Les Grands Morts

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Œuvres complètes : La Fin de Satan. La Fin de Satan. DieuOllendorf21 (p. 278-279).
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LES GRANDS MORTS.


Au loin sous une brume aux épaisseurs profondes,
L’œil, dans l’obscurité, plus bas que tous les mondes,
Voit vaguement des fronts énormes s’agiter.

Tâchant encor d’aider l’homme et de l’assister,
Ils sont tous là, pensifs, sur de ténébreux trônes,
Les guides des Sions, des Tyrs, des Babylones,
Tous ceux que la nature et l’art ont pour docteurs,
Tous les contemplateurs et tous les rédempteurs
Qui bravèrent du sphinx la figure camuse,
Tous ceux qui, par l’esprit, la vision, la muse,
Fouillant l’énigme monde et l’énigme destin,
De quelque âge nocturne ont été le matin.
Les plongeurs du chaos, les sondeurs du désastre,
Moïse, Orphée, Hermès, Socrate, Zoroastre,
Michel-Ange, Gama, le chercheur hasardeux,
Milton, Newton, Jean Huss, Tell, Shakspeare ; et près d’eux,
Tous les autres pasteurs des humanités sombres
Que d’autres sphères vont promenant dans les ombres,
Tous les puissants Colombs et tous les Christs divins,
Tous les Dantes, les Jobs, les Luthers, les Calvins,
Et tous les Mahomets de tous les autres globes,
Géants ayant du jour dans les plis de leurs robes,
Sont là ; les Spinosas comme les Aarons ;
Formes d’une autre vie et que nous ignorons ;
Ils ne se parlent pas ; et, d’un geste farouche,
Ils écoutent, penchés et le doigt sur la bouche ;
Leur âme en leurs yeux brille ; ils écoutent le bruit.

Ce concile de l’ombre est assis dans la nuit.
L’esprit monte, descend et plane l’aile haute,
Sur cette formidable et sombre Pentecôte ;
Ils lisent à la fois hier, aujourd’hui, demain ;
Leur crâne est transparent pour leur œil surhumain,
Et chacun d’eux s’adosse à quelque grand pilastre.
Sur leur tête l’idée éclôt et devient astre,
Et luit comme Vénus qui brille au fond des soirs
À l’heure où le bœuf roux descend des abreuvoirs,
Où l’on entend hennir sur les monts les cavales.
Ces comètes qu’on voit passer par intervalles
Avec une lumière immense dans les cieux,
S’allongeant à travers l’éther silencieux,
Flamboyantes, à l’ombre éternelle mêlées,
Sont des langues de feu de leurs fronts envolées.


17 avril 1855