Les Grands Sermonnaires français

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Les Grands Sermonnaires français
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 7 (p. 410-435).
LES


GRANDS SERMONNAIRES


FRANÇAIS





On peut dire de l’oraison funèbre qu’elle commence et finit avec Bossuet. Il n’a eu comme orateur, en ce genre d’éloquence inouïe jusqu’à lui, ni devanciers, ni émules, ni successeurs. Il n’en est pas de même du sermon. Non-seulement Bossuet n’en a pas pris toute la gloire; mais, selon certains juges, il n’y serait même pas le premier. L’histoire du sermon a trois époques, marquées par trois grands noms, Bossuet, Bourdaloue, Massillon. J’essaierai de caractériser ces trois époques et de peser ces trois noms.

Il y faut mettre beaucoup de candeur, et avouer tout d’abord dans quelle mesure nous sommes compétens pour apprécier l’art du sermon.

Le sermon se compose de deux parties distinctes : le dogme et la morale. Dans le dogme, il faut comprendre les mystères, la doctrine de l’église sur toutes les questions de foi, l’histoire des personnes divines, les vies miraculeuses des saints, La morale comprend à la fois la règle des mœurs du chrétien et la peinture de l’homme tel que le christianisme l’a expliqué.

Nous ne sommes pas très bons juges de la première partie, et je le dis de ceux surtout qui se croiraient le droit d’en parler légèrement. A beaucoup d’entre nous il manque la foi; il nous manque à tous la science de la religion. Nous ne sommes plus au temps où les livres de théologie étaient les lectures populaires, et où le prince de Condé, assistant à la thèse de Bossuet, fut tenté d’argumenter avec le jeune docteur. S’il en est parmi nous qui veulent connaître l’histoire de leur foi, ou tout au moins n’ignorer pas des choses qui ont rempli tant de fortes têtes et épuisé tant de grandes vies, les occupations nécessaires, l’impossibilité de suppléer au défaut d’une première préparation, ne leur permettent pas d’y faire assez de progrès pour se rendre familière cette grande éloquence du dogme et se diriger à travers les obscurités des mystères. Les plus habiles n’en doivent juger qu’avec réserve, et quant aux ignorans, on ne leur demande que de ne pas mépriser les pensées des plus profonds parmi les hommes de génie.

Il en est tout autrement de la morale. Nous connaissons la morale chrétienne comme elle nous connaît nous-mêmes. C’est la science de notre fonds; nous en sommes à la fois les juges et les justiciables. S’il est vrai que nous ne soyons pas théologiens, du moins nous sommes chrétiens. Ceux qui ne peuvent pas l’être par la foi n’osent pas ne pas l’être par la raison, et tel qui résiste au dogme s’incline devant la plus sublime des philosophies. Tout invoque cette sainte autorité, tout veut remonter jusque-là et dater de là; toutes les rêveries honnêtes sur la perfectibilité indéfinie des sociétés humaines veulent être des applications de cette morale, et les sophismes sous lesquels se cachent les passions destructives lui rendent ce genre d’hommage que l’hypocrisie rend à la vertu. Nous sommes les sujets de ses peintures ; nous avons posé pour ses portraits. Nos vies, nos passions, nos folies, qui peut mieux juger que nous de leur ressemblance avec les tableaux des prédicateurs? Si notre conscience, trop complaisante, se refuse à les reconnaître en nous, du moins nous les reconnaissons chez les autres. Et même, quand il s’agit de nous, sitôt que le trouble jeté dans notre intérieur par la passion a cessé, le sang-froid revenu nous met en présence de nous-mêmes, et nous avons d’autant moins de peine alors à nous trouver ressemblans, que nous nous croyons, dans ce moment du moins, guéris de la maladie dont le prédicateur nous a décrit les ravages.

Ainsi, soit qu’il s’agisse des règles pour la conduite, soit qu’il s’agisse des peintures de l’homme, nous sommes au premier degré juges compétens de la vérité du sermon.

Il est un autre côté par où le sermon nous touche, et dont nous ne sommes pas moins bons juges : c’est la méthode, c’est le style, non qu’on ne goûte encore mieux les beautés de l’exécution quand on ne la distingue pas du fond, mais il suffit, pour en bien juger, que nous soyons capables d’en remarquer la conformité avec le génie et la langue de notre pays, et d’en tirer des enseignemens pour la conduite de notre propre esprit. Enfin, s’il est vrai que nous sommes trop peu familiers avec la science de la religion pour apprécier dans un sermon ce qui touche au mystère et au dogme, nous ne pouvons pas ne pas recevoir de fortes impressions des pensées d’un Bossuet, des raisonnemens d’un Bourdaloue sur ces saintes difficultés du christianisme. La preuve que nous y avons une sorte de compétence, c’est que nous serions fort choqués d’un sermon qui, soit par une complaisance mondaine pour l’auditoire, soit ignorance dans le prédicateur, omettrait les mystères et passerait en courant sur le dogme. Sans l’autorité de la doctrine, un sermon paraîtrait une morale faite sur le ton de l’homélie. Nous sommes sans doute moins touchés que les fidèles du XVIIe siècle de l’interprétation subtile ou hardie des mystères, mais nous sommes certainement plus choqués que l’auditoire de la régence de ce qui manque de cette moelle des Écritures à la plupart des sermons de Massillon.

Réserve sur ce qui est proprement la métaphysique du christianisme, compétence en ce qui regarde la peinture de l’homme et l’art du prédicateur, tel est l’esprit dans lequel j’essaierai d’apprécier les trois plus grands orateurs qu’ait eus, depuis les pères, la chaire chrétienne.


I. — BOSSUET.

Bossuet, le premier en date, en est aussi le plus excellent. Comme Corneille dans la tragédie, en créant le sermon il en a donné le modèle. Cependant un préjugé, que n’a pas pu détruire encore la critique, le met au troisième rang, après Massillon et Bourdaloue, et celui-ci au second. Ce préjugé date de loin. L’admiration excessive de Voltaire pour le Petit Carême, et plus tard le jugement de La Harpe, beaucoup plus lu que les sermons dont il parlait, ont persuadé à beaucoup de gens que ces rangs sont définitifs. La gloire de Bossuet est d’ailleurs si grande, qu’on ne croit pas lui faire tort en disant qu’il lui a manqué d’exceller dans une partie de l’éloquence religieuse, étant si hors de toute comparaison dans les autres. En parlant de Massillon, je dirai comment Voltaire aurait pu admirer moins le Petit Carême sans cesser d’être juste. Quant au jugement de La Harpe, outre que son goût est plus souvent un goût d’école que celui des esprits de choix, il est incroyable avec quelle insuffisance de lectures il décide des réputations et des rangs.

Dans un premier examen du sermon, il en admirait le plus parfait modèle dans Massillon; il mentionnait à peine Bossuet, et il omettait, ou peu s’en faut, Bourdaloue. Plus tard il rétablit Bourdaloue, mais à la suite de Massillon, et Bossuet recule au dernier rang. J’en conclus que la première fois il n’avait lu ni Bossuet ni Bourdaloue, et que la seconde fois, s’il a pris quelque connaissance de Bourdaloue, il a persévéré à ne pas lire Bossuet. Sans doute il ne faut pas s’inquiéter de cette question des rangs; mais s’il est d’une critique éclairée de n’en pas marquer, il ne faut pas tolérer que des livres accrédités mettent au dernier celui qui doit être au premier. Une distribution des rangs, qui peut avoir pour effet d’ôter des lecteurs à Bossuet et de faire trop admirer Massillon, est une erreur préjudiciable à l’esprit français. Il y aurait presque autant d’injustice à donner aux tragédies de Voltaire le prix sur celles de Corneille qu’à mettre les sermons de Massillon au-dessus de ceux de Bossuet. Si vous voulez tenir haut les esprits, élevez les modèles; ne mettez pas l’habileté avant le génie, et préférez l’art sévère à l’art complaisant. Pour être juste envers Bossuet, il faut le faire passer du dernier rang au premier; Bourdaloue restera au second, et cet ordre des grands noms de la prédication en France indiquera la marche et les changemens de cet art où, parmi les nations chrétiennes, la nôtre est sans rivale.

Dans les sermons de Bossuet, la doctrine tient plus de place que la morale. Cette seule proportion est déjà du génie. Il est vrai que le tour d’esprit de son temps la lui indiquait. À cette époque, le sermon était prêché devant une cour religieuse et des auditeurs exercés aux matières théologiques. Au commencement du XVIIIe siècle, la chaire aura pour auditoire une cour dégoûtée de la religion par les querelles de théologie, des fidèles qui n’écoutent guère que par respect humain. La doctrine y sera éludée, et la morale prendra toute la place. Aidé par son époque, Bossuet pouvait donner au sermon son vrai caractère, qui est d’être un enseignement de foi avant d’être un enseignement de morale. Que sont en effet les prescriptions sans la loi, et quelle différence y a-t-il, en matière de morale, entre l’enseignement philosophique et l’enseignement religieux, si l’auditeur n’y voit que des conseils qu’il est libre de négliger ou de suivre? L’important, c’est le dogme, qui fait obéir à la morale. Mettez-moi d’abord en paix sur l’origine et la sanction de la morale ; apprenez-moi au nom de qui vous me l’enseignez; persuadez-moi qu’une autre vie m’attend après celle-ci, où il me sera fait selon ce que j’aurai mérité. C’est par là que doit commencer le prédicateur chrétien. S’il ne trouve rien de plus fort contre mes passions que le consentement passager que lui donne ma raison naturelle au moment où il développe des maximes que j’ai déjà lues dans les livres, je risque fort de garder mon mal. Et quant à la punition qu’il m’affirme plutôt qu’il ne me la prouve, je demeure dans ce doute commode qui incline vers la croyance quand la passion est endormie, vers l’incrédulité sitôt qu’elle se réveille. Me convaincre que je pouvais faire mieux que je n’ai fait, c’est à peine m’apprendre un peu plus que je n’en sais déjà par la peine terrestre attachée à chaque infraction; c’est trop peu pour me corriger. Forcer ma raison à être attentive aux preuves de la foi, l’étonner, la troubler par le développement des mystères et les preuves du dogme, tel doit être l’objet principal du sermon.

On peut n’y pas réussir; il faut le vouloir du moins, et ce doit être la mâle ambition de la chaire chrétienne. Elle était digne de Bossuet, et j’admire qu’avec une science si profonde des cœurs, quand il pouvait les ouvrir, pour ainsi parler, et les étaler tout vifs sur la chaire, il aime mieux poursuivre et harceler son auditoire d’austères explications du dogme, et songe plutôt à lui faire peur de ne pas croire qu’à l’intéresser par l’imagination à bien agir. Qu’on ne s’attende pas pourtant à de la théologie en forme. Les raisonnemens, dans les sermons de Bossuet, ne s’enchaînent pas comme dans la logique de l’école, et n’est-ce pas là comme une première convenance de ce grand art? Il doit y avoir du prophète dans le prêtre. Nous voulons dans la chaire un homme inspiré plutôt qu’un dialecticien. L’autorité même du ministère, qui doit protéger le prédicateur contre les faiblesses de la personne, s’affaiblirait par la prétention trop visible de démontrer les vérités de la foi comme des propositions de l’ordre mondain. Où le raisonnement est possible sans abaisser la matière, Bossuet raisonne; mais il raisonne de telle sorte, qu’on sent le fidèle qui confesse dans le logicien qui argumente. La chaire d’où prêche Bossuet se souvient que le premier qui y monta était «ce barbare dont le discours rude et sans art était plus persuasif que toutes les harangues des Cicéron et des Démosthènes[1]. » Il ne traite pas toutes les difficultés avec la même méthode; chaque difficulté a la sienne. Tantôt il regarde le mystère en face, et il se porte impétueusement au plus épais des saintes obscurités avec le généreux courage d’un soldat qui se jette dans une mêlée. Tantôt il s’arrête, étonné, ébloui, contraint de baisser la vue, et il demande « à remettre ses sens étonnés. » Ailleurs il décide d’enthousiasme, il ordonne, il enjoint, et cet « instinct qui le pousse, » plus convaincant que la logique de l’école, plus habile que toutes les adresses de la rhétorique, lui suggère des preuves inattendues et saisissantes. Enfin, si les preuves manquent, cherche qui voudra à contenter la curiosité des fidèles, s’épuise qui voudra à pénétrer les causes des secrets des jugemens de Dieu : pour lui, il chantera à jamais ses miséricordes! Logique sublime dont les impuissances mêmes servent de preuves ! On ne s’engage pas impunément dans les plus ardus de ces sermons. Une impression de religion vous y saisit, et au lieu de trouver un vain plaisir à voir un si grand esprit aux prises avec des difficultés insurmontables, on est touché de cette foi qui d’avance est résolue à suppléer ce qui manque au raisonnement, et à tirer de l’insuffisance de la logique de nouveaux motifs de croire. Un raisonnement dans les formes, qui ne nous convainc pas, ajoute au doute où il nous laisse un sentiment qui blesse la charité, car il nous fait sourire des vains efforts de celui qui prétendait nous convaincre; mais le moins que fasse cette logique de Bossuet, laquelle participe à la fois de la dialectique, de l’exhortation et de l’hymne, c’est de rendre plus humble et meilleur quiconque n’est pas prévenu par entêtement ni par vanité, ou qui seulement est tendre à tout ce qui est l’œuvre du génie dans un homme de bien.

Les personnes divines ne sont pas pour Bossuet des symboles. Il les voit d’une vue claire dans le mystère de leur unité et de leur existence distincte, et ce que l’esprit par la puissance de l’abstraction peut concevoir de l’infini, il l’embrasse et le mesure de son regard. La foi, qui chez les autres hommes règne sur toutes les facultés étonnées et humiliées, semble ajouter à l’imagination et à la raison de Bossuet. Il se rend intelligible et visible tout ce qu’il croit. Notre esprit est plein des images du Dieu des Oraisons funèbres et du Discours, de ce « grand Dieu » qui tient dans les mains le fil des affaires humaines et qui fait et défait les empires. Le Dieu des Sermons, plus occupé de l’homme, n’est pas moins grand. Bossuet sait le rapprocher de nous sans le rapetisser, et employer l’être infini à l’œuvre de notre correction particulière sans le faire descendre. Il nous le fait voir en nous élevant vers lui; il le mêle à nous, sans le commettre, et c’est un miracle de son art que, tout en l’occupant de nos affaires, que dis-je ? de l’affaire de la plus humble brebis dans le troupeau, il réussisse tout à la fois à ne pas nous enorgueillir par le prix auquel il nous estime et à rendre plus grande l’idée que nous avons de Dieu. Le Dieu des Sermons, c’est ce Dieu de la chapelle Sixtine que Michel-Ange fait tantôt planer sur le monde sorti de ses mains, tantôt descendre sur la terre pour tirer la première femme des flancs d’Adam endormi. On admire dans un saint respect ce miracle d’un autre art, qui, en nous montrant Dieu sous les traits de l’homme, réussit à faire naître des impressions d’humilité de ce qui semblerait si propre à enfler la nature humaine.

Cependant le Christ tient plus de place que Dieu dans les sermons. Dieu est réservé pour ce que Bossuet appelle les grands conseils. Il le laisse au sein de son éternité solitaire, séparé de sa créature par l’infini, quoiqu’il la touche par sa Providence. Le Christ est sur la terre; il a vécu dans un lien et dans un temps; les hommes l’ont vu et entendu; Bossuet à son tour le voit et l’entend; il lui fait cortège, comme ses autres disciples; il en est le plus attaché et le plus tendre. Quelles peintures de sa douceur et de sa bonté! Comme le divin perce sous l’humain! Le Christ de Bossuet me fait souvenir de celui que le sublime pinceau de Léonard de Vinci a tracé sur la muraille d’un couvent. L’illusion est la même; ce sont des rayons de l’essence divine que réfléchissent la page du prédicateur et la muraille dégradée où le temps a effacé les traits du visage divin sans effacer l’expression de bonté et l’auréole.

La grandeur de l’esprit de Bossuet a caché à beaucoup de gens sa sensibilité, comme la douceur des vers de Racine leur cache sa vigueur et sa force. C’est dans ces peintures du Christ que le cœur du grand prédicateur se laisse voir. Comme il l’aime, comme il souffre des rigueurs de ce mystère du Dieu homme s’offrant en victime pour nous sauver! Comme il baise ses traces, comme il boit ses paroles! Jean, le disciple bien-aimé, n’eut pas plus d’amour pour son maître. Et lorsqu’après le mystère de cette vie mortelle endurée trente ans par l’homme-Dieu, le mystère de la mort sur la croix s’accomplit, lorsqu’il faut se représenter la passion de ce « cher sauveur, » il se refuse à la décrire, non par la vaine crainte de ne pas égaler les paroles aux choses, mais parce que son cœur n’en peut pas soutenir le spectacle. « Mes frères, s’écrie-t-il, je vous en conjure, soulagez ici mon esprit : méditez vous-mêmes Jésus crucifié, et épargnez-moi la peine de vous décrire ce qu’aussi bien les paroles ne sont pas capables de vous faire entendre. Contemplez ce que souffre un homme qui a tous les membres brisés et rompus par une suspension violente, qui, ayant les mains et les pieds percés, ne se soutient plus que sur ses blessures et tire ses mains déchirées de tout le poids de son corps antérieurement abattu par la perte du sang; qui, parmi cet excès de peine, ne semble élevé si haut que pour découvrir de loin un peuple infini qui se moque, qui remue la tête, qui fait un sujet de risée d’une extrémité si déplorable[2]

J’ai reconnu le Dieu de Bossuet dans le Dieu de Michel-Ange, son Christ dans le Christ de Léonard de Vinci : je reconnais dans sa Marie les vierges de Raphaël. Son époux n’est que son gardien, son mariage n’est que le voile sacré qui couvre et protège sa virginité, son fils bien-aimé une fleur que son intégrité a poussée. Ailleurs, il se représente Jésus entre les bras de la sainte Vierge, «ou suçant son lait virginal, ou se reposant doucement sur son sein, ou enclos dans ses chastes entrailles. » C’est ainsi qu’il sait nous rendre la croyance aimable avant de nous enseigner qu’elle est de foi. Il y emploie mille pensées hardies et chastes tout ensemble, des comparaisons, des images, soit tirées de son fonds, soit empruntées aux pères et embellies par cette main dans laquelle l’or même devient plus pur. Il n’entend pourtant pas rivaliser avec les peintres, il critique même les images qu’ils hasardent de la Vierge, « lesquelles ressemblent, dit-il, à leurs idées et non à elle. » Il n’eût pas dit cela des vierges de Raphaël, car c’est d’après le même modèle, gravé au fond de leur cœur par la foi et le génie, que le prédicateur par la beauté de ses paroles, l’artiste par les grâces de son pinceau, ont su représenter l’idéal de la plus touchante des croyances catholiques.

Tant de pensées, soit d’étonnement, soit d’admiration ou d’amour, sur les personnes divines, semblent être dans les sermons de Bossuet des impressions de leur commerce. Elle est vraie de lui, cette parole du Christ à ses disciples : « Je demeure en vous, et vous demeurez en moi. » Dieu, le Christ, la Vierge, les saints, c’était là sa compagnie durant ces longues années de retraite où il vécut abîmé dans les Écritures et les pères, s’en rendant tous les personnages présens par la puissance de l’imagination et de la foi. De là ces vives peintures des saints de l’Ancien et du Nouveau-Testament, de là ces images saisissantes de leurs vies racontées comme par un contemporain. Il semble qu’on reconnaisse un frère, un ouvrier de la même vigne dans les portraits qu’il a tracés des pères, ses prédécesseurs dans l’interprétation du dogme et dans la prédication. Il avait ressuscité toute cette élite sacrée du christianisme, prophètes qui l’ont prédit, apôtres qui l’ont prêché, martyrs qui l’ont consacré de leur sang, pères qui en ont expliqué et transmis la doctrine. Ce ne sont pas des autorités qu’il invoque, ce sont des maîtres ou des amis qui lui viennent en aide de leur personne et qui rendent témoignage de sa fidélité à la tradition.

Il sort de tout cela une première morale plus forte et plus efficace peut-être que toutes les prescriptions particulières : c’est un sentiment profond de la misère de l’homme, et de l’impossibilité pour nous de n’en pas chercher le remède, car à quoi tendent tous ces dogmes, sinon à relever le prix de l’innocence? Que cachent tous ces mystères, sinon les origines sacrées de toutes les règles des mœurs? Qu’est-ce que la religion, sinon un sublime effort de la nature humaine pour lutter contre sa corruption originelle? Et quel plus grand objet de l’éloquence que de montrer Dieu lui-même nous y aidant et s’employant à la réparation de sa créature intelligente? Produire cette impression, ce doit être l’effet d’un sermon composé selon l’esprit chrétien par un prédicateur qui n’est pas au-dessous de sa matière. S’il ne persuade pas par cette voie, il étonnera du moins, et c’est déjà une victoire; il étonnera les plus jaloux de l’indépendance de leur raison. J’en dis trop peu, il les épouvantera par ce spectacle d’un si grand travail et depuis tant de siècles commencé, où se sont consumés une si longue suite de grands hommes pour expliquer le mal dans le monde et pour en affranchir l’homme par la vertu. L’impuissance même du prédicateur à contenter notre raisonnement ajoute à cette épouvante, car pour n’être pas convaincus, nous ne sommes pas pour cela débarrassés de ces redoutables problèmes. Et voilà notre cœur touché d’une inquiétude qui ne doit pas finir, et à défaut de la foi, nous avons ce qu’il y a de plus désirable après la foi, ce doute mêlé d’humilité, qui ne s’opiniâtre point, et qu’accompagne le franc désir de devenir meilleurs.

Tel est le premier effet des sermons de Bossuet. Pour la morale proprement dite, elle n’y forme pas une partie distincte. Bossuet n’en traite pas en philosophe et ne l’approfondit pas en moraliste. En ce qui touche la conduite, il s’en fie aux lumières de notre conscience, avertie par la foi de l’issue des bonnes ou des mauvaises actions. Il ne s’attarde pas à épier les plus secrets mouvemens de notre corruption intérieure, à rechercher les faux fuyans de notre amour-propre, à dépister les cachettes de nos passions. Ce qui lui échappe de pensées sur la nature humaine, ou de maximes sur la conduite, arrive dans le discours, non pour l’embellir ni pour éviter la sécheresse, mais parce qu’à cet endroit le précepte demandait un exemple. Soit donc qu’il s’agisse de l’homme en général ou du chrétien de son temps, agité plutôt que dirigé par la foi, et se débattant entre la religion et le monde[3], ces pensées morales, toujours rares sans être extraordinaires, toujours relevées par quelque expression de génie qui les rend inattendues même pour les plus accoutumés au tour d’esprit de ce grand homme, élèvent la morale dans ces sermons à la hauteur des dogmes, et la raison à la hauteur de la foi.

On n’en a pas fini avec les beautés de ces sermons quand on en a admiré la doctrine et la morale. Il reste ce qui n’a pas de nom dans la critique, la liberté, la force, l’enthousiasme du prédicateur; l’image visible et pourtant indescriptible de son âme, soit qu’il se laisse emporter par l’abondance des raisons, soit que, voyant les saintes ténèbres s’épaissir, il refuse d’aller plus avant, et se glorifie de ne pas comprendre. Il reste cette éloquence qui n’affecte aucune forme, la variété par l’abondance solide, nulle figure dominante, tour à tour le ton du conseil ou celui du reproche, la prière ou l’injonction véhémente, et puis de vifs retours sur lui-même, sur lui « pécheur ingrat et impudent[4]. » Est-ce là un art dont on puisse enseigner les procédés, ou n’est-ce pas plutôt la nature la plus libre et la plus puissante, que l’art a corrigée de tout excès?

On n’en a pas fini encore, même en ajoutant à cette double beauté de la doctrine et de la morale une diction qui ne ressemble à aucune diction connue. Partout cette liberté si fière, partout cette fougue s’accommodent du langage le plus exact; cette abondance ne se permet pas plus une expression vague qu’une pensée vulgaire. Je m’étonne qu’on ait eu le courage d’y remarquer le manque d’une certaine correction extérieure, comme celle de Fléchier par exemple, chez qui la propriété du langage est sacrifiée à l’euphonie, et le génie de la langue à la grammaire. C’est plus qu’un style, c’est l’image même d’un homme de génie sortant du recueillement où il avait préparé son âme plutôt que ses paroles, et jetant de fougue sur le papier des pensées dont il était plein et des expressions qui vont s’y ajuster d’elles-mêmes. Ses ébauches sont aussi étonnantes que ses sermons les plus achevés. Tout le nécessaire y est, et en perfection. Le fini donnera autre chose, mais ne remplacera pas la naïve beauté de ce premier travail.

Qu’avec cette abondance sans superflu, cet éclat sans faux brillans, tant de traits hardis, de figures vives et naturelles, l’art d’attirer l’imagination aux subtilités de la théologie; qu’avec d’éminentes qualités extérieures, une physionomie noble, un regard doux et perçant, un accent passionné, un geste imposant, Bossuet, à l’apparition de Bourdaloue, ait cessé de passer pour le premier prédicateur, comment l’expliquer, sinon parce que le génie de Bourdaloue le tenait plus près de l’auditoire et que Bossuet lui parlait de trop haut? Ou, s’il faut croire que quelques parties de l’orateur lui ont manqué, nous pour qui tout le mérite de l’action oratoire est perdu, et qui, les yeux sur un livre inanimé, ne pouvons plus sentir que la muette éloquence des paroles écrites, nous n’en donnerons pas moins la première place au prédicateur qui a écrit le plus fortement. J’entends Bossuet, quand je crois le lire. De ce grand art, sorti tout entier de lui, il n’y a d’évanoui que le geste, car, pour le regard, il brille derrière tant d’expressions ou touchantes ou véhémentes, et pour la voix, si le son n’en arrive pas à mes oreilles, l’accent en pénètre jusqu’à mon cœur.


II. — BOURDALOUE.

Il y a d’autres raisons plus vraies peut-être de la popularité de Bourdaloue. Il changea l’économie du sermon. Le mystère, le dogme, sauf dans quelques sermons de pure théologie, n’y tiennent que la seconde place. La morale est au premier rang. La dialectique, que Bourdaloue introduit dans la chaire, rend l’enseignement religieux plus accessible. Enfin ce que les contemporains racontent de son action achève d’expliquer son succès, un des plus éclatans et des plus soutenus qu’ait obtenus la parole humaine.

Le dogme s’impose à nous sans nous consulter. Le prédicateur moraliste se sert de nous contre nous-mêmes, et, par un de ces mille détours de l’amour-propre qui trouve son compte même aux coups qu’il reçoit, il ne peut pas nous faire voir notre fonds sans nous y intéresser, ni nous accuser sans nous flatter, par le prix qu’il met à notre innocence. Quand c’est de nous qu’il nous parle, fût-ce avec sévérité, ce n’est pas sans douceur que nous sommes mécontens de nous. Notre conscience croit se décharger en confessant la vérité de ses peintures. S’agit-il d’autrui, nous y prenons un double plaisir, celui de n’être pas dans le cas signalé par le prédicateur et celui d’y voir les autres. Un prédicateur moraliste est donc sûr du succès. A cet effet général et certain de la morale dans les sermons de Bourdaloue, il s’en joignait deux autres, la hardiesse de la censure et l’attrait des allusions.

«Jamais prédicateur évangélique, écrit Mme de Sévigné, n’a prêché si hautement et si généreusement les vérités chrétiennes[5]. » Il n’y a peut-être plus de société assez forte pour entendre impunément une telle parole. Il fait beau voir comme il traite les grands, les courtisans, les riches, de quel prix il entend qu’ils paient leurs privilèges, en quels termes il leur enjoint de faire l’aumône, non par caprice, ni à leurs momens, ni après la part faite à leurs plaisirs, mais par devoir, mais selon leurs moyens qu’il évalue; avec quelle audace il va les menaçant des comptes qu’ils auront à rendre à Dieu, « le caissier des pauvres. » A la vérité, dans cette hardiesse contre les grands, il n’a pas de lâches complaisances pour les petits. Les uns et les autres sont dans l’ordre de Dieu, et si les petits ont des droits, c’est à Dieu seul qu’il appartient de les faire valoir. Ce n’est pas d’ailleurs au nom des opinions humaines que Bourdaloue condamne les riches, c’est au nom du maître commun des riches et des pauvres; la misère des uns n’est jamais autorisée à se faire justice de l’avarice des autres.

Les allusions ajoutaient à la sévérité de ces censures. « Le sermon du père Bourdaloue, dit encore Mme de Sévigné, était d’une force à faire trembler les courtisans. » Et ailleurs : « Le Bourdaloue frappe comme un sourd. «Et dans une autre lettre : « Je m’en vais en Bourdaloue. On dit qu’il s’est mis à dépeindre les gens[6]. » On venait avec appréhension à ses sermons, comme à un réquisitoire de l’accusateur public. On avait peur d’être aperçu de cet œil perçant qui regardait entre ses paupières à demi fermées. Qu’on imagine l’émotion de l’auditoire quand il frappait, comme dit Mme de Sévigné, sur ces vices assis au pied de sa chaire, qui s’étaient introduits dans le temple sous les dehors de la piété et du recueillement. Nous avons vu dans les assemblées délibérantes ce silence, cette angoisse, toutes ces âmes en suspens, quand une accusation tombée de la tribune faisait rougir ou pâlir certains visages. Telle devait être, sous la parole vengeresse de Bourdaloue, l’anxiété de son auditoire, alors que la morale allait prenant un corps et se personnifiant de plus en plus. Le principal effet venait de l’attente, de l’inquiétude pour soi-même et de la maligne curiosité sur les autres; on était presque plus touché de ce que l’orateur menaçait de dire que de ce qu’il disait. Cependant la façon de dire, l’action, parait avoir été une qualité supérieure dans Bourdaloue. Il avait à la fois de la facilité et du feu, une voix pleine, douce, harmonieuse, et cette rapidité de prononciation qui ne laisse pas à l’auditeur le temps de se ravoir, et le précipite hors d’haleine à la suite de l’orateur, comme les satellites entraînés dans le mouvement de rotation d’une planète.

Enfin la méthode de Bourdaloue achevait de le rendre maître de son auditoire. C’était un art tout nouveau dans le sermon. Les idées y étaient présentées sous la forme de propositions; chacune avait un nombre proportionné de preuves. Bourdaloue s’était formé à cette méthode en enseignant les sciences pendant dix-huit ans. De ses habitudes de professeur de sciences il avait retenu, outre les formules de démonstration, un penchant à donner aux idées une valeur absolue. La raison la plus droite ajoutait à la force de ce procédé, car, en même temps qu’on était assuré d’aller avec lui droit au vrai, on était charmé d’y aller si commodément. Rien d’avancé qui ne dût être prouvé, point de termes sans définition, des repos ménagés avec un art admirable, l’uniformité qui fixe l’attention préférée à la variété qui la disperse, nul scrupule de se répéter pour être plus clair, — voilà ce qui fit goûter si fort ces sermons, d’où l’on sortait avec le plaisir d’avoir été ému, tout en ne se rendant qu’au raisonnement.

La lecture nous explique l’effet de cet art-là sur l’auditoire, mais nous ne le sentons pas sur nous-mêmes. Il fallait l’action oratoire pour animer cette dialectique. Nous n’entendons plus la voix qui variait ces tours uniformes; nous ne voyons plus le geste qui poussait ces idées en avant, qui les rangeait comme des pièces, ou qui achevait les peintures que les mots n’avaient qu’ébauchées. Combien ne s’est-il pas perdu d’accent et de couleur sous les voûtes des églises qui entendirent Bourdaloue?

Quant à sa méthode, nous sommes bien plus touchés de ses excès que de sa commodité. J’ai bien de la peine à me faire à un appareil de divisions comme celui-ci : « 1° Le comble de notre misère; — 2° l’excès de notre misère; — 3° le prodige de notre misère; — 4° la malignité de notre misère; — 5° l’abomination de notre misère; — 6° l’abomination de la désolation de notre misère. » Qu’un orateur rapide et véhément distingue, par des nuances dans le début, ces gradations au moins étranges, que son ton s’élève, que sa voix s’anime, que son geste se précipite, peut-être ces froides catégories ne me paraîtront-elles qu’un moyen de me rendre attentif dont je saurai gré à l’orateur; mais si j’ai à les lire, tant de soin pour me diriger me fatigue; les divisions, au lieu d’éclaircir la pensée, la dissipent; l’éloquence est étouffée sous l’appareil oratoire, et le discours trop divisé tombe en poussière.

Dirai-je aussi que la dialectique, dont l’effet est si grand du haut d’une chaire ou d’une tribune, d’où elle semble jeter sur l’auditoire comme un filet invisible, en face d’un lecteur tranquille qui en suit froidement les déductions, ne paraît le plus souvent qu’un procédé spécieux plus propre à faire tort à la vérité qu’à la servir? Je me défie de la dialectique, quand je vois tout le moyen âge enchaîné au syllogisme et l’esprit humain tournant sur lui-même pendant des siècles dans le cercle étroit d’une vaine méthode d’argumenter. C’était le tour d’esprit à la mode; les gens médiocres en tiraient du crédit; les vrais penseurs y laissaient la proie pour l’ombre. Si la vérité importe plus que le chemin qui nous y mène, je préfère un libre mélange de raisonnemens et de sentimens qui me persuade à ce filet d’une argumentation en forme qui sans cesse veut me prendre et me manque toujours. J’entends pourtant vanter les logiciens, mais je cherche quelles gens ils ont pu convaincre. Le premier des logiciens, Pascal, ne vient pas à bout de nous par ses invincibles syllogismes. Sa vraie puissance est dans son éloquence passionnée, et sa victoire, c’est de nous accabler du sentiment de nos misérables lumières.

Les sermons de Bourdaloue, sans l’action de l’orateur, sans la méthode, perdent encore, pour nous qui les lisons, l’effet des hardiesses fameuses de sa morale et de la généreuse audace de ses allusions. Cette censure des grands désordres dans de grandes conditions ne nous atteint pas dans notre obscurité et dans nos passions, bornées comme notre vie. Nous pourrions en être touchés comme de la vérité d’une peinture historique; mais il y aurait fallu un pinceau plus vigoureux que celui de Bourdaloue. Il s’en faut en effet que sa parole soit aussi hardie que son sentiment. Ses peintures n’ont été vraies que pour ceux qui pouvaient les compléter; quant aux allusions, elles nous échappent. Il y faudrait une clé; encore cette clé pourrait-elle bien ne nous apprendre qu’une chose, c’est que le sermon a été plus timide que l’histoire. Quand on lit les Caractères de La Bruyère, vainement vous offre-t-on une clé; c’est ce que je lis qui vit, et quel intérêt ai-je à chercher sous ce portrait qui vit l’original qui a cessé de vivre? L’allusion d’ailleurs, dans la Bruyère, est une création; c’est une personne. Dans Bourdaloue, ce n’est qu’un peu de scandale généreux qu’autorisait la sainte liberté de la chaire. L’allusion ne va pas au-delà d’une indication; mais c’était assez pour l’effet. Des types généraux, tracés par la main d’un La Bruyère, eussent moins réussi que des esquisses, même faibles, de personnes connues, en présence d’un auditoire qui était dans le secret et où chacun en craignait autant pour lui-même. A la lecture, tout cet effet d’allusion disparaît; les esquisses n’étant plus pour nous des indiscrétions inattendues et redoutées, nous leur faisons un tort même de la charité qui a retenu le crayon du peintre.

Je ne m’étonne donc pas de l’espèce d’oubli où tomba Bourdaloue après ce grand éclat de ses prédications. Du temps de Mme de Sévigné, on allait en Bourdaloue; l’homme était comme une institution, comme une église à lui seul. Sitôt que la mort eut fermé cette bouche éloquente, ses sermons furent négligés. On oublia Bourdaloue pour Massillon, qui le remplaça bientôt dans cette chaire, à peine vide un moment, où se renouvelaient pour les besoins religieux de Louis XIV les grands orateurs, de même que les grands poètes s’étaient succédé pour ses plaisirs, les grands généraux et les hommes d’état pour ses affaires. Il ne reste du Bourdaloue que l’écrivain excellent, et fort à étudier, quoique de second ordre; il reste le plus abondant et peut-être le plus judicieux de nos moralistes.

Toute la morale chrétienne est dans ses sermons, soit la partie qui prescrit la règle, soit celle qui caractérise les infractions. Pour cette dernière en particulier, il en avait appris la science dans la longue pratique de la direction des âmes, où il était si recherché et si habile. Employant quelquefois jusqu’à six heures par jour aux confessions, et attirant à son tribunal les petits et les grands, les riches et les pauvres, dans l’égalité de la pénitence, toutes les prévarications humaines lui avaient dit leur secret. Il n’y ajoute rien du sien. Il semble qu’il ne se croie pas le droit de commenter les aveux, d’en tirer des suppositions qui pourraient être d’involontaires calomnies, et qu’il répugne à sa conscience si droite et si pure de faire des spéculations arbitraires sur le mal dont l’homme est capable. Il ne révèle que ce que le confessionnal lui en a appris. Peut-être aussi lui manquait-il le génie qui dans la morale, comme dans les sciences, connaît, par une sorte de divination, les faits que l’observation vérifie ensuite. C’est le plus souvent à cette lumière que Bossuet lit dans notre fonds; mais nul n’a possédé plus que Bourdaloue la connaissance pratique des consciences, et s’il nous apprend peu de chose sur les singularités du cœur humain, il n’omet rien de ce qu’il nous importe de savoir du nôtre. Cette morale de direction, sans raffinement comme sans prescriptions excessives, a le mérite de n’exciter ni le découragement par trop de méfiance, ni une indiscrète curiosité de nous-mêmes par trop de découvertes ingénieuses. L’imagination n’y vient pas distraire la conscience, ni le plaisir de voir du nouveau troubler la résolution de faire le bien. On sait gré à un homme de tant d’esprit d’en montrer si peu, et à l’auteur consommé de rester toujours l’homme du saint ministère, chargé, non de nous être agréable, mais de nous corriger.

Les moralistes ont peut-être le défaut de trop se complaire à la morale; c’est un emploi si honorable de leur esprit, qu’ils ne s’en défient pas. Ils pensent sincèrement n’en avoir que pour le service des autres, et même le travers d’en montrer plus qu’ils n’en ont leur est dérobé par l’honnêteté de leur dessein. Peu s’en faut qu’ils ne croient se confesser eux-mêmes, s’immoler à l’édification des autres, et l’humilité même de cette pensée les trompe sur ce qu’ils y mêlent à leur insu de malice satirique. Il est admirable avec quelle simplicité sévère Bourdaloue moralise; le goût lui en était venu du devoir, du sentiment de l’utilité, bien plus que d’un tour d’esprit où il se plaisait. On ne rend pas gratuitement plus de services, on ne peut pas faire plus pour éviter la louange; elle lui vint pourtant, mais sous la forme de remercîmens adressés au directeur efficace par des consciences malades que ses soins avaient rétablies.

Le grand succès de Bourdaloue est d’un temps où la critique proposait aux auteurs, pour idéal commun à tous les ouvrages d’esprit, la raison. Un peu avant lui, l’idéal avait été la nature. C’est après les abus du bel esprit et par dégoût du précieux qu’on en était revenu à la nature. De la nature on en arriva bientôt à la raison, qui n’est que la nature dans sa perfection. Ce doit être en effet l’idéal des lettres, puisqu’on ne peut s’y élever qu’avec un esprit et un cœur droits : la théorie de la raison en littérature est toute une morale; mais en nettoyant le discours de toute affectation, et en voulant qu’un écrit fût d’abord la plus honorable des actions, la théorie de la raison rendait les auteurs un peu timides, et leur faisait craindre leur imagination comme une tentation du bel esprit. Dans , Bourdaloue l’humilité du prêtre avait dû ajouter à la sévérité de cette doctrine, et de même qu’il ne montrait pas tout l’esprit qu’il avait, de même il avait plus d’imagination qu’il n’en laissait voir. Ses peintures sont plutôt des sentimens que des images. Il se souvient des choses, il ne les voit pas au moment où il en parle, ou s’il les voit, il semble qu’avant de les peindre, il les éteigne. Quant aux gens, quoiqu’il ait passé pour les dépeindre, je ne vois guère, au lieu de personnes, que le pécheur abstrait dans ses différentes sortes. Ce pécheur nous est trop connu; avant qu’on nous en parle, nous sommes d’accord de tout ce qu’on en va dire. La morale commune a un tort, c’est d’être commune; nous voulons bien nous amender, y tâcher du moins, pourvu qu’on nous en donne quelque raison inattendue ou d’anciennes raisons rajeunies, et en fait de peintures, nous sommes plus touchés qu’on nous montre dans notre nudité qu’à demi voilés.

La langue de Bourdaloue est comme ses peintures, exacte en perfection, mais timide. Il ne rejetait point les pensées communes, dit le père Bretonneau; mais les pensées communes accablent les langues de termes dépréciés et effacés par l’usage. Bourdaloue y est d’autant plus sujet, qu’il était plus au-dessus du ridicule travail par lequel on essaie de rendre extraordinaires par les mots les choses communes, et que, croyant ces choses communes utiles à son propos, il ne voulait pas avouer, en les ornant, que des paroles utiles peuvent n’être pas assez belles. Dans les endroits relevés, la langue est vigoureuse, mais toujours modeste.

On n’ose pas dire que le génie ait manqué à Bourdaloue, tant cette abondance substantielle, cette force de composition, cette mâle correction du discours ressemblent à du génie. Tout entier aux austères devoirs de la prédication ou de la direction, Bourdaloue ne jouissait pas de sa foi, et il pensait bien moins à contenter sa délicatesse qu’à s’approprier à l’auditoire. Il prêchait comme il eût enseigné les sciences, mettant tout son feu dans la méthode et l’enchaînement des preuves, et s’il pensa par momens à toucher dans l’auditeur autre chose que la raison, il dut s’en fier pour cela à l’action oratoire, dont le propre est d’animer les expressions les plus abstraites, de relever les plus communes, de colorer les plus générales.

La Harpe a joué de malheur avec le nom de Bourdaloue. Une première fois, parlant du sermon, en même temps qu’il omet Bossuet, il critique en quelques lignes la sécheresse de Bourdaloue. Plus tard il revient sur ce sujet, et plus juste cette fois envers Bourdaloue, s’il lui donne des louanges judicieuses, ne s’avise-t-il pas de préférer parmi les sermons ceux qui roulent sur les mystères, tant il lui était impossible d’avoir lu tout ce dont il parlait! Ou peut-être ne pensait-il, en affectant cette singulière préférence, qu’à donner un gage plus significatif de son tardif retour aux croyances chrétiennes.

Les sermons sur les mystères sont en effet la partie la plus faible de l’œuvre de Bourdaloue. Sa dialectique sans enthousiasme ne convainc pas et vous laisse froids. Il ne s’agit plus là d’avoir raison; il faut toucher, étonner, ou si l’on raisonne, que ce soit avec la pensée de laisser là au besoin le raisonnement, comme trop grossier pour des vérités de l’ordre divin, et d’affirmer ce qu’on ne peut pas prouver. Pascal, qui avait appris à trop estimer le raisonnement en le voyant invincible dans les sciences, Pascal, qui raisonne avec Dieu même, semble abaisser à la fois la matière en la traitant comme un problème de géométrie, et la raison par l’impuissance du raisonnement; mais du moins son sublime effort intéresse, et c’est un grand spectacle que cette raison qui ne veut pas avouer que l’incompréhensible lui est interdit. Les efforts de Bourdaloue sentent l’école plutôt que l’angoisse du génie, et tout son discours reste au-dessous du sujet. Attaquer la raison sans la vaincre, sans l’étonner du moins, comme fait Bossuet, sans l’épouvanter, comme fait Pascal, c’est risquer de la rendre indifférente ou d’ajouter à sa superbe.

Bourdaloue n’use pas même de preuves qui lui soient propres; il ne quitte point l’école d’un pas, et il n’emploie que les raisonnemens consacrés. Et pourtant telle est la simplicité et la profondeur de sa foi, qu’à la longue on se sent touché de respect. Au lieu d’un avocat qui veut nous donner à croire ce qu’il ne croit pas, ou d’un rhéteur qui, dans la cause de la vérité, n’oublie pas les affaires de son esprit, c’est un prêtre qui n’a que la foi du troupeau, un docteur qui a conservé la docilité du disciple. Il n’est ni agité du désir de trop prouver, ni inquiet de prouver trop peu. Si son âme fut jamais troublée par les difficultés de la foi, il n’en reste pas de traces. Il n’a pas à se persuader à lui-même ce qu’il va enseigner; il transmet la doctrine telle qu’il l’a reçue, en y ajoutant l’autorité de la soumission plutôt que la nouveauté de motifs personnels. Et si nous sommes éblouis de tout ce que Bossuet met de génie dans l’explication des mystères, nous finissons par être tout au moins édifiés de voir Bourdaloue employer une raison si droite et si ferme à transmettre sur cette partie de la religion la tradition de l’église, en n’y apportant en propre que la lumière de la méthode et l’accent de la foi.

Il ne faut pas d’ailleurs chercher dans les sermons de Bourdaloue ces vives peintures des personnes divines dont Bossuet anime l’explication des dogmes. Il semble qu’il n’ait pas osé élever ses regards jusqu’à elles, et qu’il n’ait pas cru permis au chrétien de s’en faire des images trop sensibles. Bossuet conçoit Dieu comme le peuple, sous les traits d’une personne. Sur la foi de ce qu’ont dit les livres saints de l’homme fait à l’image de Dieu, il ne craint pas de s’aider de la grossière ressemblance de la créature pour se représenter le Créateur. Pour Bourdaloue, Dieu n’est que le premier des dogmes chrétiens et le mystère des mystères. Il y croit de foi, il l’aime d’un amour qui n’ose être tendre, et dans ce double sentiment il fait taire toutes ses pensées. Il ne prend pas plus de libertés avec le Christ, malgré les touchantes invitations que nous fait l’homme-Dieu de venir à lui et de le toucher. Loin d’imiter la sainte familiarité avec laquelle Bossuet parle de Jésus, plus attiré par l’homme qu’intimidé par le Dieu, Bourdaloue a peur de trop voir l’homme dans le Dieu. Il se tient à l’écart, il le regarde de loin, dans la foule, plus ébloui qu’attiré par l’auréole lumineuse qui entoure sa tête. Enfin Marie, la médiatrice, il n’ose pas la contempler dans la dignité ineffable que le mystère lui a faite; il ne la voit pas, comme Bossuet, avec ces grâces qui rendent le mystère plus aimable; il s’en fait des images sévères et tristes, et quand il parle « de son exacte régularité, de son attention à ne se relâcher jamais sur les moindres bienséances, de sa conduite à l’épreuve de la plus rigide censure, » ne dirait-on pas qu’il s’agit de quelque pénitente ou d’une personne en religion?

Il garde la même réserve avec les saints et les pères : ce sont des autorités, des traditions, soit pour les mœurs, soit pour la doctrine; des vases d’élection, non des personnes. Bossuet les a vus et suivis dans leur passage à travers cette vie; il n’a pu les fréquenter sans faire amitié avec eux. Bourdaloue ne connaît des saints que leurs pensées; les personnes ne lui apparaissent que sous les voiles mystiques et les traits uniformes des bienheureux.

En résumé, dans la théologie comme dans la morale de Bourdaloue, il n’y a rien pour l’imagination, et c’en est peut-être le principal défaut. Je sais bien que le christianisme fait la guerre aux sens, et que l’imagination étant de toutes nos facultés la plus sujette à leur influence, il est presque d’orthodoxie de ne lui pas être complaisant; mais il y a fort loin de lui trop complaire à l’exclure tout à fait. Le christianisme ne trouve pas que ce soit trop de s’aider de toutes nos facultés pour faire pénétrer sa lumière au fond de notre âme, à travers nos doutes, nos langueurs et nos ajournemens. Il se tient à égale distance d’une spiritualité aride et du culte grossier des images. Bourdaloue ne s’adresse qu’à la raison, et par la voie du raisonnement. C’était un piège que le rationalisme protestant avait tendu au catholicisme. Une religion qui ne parle qu’à la raison risque fort de ne pas persuader, et de tourner contre elle l’arme qui ne lui a pas réussi. Les choses mal prouvées font plus d’incrédules que les choses qui s’imposent d’autorité. On a songé à réfuter Pascal, et Bossuet n’a jamais été contredit. C’est que Bossuet ne raisonne pas comme l’école ; il explique, à l’aide de tous les moyens du discours. Le raisonnement ne vient qu’en son lieu et semble moins un procédé qu’un mouvement de l’âme. Bossuet raisonne comme le peuple fait des figures, sans le savoir. Et pendant que le dialecticien échoue devant la raison de tel petit esprit opiniâtre qui du doute où vous l’avez laissé passera bientôt au mépris, Bossuet, en attaquant l’homme par tous les points sensibles, abat toute contradiction et jette l’âme la plus rebelle dans un trouble d’où sortira peut-être la foi, mais d’où ne sortira jamais le mépris.


III. — MASSILLON.

Si Bossuet est l’orateur de la chaire, si Bourdaloue en est le dialecticien, Massillon en sera peut-être le rhéteur.

Il ne faut pas prendre cette qualification par le mauvais côté. N’est pas rhéteur qui veut. Il y a souvent de l’orateur dans le rhéteur. Une imagination vive, une mémoire assez vaste et assez prompte pour servir comme d’une seconde intelligence, le talent d’écrire, la science du langage, on n’est pas rhéteur à moins. Pourtant ce mot signifie plus d’esprit que de génie, plus d’habileté que d’invention, plus de procédés que d’inspiration véritable. C’est un art dont l’objet est moins d’exposer des principes que de développer des lieux communs, et de persuader que de plaire. On y donne plus de soins aux mots qu’aux choses, à l’éclat du discours qu’à l’efficacité, et, dans le langage même, à l’harmonie plutôt qu’à la propriété, à ce qui brille qu’à ce qui se grave.

Il y a de tout cela dans Massillon ; mais pour être juste, mettez-y le charme et comme le correctif d’une intention toujours pure, d’une foi sincère, de la raison et de la charité. S’il est rhéteur, c’est que ses procédés sont trop souvent au-dessous de son objet, et ses moyens moins bons que sa volonté.

C’est un premier trait du rhéteur que de négliger les principes qui, dans le christianisme, sont le dogme et les mystères, et de donner toute la place à l’enseignement moral. Déjà Bourdaloue avait affaibli l’autorité du sermon en y réduisant la part du dogme ; Massillon, en l’omettant tout à fait, ou, ce qui est la même chose, en ne le rappelant que pour mémoire, fit du sermon une leçon de morale, où le christianisme ne paraît être que la plus sévère des philosophies humaines. Il tient les mystères pour établis, toutes les difficultés de la religion pour résolues ; il craint de hérisser son discours de textes sacrés ; il cite peu les pères, et pour ôter au discours l’air mondain plutôt que pour y mettre le nerf de la tradition. Enfin le christianisme dogmatique n’est redevable à ce prédicateur d’aucune de ces démonstrations imposantes qui affermissent la foi ou embarrassent l’incrédulité. La force lui manquait pour les âpres méditations où Bourdaloue et surtout Bossuet avaient trouvé leur logique. Sa foi, plus douce que profonde, était facilement satisfaite, et sa vertu le menait au dogme par la morale. Il faut dire aussi que le temps où il prêchait n’était guère favorable à l’exposition théologique. Les querelles religieuses de la fin du siècle avaient lassé tout le monde. L’auditoire craignait la théologie contentieuse. Un ennemi venait de s’élever contre le christianisme : c’était la philosophie. Elle parlait aux imaginations, elle avait la faveur de la mode ; il fallait que la chaire lui disputât les esprits, et comme la philosophie se piquait de n’avoir affaire qu’à la raison, la chaire s’accoutumait à retirer du débat le dogme, qui veut qu’on lui sacrifie la raison, et n’y laissait que la morale, dont les plus incrédules s’accommodent. C’est ce que fit Massillon, et je le dis plus à son excuse qu’à sa gloire : ces sortes de transactions compromettent plutôt qu’elles ne servent le principe qui a cédé. Je me fais une belle image d’un orateur chrétien se raidissant alors contre les dédains et les sourires de la philosophie, et qui se serait retiré de plus en plus dans la science du christianisme, aimant mieux rebuter la frivolité de son auditoire que de commettre le fonds de la religion. Massillon ne parut pas tenté de prendre ce rôle. Esprit facile, aimable, moraliste par vocation, il n’eut pas même la pensée de résister à son temps ; il parla peu du dogme à ces oreilles superbes. Servit-ii du moins la foi par la morale ? J’en doute, et la vérité me force à en dire les raisons.

En ôtant au sermon l’autorité du dogme, Massillon ne se dissimulait pas qu’il affaiblissait la chaire chrétienne : pour compenser ce désavantage, il outra la morale. La plupart de ses sermons sont impitoyables. Le mot crime, dont il caractérise les infractions à la loi chrétienne, s’y présente en mille endroits où l’on ne s’attendait guère qu’au mot de péché. Le sermon sur le petit nombre des élus, son chef-d’œuvre, découragerait même les saints. Il n’y a pas de paix possible pour qui l’a lu avec foi. Où fuir en effet, où se cacher ? Je ne sache que le quiétisme pour recueillir le fidèle épouvanté par cette impossibilité d’être sauvé, car il n’y a plus qu’à s’offrir à la maladie qu’on ne peut pas guérir, et à courir au-devant d’une condamnation qu’on voit inévitable. Qui sait si les derniers quiétistes ne se recrutèrent pas parmi les auditeurs encore tremblans du sermon sur le petit nombre des élus[7] ?

Ces excès de la morale de Massillon parurent à beaucoup de gens des éclats de zèle indiscret, ou, ce qui est plus fâcheux, des figures d’éloquence. Le danger d’une morale outrée, c’est de ne pas nous convaincre des crimes dont elle nous accuse, et de nous laisser dans un doute plus favorable à la rechute qu’au repentir. En nous ôtant la force de contenter une doctrine si exigeante, elle nous en ôte jusqu’à l’envie. Je vois les mondains de la régence, au sortir de ces sermons foudroyans, souriant des duretés de ce prêtre si doux, et pour ne pas se trouver aussi coupables qu’il le voulait, se trouvant moins en faute qu’ils n’étaient. Tel est l’effet de toute morale exagérée. La morale, même chrétienne, ne doit pas nous demander plus que nous ne pouvons, sous peine d’obtenir moins que nous ne devons. Ce qu’on dit de l’excès du droit, qui n’est que la suprême injustice, est vrai de la morale outrée ; elle peut corrompre une âme faible en lui rendant l’innocence impossible.

N’est-il pas singulier que les grands docteurs devanciers de Massillon aient été plus doux que lui pour le pécheur ? Combien qui croient le contraire, et à qui Massillon paraît à la fois un théologien plus accessible et un moraliste plus indulgent ? Il ne faut pas cependant que ce nom aimable et populaire fasse tort à Bossuet ou à Bourdaloue : un titre éminent à ajouter à tous leurs titres, c’est que leur morale est proportionnée aux forces humaines. L’innocence à laquelle ils nous invitent n’est interdite à personne. Ils pensent moins à nous épouvanter qu’à nous tenir en inquiétude et en défiance sur nous-mêmes, et l’honnête homme, ne le fût-il que selon le monde, ne trouve dans leurs prescriptions rien que sa conscience ne lui ait conseillé. Bossuet et Bourdaloue se sentent si bien aidés par cette voix qui parle au fond de nous, qu’ils insistent bien plus, le premier surtout, sur la sanction de la morale, c’est-à-dire la foi, que sur le détail des prescriptions. Bossuet semble presque plus jaloux pour la foi que pour l’innocence. En tout cas, il compte plus sur la foi, qui commande à la volonté, que sur la morale, qui l’exhorte.

Ces exagérations du moraliste chez Massillon ne sont pas seulement une sorte de compensation de ce qu’il retranchait au dogme ; je crains d’y voir une habitude de rhéteur. Le rhéteur n’a pas la véritable invention qui consiste dans les raisons moyennes ; il veut frapper fort, et il cherche dans les choses outrées la force que l’orateur trouve dans les choses justes. S’il est homme de bien et qu’il prêche la morale, je m’attends à ce qu’il soit terrible. Il accablera les gens de son innocence, il aura des haines de tête contre les vices dont sa pureté l’a préservé, et il s’en fera des images d’autant plus affreuses, qu’il ne les aura pas même connus par la tentation. Il insultera les pécheurs, il leur jettera la malédiction et l’anathème ; la chaire chrétienne retentira d’expressions violentes. Tel est souvent Massillon ; le doux évêque de Clermont ne m’apparaît qu’avec l’épée de l’ange exterminateur à la main.

Outre cette violence innocente, la composition, le langage, tout dans les sermons de Massillon trahit le rhéteur. La Harpe, qui le loue beaucoup trop[8], a cependant dit le mot qui caractérise justement sa manière de composer; ce mot, c’est l’amplification. L’amplification est l’éloquence des rhéteurs. Il ne faut pas la confondre avec le développement : développer est un art, amplifier n’est qu’un procédé.

Bourdaloue nous offre un beau modèle de l’art de développer. Il ne tire du sujet que les idées importantes; aucune qui soit de trop, ou qui n’ait avec l’objet du sermon le rapport du chemin au lieu où l’on va. Son ordre n’est pas cet arrangement artificiel qui fait passer les petites raisons avant les grandes, et qui prétend amorcer l’auditeur avant de le prendre. Il n’y a pas de raisons petites et qui ne soient en leur lieu les raisons capitales. Chacune a la force et la dignité d’une proposition nécessaire dans un raisonnement qui croulerait, si elle était fausse. Bourdaloue développe les choses par leur fond ; Massillon amplifie. Le premier voit son sujet, il le circonscrit et il l’épuisé; le second le cherche encore après y être entré, et, en courant un peu au hasard après ses richesses naturelles, il suscite d’autres sujets qui étouffent le principal, comme les branches gourmandes qui consument l’arbre à fruit. Il y emploie toutes les idées, petites ou grandes, et les mêmes sous des formes qui les diversifient aux dépens de l’exactitude du langage. Il y a un certain ordre, mais cet ordre est sans vie. De vaines subdivisions, pour lesquelles il a renchéri sur la subtilité de Bourdaloue[9], servent à le marquer, et sont comme des jalons plantés à l’aventure dans un terrain vague et sans limites. Cette incertitude dans le premier dessein du discours se fait sentir dans l’exécution; souvent les idées s’y pressent plutôt qu’elles ne se suivent. La plus forte vient avant la plus faible, et la même se reproduit plusieurs fois sous d’autres mots. Tantôt le discours, après avoir fait un pas en avant, recule; tantôt il tourne sur lui-même. Cependant un certain mouvement le précipite, mais c’est comme la mer dans une décoration de théâtre ; ces flots-là ne vont à aucun rivage. Le style de Massillon a tous les défauts de l’amplification-, les figures de mots y abondent, et en particulier celles qui peignent la véhémence, comme l’interrogation et l’exclamation; elles y reviennent à chaque instant, et refroidissent le discours par la fausse chaleur qu’elles y répandent. La phrase y affecte presque exclusivement la forme d’une période dont les membres se font équilibre, quelquefois par le poids des idées, trop souvent par le nombre et le son des mots. Les mots suscitent les choses, à peu près comme dans certaines poésies les rimes appellent les vers. Le bel esprit trouve à s’y mêler, et ses vaines fleurs, semées parmi tant de pieuses invectives, montrent que le désir de corriger l’auditoire ne faisait pas négliger à l’orateur le soin de lui plaire[10].

Que dans des sermons où le dogme a presque honte de se montrer, où la morale est excessive, la composition artificielle, où le prédicateur se souvient trop souvent qu’il parle devant des admirateurs de Fontenelle et de Lamotte, la langue ait fléchi, qui s’en étonnerait? Après avoir été marquée dans Bossuet de toutes les qualités du génie, dans Bourdaloue de toutes les qualités générales et d’obligation, cette langue, si hardie, si colorée dans le premier, si saine, si exacte, si irréprochable dans le second, Massillon l’a gâter. Il prodigue des nuances qui, pour quelques délicatesses douteuses dont elle paraît s’enrichir, la sèment d’incorrections non équivoques, qui l’étendent de la même façon que l’amplification étend le sujet en l’énervant, ou comme l’eau étend un vin généreux en lui ôtant sa force. Sans insister sur ce que la langue trouverait à y redire, ce qui importe assez peu, combien de fois ne s’y heurte-t-on pas à deux défauts communs à tous les rhéteurs dans toutes les langues, l’impropriété spécieuse et la fausse précision? Pour un esprit attentif et affamé de justesse et de vérité, ce sont des défauts bien autrement graves que les solécismes, car les solécismes ne trompent personne. La fausse précision, l’impropriété spécieuse, nous font illusion. On s’imagine que beaucoup de finesse doit se cacher sous des termes qui expriment plusieurs choses à la fois, et qu’en ces endroits-là c’est la langue qui a fait faute à l’auteur. J’y verrais plutôt le contraire. C’est pour n’être pas tombé juste sur ce qu’il avait à dire, qu’il a dit plus, ou qu’il a dit autre chose. Cette corruption insensible de l’éloquence religieuse n’est nulle part plus marquée que dans le Petit Carême. On regarde pourtant ce petit livre comme le chef-d’œuvre de Massillon. Est-ce parce que les sermons sont plus courts ? Est-ce sur la foi de l’estime qu’en faisait Voltaire, qui le copia, dit-on, plusieurs fois de sa main, et qui l’avait toujours sur sa table avec Athalie[11] ? On lit si peu les sermons, qu’il se peut bien qu’on se prenne d’admiration pour ceux qu’on a lus jusqu’au bout. Et qui s’aviserait d’ailleurs de ne pas trouver bons des sermons recommandés par Voltaire ? J’oserai pourtant dire que Massillon gagnerait à ce que le Petit Carême ne passât point pour son plus beau titre. Voltaire, le plus souvent d’un goût si sûr, s’est quelquefois égaré. Il s’en faut qu’il soit infaillible dans ses jugemens sur Corneille. Sur Pascal, il ne s’est pas trompé seulement par passion anti-chrétienne. Enfin n’a-t-il pas dit de Tacite que « c’est un fanatique pétillant d’esprit[12] ? » Il y a bien de la rhétorique dans ses tragédies. Ne serait-ce pas complaisance secrète du rhéteur en vers pour le rhéteur en prose ? Ou bien admirait-il moins dans le Petit Carême un modèle de véritable éloquence, qu’il n’y étudiait, avec la curiosité de l’artiste supérieur, la profonde habileté de langage et de tiss (???) plus précieux que la matière ? Les grands écrivains ont quelquefois la superstition de l’art ; le bien dire les touche presque plus que le vrai, l’habileté de la main que la justesse de la pensée ; ils nous laissent à nous le soin de démêler le vrai parmi ces merveilleuses adresses de l’art dont ils sont épris quelquefois jusqu’à en être dupes.

Les belles qualités qu’on peut louer dans le Petit Carême sont mêlées, dans l’Avent, de moins de défauts. À l’époque où il prêchait l’Avent, Massillon était plus près des exemples de Bossuet et de Bourdaloue, et la chaire d’où celui-ci venait à peine de descendre était encore remplie de cet esprit de religion sévère et de ce grand goût qui avait fait du prédicateur le directeur des esprits non moins que des consciences. Massillon avait encore à ses sermons le grand auditeur à qui successivement Bossuet et Bourdaloue n valent fait plus aimer la vérité qui corrige que le bel esprit qui amuse. Après la mort de Louis XIV, parlant à une cour occupée d’intrigues et de plaisirs, charmée des premières hardiesses de cette philosophie qui devait lui être si meurtrière, il crut qu’il devait rendre le discours agréable pour rendre la religion efficace. Dans ses duretés contre les courtisans, il laissa se glisser l’esprit de cour, et fit admirer aux grands la main habile qui leur portait des coups encore innocens. En les accablant, il les amusa. Plus d’un de ces grands criminels, comme il les appelait, dut lui dire de ses sermons : « Mon père, il y a plaisir à être ainsi maltraité par vous. »

Mais même dans le Petit Carême, et plus souvent dans ses autres sermons, le rhéteur devient orateur. Au lieu de l’amplification oratoire, nous avons la vraie éloquence. Les mouvemens rendent inutiles les tours d’adresse, la chaleur descend de la tête au cœur, les fortes raisons se succèdent et s’enchaînent dans un ordre naturel, la stérile abondance du procédé fait place à la fécondité de l’invention; on est ému, on sent quelque chose de ce trouble où nous tient Bossuet tant qu’il parle; on devient attentif comme à la vigoureuse dialectique de Bourdaloue. Je reconnais là les vestiges d’un grand art. Ajoutez-y les qualités propres de Massillon, la facilité surtout qui répand tant de grâce sur les parties solides de ses discours. Par cette facilité aimable, par certains ressouvenirs de la poésie antique, Massillon ressemble à l’archevêque de Cambrai[13]. Cette abondance de maximes rappelle les conseils un peu longs de Mentor à Télémaque. C’est la physionomie de l’homme, et il ne faut pas oublier que cet homme fut un des meilleurs et des plus doux de son temps. Sévère seulement du haut de sa chaire, et, comme il arrive, en proportion de ce qu’il était timide dans la conduite, celui qui avait supprimé les degrés dans les fautes, et pour qui tout était crime, consentait à consacrer l’abbé Dubois.


J’ai peur, en terminant cette étude, de n’en avoir pas assez dit sur les qualités de Bourdaloue et d’en avoir trop dit sur les défauts de Massillon. En entrant dans la vie des lettres, j’en avais ouï porter des jugemens singuliers par des écrivains qui n’étaient ni sans talent, ni médiocrement instruits; ils préféraient Bourdaloue à Bossuet, et Massillon à tous les deux. Tel était alors le souci de l’élégance, de cet ordre extérieur qui range les idées comme les pièces d’un échiquier, de l’harmonie surtout, où il leur était insupportable que les langues anciennes et les langues modernes du midi de l’Europe eussent l’avantage sur la nôtre ! C’était l’exagération de quelques bonnes idées de Voltaire, trop occupé lui-même des qualités extérieures de la langue française. La Harpe y avait renchéri, et les écrivains dont je parle étaient disciples ou avaient été amis de La Harpe. Quand je lus à mon tour les livres mêmes, je trouvai, tout au rebours de ce qu’on m’avait dit, Bossuet si au-dessus de ses deux successeurs, et Bourdaloue si supérieur à Massillon, que le dépit de rangs mal donnés me prévint peut-être contre les plus favorisés dans cette distribution. N’ai-je pas fait un tort à Bourdaloue d’avoir été préféré à Bossuet, à Massillon de l’avoir vu plus en honneur que Bossuet et Bourdaloue? Le goût et le savoir de ceux qui me lisent me redresseront. Mais il faut oublier ces différences, mettre fin à ces critiques où ma sincérité même me donne des scrupules à cause du sujet et de l’admirable vertu des personnes, et terminer par une dernière réflexion sur ce corps de nos sermonnaires, monument unique dans l’histoire des lettres, sans modèle comme sans égal chez les autres nations chrétiennes.

Dieu seul sait ce que tant de conseils de direction, tant de révélations sur le cœur humain, tant d’adresse et d’insinuation pour y pénétrer, tant d’autorité pour forcer les hommes à y lire et à se voir en face, tant d’éloquence ou persuasive, ou véhémente, ou tendre, ont dû raffermir de conduites, réveiller de consciences languissantes, ouvrir de mains fermées pour l’aumône, relever par le repentir d’âmes dégradées par la faute, adoucir de misères, guérir de blessures, et, le moment du dernier voyage arrivé, susciter de belles morts et envoyer d’âmes consolées à la source de toute miséricorde! Ne jugeons pas de cette morale par le mal qui a continué son cours malgré elle, mais par celui qu’elle a prévenu ou réparé. Par malheur, le mal qui se fait est le seul qui laisse un souvenir; l’histoire l’enregistre et amuse la curiosité humaine de ses scandales; le mal qui ne se fait pas n’est su que de Celui qui seul connaît le nombre des bons et des méchans et qui pèse les sociétés et les siècles. C’est faute de voir ce que le frein de la morale religieuse a empêché de mal, et pour n’avoir vu que ce qu’il n’en empêche pas, que l’homme en vient à lui préférer, comme règle des mœurs, les trompeuses lumières de la raison individuelle.

Notre société, notre temps en seraient-ils arrivés là? La morale de Bossuet, de Bourdaloue, de Massillon n’y serait-elle plus la loi des consciences? Il faudrait trembler alors, car je ne sais pas quelle force spirituelle ferait vivre et prospérer une société où l’on ne croirait plus qu’à ces deux choses : la fin de la morale chrétienne et l’impossibilité de la remplacer !


NISARD.

  1. Panégyrique de saint Paul.
  2. Troisième sermon sur la Passion.
  3. On en voit d’admirables exemples dans le sermon sur l’impénitence finale.
  4. Sermon pour le jour de la Pentecôte.
  5. Lettre du 5 février 1674 à sa fille.
  6. Le jour de Noël 1671.
  7. Tel est le danger de ces maximes excessives, que de nos jours mêmes les hommes sages, dans le clergé, font des réserves sur Massillon. Des évêques prescrivent de n’en faire des lectures aux fidèles qu’avec précaution, pour ne pas les désespérer.
  8. « Un charme d’élocution continuel, une harmonie enchanteresse, un choix de mots qui vont tous au cœur, un pathétique entraînant, douceur, dignité, grâce, sévérité, action, surprenante richesse de développemens; art de pénétrer dans les plus profonds replis du cœur humain; le Racine de la chaire et le Cicéron de la France. »
  9. Ainsi, dans le sermon sur la conception de la Vierge, il admire dans Marie « la fidélité de précaution et la fidélité de correspondance, » et dans cette seconde sorte de fidélité « une correspondance de perfection, une correspondance d’état, une Correspondance de persévérance. »
  10. Il dit des grands : « La nature toute seule a environné leur âme d’une garde d’honneur et de gloire. » Et quelques lignes plus haut : « Un sang plus pur s’élève plus aisément; il en doit moins coûter de vaincre les passions à ceux qui sont nés pour remporter des victoires. » Il dit de leurs craintes : « Exempts de maux réels, ils s’en forment même de chimériques, et la feuille que le vent agite est comme la montagne qui va crouler sur eux. » Et ailleurs : «Voici ce qu’on découvrait de certains héros vus de près. L’homme désavouait le héros; leur réputation rougissait de la bassesse de leurs mœurs et de leurs penchans; la familiarité trahissait la gloire de leurs succès. »
  11. D’Alembert, Éloge de Massillon.
  12. Lettre à Mme Du Deffant, 30 juillet 1768.
  13. On rencontre souvent dans Massillon « les noirs soucis, les noirs chagrins, » et beaucoup d’autres figures de ce genre, presque prises à Fénelon, qui les avait prises lui-même à l’antiquité.