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Les Grands ports de commerce de la France/01

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Les Grands ports de commerce de la France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 22 (p. 389-416).
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LES
GRANDS PORTS DE COMMERCE
DE LA FRANCE

MARSEILLE ET LE GOLFE DE LYON.

Les anciens historiens racontent que vers l’an 600 avant notre ère une colonie de Phocéens, à la suite des guerres médiques, abandonna les rivages de l’Asie-Mineure et vint, après une longue navigation, jeter l’ancre au bord d’un golfe à l’autre bout de la Méditerranée. Pendant l’antiquité, ces migrations étaient fréquentes. La guerre, la famine, les opérations commerciales, souvent le besoin seul de changement, qui a toujours tourmenté les populations riveraines de la grande mer intérieure, étaient la cause de ces déplacemens, et un second essaim de Phocéens vint bientôt s’ajouter au premier. Avant eux, les Phéniciens, les troyens, les Carthaginois, les Étrusques venus de Lydie, et glorieux précurseurs des Romains dans la péninsule italique, avaient tour à tour demandé aux vents de pousser leurs voiles vers des mouillages inconnus, et peu à peu avaient peuplé et exploité toutes les rives de la Méditerranée, tous les pays que baignent ses flots bleus. C’est ainsi que les marins partis de Phocée avaient été précédés par des Phéniciens dans le golfe même où ils fondèrent Massilie, car on a trouvé entre autres sous le sol de Marseille une inscription en phénicien, l’une des plus belles qu’on connaisse : elle règle les frais de culte d’un temple de Baal.

Massilie, dont les origines se perdent dans la nuit de l’histoire, est toujours à la même place où l’établirent, où la trouvèrent plutôt les Phocéens. Le bassin étroit qu’elle occupe, fermé du côté des terres par une ligne rocheuse de montagnes, n’est guère plus fertile qu’il ne l’était dans l’antiquité. Le terrain manquait encore d’eau il n’y a pas longtemps. On a amené les eaux de la Durance par un canal qui fera éternellement la gloire de l’ingénieur qui l’a projeté et construit. Si cette eau a abreuvé les habitans et rafraîchi les rues de la cité, elle n’a pu donner à la campagne environnante qu’une verdure en quelque sorte décorative et faire pousser sur ces alluvions pierreuses autre chose que la vigne et l’olivier, que les enfans de l’Ionie apportèrent avec eux. Sidon, Tyr, Carthage, ne furent pas autrement favorisées que Marseille dans le choix de leur emplacement. C’était la mer qu’elles exploitaient, non la terre, et aujourd’hui encore Gênes étouffe plus que Marseille dans une ceinture de rochers arides et abrupts. Dans la lutte pour leur existence, il est bon que les places de commerce soient ainsi forcées par la nature à tourner invariablement leurs regards vers les flots. Cela fait de meilleurs marins que rien ne vient distraire de leur métier, et cela pousse les armateurs à un trafic international incessant qui fait la richesse de leur comptoir.


I. — LE PORT DE MARSEILLE.

Marseille, depuis le jour de sa naissance obligée de demander à la mer tous ses moyens de vivre, n’a jamais failli un instant à ses destinées. Il n’est aucune ville qui se soit maintenue aussi prospère pendant une aussi longue durée de siècles. Comme elle commande le golfe de Lyon et le bassin du Rhône, elle a été de tout temps un grand port de transit et d’entrepôt, pour la Gaule pendant l’antiquité, pour la Provence et une partie du Languedoc pendant le moyen âge, et plus tard pour la France. Depuis longtemps c’est notre premier port de commerce. Toutes nos relations avec le Levant partent de là, et, depuis que le canal de Suez est ouvert, toutes nos relations avec l’extrême Orient. C’est par Marseille que nous arrivent les soies de la Chine et du Japon, les cotons et les graines oléagineuses de l’Inde, l’étain de Banca et de Malacca, le poivre de Singapore. A l’époque où la France fondait des colonies en Amérique, dans la mer des Antilles, dans l’Océan indien, et où la vapeur n’avait pas encore remplacé la voile, Bordeaux, Nantes, Saint-Malo, plus tard Le Havre, assises sur l’Atlantique au sur la Manche, purent un moment le disputer en importance à Marseille. Aujourd’hui la lutte ; n’est plus possible, et le grand port de la Méditerranée, par l’étendue et la disposition de ses quais, par le chiffre de son tonnage et la valeur des marchandises transportées, dépasse de beaucoup tous ses rivaux. Au Vieux Lacydon des Phocéens, une baie profonde, aux eaux toujours paisibles, qui s’enfonce doucement dans les terres, au port du Frioul, fretum Julii[1], artificiellement obtenu au moyen d’une jetée réunissant les îlots de Pomègue et de Ratonneau qui surgissent dans la rade, on a de nos jours ajouté une série de nouveaux bassins, conquis hardiment sur la mer par des fondations hydrauliques. Ces bassins de la Joliette[2], du Lazaret et d’Arenc[3], tous situés au nord du vieux port et se succédant les uns les autres, peuvent en quelque sorte indéfiniment s’étendre. On y a établi d’immenses docks qui couvrent une étendue de 20 hectares, pour la réception et l’entrepôt des marchandises, et où d’ingénieuses dispositions hydrauliques assurent tous les services ; on y a construit des cales sèches, des bassins de radoub, pour la visite et la réparation des navires. Les rails courent le long des quais et vont se marier à ceux de la gare de Saint-Charles, tête de la grande ligne de Paris-Lyon-Méditerranée. Il faudra faire mieux ; il faudra doter ces bassins d’une vraie gare maritime et de toutes les annexes, de tous les mécanismes rapides pour le chargement et le déchargement des vaisseaux, qui sont aujourd’hui indispensables au fonctionnement d’un grand port de commerce. Londres, Liverpool, New-York, offrent pour cela des types que l’on fera bien d’imiter.

Lamartine, dans un élan de lyrisme oratoire, a nommé Marseille « la façade de la France sur la Méditerranée. » Le mot a été volontiers rappelé et mérite de l’être. Parcourir les quais de Marseille, c’est faire à la fois un cours de géographie et d’ethnologie méditerranéenne : tout s’y retrouve, les produits et les gens. Là l’Espagnol des Baléares vient lui-même apporter et vendre ses oranges, le Marocain son cuir, l’Algérien son tabac, le Tunisien ses dattes, l’Arabe son encens ou son café, l’Égyptien ses tapis, le Turc ses confitures, le Grec, l’Italien, les produits variés de l’Hellade ou de la péninsule. C’est comme un immense bazar, une grande foire en plein vent, où chaque traficant apparaît avec son type, son costume, sa langue propre, que dis-je ? une sorte de langue franque à laquelle celle de Smyrne, du Caire ou de Constantinople n’a rien à envier.

Ce n’est pas seulement la Méditerranée qui commence avec Marseille, c’est le monde entier. Promenez-vous le long des quais, et vous y rencontrez par instant le Chinois à la longue queue tombant en tresse sur le dos, le Parsis au bonnet pointu, l’Hindou au cafetan blanc, le nègre à la démarche déhanchée qui s’en va chantonnant un refrain du pays natal, le matelot anglais ou américain à la casquette, aux vêtemens de toile cirée. À cette foule bariolée se mêle le pêcheur provençal, qui fait sécher ses filets au soleil et porte encore le bonnet phrygien comme au temps de Simos et Protis, les fondateurs de Massilie. Devant vous s’étalent tous les produits du globe : les blés de la Mer-Noire que la fameuse corporation des portefaix, qui a fait si souvent parler d’elle, vanne et nettoie par des procédés datant des Phocéens, les arachides du Sénégal ou du Gabon, les huiles de Gênes, les marbres de Carrare, l’orseille de Mozambique ou de Madagascar, le café de Rio, le sucre de la Havane, le girofle de Zanzibar, le camphre de Bornéo, puis la morue de Terre-Neuve, le bois coloré de Campêche, le pétrole de Pensylvanie, les laines de Montevideo, le guano du Pérou, le cuivre du Chili, le fer de Suède, en un mot les diverses denrées des colonies, des pays lointains, de toutes les contrées de l’Europe et de l’univers. De là un aspect particulier, une animation sans égale le long des quais de la vieille cité, un mouvement, une vie, un bruit qu’on ne retrouve dans aucun autre port. Ajoutez-y le fracas des charrettes qui vont, viennent, s’embarrassent au milieu des jurons de l’automédon marseillais, peu patient de sa nature, et qui, dans sa langue fille du latin, brave volontiers la pudeur.

Le long du vieux port, sur le côté qui regarde le midi, à cet endroit qu’affectionnait, dit-on, le bon roi de Provence René, qui venait en hiver s’y chauffer au soleil, les choses n’ont guère changé avec le temps. Bien qu’on ait essayé naguère de donner à cet endroit un peu d’air et d’espace, les maisons s’y alignent encore capricieusement comme au moyen âge, les rues y portent le même nom : c’est la rue Lancerie, parce qu’on y faisait des lances pour les croisés, qui s’embarquèrent si souvent à Marseille ; c’est la rue Bouterie, parce qu’on y faisait des tonneaux (boute en provençal, en italien botte). L’avenue de la Canebière (canebe, chanvrière) est à un bout, les bureaux de la Santé à l’autre, au milieu la Maison de Ville ou la Commune, dont la façade porte un écusson de Puget. Là se tenait l’ancienne bourse, la loge, la loggia, comme on dit toujours à Gênes. Tout le long du quai s’étalent des buvettes et des boutiques qui, sans égard pour le passant, empiètent sur la chaussée. On y vend le perroquet criard du Brésil ou l’oiseau des tropiques aux plumes étincelantes, la noix de coco des Antilles, le pois rouge du Cap dont on fait des chapelets, le coquillage nacré de la mer des Indes et une foule de bibelots, de produits divers, tous venus des stations lointaines et des pays de l’Orient aimés du ciel et du soleil. Là se promène l’univers, là s’entendent tous les dialectes, là passent et repassent tous les costumes. On n’est plus en France, on est dans je ne sais quel pays étrange et unique qui serait comme la synthèse de tous.

De tout temps la place de Marseille a eu ce caractère cosmopolite. Jadis ce fut un Phénicien, puis un Phocéen, qui firent la fortune commerciale de ce comptoir. Au moyen âge, le type du négociant marseillais est une sorte de Provençal tenant à la fois de l’Italien et de l’Espagnol, ou plutôt du Génois et du Catalan. À cette époque, république indépendante, gouvernée par un podestat étranger, Marseille donne plus d’une fois asile aux exilés de Gênes ou de Florence, qui viennent définitivement s’établir dans ses murs. Sous Colbert, Marseille est déclarée port franc, et le commerce passe presque entièrement aux mains des maisons levantines qui viennent à leur tour se fixer dans ce port. On leur donne droit de cité ; auparavant, sous Charles IX, on a fait mieux : le noble peut trafiquer sans déroger ; nobilis et mercator, disent les anciens contrats. Cela dure jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Des noms éminemment marseillais surgissent, comme celui de ce George Roux qui arme ses navires en corsaires à l’époque de la révolution américaine, et fièrement déclare la guerre au roi d’Angleterre par une lettre qui commence ainsi : « George Roux à George Roi. » toutefois le Levantin l’emporte alors sur le Marseillais indigène, comme aujourd’hui le Grec. Depuis que les massacres de Chio ont amené à Marseille une colonie hellénique, celle-ci a concentré dans ses bureaux la plus grande partie du trafic de la place, presque tout le commerce des grains, et ce n’est pas une des moindres curiosités de l’histoire que de constater ce retour des Chiotes vers Massilie, à peu près pour les mêmes causes, après 2,400 ans. Que si, comme autrefois les Levantins, les Grecs tiennent aujourd’hui à Marseille le haut du pavé, hâtons-nous de reconnaître que nombre de négocians marseillais méritent au même degré d’être cités, comme ceux qui, par leurs seules ressources, ont ouvert à ce port le trafic avec la côte orientale et occidentale d’Afrique, avec le Sénégal, la Guinée, le Gabon, Madagascar, Mozambique, Zanzibar. Il y a aussi nombre d’armateurs hardis qui, à leurs propres risques, sans aucune subvention de l’état, ont créé des lignes de navigation à vapeur avec les divers ports de la Méditerranée, du Brésil, de la Plata, de l’Inde, et qui, en toute justice, ne sauraient être non plus passés sous silence.

L’esprit créateur, le caractère entreprenant du Marseillais, se révèle dans les opérations industrielles, plus encore que dans celles de négoce ou d’armement. Sur ce point-là, il n’a guère à redouter la concurrence des maisons étrangères établies à ses côtés. La fabrication des produits chimiques, du savon, la trituration des graines oléagineuses, le raffinage du sucre de canne, le tannage des peaux, le lavage des laines, la mouture du blé, qui arrive en quantités si considérables, la préparation des liqueurs, des pâtes, des conserves, des salaisons, la distillation du pétrole, la fonte et l’affinage des minerais et des métaux, la construction des machines, voilà ce qui a été tenté avec un succès toujours grandissant, et procure aux navires qui fréquentent ce port un fret de sortie aussi varié qu’avantageux. On dit que la plupart de nos ports périclitent et que notre marine marchande succombe, parce que nos navires sont presque partout obligés de sortir sur lest : en effet, si nos matières d’exportation sont généralement précieuses, étoffes tissées, objets de modes, elles n’occupent pas pour l’ordinaire un très grand volume. Les autres ports français devraient suivre l’exemple de Marseille : en manufacturant les matières premières qu’ils reçoivent, ils verraient doubler leur trafic. Ici, la savonnerie date seule du passé, tout le reste est de création récente, et l’on peut dire contemporaine. Sous Colbert, la fabrication du savon fut ravie par Marseille à Savone, sa voisine ; mais d’autres disent que ce furent les Phéniciens, également inventeurs du verre, qui introduisirent cette fabrication à Marseille, qui depuis ne l’a plus abandonnée. Quoi qu’il en soit, cette place de commerce est devenue de nos jours une place industrielle de premier ordre. Sa banlieue, le terroir ou le terradou, comme on le nomme, et les petites villes environnantes, se sont associées à ce mouvement. Avec l’argile, on fait des tuiles, des carreaux, des briques, des poteries ; avec le sable, des verreries ; tout cela aussi s’exporte au loin. En cent endroits et dans la ville elle-même, qui n’oserait s’en plaindre, des groupes de cheminées, plus hautes que des obélisques, vomissent la fumée, noircissent et empestent l’air. L’industrie s’étend partout avec ses allures conquérantes, elle a envahi tout le littoral. C’est pour Marseille que travaillent les salines de Bouc et de l’étang de Berre ; c’est pour elle que fonctionnent les ateliers de La Ciotat, où la puissante compagnie des Messageries maritimes construit et répare ses navires. L’élan est tel que le département voisin du var est lui-même entamé. Au port de la Seyne, près de Toulon, sont d’autres établissemens de construction appartenant à la Société des forges et chantiers de la Méditerranée, qui a son siège principal et ses plus grands ateliers à Marseille.

D’après les statistiques que nous a communiquées la chambre de commerce de Marseille, le mouvement général de ce port en 1876 a été à l’entrée de 8,776 navires jaugeant 2,665,500 tonneaux, et à la sortie de 8,654 navires jaugeant 2,590,000 tonneaux ; en tout plus de 17,000 navires, et un tonnage qui dépasse 5 millions de tonneaux. Ces chiffres comprennent d’ailleurs tous les pavillons, la grande navigation et le cabotage, et les navires à voiles et à vapeur, chargés ou sur lest, ces derniers en nombre infime. Le pavillon français entre pour les deux tiers dans le mouvement général des navires, la grande navigation comprend les quatre cinquièmes du tonnage, le nombre de navires à vapeur augmente de plus en plus et dépasse la moitié du nombre des navires à voiles. Dans la décade qui s’étend de 1867 à 1876, les chiffres afférens au tonnage total sont passés de 4 millions de tonneaux à 5, et le mouvement de la navigation à vapeur, ainsi que cela a eu lieu partout, est toujours allé en augmentant.

La principale marchandise importée est le blé, dont Marseille reçoit chaque année de 1 à 2 millions de tonnes de 1,000 kilogrammes chacune. L’état des récoltes en France règle seul cette branche de commerce. Dans les années de disette, Marseille est comme le grenier d’abondance, la grande nourricière du pays. Elle reçoit du Danube, de l’Égypte, de l’Asie-Mineure, de l’Algérie, les blés qui nous manquent, et, par le chemin de fer de Paris-Lyon-Méditerranée, les déverse sur toute la France. Si Bordeaux est le port des vins, Nantes le port des sucres, Le Havre le port des cotons, Marseille est le port des blés. Grâce à Marseille, les famines en France sont désormais impossibles, et les émeutes d’une population manquant de pain, qui ensanglantèrent en 1847 quelques-uns de nos départemens du centre, ne se reproduiront jamais plus.

Après le blé viennent les graines oléagineuses, environ 220,000 tonnes, — le sucre brut, 80,000, — le café, 20,000. Les minerais et les métaux (fer, plomb, cuivre, antimoine, étain), le charbon de bois, la houille, se chiffrent par centaines de mille tonnes. La houille seule atteint près de 800,000 tonnes, et cette énorme quantité, fournie pour la plus grande part par les mines du bassin d’Aix et les houillères du département du Gard, est presque entièrement consommée par les usines locales ou les navires à vapeur. Le chiffre du bétail vivant importé d’Italie, d’Espagne, d’Algérie, dépasse 300,000 têtes, et a même été un moment deux fois plus élevé. Il manque malheureusement un parc central, un entrepôt et un grand marché, comme ceux des villes américaines, pour recevoir, soigner et distribuer convenablement tout ce bétail, dont le port de Cette a déjà détourné à son profit plus de 100,000 têtes.

Des marchandises de beaucoup plus grande valeur, sinon d’un aussi fort tonnage, doivent maintenant être citées, telles que la soie, le coton, les laines ; il faut mentionner enfin les peaux et les cuirs, les huiles d’olive, le pétrole, les vins et les spiritueux, le riz et les légumes secs, les fromages, le cacao, la morue et le poisson salé, le poivre et les autres épices, les articles de droguerie, le tabac, le suif, les cires, le soufre brut, les marbres, les bois de teinture, de tonnellerie, de charpente, de menuiserie, d’ébénisterie.

Les principaux articles d’exportation sont les blés et les farines, les tissus de laine, de soie et de coton, le sucre raffiné, les tourteaux de graines, dont l’agriculture fait un si heureux emploi, les savons, si justement renommés, et dont Marseille fabriqué par an 90,000 tonnes, autant que la France tout entière, les huiles de toute sorte, les vins, préparés, coupés, améliorés, alcoolisés, dans des chais rivaux de ceux de Cette, les pâtes et les conserves alimentaires, les machines, les produits chimiques, — au nombre desquels le soufre raffiné, la soude, les acides, — les houilles, souvent chargées comme lest et expédiées sur les divers points de la Méditerranée qui en manquent ; le plomb, qu’on reçoit d’Espagne, qu’on affine, qu’on désargente dans des usines locales, la garance, qui vient d’Avignon, les poteries et produits de céramique, les verres et les cristaux, enfin le sel marin, dont on expédie des quantités notables aux pays du nord, la Suède et la Norvège, qui en retour envoient des bois de pin et de sapin.

On estime aujourd’hui à 2 milliards de francs environ la valeur annuelle de tout le commerce de Marseille, à l’importation et à l’exportation. Une population fixe d’environ 300,000 habitans, dont le chiffre a triplé depuis le commencement du siècle, est tout entière adonnée aux affaires : armateurs, négocians, banquiers, industriels de tout ordre, courtiers, entrepreneurs et agens de transports, peseurs publics, portefaix, charretiers. Tout le monde vend, achète, trafique, tout le monde vit de son travail. Le plaisir, plus que les distractions intellectuelles, sauf quelques heureuses exceptions qu’il est juste de noter, occupe uniquement les loisirs du moderne Phocéen. Une maison de campagne, la bastide, quand elle est au milieu des arbres, le cabanon, quand elle est juchée sur le roc, au bord de la mer, est le refuge qu’il affectionne pendant les chaleurs torrides de l’été. Il s’y livre de grand matin, avec une ardeur que rien ne lasse, à une chasse imaginaire « au poste à feu ou à filet, » ou bien à la pêche, où ses efforts sont un peu mieux récompensés. Avec le poisson se confectionne plus d’un mets indigène, la bouillabaisse, la bouride, épicés, aromatisés, pleins d’ail.

Sur ce coin fortuné de la Provence, sous ce climat qu’assainit le mistral, tout le monde, riche et content, coule une existence aisée et quelque peu nonchalante. Le caractère est jovial, bon, généreux, ouvert ; on vit volontiers en plein air, sur la place publique, comme les anciens. Les mœurs sont restées démocratiques, familières ; mais il faut y signaler, surtout chez les hommes, une certaine rudesse et je ne sais quelle vivacité, quel emportement, dus sans doute au milieu physique dans lequel on gravite, rocailleux, aride et venteux, et à la nature des relations quotidiennes. Les femmes ont plus de douceur et de délicatesse ; elles sont citées pour leur esprit, leur grâce et leur beauté. Le sang grec a laissé en elles des traces ineffaçables. Des yeux et des cheveux noirs, un teint mat, un nez aquilin, un taille élancée, bien prise, les fines attaches des mains et des pieds, distinguent la femme provençale et entre toutes la Marseillaise. — Une raison géologique a sans doute aussi réglé l’accent local, comme le caractère. Cet accent, si aisément reconnaissable, jamais ne s’efface chez personne, quelque longue que soit l’absence. Il est sensiblement le même d’Arles à Nice. De Nice à Gênes existe l’accent piémontais, d’Arles à Bordeaux l’accent languedocien et gascon, et ceux-ci, pour le puriste, ne valent pas mieux que celui-là.

Le goût des libertés communales, si vif pendant toute l’antiquité et le moyen âge, n’a jamais disparu de chez le turbulent Marseillais, et explique ses votes, ses préférences politiques. Sous Louis XIV en 1660, sous la terreur, à la chute du premier empire, en juin 1848, en septembre 1870, en mars 1871, ont eu lieu des émeutes, des soulèvemens populaires, que nous n’essayons pas de justifier, mais dont rendrait compte peut-être le passé historique de Marseille.

La ville est belle, bien tracée, bien arrosée. Dans ces dernières années, le marteau du démolisseur l’a dégagée à l’instar de Paris, et l’architecte s’est plu à l’embellir. On a, par de longues et savantes percées, éventré enfin les vieux quartiers, où grouille, depuis tant de siècles, sur une éminence au nord de l’ancien port, une population mêlée et sordide. Il faudra longtemps encore pour faire disparaître cette sorte de cour des miracles, qu’on ne retrouve plus nulle part à Paris, et dont les plus hideux recoins de Gênes, de Rome ou de Naples, peuvent à peine donner une idée. Là, hier encore toutes les immondices roulaient avec l’eau dans le ruisseau au milieu de la rue ; là quelques rues portaient des noms qu’aucune langue honnête ne saurait répéter, et qui n’avaient point effarouché cependant les naïfs édiles du moyen âge ni ceux que nos pères ont connus. Comme dans les vieilles cités de la péninsule italique, le linge s’étale effrontément au dehors et sèche aux fenêtres, ou sur une corde qui court dans l’air, d’une maison à l’autre vis-à-vis. Sur le pas des portes, les commères rassemblées bavardent en tricotant, interpellent le passant dans leur grossier patois, souvent l’injurient, hardies, impudentes, fortes en gueule. Elles se rendent les unes aux autres, en visitant tour à tour leur chevelure, de ces services mutuels que les touristes qui ont visité l’Italie vous expliqueront au besoin. Là s’entassent le matelot étranger, l’émigrant dénué de ressources, le musicien ambulant, le receleur, le voleur, le souteneur de filles et toutes celles qu’il défend. Bref, c’est une population et un quartier à part, comme on n’en trouve plus dans aucune autre ville de France, qui fait tache dans la moderne Marseille, et qui fort heureusement disparaît davantage chaque jour.

Ce quartier du vieux port est tout ce que Marseille a gardé des anciens âges. Alors que Gênes, Venise, Pise, ces petites républiques qui furent les émules de la cité provençale, nous ont légué de ces temps-là des souvenirs impérissables, et ont régné par les beaux-arts comme par les affaires, Marseille s’est contentée de trafiquer et de jouir. Il en fut de même pendant toute l’antiquité, dont elle n’a rien ou presque rien conservé, pas plus du reste que ses sœurs d’alors, Tyr, Carthage ou Alexandrie. En somme, très peu de monumens dignes d’être rappelés, presque aucun souvenir du passé, tel est le bilan de Marseille, et l’on a dû avec raison que cc’est une ville antique sans antiquités. » Elle est d’allures toutes modernes malgré une origine qui remonte aux temps héroïques, et se contente d’étaler quelques maisons somptueuses, quelques jolis boulevards plantés d’arbres, et quelques promenades extérieures que l’on parcourt avec plaisir. Celle de la Corniche, faisant suite à celle du Prado, offre un magnifique coup d’œil. La mer bleue, parsemée d’îles pittoresques, baigne un des côtés de la route, et les montagnes à l’horizon rappellent, par leur relief et les tons dont les brûle le soleil, celles de Naples ou de l’Attique. Par ses habitans, comme par son commerce, la ville est cosmopolite, et les colonies d’Espagnols, d’Italiens, de Suisses, d’Allemands, de Grecs, d’Anglais, qui se mêlent à la population indigène sans se fondre avec elle, donnent à Marseille un cachet spécial. Cette ville, par la diversité de ses aspects, plaît singulièrement aux voyageurs, et tous ils emportent d’elle une impression qui ne s’efface plus.


II. — LE LITTORAL.

Sur la portion du rivage méditerranéen qui s’étend de Menton à Port-Vendres, Marseille est reine et l’a été de tout temps. Tout ce rivage a été colonisé par elle. Les noms de la plupart des stations qu’elle y établit sont restés grecs. Nice, c’est la ville de la victoire, fondée à la suite d’une bataille gagnée par les Phocéens sur l’une des tribus ligures de ces parages ; Antibes, c’est la ville en face de Nice ; Agde, c’est la bonne ville, l’heureux mouillage ; Leucate, c’est le cap blanc. Les Phéniciens, explorateurs de ces rivages avant les marins de l’Ionie, y avaient eux-mêmes consacré plus d’un temple aux divinités qu’ils adoraient. Le souvenir de ces temples, la plupart dédiés à Melkarth, l’Hercule solitaire de Sidon, se retrouve entré autres à Monaco, Herculis Monœci portus, et dans l’antique ville d’Héraclée, citée par Ptolémée et Pline, dont Saint-Gilles, sur le canal qui va de Beaucaire à Aigues-Mortes, semble marquer l’emplacement. Port-Vendres, portus Veneris, dut être aussi à l’origine un sanctuaire d’Astarté, la Vénus impudique de Tyr.

Toute cette côte a été de tout temps soumise à des actions géologiques permanentes, qui d’une part éloignent, de l’autre rapprochent la mer. De l’étang de Berce à Nice, le phénomène a lieu dans les deux sens ; de l’étang de Berre à Port-Vendres, la mer s’éloigne toujours davantage. A Marseille, le parvis du temple de Diane, la déesse protectrice de la ville grecque, occupé plus tard par l’église de la Major ou de Sainte-Marie-Majeure, s’est trouvé un jour entamé par l’eau. Depuis l’époque de César, la mer a gagné là 250 mètres sur la terre. Plus loin, un sentier massaliète, qui suivait sans discontinuité le bord du littoral, est aujourd’hui coupé par parties, et le long de la plage on retrouve les débris d’antiques villas romaines, peu à peu descendues dans la mer. Dans le golfe de La Ciotat, la ville de Taurentum, créée par les Phocéens, a tout à fait disparu sous les eaux. Les vagues, de temps en temps, rejettent sur le rivage des débris de mosaïques, et mêlent aux galets qu’elles roulent de petits cubes de marbre, quelquefois encore cimentés entre eux. Ailleurs ce sont au contraire les eaux qui s’éloignent, ou plutôt le rivage qui se soulève et émerge, puisque l’ancien port de Fréjus, forum Julii, où mouilla la flotte d’Octave, est aujourd’hui éloigné de 2 kilomètres de la mer.

Du port de Bouc aux Pyrénées, le rivage va de même s’avançant de plus en plus, et ici le phénomène est dû principalement aux apports du Rhône et à la direction dominante des vents. Le canal naturel de Caronte, par lequel l’étang de Berre communique à la mer, serait depuis longtemps comblé sans les draguages incessants que les pêcheurs sont obligés d’y faire pour étendre leurs filets ou bourdigues. Le delta qui forme les embouchures du Rhône empiète sans cesse sur la mer. Le fleuve, capricieux, indomptable, le « fleuve incorrigible, » comme l’appelait Vauban, ne supporte aucun endiguement. Les sables qu’il rejette à la mer en masses si formidables troublent insensiblement l’économie de ces rivages, et des ports tels que celui d’Aigues-Mortes ne sont plus accessibles aux navires. La côte s’est barrée peu à peu. Le mélange des eaux douces aux eaux salées, comme dans la maremme toscane ou les marais pontins, a formé çà et là des étangs, des lagunes, dont les émanations empestées donnent naissance à des fièvres paludéennes, souvent pernicieuses, et ces rivages, autrefois très peuplés, ont été presque partout transformés en mornes déserts. Les Saintes-Mariés, Saint-Gilles, Aigues-Mortes, Frontignan, Agde, Narbonne, La Nouvelle, ont eu un passé glorieux, et maintenant sont devenues pour la plupart des villes qu’on pourrait dire fossiles. C’est aux Saintes-Maries que la légende pieuse place l’arrivée de Marie de Magdala, de Marie Jacobé, sœur de la Vierge, et de Marie Salomé, mère des apôtres Jacques et Jean. Elles étaient accompagnées de Marthe, de Lazare, de Maximin et de quelques autres, et le peuple de Provence a conservé pour tous ces saints une vénération particulière.

Le port de l’étang de Tau, Cette, de fondation récente, puisque c’est à l’ouverture du canal du Languedoc que ce port doit son origine, est le seul, sur tout ce rivage, qui soit en progrès aujourd’hui. C’est un des premiers ports marchands de la France, et son tonnage, pour la grande navigation seulement, c’est-à-dire sans tenir compte du cabotage, dépasse 500,000 tonneaux. Tous les vins de l’Hérault et de l’Aude, nos deux premiers départemens vinicoles, les vins d’Espagne, du Roussillon, tous largement travaillés dans les chais de la place, sont ensuite réexpédiés dans le monde entier. Cette ne doute de rien et reproduit à la fois tous les crus, même les plus célèbres, même ceux qui ont disparu. Voulez-vous du bordeaux, du bourgogne, du Champagne, des vins rouges ou des vins blancs renommés, préférez-vous des vins de liqueur, du madère, du xérès, du chypre ou du malvoisie ? En voici, vous êtes servi à l’instant. Quel que soit le nom, quelle que soit la marqué, Cette reproduit tout, scientifiquement, naïvement, et les enseignes des chais vous l’annoncent : fabrique de tel vin. Au moins tout cela vient-il du raisin, et ces innocentes manipulations chimiques laissent-elles le plus souvent l’estomac en repos : d’autres fabricateurs à l’étranger sont plus coupables, qui font des vins de toute pièce avec de l’eau, des matières colorantes et des alcools de mauvais goût.

L’expédition des vins ne suffit pas à Cette, elle exporte aussi une partie des houilles du Gard, et c’est là encore qu’abordent de préférence les minerais de fer d’Afrique, d’Italie ou d’Espagne destinés aux grandes forges du bassin du Rhône, et une partie des animaux de boucherie adressés à la France des divers points de la Méditerranée. On a voulu enfin établir à Cette des chantiers de construction maritime, mais ce projet n’a pas réussi. En somme, ce port est bien loin d’avoir l’importance de celui de Marseille, soit comme place de commerce, soit comme centre industriel. Les abords en sont d’ailleurs redoutables aux marins. La mer y est souvent furieuse, démontée, comme ils disent, elle roule d’énormes vagues, et soulève les sables du fond qu’elle rejette avec impétuosité sur la plage. On dirait un fleuve en démence, emportant les terres de ses rives avec ses eaux. C’est la mer du lion, mare leonis, disait le vieux chroniqueur Guillaume de Nangis, contemporain de saint Louis. On a essayé d’expliquer à l’aide de cette figure de rhétorique le nom donné par quelques géographes à ce golfe, aux eaux si souvent déchaînées. D’autres écrivent golfe de Lyon, non point à cause de la ville assise au confluent de la Saône et du Rhône et qui est beaucoup trop distante pour avoir concouru à ce baptême, mais parce qu’ils voient là la mer des Ligures, Λιγύων (Liguôn), dont on aurait fait par contraction Lyon[4]. Cette orthographe, la plus vieille, puisqu’on la retrouve déjà sur des cartes du XVIIe siècle (autrefois c’était le golfe gaulois, Sinus gallicus), est d’ailleurs celle qui a prévalu.

Il existe contre les tempêtes de la mer des Ligures plus d’un refuge et d’un abri assuré, et de tout temps on s’est plu à vanter la disposition topographique de la plupart de ces havres. Nous venons de dire à quel état les forces aveugles et inconscientes de la nature en avaient réduit quelques-uns. S’il suffisait, pour décréter la naissance ou la résurrection d’une ville et d’un port de mer, de la volonté des hommes, les rivages qui s’étendent de l’étang de Berre à Port-Vendres seraient aujourd’hui dans une situation plus florissante. Des ports autrefois célèbres verraient les navires de nouveau accourir. Le Rhône, comme jadis au temps de César ou de Constantin recevrait une flotte de bateaux jusqu’à Arles ; la tour Saint-Louis, aux embouchures du fleuve, détrônerait peut-être Marseille, et la rade de l’étang de Berre, comme l’entendait le premier consul dans un jour de caprice, deviendrait un grand port militaire et marchand. Défendu par un étroit et long goulet, ce port d’un nouveau genre l’emporterait à la fois sur Toulon et sur Marseille, et serait une des curiosités de la France. Les défenseurs de ce projet, car il en est encore et il en surgit de nouveaux tous les jours, ajoutent que les meilleurs ports sont les ports intérieurs, surtout depuis les inventions récentes de l’artillerie, et qu’aucun pays ne présente une rade fermée comme celle de l’étang de Berre, qui couvre une superficie de 20,000 hectares, avec des profondeurs qui atteignent 8 et 10 mètres. Tout cela est vrai, mais les villes, les ports de mer, ne se fondent pas par décret, et l’on oublie que le port de Bouc, à l’entrée du canal de Caronte qui mène à l’étang de Berre, le port de Bouc, qui devait, d’après Bonaparte lui-même, remplacer un jour Marseille, est toujours la ville aux maisons sans rues et aux rues sans maisons, comme ces embryons de cités que les pionniers américains jettent au milieu des prairies ou sur les fleuves du Far-West. Quelques-unes de ces cités, nées bien des jours après le port de Bouc, ont aujourd’hui 600,000 habitans, tandis que Bouc attend toujours les siens, et ne présente aux regards étonnés du voyageur que quelques douaniers mélancoliques, minés par la fièvre, qui se promènent tristement sur cette plage aride et déserte, et veillent à la fabrication, à la mise en tas et à l’embarquement du sel. Des salines, une fabrique de soude, quelques cabanes et bateaux de pêcheurs, voilà tout ce qu’on trouve au port de Bouc, voilà ce qu’on y trouvera peut-être toujours.

Les villes, comme les sociétés, comme tous les êtres, naissent, se développent et meurent, et il y a à cela des raisons le plus souvent fatales. Telle ville, dès le début, est enrayée dans son développement, parce que les hommes n’ont tenu aucun compte des conditions nécessaires à son existence ; elle meurt, comme Bouc, pour ainsi dire avant d’être née. Quelques-unes ont au contraire une vie tenace, dont les hommes ne verront pas de longtemps la fin : Marseille, Alexandrie, sont dans ce cas. D’autres, après une lente évolution, meurent comme de mort naturelle : le courant du progrès, la civilisation les emporte. Un port qui autrefois avec 3 mètres de profondeur, comme celui d’Agde ou d’Aigues-Mortes, admettait les plus forts navires, ne peut plus aujourd’hui les abriter, car le tirant d’eau de ceux-ci atteint maintenant et dépasse même 6 mètres. Que l’on entreprenne quelques draguages, quelques travaux particuliers, et certaines de ces villes éteintes pourront renaître. C’est ce qu’on tente en Italie à Brindisi, qui fut un port si affairé du temps des Romains, qui depuis s’est ensablé et qu’on voudrait rendre à la vie, car c’est le port de la péninsule le plus voisin du canal de Suez. Ne nous dissimulons pas que ces sortes de résurrections seront toujours bien chanceuses. La vapeur est venue qui, sur terre comme sur mer, a changé toutes les conditions des transports et des relations internationales, puis l’électricité, qui a si étonnamment rapproché les distances. Mille autres causes ont influé sur le développement, sur l’évolution commerciale ou industrielle des nations, et des villes sont mortes par l’effet spontané de ces circonstances extérieures, et sans qu’il soit même besoin d’invoquer des phénomènes physiques tels que le retrait ou l’avancement des bords de la mer.

Ceux qui rêvent la formation d’une grande ville de commerce, desservie par un canal, aux embouchures mêmes du Rhône, à la tour Saint-Louis, par la seule volonté de l’état, sous le coup de je ne sais quelle baguette magique, et qui voient déjà les bords de l’étang de Berre couronnés de jetées et d’arsenaux, semés de cités florissantes, font des rêves de géographes de cabinet. Sans doute ils écrivent avec la carte sous les yeux, mais sans se donner la peine de descendre sur le terrain, sans se préoccuper des exigences économiques de leur temps. Auraient-ils le pouvoir de faire décréter la dépense de millions par centaines, il y a encore en cela la volonté, la convenance des intéressés qu’il faudrait consulter avant tout. Il faudrait principalement tenir compte des conditions normales qui règlent le mouvement, l’entrepôt et le transit des marchandises. Un jour que l’on exposait, devant un négociant de Marseille qui affinait les plombs argentifères que ce port reçoit en si grande quantité de l’Espagne, les conditions plus favorables du port de Cette pour cette élaboration, — proximité plus grande du lieu de production et partant moindre prix du fret, sortie moins coûteuse par la mer et le canal du Midi, moindre cherté du charbon, à cause du voisinage immédiat des mines de la Grand’Combe, moindre prix de la main-d’œuvre, enfin mille autres bonnes raisons : — tout cela est vrai, répondit le négociant, mais mes bureaux sont à Marseille et non à Cette. — La réponse est péremptoire, et l’on aurait pu ajouter que Marseille, plus que Cette, a des relations avec l’Espagne, et que, si l’Espagne envoie ses plombs à Marseille, ce n’est qu’en retour des produits que ce port lui adresse, sinon il n’y aurait aucun échange.

Montesquieu a dit que « les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses, et que dans ce sens tous les êtres ont leurs lois. » Ici une loi économique a réglé, depuis les commencemens de l’histoire, la suprématie de Marseille sur tous les autres ports environnans. Cette loi a un caractère non moins fatal que toute autre loi de géographie physique, et il est du devoir de tous de s’incliner devant ce qui semble être la volonté de la nature. Politiques, hommes d’état, malgré toute leur puissance et tout leur esprit, ne peuvent rien contre cela. Le port de Marseille vivra encore longtemps dans les conditions où il se trouve, et tous les autres ports français de ce littoral, sauf Cette, iront peut-être en décroissant toujours.

Que si l’on veut faire à tout prix la fortune de ces parages, l’exemple donné par la compagnie des forges de Châtillon et Commentry nous paraît être le seul à suivre. Non contente des usines qu’elle possède dans le centre de la France, elle vient de jeter près de Beaucaire les fondations d’un vaste établissement, qui comprendra des hauts-fourneaux et des aciéries. On y recevra une notable partie, 100,000 tonnes au moins, de l’excellent minerai de fer que l’Algérie produit en si grande abondance, on y fabriquera directement, avec la fonte obtenue de ce minerai, de grandes masses d’acier. Ce dernier métal est devenu aujourd’hui indispensable aux besoins quotidiens de l’industrie et de la guerre, et il a, pour de nombreux usages, remplacé la fonte et le fer. Par ce moyen, non-seulement on fera vivre des centaines d’ouvriers, non-seulement on apportera les millions, le mouvement et la vie dans une région naguère délaissée, somnolente, mais encore on donnera au port de Cette et aux canaux qu’il alimente un nouvel élément de trafic et des plus importans. Les navires qui s’en iront chercher le minerai ne partiront pas à vide ; ils apporteront à l’Algérie de la houille, des métaux ouvrés, des vins, et avec le minerai rapporteront aussi du bétail, des grains, de l’alfa, des fruits. Nous possédons en Algérie 250 lieues ou 1,000 kilomètres de côtes et une étendue de terres considérable ; il faut enfin tirer profit de tout cela, et ce n’est pas trop de Cette et de Marseille pour exploiter cette colonie qui est à nos portes, qui ne demande qu’à nous céder contre les nôtres la plus grande partie de ses richesses, que nous avons trop longtemps dédaignées.

La question de prépondérance n’est pas entre Marseille et les ports français qui l’avoisinent, et que Marseille dépassera toujours ; elle est entre cette place et les ports de Gênes et de Trieste, d’où est partie, surtout depuis l’affranchissement de l’Italie, une sorte de rivalité commune, de ligue contre Marseille. C’est là le nœud de la question, et ce qu’il nous reste à définir, ce sont les mesures à prendre pour assurer à Marseille sa prééminence dans la Méditerranée, pour faire qu’elle ne déchoie pas et qu’elle continue à l’emporter sur ses rivales étrangères. Naples, Brindisi, Livourne, Venise, ne seront jamais à craindre ; Gênes, Trieste, Odessa, le sont déjà, et peuvent être encore plus redoutables demain. Assurément les hommes ne peuvent rien contre l’inflexible destinée, contre les lois inéluctables de la nature ; mais ils ne doivent non plus rien faire pour en accélérer les effets quand ces lois leur sont contraires, et l’on ne saurait nier que les malheureuses mesures économiques d’une nation n’aient souvent contribué à sa ruine. C’est là ce qu’il faut à tout prix empêcher, car la France, sur ce point, n’est pas tout à fait sans reproches.


III. — LES CONDITIONS ECONOMIQUES.

Les conditions économiques dont dépend aujourd’hui l’avenir de Marseille sont de plusieurs genres. Les unes sont du ressort des Marseillais, les autres du ressort de l’état ; les dernières enfin, les plus difficiles à changer, sont créées par la marche des choses, mais il est peut-être encore temps de lutter contre elles.

Les Marseillais ont-ils tout fait pour assurer le développement normal de leur commerce ? Ils ont fait beaucoup sans doute. A côté de leur chambre de commerce, une des premières instituées en France et l’une des mieux dotées, ils ont créé une société libre « pour la défense et le développement du commerce et de l’industrie, » une sorte de board of trade local, à l’instar des chambres de commerce anglaises ou américaines. Cette société, qui compte environ 400 membres, a été fondée en 1869 pour défendre activement les principes du libre échange, alors battus en brèche par le gouvernement, et que Marseille a toujours vaillamment soutenus. La Société de développement publie des mémoires sur des sujets spéciaux, les adresse aux ministres compétens. On peut dire qu’elle prend en main l’élaboration de toutes les grandes questions pendantes ; elle suit et quelquefois même précède la chambre de commerce officielle, — qui vit en bonne harmonie avec elle, — dans le débat de tous les intérêts. Elle fait paraître un prix courant hebdomadaire justement remarqué, qui donne le cours de toutes les marchandises sur la place de Marseille, est répandu au loin et fait loi en beaucoup de cas. Du sein de cette société sont sortis bon nombre de juges élus au tribunal consulaire et des membres de la chambre de commerce. Marseille aura l’honneur d’avoir la première en France établi ce board à l’anglaise, et elle a été imitée par Bordeaux, Le Havre et d’autres places. On demande souvent aux Français de traiter leurs affaires eux-mêmes, d’avoir un peu plus de spontanéité, d’initiative dans le débat de leurs intérêts économiques. Voilà un exemple de ce qui est à faire dans cette voie, et plus d’un ne se serait pas attendu peut-être que l’élan viendrait du midi. Cependant ce n’est encore là qu’une première création ; parlons de deux autres qui n’ont pas moins d’importance.

Marseille a institué en 1872 une école supérieure de commerce, pépinière de futurs négocians instruits et exercés. Elle a pris modèle sur les écoles pratiques d’Anvers et de Mulhouse, et Le Havre, Rouen, Lyon, n’ont pas tardé à suivre cet exemple. Dans ces écoles, la connaissance des langues étrangères, les usages du commerce, les produits dont il trafique, tout cela est enseigné à fond. Cette éducation technique est complétée par des excursions fréquentes et, à la fin des études, par un voyage à l’étranger, sur lequel l’élève rédige un mémoire. Tout récemment, Marseille a fondé aussi une Société de géographie, non point théorique comme tant de sociétés savantes de même ordre, mais d’application. Un musée ethnologique et maritime, un musée de matières premières, une bibliothèque spéciale, des cours populaires de géographie commerciale et industrielle, c’est là ce qui a été créé tout d’abord et mis à la portée de tous. Quelle ville, mieux que Marseille, pouvait entreprendre des fondations aussi utiles et leur donner la vie ? Le commerce en profitera, en a déjà profité amplement. On accuse nos négocians de ne pas connaître assez l’étranger, d’ignorer les besoins, les usages des places lointaines, les produits que fournissent les différentes régions du globe, de ne parler aucune autre langue que la leur. Sans examiner si tous ces reproches sont fondés, il est évident qu’avec des institutions du genre de celles qui viennent d’être indiquées, ce sera la faute de la jeune génération qui arrive aux affaires, si elle ne s’y présente pas armée de toutes pièces et savamment préparée.

Tout ce qu’on vient de dire, tout ce que Marseille a déjà entrepris pour développer utilement son commerce, ne suffit pas. Pourquoi Marseille hésite-t-elle encore dans la construction de ce parc à bestiaux qui aurait fait depuis longtemps sa fortune ? toute la Méditerranée, nous l’avons vu, lui envoie son bétail. La Corse, l’Italie péninsulaire, la Sardaigne, la Sicile, l’Espagne, le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, l’Asie-Mineure elle-même, lui expédient des bœufs, des moutons, des porcs. Le département des Bouches-du-Rhône, une partie des départemens voisins, adressent également à Marseille le surplus de leurs animaux de boucherie. Ce bétail, surtout celui qui arrive par mer, est fatigué, exténué, souvent malade, mourant de faim et de soif. Il lui faudrait peu de jours pour se reposer, se refaire, s’engraisser. OU n’a qu’un parc misérable pour le recevoir, trop étroit, sans abris ; rien de grand, de large, d’aéré, rien de préparé, ni d’aménagé. Paris, par son marché de La Villette, Chicago, Saint-Louis, Buffalo, pour ne pas citer d’autres exemples, offrent à Marseille des modèles de parcs à bestiaux très convenablement établis, et où des milliers d’animaux peuvent à l’instant être reçus, nourris, abreuvés, soignés. Pourquoi hésiter plus longtemps à fonder un établissement de ce genre, pourquoi laisser à Cette, qui vient de s’en emparer, une partie de cet important trafic ? Marseille, en 1872, en 1873, a reçu, par mer seulement, au-delà de 600,000 têtes de bétail, elle n’en reçoit plus que la moitié, et ce chiffre diminuera encore si l’on n’y prend garde, et si l’on ne se décide enfin à établir ce parc à bestiaux, ce marché, cet entrepôt, qu’on l’appelle comme on voudra, depuis si longtemps indispensable. Depuis dix ans, tous les conseils municipaux, et Dieu sait si Marseille en a changé souvent, se sont religieusement transmis le dossier de cette affaire. Chaque fois un nouveau projet, un nouveau rapport, modifiant le précédent, s’en est suivi, puis tout est rentré dans les cartons, et l’on n’a rien fait ; il est temps que cette comédie finisse. Que serait-ce si l’on ajoutait à ce parc quelques-unes de ces immenses boucheries mécaniques, « de ces maisons de massacre et d’encaquement » comme on en voit en tant de villes d’Amérique, et qui furent pour la première fois établies à Cincinnati, il y a quarante ans ! Là, chaque année, des millions de porcs sont à la fois dépecés, salés, mis en barriques, expédiés dans le monde entier. Le bœuf est conservé comme le porc. Quelle fortune pour Marseille si elle pouvait traiter ainsi une portion du bétail étranger qu’on lui adresse, quelle ressource pour ses navires ! Le transport de la viande salée est devenu l’un des premiers élémens de fret de la marine des États-Unis, et cette viande est aussi l’une des provisions les plus recherchées à bord des navires de guerre et de commerce.

Les Marseillais viennent enfin d’introduire chez eux des tramways à l’américaine : c’est bien, il faut raccourcir partout les distances, et le temps, c’est de l’argent ; mais pourquoi ne pas construire aussi de ces élévateurs mécaniques pour décharger, nettoyer, vanner, peser et recharger automatiquement les grains, comme on en voit tant à Chicago ? toute la manutention se fait là rapidement, économiquement. Le navire, le wagon, qui apportent le grain ou le remportent, accostent l’élévateur. L’expéditeur ne voit plus son blé. On lui donne un acquit, une sorte de warrant, indiquant la quantité et la qualité reçues, il le négocie, et tout est dit. Pourquoi le Marseillais s’obstine-t-il à faire les mêmes opérations par des procédés lents et antiques, qui n’ont pas changé depuis le temps des Phéniciens ? Sur les quais du vieux port, le classique portefaix, coiffé du tarbouch rouge et portant la veste de toile bleue, péniblement, sur une planche branlante, décharge les sacs de blé. D’autres les pèsent gravement à la romaine au long levier, et ceux-là enfin agitent le grain sur le sol avec une pelle de bois, ou le vannent sur un large tamis suspendu à trois pieux assemblés par un bout. Ce travail se fait machinalement, en fumant la pipe. Il faut secouer le grain de certaine façon, les contrats en font foi, et cela se faisait ainsi quand Simos et Protis abordèrent à Massilie. Sainte routine, et des plus respectables ! Chassez bien vite tout cela pour adopter les élévateurs, si vous ne voulez pas que le flot montant du progrès vous emporte. Pourquoi là-bas le travail mécanique, ici le travail à bras ? Un seul élévateur peut recevoir le chargement de tout un navire, si fort soit-il, et le manipuler en un jour. On me dit qu’à Marseille ce ne sont pas les mêmes natures de blé, c’est possible ; mais le travail par la vapeur est applicable à toutes les opérations de l’industrie, et incomparablement plus rapide et meilleur marché que le travail à bras. L’opposition viendrait-elle de la puissante corporation des portefaix, qui, de temps immémorial, a le monopole de ces opérations ? On peut avoir raison des portefaix comme naguère on a eu raison des maîtres de poste et des entrepreneurs de diligences, qui ne voulaient pas des chemins de fer. Il faut marcher en avant ou mourir. Or Marseille est le port des blés, et elle doit manipuler les blés d’après les lois et les inventions de la mécanique moderne.

Telle est la part qui incombe aux citoyens. Sans se refuser à louer ce qu’ils ont fait de bien, il faut leur demander sur quelques points un peu plus d’initiative et de volonté, et une attention plus soutenue à ce qui se fait hors de chez eux. Aujourd’hui il n’est plus permis d’ignorer les inventions nouvelles, et, quand elles concernent le métier qu’on exerce, de ne pas en profiter. Les Anglais ont appelé le commerce international la concurrence universelle, et le mot est vrai, car la concurrence est partout, et chacun doit s’étudier à faire mieux que son voisin. Le perfectionnement est une des conditions de l’existence, et dans la lutte pour la vie, à laquelle les nations, les villes, sont sujettes comme les individus, celui qui triomphe est celui qui s’améliore ; celui qui déchoit ou reste même stationnaire succombe. La part de responsabilité qui incombe à l’état dans les développemens et les transformations que réclame le port de Marseille est plus grande que celle qui incombe aux citoyens, et d’une nature plus grave. Ici la critique a beau jeu. Pourquoi l’état marchande-t-il à Marseille le prolongement de ses quais, de ses bassins ? Pourquoi ne faire les choses qu’à demi et ne pas les faire plus vite ? Pourquoi ne point doter les nouveaux ports de tous les perfectionnemens, de tous les mécanismes rapides de chargement et de déchargement en usage dans la plupart des ports anglais ? C’est là ce qu’on peut demander, en réclamant encore des bureaux une plus grande promptitude dans les décisions, et une meilleure entente des véritables besoins de cette place, la première de France, une des premières du globe.

On croit avoir fait beaucoup quand on a donné à tous les ports réunis une surface totale de 152 hectares (le vieux port n’en avait que 28), pouvant abriter 1,000 navires d’un port moyen de 300 tonneaux, et un développement linéaire de quais d’environ 12 kilomètres, dont 7 seulement peuvent être utilisés. Comme on compte, en Angleterre, qu’il faut à peu près 1 kilomètre de quai pour 280,000 tonneaux entrés et sortis, et que le tonnage général du port de Marseille dépasse aujourd’hui 5 millions de tonneaux, il en résulte qu’on est de beaucoup au-dessous des besoins de la place. Aussi les navires ne peuvent-ils décharger bord à quai, c’est-à-dire alignés suivant leur axe le long du quai, ce qui est la position la plus favorable. Ils sont disposés perpendiculairement aux quais, et, dans le vieux port, alignés souvent sur deux rangs. Les seconds ne peuvent alors décharger leurs marchandises qu’à flot, sur des bateaux plats ou chalands, d’où résulte une grande perte de temps, d’argent et souvent de matière.

Ce ne sont là que les moindres parmi tous les inconvéniens que nous avons à signaler. Pourquoi, depuis si longtemps que Marseille réclame une véritable gare maritime et un chemin de fer le long du littoral, lui refuser cette gare, cette voie ? tout le dégagement de la gare de Paris-Lyon-Méditerranée se fait par le tunnel de la Nerthe, un souterrain de 6 kilomètres ! Qu’une partie de la voûte s’éboule, et le souterrain est bouché, et il n’y a plus de communication par voie ferrée entre Marseille, Lyon et Paris ! Aucune autre voie n’existe. A la suite de la guerre franco-allemande, la gare unique de Marseille s’est trouvée un jour tellement encombrée de marchandises à expédier qu’elle n’y pouvait suffire. Elle en a remisé ainsi jusqu’à 50,000 tonnes à la fois, qui pouvaient devenir en un instant la proie de l’incendie, sans compter tout le préjudice que de longs délais d’expédition causaient aux négocians. Est-ce bien, est-ce juste, alors que les ports de Londres, Liverpool, New-York, comptent par douzaines les lignes ferrées qui y aboutissent et qu’ils alimentent ? Il y a là un état de choses affligeant, contre lequel les intéressés n’ont cessé de protester et qu’il serait grand temps de faire disparaître. Il serait temps aussi qu’un chemin de fer direct reliât Marseille à Turin par les Alpes, le littoral du midi de la France à l’intérieur du Piémont et à la Lombardie. Ce chemin de fer, on l’a maintes fois étudié, projeté, piqueté même sur le terrain : quand le fera-t-on ?

Que dire maintenant des nouvelles lois qui régissent nos transactions ? L’impôt de 5 pour 100 sur les transports par petite vitesse détruit notre commerce intérieur. Il faut abolir ce désastreux impôt. Nous payons plus cher qu’aucun autre peuple les transports par chemin de fer, par la poste et les dépêches télégraphiques. C’est encore un mal, car tout ce qui gêne les transports, de quelque nature qu’ils soient, est vicieux. On peut dire que la civilisation et le progrès sont tout entiers engagés dans une question de transport, soit terrestre, soit maritime, et que les peuples qui ont le mieux résolu cette question par les voies les plus économiques, les plus rapides, ont été en tête des autres. Voyez dans l’antiquité les Phéniciens, les Assyriens, les Grecs, les Romains ; plus tard les Arabes, les Italiens, qui allaient par terre jusqu’en Chine ; puis, dans les temps modernes, les Portugais, les Espagnols, les Hollandais, les Anglais, les Français, les Américains des États-Unis. Les peuples qui n’ont pas perfectionné leurs voies de transport sont restés stationnaires et comme cloués sur place, immobiles dans leur premier élan. Tels sont les Hindous et les Chinois, pour lesquels les siècles ont marché sans qu’ils aient marché eux-mêmes, sans qu’ils aient fait, sauf le premier jour, aucun progrès notable.

La France, on ne saurait trop le faire remarquer, est comme un isthme à l’occident de l’Europe. Sur la Méditerranée, Marseille occupe la tête de cet isthme ; sur la Manche, c’est Calais, Boulogne, Le Havre. L’isthme français évite aux voyageurs et aux marchandises qui se rendent dans la Grande-Bretagne, ce centre commercial vers lequel tout converge, le détour par Gibraltar ou par l’Europe orientale ou centrale, par le Danube ou par les Alpes helvétiques. Il faut donc percer en quelque sorte notre isthme par la voie la plus courte, la plus accélérée, la moins coûteuse, par un chemin de fer direct de Marseille à Calais. Ce chemin deviendra même indispensable le jour où un tunnel sera ouvert sous la Manche entre Calais et Douvres ; mais alors il sera peut-être trop tard, car le commerce aura pris des voies nouvelles, celles précisément qu’on lui prépare en éventrant les Alpes centrales, en ouvrant la vallée du Danube. En 1872, une compagnie française très sérieuse, en tête de laquelle on distinguait les noms de quelques-uns de nos premiers financiers, s’offrait à construire le chemin de fer de Calais-Marseille, — on l’appelait déjà ainsi, — sans aucune subvention de l’état. Le projet que cette compagnie présentait avait été étudié très mûrement. L’administration a passé outre, comme elle l’avait déjà fait dix ans auparavant à propos d’un projet de chemin de fer non moins bien conçu le long de la rive gauche du Rhône. Pourquoi ces refus répétés ? Parce que, paraît-il, tous ces projets dérangent les combinaisons des grandes compagnies de chemins de fer actuellement existantes. Sans doute les droits de ces compagnies sont hors de cause et ne doivent nullement être sacrifiés à ceux des compagnies nouvelles ; mais il est un point où l’intérêt général devrait primer l’intérêt privé. D’ailleurs ces grandes compagnies elles-mêmes seraient les premières à bénéficier de l’établissement des lignes proposées le jour où celles-ci seraient exécutées. Autour de chaque ligne nouvelle s’établissent comme des affluens allant vers elle et les anciennes lignes ; tout renaît, tout progresse sur le parcours et dans un rayon qui va de plus en plus grandissant. C’est là un phénomène que depuis quarante ans la construction des chemins de fer a rendu familier à tous, en tous pays.

Pour percer enfin l’isthme français, attend-on que le Saint-Gothard soit lui-même percé, que la vallée du Danube soit entièrement ouverte ? N’est-ce point assez déjà du percement du Mont-Cenis, qui détourne une partie des marchandises de Marseille et seconde le port de Gênes et non celui-là, — du percement du Brenner, qui ouvre l’Allemagne tout entière à Venise et à Trieste ? N’est-ce point assez de l’ouverture du canal de Suez, qui est décidément plus favorable à l’Italie qu’à la France ? Si un jour les voyageurs et les marchandises abandonnent l’isthme français, il sera trop tard pour les rappeler, et dès lors la partie sera irrévocablement perdue, quoi que l’on essaie, quoi que l’on fasse. Le commerce met longtemps à adopter des voies nouvelles, parce que son intérêt à cela ne lui apparaît pas toujours clairement ; mais, quand il s’est une fois décidé, il ne revient plus sur ses pas. Déjà une partie des passagers et des colis qui vont de l’extrême Orient en Angleterre ne prennent plus la voie de Marseille. Depuis plusieurs années, la malle des Indes va de Brindisi à Londres par le littoral de l’Adriatique et par l’Allemagne du centre : elle gagne ainsi quelques heures. C’est pourquoi il faut dès à présent ouvrir non-seulement une voie ferrée directe de Marseille à Calais, du golfe de Lyon à la Manche, mais encore une voie d’eau, en endiguant ou mieux en canalisant le Rhône, en approfondissant la rivière supérieure et les canaux qui y aboutissent, ensuite en unissant le fleuve à Marseille par un canal littoral, puisque les embouchures du Rhône sont décidément innavigables. Sur la Seine, les canaux et les rivières qui en dépendent, on exécutera des travaux de même ordre et l’on donnera à toutes les écluses la même largeur et la même longueur, à toutes les voies la même profondeur d’eau, de manière que, sans transbordement, sans rompre charge, le même navire puisse aller de Marseille à Paris par eau, voire à Rouen, au Havre, comme y va déjà le même wagon.

Les marchandises lourdes, encombrantes, de peu de prix, qui ne peuvent payer qu’un fret très modéré, que l’on n’attend pas à jour et à heure fixes, prendront le canal, où le fret est incomparablement moins élevé que sur la voie ferrée. Ces marchandises n’en sont pas moins précieuses pour le trafic et le transit national. En abordant nos ports, elles contribueront à donner à notre marine une partie du fret de sortie qui lui manque : ce sont les houilles, les pierres de taille, les ardoises, les moellons, les briques, les engrais, les bois, les vins, les huiles, le sel, les fers, les machines. Les autres denrées, moins volumineuses et plus chères, prendront la voie de fer. Le canal ne fera pas concurrence au rail, tout au contraire les deux voies s’aideront, se donneront un mutuel concours. Quand le tunnel sous-marin sera ouvert de Calais à Douvres, on ira sur le rail de Marseille jusqu’à Londres. Par toutes ces mesures, on assurera définitivement à la France le transit qu’elle retient encore, mais qu’elle perdrait inévitablement si une seule de ces mesures était différée.

Il est urgent de faire disparaître toutes les causes d’infériorité qui agissent contre nous ; tout cela enraie et suspend les affaires, On a retiré à temps l’impôt qu’on avait si mal à propos remis sur les matières premières et rétabli la liberté des pavillons, aboli les surtaxes sur les navires étrangers ; mais les droits de timbre, qu’on a si fort élevés sur les effets de commerce, il serait bon aussi de les diminuer. Et les droits sur les sucres, qui intéressent à un si haut degré notre agriculture indigène et coloniale, notre marine, notre industrie, notre commerce et principalement celui de Marseille, ne serait-il pas temps de les régler au mieux des convenances de tous ? Cette question des sucres, toujours pendante, est toujours plus embrouillée à mesure que les commissions et les enquêtes s’en occupent davantage. Il faut la résoudre enfin, soit au moyen d’un droit unique comme pour d’autres produits, soit au moyen de la richesse saccharine qui serait proportionnellement imposée. Tout ce qui gêne le commerce et l’industrie est vicieux et va contre l’effet qu’on en attend ; toutes les entraves fiscales sont mauvaises, et doivent être irrévocablement condamnées. Il est fâcheux que les chambres, dans la plupart des cas, en votant si promptement ces sortes d’impôts, n’obéissent qu’à une impulsion étrangère à toute idée commerciale, et se laissent égarer nous ne savons par quelles considérations purement politiques. Elles ne devraient pas cependant tuer la poule aux œufs d’or, on le leur a dit bien des fois. Sous le prétexte de remplir les caisses du trésor, elles ne devraient pas agir comme si elles voulaient les vider. Puis tout impôt établi sur des matières de fabrication ou de consommation est la source d’une immense fraude, et pervertit le sens moral de la nation : « voler l’état, se dit-on, n’est pas voler, » et c’est à qui dupera le fisc.

L’impôt sur les huiles et les savons, si malencontreusement voté par l’assemblée nationale en 1871, et point encore retiré malgré les réclamations incessantes de tous les fabricans de la France, offre à l’appui de ce que nous venons de dire un exemple frappant, que nous ne pouvons passer sous silence. Cet impôt, qui pèse sur le commerce et l’industrie de Marseille plus désastreusement encore que sur les autres places, ne rapporte à l’état qu’une somme moitié moindre de celle qu’il devrait lui rapporter, et ne donne en tout que 9 millions. C’est la fraude qui bénéficie du reste, et la fraude se pratique sur une très grande échelle. On a ainsi créé au négociant déloyal une situation exceptionnelle, on lui a ouvert une source de bénéfices scandaleux ; on a ruiné du même coup le négociant honnête, qui ne sait pas voler le fisc. Ne nous demandons pas si l’on a bien fait d’imposer l’huile qui forme l’éclairage des maisons, le savon qui est le premier élément de la propreté corporelle : on nous répondra que l’on peut critiquer ainsi tous les impôts, et qu’il ne saurait y avoir de bons impôts ; allons plus loin. Si Marseille reçoit aujourd’hui au-delà de 220,000 tonnes de graines oléagineuses venues de tous les points de l’univers, de l’Inde, du Levant, de la côte orientale et occidentale d’Afrique, c’est que le droit sur ces graines a été successivement abaissé, puis aboli. Il y a cinquante ans, il n’y avait à Marseille aucune fabrique d’huile de graines ; il y en a aujourd’hui quarante qui occupent 4,000 ouvriers, et il s’est créé là une industrie prospère dont on avait pris l’idée aux Anglais, et qui a été depuis imitée par l’Italie et par l’Espagne. Avec l’huile extraite des graines, on fait surtout du savon ; le résidu comprimé des graines forme ce qu’on nomme les tourteaux, qui sont utilement employés par l’agriculture, soit comme engrais du sol, soit comme nourriture du bétail. De là tout un mouvement, tout un échange commercial.

Les graines, l’huile, le savon, les tourteaux, ne sont pas seuls en jeu. Pour faire le savon, il faut de la soude ; pour obtenir la soude, de la chaux, du charbon, du sel marin, de l’acide sulfurique. Il faut extraire, produire, manipuler, transporter, expédier tout cela. Ce ne sont plus 4,000 ouvriers, ce sont 15,000 au moins qui sont en action, qui vivent de toutes ces industries, et c’est ce monde intéressant que vous allez frapper, ce sont ces industries multiples, dont la plupart font la gloire du pays, l’honneur et la fortune de ce littoral, que vous allez réduire à néant ! Ce que vous voyez, c’est le fisc qui gagne péniblement quelques millions, ce que vous ne voyez pas, c’est la fraude qui lui enlève la moitié de son gain, car la fraude sera toujours plus ingénieuse que le fisc ; puis c’est le pays qui perd, lui, des centaines de millions ; ce sont des industries, hier encore si prospères, qui subitement s’éteignent ou émigrent vers l’étranger. Cela est déjà arrivé en partie pour la fabrication des huiles de graines et du savon. Nous avons vu dès 1872 Savone et Gênes se poser sur ce point en rivales heureuses de Marseille, les gares de leurs chemins de fer encombrées de graines oléagineuses et de soudes. Savone s’est enfin ressouvenue que cette industrie de la saponification faisait sa fortune il y a deux siècles, quand Marseille lui en ravit les secrets qu’elle semblait elle-même avoir perdus. Savone va maintenant rivaliser avec Marseille, comme Marseille rivalisa jadis avec elle. Qui aura fait naître cette lutte, à laquelle l’Italie sans doute ne songeait pas ? Un impôt malheureusement voté en France contre l’industrie savonnière. Est-ce tout ? Non point. Voici Turin qui enlève à son tour à Marseille l’ingénieuse fabrication des allumettes en cire ; Marseille avait le monopole de cette fabrication, qui depuis trente ans donnait un fret très lucratif à sa marine et du pain à de nombreux ouvriers, quand vint le triste impôt voté si légèrement sur les allumettes par l’assemblée nationale française en 1872. Cet impôt a ruiné tout à coup cette industrie, ou plutôt l’a fait passer aux mains de l’état, on sait comment, et l’on sait aussi quelles allumettes nous livre l’état, si inopinément devenu fabricant et chargé de nous approvisionner.

Tout se tient, et, selon le mot si vrai de Jean-Baptiste Say, le fondateur de la science économique en France, « les produits s’échangent contre des produits. » Le commerce n’est qu’un échange. Il ne faut donc toucher que d’une main très délicate à tout ce qui regarde le commerce, surtout lorsqu’il s’agit d’impôts nouveaux. Les choses, dans le monde économique, sont liées les unes aux autres par des fils souvent invisibles, et ces fils cassent subitement quand l’harmonie vient tout à coup à être rompue. Naguère, au moyen de ce qu’on est convenu de nommer les acquits-à-caution ou les admissions temporaires, Marseille pouvait recevoir des blés en franchise, et ces blés, sans qu’aucun transport fût nécessaire, sortir à l’état de farine par les autres ports de France. Il suffisait pour cela d’un endos à l’acquit visé par la douane et que les parties négociaient. Chacun y trouvait son compte. Aujourd’hui la sortie n’est plus possible que par les ports de la même circonscription, de la même zone douanière. Plus de fiction, mais la réalité. La fiction consistait à supprimer heureusement le transport d’une balle de farine à travers toute la France, et à permettre au blé entré à Marseille de sortir, par exemple, par Dunkerque, précisément au moyen de l’acquit-à-caution transféré par le négociant provençal au minotier du nord. Désormais cela ne se peut plus. Le fisc croyait y gagner, il s’est trompé. Qu’est-il en effet arrivé ? C’est que Marseille, par suite même de la gêne introduite dans ses opérations, a reçu en moins la quantité de blé correspondante à ces sortes d’admissions, et que les minotiers ont trituré en moins cette quantité de blé. Bordeaux, Nantes, Brest, Le Havre, Lille, Dunkerque, Nice, Toulon, Cette, tous ces ports ont perdu là un avantage dont ils jouissaient, celui de faire sortir en farines la quantité correspondante représentée par les blés reçus en franchise à Marseille. Tous ont à l’envi réclamé, et ce n’est pas tout. Dans quelques départemens du centre, les pauvres femmes qui l’hiver faisaient des sacs pour l’exportation de ces farines ont vu tout à coup se tarir pour elles cette source de travail. Ces farines allaient surtout en Angleterre, en Suisse, en Belgique, en retour ces pays nous adressaient d’autres produits. Sous le prétexte de favoriser nous ne savons quels intérêts agricoles, et de satisfaire de prétendues réclamations des minotiers de la Belgique, on a tout à coup, en 1871, par décret, sans consulter personne, supprimé les acquits de mouture, comme encore ils s’appellent, et jeté le trouble dans mille industries. Dans un chargement de blé, il y a le marin qui l’apporte, l’ouvrier qui le reçoit, le minotier qui le triture, et c’est tout cela qu’il faut voir. Qu’y faire ? L’inertie des bureaux est telle que les intéressés réclament en vain, et cependant il suffirait d’un décret pour rétablir ce qu’un décret a si mal à propos détruit, ce qui depuis 1861, depuis l’abolition de la trop fameuse échelle mobile, fonctionnait en France à la satisfaction de tous, commerçans, minotiers, agriculteurs. Il est temps qu’on y prenne garde, car ce cas n’est malheureusement point le seul qu’on pourrait citer. Désormais que nos législateurs ne touchent à ces sortes de choses que d’une main experte, désintéressée, impartiale ; là est le salut économique du pays.

La question des tarifs de transport mériterait une étude spéciale, car rien n’influe sur le développement du commerce et rien n’est de nature à l’arrêter comme la baisse ou la hausse des prix de transport, et nous entendons parler ici aussi bien du transport des voyageurs que de celui des marchandises, aussi bien du transport des lettres que de celui des dépêches télégraphiques. En matière d’impôt, et les tarifs de transport sont à vrai dire un impôt, il est reconnu qu’il y a toujours un point précis où l’impôt produit le maximum. Au-delà, l’augmentation de l’impôt ne couvre pas la diminution de la consommation ; en-deçà, la diminution de l’impôt n’est pas couverte par l’augmentation de la consommation. Ce point particulier, qu’il faut découvrir dans chaque cas, l’expérience de toutes les nations l’indique pour le port des lettres postales à l’intérieur aux environs de 15 centimes. Or la France est le seul pays du monde où les lettres à l’intérieur circulent encore au prix de 25 centimes. Elle est aussi le pays qui paie le plus cher le port des imprimés, des cartes postales, des dépêches télégraphiques. Il y a là des réformes urgentes à opérer, qui seront l’éternel honneur du ministre des finances qui les prendra une bonne fois en mains et les fera adopter par le parlement ; mais ce ministre sera surtout béni du commerce, parce que le commerce sait bien quel avantage il rencontre dans le bas prix de la correspondance, du port des lettres et des imprimés. Il le sait si bien qu’il envoie aujourd’hui en paquets une partie de ses imprimés au dehors, pour de là les faire rentrer séparément et distribuer en France par la poste, parce que de la sorte cela lui coûte moins. En vérité, quand de telles anomalies existent, n’est-il pas temps qu’elles disparaissent ? Il y a mieux ; quand on abaissera le prix du port des correspondances, il se produira ce phénomène bien connu, c’est que les caisses du fisc se rempliront d’autant plus qu’on diminuera jusqu’au point minimum voulu le prix du port, soit des lettres, soit des dépêches ; mais ce qu’il faut abaisser surtout, si l’on veut que le commerce et l’industrie de la France prennent tout leur essor, ce sont les tarifs de transport sur toutes nos voies ferrées. Quel que soit aussi l’avantage pour les compagnies de ce qu’on nomme les tarifs différentiels, il faut enfin faire en sorte que ces injustices criantes disparaissent en vertu desquelles une balle de coton, transportée du Havre à Bâle et de là à Épinal, coûte moins que si elle allait directement du Havre à Épinal. Si de tels faits devaient trop longtemps se produire, on arrêterait totalement le commerce et l’industrie nationale, qui peu à peu céderaient la place au commerce et à l’industrie de l’étranger. Ce n’est pas là probablement le résultat auquel on veut arriver.

Depuis la guerre franco-allemande, les conditions économiques de l’Europe sont changées au détriment de la France, et il ne faut pas s’ingénier à les faire changer encore davantage. Pourquoi n’abaisserait-on pas résolument les tarifs de transport sur toutes nos voies ferrées, — dût-on pour cela voter, dans une loi de salut public, le rachat de tous les chemins de fer par l’état, — quand un chargement de blé ou de farine de Venise ou de Trieste à Bâle coûte moins cher que de Marseille à Bâle ? Il en sera de Gênes comme de Venise et Trieste, une fois le Saint-Gothard percé. La même cause d’infériorité existe pour Le Havre vis-à-vis d’Anvers ou d’Amsterdam. Avant que le mal s’étende, pourquoi ne pas adopter tout de suite, résolument, virilement, les mesures qui doivent conserver à notre pays tout le transit de l’Europe occidentale, et à Marseille, car c’est là qu’il faut en venir, l’importance commerciale qu’elle a acquise et qu’elle pourrait bien perdre avant peu ?

Un des plus grands inconvéniens du port de Marseille est de ne pas être aux embouchures mêmes du Rhône, et cela parce que lr Rhône, de son côté, a le défaut de n’être pas un fleuve aux eaux endiguées et profondes, et naturellement navigables. À ce point de vue, Marseille est de beaucoup inférieure à d’autres ports. Anvers est sur l’Escaut, Londres sur la Tamise, Liverpool sur la Mersey, New-York sur l’Hudson, et les bassins de ces ports peuvent s’étendre à perte de vue, le long même du fleuve qui les baigne et les alimente. Ils ont, de plus, l’avantage d’être tout à fait intérieurs. Il y a là bien des causes de supériorité dues à des conditions topographiques que Marseille ne possède pas. C’est pourquoi il ne faut point faire en sorte que les conditions économiques, nullement libérales, imposées à son commerce, viennent encore s’ajouter à des inconvéniens naturels. En somme, Marseille peut garder sa prééminence dans la Méditerranée et ne la perdre ni contre Gênes ou Trieste, reines du golfe génois et de l’Adriatique, ni contre Odessa, cette métropole de la Mer-Noire, encore moins contre Alexandrie ou Port-Saïd, qui commandent le canal de Suez ; mais pour cela il faut que Marseille et la France tout entière se liguent, luttent ensemble d’énergie et de volonté. Il faut en un mot empêcher à tout prix que l’évolution déjà provoquée et favorisée par la dernière guerre ait un cours fatal et s’achève au détriment de notre pays. Cette évolution, dont on trouverait si facilement des analogies dans l’histoire, tend aujourd’hui à détourner le commerce méditerranéen de la voie de Marseille et de l’isthme français pour le reporter vers le centre de l’Europe, le déplacer même à l’Orient. Caveant consules ! C’est ici que nos hommes d’état doivent ouvrir les yeux et prendre garde. Les faits sont éclatans, on pourrait au besoin les appuyer sur des chiffres. Il est donc temps d’aviser et de ne pas remettre à demain la solution d’un problème aussi grave.


L. SIMONIN.

  1. C’est là que César avait sa flotte quand il fit le siège de Marseille.
  2. Encore un souvenir de César.
  3. Arena, sable.
  4. Les villes mortes du golfe de Lyon, par Charles Lenthéric, Paris 1876.