Les Grotesques de la musique/ch24

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Librairie nouvelle (p. 71-74).

La famille Astucio.


M. Scribe, dans son opéra le Concert à la cour, a dessiné, sous le nom du signor Astucio, un caractère qui fit et fait encore l’admiration et l’effroi des artistes.

On disait à l’époque des premières représentations de cet opéra qu’Astucio était le portrait fidèle et fort peu chargé du compositeur Paër. Il y avait, ce me semble, un peu d’audace à mettre le nom de ce maître italien au bas de la photographie de M. Scribe.

Paër était-il donc le seul maître fourbe de son époque ? La race d’Astucio est-elle éteinte ? et l’auteur de Griselda en fut-il le chef ? Bah ! il y eut toujours, il y aura toujours des Astucio ; à l’heure qu’il est, nous en sommes entourés, circonvenus, minés, rongés. Il y a l’Astucio prudent et l’Astucio hardi, l’Astucio bête et l’Astucio spirituel, l’Astucio pauvre et l’Astucio riche. Ah ! prenez garde à cette dernière espèce ! c’est la plus dangereuse. L’Astucio spirituel peut en effet n’être pas riche, mais l’Astucio riche a presque toujours de l’esprit. L’un entre partout, pour tout prendre ; l’autre se tire des plus fausses positions sans y laisser la moindre de ses plumes. On l’enfermerait dans une bouteille, comme le diable boiteux, qu’il en sortirait sans faire sauter le bouchon. Là où l’or n’a point accès, celui-ci pénètre par son esprit comme dans une place démantelée. Ailleurs, où l’esprit n’a plus cours à force d’être commun, celui-là sait faire manœuvrer la matière et obtenir par ses manœuvres de fabuleux résultats.

La plupart des Astucio ont appris des fourmis l’art de détruire sans avoir l’air d’attaquer.

Les fourmis blanches de l’Inde s’introduisent dans une poutre, en dévorent peu à peu l’intérieur ; après quoi elles passent à une autre poutre, et successivement à tous les soutiens de la maison. Les habitants de cette demeure condamnée ne se doutent de rien ; ils y vivent, ils y dorment, ils y dansent même dans la plus complète sécurité ; jusqu’à ce qu’une belle nuit, poutres, colonnes, planchers, tout étant rongé à l’intérieur, la maison s’écroule en bloc et les écrase.

N’oublions pas l’Astucio protecteur. Sa chevelure argentée demande le respect ; il a un sourire plein de bénignité ; il protège d’instinct tout le monde ; sa mission est le protectorat. Il protégeait Beethoven il y a vingt-cinq ans, et l’égorgillait tout doucement en disant : « C’est beau, mais on ne s’en tiendra pas là. Ce n’est qu’une école de transition. » Il n’écoute jamais l’œuvre d’un de ses protégés modernes sans applaudir ostensiblement et sans dire à ses voisins tout en applaudissant : « C’est détestable ! Il n’y a d’abord pas une note à lui là dedans. C’est pris à Gluck, qui l’avait pris à Hændel. » Avec un peu plus de verve il ajouterait : « Qui me l’avait pris. » Celui-là est le vénérable de l’ordre.

Puis enfin l’Astucio roquet. Il semble jouer en vous mordant, comme font les jeunes chiens au moment de la dentition ; mais en réalité il mord avec une rage concentrée qu’on redoute peu parce qu’elle est impuissante. Le meilleur parti à prendre à l’égard de celui-là, quand ses mordillements incommodent, c’est d’imiter ce Terre-neuve qui, harcelé par un King’s Charles, prit le roquet par la peau du cou, le porta gravement, malgré ses cris, jusqu’au bord d’un balcon donnant sur la Tamise, et l’y laissa choir délicatement. Mais tous les Astucio petits ou grands, avec ou sans esprit, avec ou sans dents, avec ou sans or, lorsqu’ils n’imitent pas les fourmis blanches, savent à merveille contrefaire le travail des coraux et des madrépores et construire des remparts sous-marins qui rendent inabordables les belles îles de l’Océan. Ces remparts s’élèvent avec une lenteur extrême ; ils montent cependant sans cesse, ils montent peu à peu jusqu’à fleur d’eau. Les insectes travailleurs sont si actifs et si nombreux ! Et l’imprudent navigateur qui, ne connaissant pas de récifs à l’entour de Tinian ou de Tonga-Tabou, met sans méfiance le cap sur ces terres, vient un jour se briser et périr sur un rocher de corail de création récente, dont les ondes lui dérobaient la vue. Que de La Peyrouse sont ainsi tombés victimes des insectes madréporiques !

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