l’autre, se détachaient d’une cause qui semblait irrévocablement perdue. Octave était arrivé en Syrie ; Antoine alla rejoindre en Égypte le seul allié qui, dans sa détresse suprême, ne l’abandonnât pas. « Voici, dit-il un jour, après une escarmouche heureuse, le plus brave de mes cavaliers ; c’est lui qui, dans cette affaire, s’est le mieux battu. » Cléopâtre félicite le vaillant champion ; elle fait apporter sur-le-champ un casque et une cuirasse d’or ; de ses propres mains, elle en arme la bravoure fidèle. Le soldat se retire, emportant le prix de son courage : dans la nuit même, il se rend au camp de César. Près d’une année s’écoule dans cette lente agonie ; enfin le dernier espoir et la dernière fidélité s’évanouissent ; pour échapper à la servitude, Antoine n’a plus que le moyen qui a sauvé Caton, que la ressource invoquée après la défaite par Brutus. Il se frappe de son épée ; Cléopâtre ne le fait pas trop longtemps attendre dans la tombe.
Voilà certes deux grandes victimes des troubles civils ; la pensée du devoir ne semble jamais les avoir beaucoup inquiétés ; mais où était le devoir à cette heure ? Quelle âme, au milieu du désordre affreux des idées, en avait conservé la juste notion ? Les dieux étaient partis, et un peuple qui n’a plus de dieux n’a plus de loi morale. Heureux les cœurs qui, lorsque le ciel est vide, trouvent encore dans leur bonté native l’essence de quelques vertus, qui restent généreux, compatissans, fidèles, parce que tel est leur instinct ! Antoine n’est certes pas un exemple à offrir, mais il a reçu de la nature certains dons qui impriment à ses erreurs et à ses infortunes je ne sais quoi de touchant. Dans un siècle où la duplicité et la férocité basse se donnaient si largement carrière, je regrette de voir les sévérités de l’histoire s’acharner sur ce bon sauvage. Antoine me rappelle les héros de l’Arioste, — Renaud de Montauban et Roland le Furieux. — Quant à Cléopâtre, si elle a donné à son amant un philtre, si elle a causé la ruine du malheureux Antoine en le provoquant à offenser la majesté romaine, elle est du moins restée jusqu’à sa dernière heure digne de ses aïeux grecs, car elle a gardé pour elle le poison.
Pas plus que Salamine, Actium n’a le droit d’élever un trophée « à la gloire des masses. » Je verrais bien plutôt, pour ma part, dans les péripéties de ce grand combat, un nouvel encouragement à rompre avec les tendances de notre architecture babylonienne. La marine de l’avenir s’ignore encore elle-même ; l’intérêt de la France est de lui révéler le plus tôt possible ses destinées et de la pousser résolument dans la voie des faibles tirans d’eau. La France, en effet, possède, sur la partie même de son littoral qu’on croirait le plus déshéritée, d’excellens et nombreux abris d’où nos flottes ne se trouveraient pas exclues si la profondeur du chenal qui y conduisait autrefois les vaisseaux de Guillaume le Conquérant et ceux de Philippe le Bel n’avait cessé d’être en rapport avec les dimensions exagérées de nos constructions navales. La France est, en outre, le seul pays au monde qui puisse nourrir l’espoir de mettre en communication par un réseau fluvial la Méditerranée, l’Océan et la Manche. Ce réseau ne me paraît pas destiné à recevoir jamais des navires de guerre (pareils à ceux que nous construisons en ce moment ; il sera très probablement accessible dès demain à des bâtimens dont le tirant d’eau en pleine charge n’excéderait pas 2 mètres : semblables bâtimens peuvent aller jusqu’en Amérique. Avec la vapeur, les conditions de navigabilité ne sont pas les mêmes qu’avec le moteur capricieux dont nous nous sommes contentés si longtemps : nous n’avons plus besoin d’opposer de grands plans de dérive aux forces obliques qui jetaient le navire à voiles sous le vent de sa route ; nous ne louvoyons plus, nous ne nous traînons plus sous cette allure exigeante et pénible qu’on appelait le plus près ; de quelque point que vienne à souffler la brise, nous marchons droit devant nous ; les résistances latérales de la carène nous sont devenues inutiles ; elles ne feraient que ralentir notre vitesse par le frottement. L’ampleur inusitée des carènes actuelles n’a donc qu’une excuse : elle est motivée par la nécessité de donner à nos vaisseaux de guerre un déplacement qui leur permette de porter des cuirasses dont le poids s’aggrave tous les jours. Que la cuirasse disparaisse, et le problème changera soudain de face.
Le monde maritime est aujourd’hui en proie à une anxiété qu’il n’avait jamais connue jusqu’à présent ; mille doutes assiègent les esprits les plus éclairés et les caractères les plus résolus. En Italie, on croit sage de consacrer toutes les ressources dont dispose le budget naval à la construction de quelques navires gigantesques qui ne puissent rencontrer leurs égaux sur les mers : le Duilio de onze mille six cents tonneaux a engendré l’Italia de quatorze mille trois cent quatre-vingt-dix. Émue non sans raison, l’Angleterre s’est hâtée de mettre en chantier cinq vaisseaux cuirassés de dix mille six cents à onze mille cinq cents tonneaux : le Northumberland, l’Agincourt, le Minotaur, le Dreadnought, l’Inflexible. La France pouvait-elle se défendre d’obéir, elle aussi, à cette marche progressive ? Les frégates de cinq mille huit cent dix-neuf tonneaux, telles que la Provence citée dans son remarquable travail par M. le vice-amiral italien Saint-Bon, font place à l’Océan d’abord, de sept mille sept cent quarante-neuf tonneaux, au Friedland ensuite de huit mille neuf cent seize, à la Dévastation de neuf mille six cent trente-neuf, au Duperré de dix mille six cent quatre-vingt-six, au Formidable de onze mille quatre cent quarante-et-un. Puis tout à coup un mouvement inattendu d’opinion se produit : provoqué par un de nos officiers les plus distingués et les plus regrettés, par le vaillant, par le savant amiral Touchard, ce mouvement se propage et, de proche en proche, finit par gagner l’Angleterre. Le major Arthur Parnell, du corps du génie anglais, vient lui prêter l’appui de son incontestable compétence et propose de constituer la marine britannique sur un plan entièrement nouveau. On aura trois flottes : la flotte de siège composée de navires cuirassés d’un faible tirant d’eau ; la flotte de combat, sans voile et sans cuirasse, ne comprenant que des navires d’un déplacement de quatre mille tonneaux au plus, mais fortement armée et portant un très grand approvisionnement de charbon ; la flotte de croisière enfin destinée à couvrir les mers et à en conserver la jouissance exclusive au commerce anglais ou au commerce des amis de l’Angleterre. Dans cette troisième flotte on fera entrer les vieux cuirassés qui peuvent marcher à la voile comme à la vapeur et on leur adjoindra les frégates, les corvettes à voiles, les bâtimens même plus légers qui ont gardé quelque force militaire. La défense des côtes fort exposées à de soudaines attaques, — car les côtes de la Grande-Bretagne présentent un développement de 2,720 milles, — sera confiée à une nombreuse flottille de canonnières, d’avisos et de bateaux-torpilles.
Quel parti va-t-on prendre ? On versera bien des flots d’encre encore, en attendant peut-être les flots de sang, — puisse le ciel nous les épargner ! — avant d’avoir arrêté le programme définitif de cette marine, qui n’est, suivant une expression de la philosophie allemande, qu’un décevant et perpétuel devenir. Hésitons ! tâtonnons ! je n’y mets pas obstacle, car ma propre pensée ne serait fixée que le jour où l’on m’apprendrait d’une façon certaine à quel but invariable tend notre politique. Hésitons ! tâtonnons ! je le répéterai volontiers, mais défendons-nous, de grâce, des ruineuses et inefficaces retouches où s’est trop souvent englouti le plus clair de notre argent. Ce sont ces transformations incessantes, — oserai-je risquer le mot ? — ces ressemelages qui déroutent, compromettent et finiraient par exaspérer la science de nos ingénieurs. Est-il juste de venir, au moindre propos, placer leur œuvre, cette œuvre qui fait leur gloire, dans des conditions tout autres que celles qu’ils avaient prévues ? En 1858, apparaît la Bretagne. C’était, sans contredit, un admirable navire. Il prend fantaisie à nos officiers d’échanger les canons de 30 de la batterie basse pour des pièces de 36 et des obusiers : la surcharge est considérable ; la Bretagne enfonce d’autant dans l’eau et on se plaint qu’elle n’ait pas assez de hauteur de batterie ! Le Magenta et le Solférino avaient-ils leurs pareils au monde, quand ils sortirent du port avec leurs cinquante pièces de 0m,16 ? Ne risqua-t-on pas de les gâter, le jour où l’on voulut charger leurs ponts, incapables de porter semblable fardeau, des bouches à feu tout récemment fondues de 0m,24 ? Les qualités nautiques de ces vaillans vaisseaux étaient si remarquables qu’ils sortirent victorieux de la cruelle épreuve. Il fallut cependant, pour étayer les ponts qui gémissaient, enterrer dans la cale une forêt d’épontilles. La science marche : suivez-la, mais d’une façon franche et non pas en quelque sorte détournée. Les vieux types peuvent avoir en plus d’une circonstance, pour certaines expéditions spéciales, leur utilité ; tenez-les donc, tels qu’ils sont venus au monde, en réserve et, pendant ce temps, prenez soin que les types nouveaux ne soient pas déjà hors de mode, quand la mer les recevra. Ceux-là, faites-les au moins descendre, jeunes encore, des chantiers ! Vous le pouvez, si vous consentez à vous interdire de distraire jamais, pour les appliquer à des travaux de transformation, les ouvriers promis aux constructions neuves.
Il n’entre certes pas dans ma pensée de conseiller dès à présent cette mesure extrême du décuirassement qui a ses partisans habiles et convaincus, mais qui me laisserait fort inquiet si je la voyais, au point où en sont les choses, brusquement adoptée. Il n’existe point, pour le moment, de véritable (lotte de guerre sans cuirasse, et la preuve en est dans le soin judicieux que nous prenons toujours d’assurer à nos stations les plus lointaines l’appui de quelques bâtimens cuirassés. On ne peut toutefois méconnaître que la science nous ouvre, à chaque instant, des horizons nouveaux. Si nous demeurons attentifs à ses découvertes, il n’est pas impossible que, dans quelques années, les moyens d’attaque aient subi des modifications assez radicales pour que l’hoplite, se sentant visé désormais au talon, juge superflu de charger son bras du bouclier. Toute invention qui menace le canon de déchéance doit compter d’avance sur nos sympathies, car c’est le canon, avec ses portées prodigieuses, avec ses pénétrations incroyables, avec la précision jusqu’ici inconnue de son tir, qui nous impose les remparts de fer derrière lesquels matelots et machines se réfugient. Suspendre aux flancs du vaisseau de combat des enclumes capables de résister à d’aussi vigoureux coups de marteau ou enfermer dans la cale du navire désarmé une force latente qui lui prête, le cas échéant, des ailes pour la retraite, voilà l’alternative à laquelle nous ont acculés les récens progrès de l’artillerie. Armure ou chaudières, il n’y a que des léviathans dont le déplacement s’accommode de cet encombrement ou de cette surcharge. Nos vaisseaux de combat sont grands, nos croiseurs deviendront énormes. Connaissez-vous pourtant d’autre moyen d’occuper la haute mer ou d’inquiéter par des pointes hardies ceux qui voudraient en conserver l’empire ? Acceptez-vous la responsabilité de conduire au combat une flotte sans cuirasse contre une flotte cuirassée ? Vous figurez-vous la guerre de course possible avec des navires dépourvus d’un vaste approvisionnement de charbon qui les dispense de recourir trop souvent à la bienveillance douteuse des ports neutres ? Si telle est votre audace, je l’admirerai peut-être, je ne l’imiterai pas. La haute mer sera toujours, suivant moi, le domaine des vaisseaux qui pourront braver le canon, soit par la résistance de leurs murailles, soit, par la rapidité de leurs allures : elle appartient aujourd’hui sans conteste aux gros bâtimens. Mais les gros bâtimens ont de grands tirans d’eau ; l’approche du littoral, surtout d’un littoral baigné par des eaux basses, les condamne, dès les premiers pas, à une marche circonspecte. Au fur et à mesure que le terrain devient plus scabreux, la paralysie dont les membres du géant sont atteints fait de rapides progrès ; on s’en aperçoit à l’incertitude croissante de ses mouvemens ; l’occasion ne saurait manquer de le harceler avec avantage. Les bateaux torpilles n’ont aujourd’hui qu’un rayon d’action excessivement borné : ils n’ont pu obtenir la vitesse qui leur est nécessaire qu’à ce prix. Les chaloupes, si nous les réduisons à servir d’affût aux canons monstrueux que nous leur confierons, auront bien moins encore la faculté de s’éloigner du rivage. Néanmoins, ces chaloupes canonnières et ces bateaux-torpilles préparent déjà plus d’une nuit sans sommeil aux capitaines qui, pour ménager un combustible difficile à transborder, laisseront devant le port bloqué tomber l’ancre. La flottille aurait donc son utilité, alors même que la puissance prépondérante de l’ennemi interdirait tout espoir d’offensive à la flotte : son rôle s’agrandit, si la prépondérance se déplace.
J’ai souvent insisté sur la facilité avec laquelle les anciens opéraient des transports de troupes et des débarquemens : la mer était alors, de tous les chemins, le plus fréquenté par les armées ; pourquoi nos bataillons l’ont-ils si complètement désertée aujourd’hui ? Pouvons-nous expliquer cet abandon par l’encombrant bagage que le moindre corps de troupes traîne de nos jours après lui, ou ne devons-nous pas plutôt l’attribuer à l’autonomie jalouse de ces deux classes de combattans qui ne peuvent, en plus d’une occasion, s’entr’aider sérieusement qu’à la condition de se confondre ? Il ne faudrait pas rester toujours trop rigoureusement à cheval sur sa spécialité ; il serait bon de pouvoir au besoin quitter la rame pour le mousquet, et, réciproquement, de savoir, en plus d’une circonstance, déposer le mousquet pour saisir, d’une main qui ne croirait pas déroger, l’aviron. Est-il bien naturel, en effet, d’entasser des soldats dans une embarcation et de les conduire comme un troupeau inerte à la plage ? Le beau but que nous offrons ainsi à la mitraille et que nous prenons bien le moyen de franchir avec rapidité la zone périlleuse ou d’affronter, sans courir le risque d’être submergé, l’agitation imprévue de la mer ! Il serait très facile, je crois, de rassembler promptement le matériel et le personnel propres à une opération de descente, si, au lieu d’écarter systématiquement ce retour aux anciennes pratiques, on lui faisait sa place dans tous les plans de mobilisation. Qu’était-ce autrefois que les épibates et les classiarii milites, sinon cette armée coloniale dont la création s’impose à notre nouvelle organisation militaire ? Des marins fusiliers et des fusiliers marins, pourquoi n’en trouverait-on pas, puisque, sans remonter jusqu’à l’antiquité, nous savons qu’avant d’aller à Ulm nos grenadiers de 1805 mettaient un joyeux amour-propre à montrer qu’ils pourraient au besoin se passer du secours des matelots pour se rendre de Boulogne à Douvres ? Et le matériel ? Je l’ai dit bien souvent, le matériel, il convient pour plus d’une raison de l’improviser. Mais s’est-on jamais demandé quel parti on pourrait tirer de la batellerie fluviale, des barques, mieux appropriées encore à nos besoins, que la pêche côtière et le cabotage ne se font guère scrupule d’envoyer au-devant de la tempête ? a-t-on jamais songé à faire le recensement de toutes ces embarcations à rames et à vapeur qui sillonnent nos rivières ou qui sortent à chaque marée par essaims de nos ports ? Croyez-vous qu’il fût impossible d’indiquer un type à ces constructions privées, de leur imposer même certaines conditions qui permissent de les convertir rapidement en bateaux capables de recevoir des chevaux et des fantassins ? L’organisation de la flottille rencontrera, ne le mettez pas en doute, plus d’un concours précieux et inattendu dès qu’on en admettra seulement l’utilité éventuelle : on le verrait bien, si le grand empereur était venu au monde cinquante ou soixante ans plus tard !
Fouillez, je ne vous demande pas autre chose, la maison de Sylla ; vous y trouverez encore « le javelot qu’il avait à Orchomène et le bouclier qu’il porta sur les murailles d’Athènes. » L’empereur faisait embarquer en deux heures, sur sa flottille composée de mille deux cent cinquante bateaux plats, trois cents péniches, et un millier de bateaux de transport qui furent empruntés, les uns au cabotage, les autres à la grande pêche, 132,000 hommes et huit mille chevaux rassemblés, en vue de la grande invasion, dans les camps d’Étaples, de Boulogne, de Vimereux et d’Ambleteuse : en deux marées il eût pu les jeter sur les côtes d’Angleterre. Si le fameux tunnel en voie d’exécution existait sous la Manche, combien faudrait-il de wagons, de convois et de temps pour accomplir semblable besogne ? Chaque fois qu’il s’agira d’un transport considérable de troupes, les chemins de fer, opérassent-ils du centre à la circonférence, auront une infériorité notable vis-à-vis des flottilles.
On ne saurait trop distinguer les opérations de guerre tentées à de faibles distances de ces expéditions lointaines dans lesquelles la longueur de la traversée et les risques de mer commandent forcément l’emploi des navires de haut-bord. La flottille batave transporta, en 1805, d’Anvers à Boulogne, sur ses trois cent cinquante bateaux plats, 37,000 hommes et mille cinq cents chevaux ; les bateaux-bœufs du capitaine Hugon débarquèrent en 1830 sur la plage de Sidi-Ferruch la majeure partie des chevaux de l’expédition d’Alger. Pour descendre en Écosse avec 1,200 hommes d’armes, 20,000 sergens et quatre mille chevaux, le roi de France, Philippe de Valois, ne comptait employer que deux cents grosses nefs de cent quatre-vingts tonneaux, soixante nefs pescheresses de quarante-huit tonneaux et trente galées. Son illustre adversaire, Édouard III, parti d’Orwell à l’embouchure de la Tamise, amena en un jour, le 24 juin de l’année 1340, sur la côte de Flandre et dans les eaux du port de l’Écluse, 4,000 hommes d’armes et 12,000 archers, qu’il avait embarqués sur cent vingt vaisseaux, « nefs, balengiers et passengiers, » dit Froissart, sur « cent vingt cocche, » prétend Villani.
La flottille, pour des traversées aussi courtes, n’est pas tenue de tout emporter dans un seul voyage. Il suffit que la mer soit libre pour que les convois se répètent et se succèdent à très bref délai. Dans un temps où l’on n’hésite pas à mettre les chemins de fer dans son jeu, il semblerait étrange qu’on reculât devant l’emploi des flottilles. Sans doute il faut des flottes, — j’ajouterai même, tant que la torpille n’aura pas fait plus sérieusement échec au canon et à la cuirasse, des flottes cuirassées. — Il faut des flottes pour occuper la mer ; mais pour tirer parti de cette occupation, il est indispensable de posséder, en même temps que la flotte, une flottille. Sans flottille, on régnera sur le vide et, depuis que le continent se suffit à lui-même, les blocus ont perdu l’efficacité qui nous les rendit jadis si redoutables ; ils ne pourraient plus affamer que l’Angleterre. N’oublions pas d’ailleurs qu’il est certaines mers et surtout certains mois, — les mois noirs, — où les blocus ne sont pas précisément faciles. On peut consulter à cet égard les marins. Si l’on entend imposer pareille surveillance à nos flottes, on fera bien de les faire nombreuses et de leur préparer des relais, car je garantis qu’elles auront quelque peine à se ravitailler et à renouveler leur approvisionnement de charbon à la mer.
Je comprends que l’empereur ébranlé par toutes les critiques de détail, par tous les doutes, par tous les avis timides qui l’assiégeaient, ait reculé devant sa première pensée et se soit résigné à ne tenter le passage de la Manche que lorsqu’il aurait pu occuper ce détroit avec les flottes réunies de Villeneuve et de Ganteaume. Des deux plans successivement éclos dans sa tête puissante je ne veux retenir que le plan qui laissait le moins de prise au hasard. Je rentre donc ici dans le programme banal des descentes protégées par une flotte victorieuse ou par l’ascendant moral qui écarte de l’arène les escadres ennemies. Je ne propose l’étude, la constitution en principe de la flottille qu’après avoir pris soin de mettre hors de question notre suprématie navale ; je demande en même temps que cette flottille soit conçue de façon à pouvoir traverser rapidement, en profitant de nos fleuves et de nos canaux, le vaste territoire qui, par une faveur inappréciable de la Providence, a des débouchés sur trois mers.
La suprématie navale ! voilà, je le répète, toute la base de mon raisonnement. Cette suprématie, je la concède sans compétition et sans jalousie à la puissance qui en a fait la loi même de son existence ; je ne reconnais pas à d’autres le droit d’y aspirer. Contemplez les richesses qui s’étalent au soleil sur tout votre littoral : voulez-vous les livrer aux chances ou tout au moins à l’appréhension constante d’un bombardement ? « Mais qui donc, direz-vous, oserait aujourd’hui songer à bombarder une place inoffensive ? » Pouvez-vous me citer un acte international qui le défende ? Je ne connais qu’un fait à l’appui de la conviction consolante que je voudrais bien partager : c’est la fameuse dépêche expédiée par le télégraphe de Paris à Balaklava aussitôt après la prise de Kinburn. « Défense de l’empereur d’agir contre Odessa. » Un seul exemple d’humeur chevaleresque ne suffit pas peur me rassurer. On n’a pas toujours, si je ne me trompe, épargné les villages et les villes ouvertes ; pourquoi me flatterais-je qu’on respectera mieux les cités maritimes ? « Les pavillons neutres pourront, m’a-t-on fait observer, les couvrir. » Je crains que les pavillons neutres ne se hâtent, au contraire, à l’approche ou à la première sommation de l’ennemi, de les déserter.
En ai-je dit assez pour me faire comprendre, et le moment n’est-il pas enfin venu de concentrer en quelques lignes bien claires le programme que je recommande ? L’état présent comporte, je dirai plus, exige deux espèces de flotte : la flotte de haute mer et la flotte consacrée à la défense des côtes. Il n’est pas impossible que, dans un avenir beaucoup moins éloigné peut-être qu’on ne suppose, ces deux flottes en arrivent à s’associer intimement, sinon à se confondre : semblable combinaison serait pour nous la plus importante des conquêtes. Je ne ferai certes pas à nos magnifiques vaisseaux de combat l’injure de les comparer aux galères d’Antoine ; ce n’est pas l’agilité qui leur manque. Ils ont la vitesse, la giration rapide, et se meuvent, malgré leur longueur, dans un cercle qu’on ne les eût jamais soupçonnés de pouvoir décrire ; ce que je leur reproche, c’est d’être venus dans un monde qui n’a pas été créé pour eux : Dieu, quand il fit les mers, ne les destina pas à être labourées par « ces cyclades flottantes. » Penser que de Cherbourg à Brest on ne peut plus trouver un port assez profond pour recevoir et pour abriter nos vaisseaux ! Saint-Malo, la rivière de Pontrieux, les baies de Morlaix et de l’Abervrach demeurent, par le manque d’étendue plus encore que par le défaut de profondeur, fermés à nos escadres. Ne livrons pas de batailles de la Hougue, car Cherbourg, à lui seul, ne sauverait probablement pas mieux qu’aux jours de Tourville les débris de notre flotte. Il faut avoir le refuge sous la main, — on eût dit autrefois sous son écoute, — quand on se retire dispersé et désemparé d’une action douteuse. D’un autre côté, sera-ce la flottille qui se chargera de défendre nos colonies lointaines, notre commerce au long cours, nos grandes pêches ? On ne va pas si loin quand on a les jambes courtes. Il faut donc se garder des brusques sacrifices, des renoncemens soudains et irréfléchis, mais il faut de tout notre pouvoir poursuivre parallèlement deux fins particulières convergeant au même but : accroître le rayon d’action et l’efficacité militaire de la flottille, diminuer autant que possible le tirant d’eau de la flotte. Toute invention qui nous achemine vers ce résultat, toute nouveauté qui menace les colosses et tend à émanciper les moucherons est un progrès dont la marine française ne saurait trop tôt s’emparer, car il n’en faut pas plus pour doubler en quelques années ses forces et sa puissance.