Les Grotesques de la musique/ch31

La bibliothèque libre.
Librairie nouvelle (p. 88-106).

Lamentations de Jérémie.


Trop misérables critiques ! pour eux, l’hiver n’a point de feux, l’été n’a point de glaces. Toujours transir, toujours brûler. Toujours écouter, toujours subir. Toujours exécuter ensuite la danse des œufs, en tremblant d’en casser quelques-uns, soit avec le pied de l’éloge, soit avec celui du blâme, quand ils auraient envie de trépigner des deux pieds sur cet amas d’œufs de chats-huants et de dindons, sans grand danger pour les œufs de rossignols, tant ils sont rares aujourd’hui… Et ne pouvoir enfin suspendre aux saules du fleuve de Babylone leur plume fatiguée, et s’asseoir sur la rive et pleurer à loisir !…

Il y a une lithographie de fort triste apparence que je ne puis m’empêcher de contempler longuement toutes les fois que je passe devant le magasin où elle est étalée. On y voit une troupe de malheureux couverts d’humides et boueux haillons, le chef orné de chapeaux macairiens, marchant dans d’immondes tiges de bottes attachées au bas de leurs jambes avec des cordes de paille ; la plupart d’entre eux ont une joue enflée, tous ont le ventre creux ; ils souffrent des dents et meurent de faim ; aucune fluxion, aucune affliction ne leur manque ; leurs rares cheveux pendent collés contre leurs tempes amaigries ; ils portent pelles et balais, ou plutôt des fragments de pelles, des chicots de balais, dignes instruments de ces travailleurs en loques. Il pleut à verse, ils pataugent d’un pied morne dans le noir cloaque de Paris ; et devant eux une espèce d’argousin, armé d’une canne formidable, étend vivement le bras, comme Napoléon montrant à ses soldats le soleil d’Austerlitz, et leur crie en louchant des yeux et de la bouche : « Allons, messieurs, de l’ardeur ! » Ce sont des balayeurs…

Pauvres diables !… d’où sortent ces malheureux êtres ?… À quel Montfaucon vont-ils mourir ?… Que leur octroie la munificence municipale pour nettoyer (ou salir) ainsi le pavé de Paris ?… À quel âge les envoie-t-on à l’équarrissage ?… Que fait-on de leurs os ? (leur peau n’est bonne à rien.) Où cela loge-t-il la nuit ?… Où cela va-t-il pâturer le jour ?… et quelle est la pâture ?… Cela a-t-il une femelle, des petits ?… À quoi cela pense-t-il ?… De quoi cela peut-il discourir en se livrant, avec l’ardeur demandée, à l’accomplissement des fonctions que lui confie M. le préfet de la Seine ?… Ces messieurs sont-ils partisans du gouvernement représentatif, ou de la démocratie coulant à pleins bords, ou du régime militaire ?… Ils sont tous philosophes ; mais combien y en a-t-il de lettrés ? Combien d’entre eux font des vaudevilles ?… Combien ont manié la brosse avant d’être réduits au balai ?… Combien furent élèves de Vernet avant de poser pour Charlet ?… Combien ont obtenu le grand prix de Rome à l’Académie des Beaux-Arts ?… Je ne finirais pas si je voulais énumérer toutes les questions que cette lithographie soulève. Questions d’humanité, questions de salubrité, questions d’égalité et de liberté et de fraternité, questions de philosophie et d’anatomie, de chimie et de voirie, questions de littérature et de peinture, questions de subsistances et d’aisances, questions de goût et d’égout, questions d’art et de hart !…

Ah çà ? à quel propos, je me le demande, cette tirade sur MM. les balayeurs ? qu’ai-je de commun avec eux ? J’ai obtenu le prix de Rome, il est vrai ; j’ai quelquefois des fluxions ; je ne manque pas de sujets d’affliction ; je suis un grand philosophe ; mais M. le préfet de la Seine se garderait bien de me confier les moindres fonctions municipales ; mais je n’ai jamais touché une brosse de ma vie ; c’est tout au plus si je sais me servir d’une plume ; je n’écrivis jamais un vaudeville ; je ne serais pas capable de confectionner seulement un opéra-comique.

C’est la folle du logis (l’imagination, le caprice, cela se dit quand on ne veut pas employer le mot propre) qui m’a dicté cette élégie. Et je suis fort loin pourtant d’avoir le temps de me livrer à de pareils délassements littéraires ; il pleut à verse des opéras-comiques, au boulevard des Italiens, au boulevard du Temple, dans les salons, partout. Et nous sommes critiques, nous sommes à la fois juges et témoins, bien qu’on ne nous ait pas fait jurer sur le Coran de dire la vérité, rien que la vérité et toute la vérité. Négligence regrettable, car si j’avais fait un pareil serment, je le tiendrais. Il est vrai qu’on peut toujours dire la vérité, sans avoir juré de la dire. Or donc, puisqu’il pleut à verse des opéras-comiques et que nous sommes armés d’un chicot de plume, et que nous vivons à Paris pour y être greffier au tribunal lyrique, faisons notre devoir, marchons au noble but offert à notre ambition, et ne nous faisons pas dire deux fois : « Allons, monsieur, de l’ardeur ! »

Trop misérables critiques ! pour eux l’hiver n’a point de feux, l’été n’a point de glaces. Toujours transir, toujours brûler. Toujours écouter, toujours subir. Toujours exécuter ensuite la danse des œufs, en tremblant d’en casser quelques-uns, soit avec le pied de l’éloge, soit avec celui du blâme, quand ils auraient envie de trépigner des deux pieds sur cet amas d’œufs de chats-huants et de dindons, sans grand danger pour les œufs de rossignols, tant ils sont rares aujourd’hui… Et ne pouvoir enfin suspendre aux saules du fleuve de Babylone leur plume fatiguée, et s’asseoir sur la rive et pleurer à loisir !…

Encore des feuilletons ! encore des opéras ! encore des albums ! encore des chanteurs ! encore des dieux ! encore des hommes ! La terre a fait depuis l’année dernière un trajet de quelque soixantaine de millions de lieues autour du soleil. Elle est partie, elle est revenue (à ce qu’on dit à l’Académie des Sciences). Et pourquoi s’est-elle donné tant de mouvement ? Pourquoi faire un si grand tour ? Pour quel résultat ?… Je voudrais bien savoir ce qu’elle pense, cette grosse boule, cette grosse tête dont nous sommes les habitants ; oui (car, quant à douter qu’elle pense, je ne me le permettrai certes point. Mon pyrrhonisme ne va pas jusque-là ; ce serait aussi ridicule que si l’un des habitants de M. XXX le grand mathématicien, se permettait de mettre en doute la faculté de penser de son maître.) Oui donc, je suis curieux de savoir ce que cette grosse tête pense de nos petites évolutions, de nos grandes révolutions, de nos nouvelles religions, de notre guerre d’Orient, de notre paix d’Occident, de notre bouleversement chinois, de notre orgueil japonais, de nos mines d’Australie et de Californie, de notre industrie anglaise, de notre gaieté française, de notre philosophie allemande, de notre bière flamande, de notre musique italienne, de notre diplomatie autrichienne, de notre grand mogol et de nos taureaux espagnols, et surtout de nos théâtres de Paris, desquels il faut que je parle à tout prix. C’est-à-dire, entendons-nous, je ne tiens à savoir la pensée de la terre que sur ceux de nos théâtres où l’on dit que l’on chante ; et même (bien que nous en possédions à cette heure cinq bien comptés) je n’ai d’intérêt direct à connaître son opinion que sur trois seulement. De ces trois, l’un s’appelle Académie impériale de Musique, le second a nom Opéra-Comique, le troisième s’intitule Théâtre-Lyrique. D’où il suit que le Théâtre-Lyrique n’est pas comique, que le théâtre de l’Opéra-Comique n’est point académique, et que le théâtre académique n’est point lyrique. Voyez un peu où le lyrisme est allé se nicher !…

Je pourrais donc, comme tant d’autres, consulter l’esprit de la terre sur ces graves questions ; et la terre me répondrait à coup sûr, tout comme elle a répondu à ceux qui dans ces derniers temps ont eu l’audace de l’interroger. Mais j’ai vergogne vraiment de me mettre au nombre des importuns et de la déranger encore. D’autant plus que, dans l’humeur où nous la voyons à cette heure, elle pourrait bien me répondre tout de travers. Elle serait capable de prétendre que le théâtre académique est comique, que le comique est lyrique, et que le lyrique est académique. Jugez du bouleversement produit par de tels oracles dans les idées du public (du public à idées) !

Quoi qu’il en soit, nous ne comptons pas moins de trois théâtres à Paris, dont il faut, je le répète, que je parle encore à tout prix.

Trop misérables critiques ! peureux l’hiver n’a point de feux, l’été n’a point de glaces. Toujours transir, toujours brûler. Toujours écouter, toujours subir. Toujours exécuter ensuite la danse des œufs, en tremblant d’en casser quelques-uns, soit avec le pied de l’éloge, soit avec celui du blâme, quand ils auraient envie de trépigner des deux pieds sur cet amas d’œufs de chats-huants et de dindons, sans grand danger pour les œufs de rossignols, tant ils sont rares aujourd’hui !… Et ne pouvoir enfin suspendre aux saules du fleuve de Babylone leur plume fatiguée, et s’asseoir sur la rive et pleurer à loisir !…

Quand je songe qu’aujourd’hui 3 juin, très-probablement, le commandant Page entre dans la baie de Papeïti ! que les canons de ses navires saluent la rive taïtienne, qui leur renvoie, avec mille parfums, les cris de joie des belles insulaires accourues sur la plage ! Je le vois d’ici, avec sa haute taille, sa noble figure bronzée par les ardeurs du soleil indien ; il regarde avec sa longue-vue la pointe des cocotiers et la maison du pilote Henry bâtie à l’entrée de la route de Matavai… Il s’étonne qu’on ne lui rende pas son salut… Mais voilà les canonniers accourant à droite et à gauche de la maison de M. Mœrenhout ; ils entrent dans les deux forts détachés. Feu partout ! Hourra ! c’est la France ! c’est le nouveau chef du protectorat ! Encore une bordée ! Hourra ! hourra ! — Et voilà les casernes qui se dépeuplent, les officiers français qui sortent précipitamment du café, et M. Giraud qui paraît sur le seuil de sa case, et tous, prenant ensemble la rue Louis-Philippe, se dirigent du côté de la maison du capitaine du port. Et ces deux ravissantes créatures qui sortent d’un bosquet de citronniers, où vont-elles en tressant rapidement des couronnes de feuilles et de fleurs d’hibiscus ? Ce sont deux filles d’honneur de la reine Pomaré ; au bruit du canon, elles ont brusquement interrompu leur partie de cartes commencée dans un coin de la case royale pendant le sommeil de S. M. Elles jettent de furtifs regards du côté de l’église protestante. Pas de révérends Pères ! pas de Pritchards ! On ne le saura pas ! Elles achèvent leur toilette en laissant glisser à terre le maro, vaine tunique imposée à leur pudeur par les apôtres anglicans. Leur beau front est couronné, leur splendide chevelure est ornée de guirlandes, les voilà revêtues de tous leurs charmes océaniques ; ce sont deux Vénus entrant dans l’onde. « O Pagé ! o Pagé ! (C’est Page ! c’est Page !) » s’écrient-elles en fendant comme deux sirènes les vagues inoffensives de la baie. Elles approchent du navire français, et, nageant de la main gauche, elles élèvent la droite en signe de salut amical ; et leur douce voix envoie à l’équipage des ioreana répétés (bonjour ! bonjour !). Un aspirant de marine pousse un cri de… d’admiration à cet aspect, et s’élance du côté des néréides. Un regard du commandant le cloue à son poste, silencieux, immobile, mais frémissant. M. Page, qui sait la langue kanaque comme un naturel, crie aux deux naturelles en montrant le pont de son navire : Tabou ! tabou ! (interdit, défendu). Elles cessent d’avancer, et élevant au-dessus de l’eau leur buste de statue antique, elles joignent les mains en souriant d’un air à damner saint Antoine. Mais le commandant, impassible, répète son cruel tabou ! elles lui jettent une fleur avec un dernier ioreana tout plein de regrets, et retournent à terre. L’équipage ne débarquera que dans deux heures. Et M. Page, assis à tribord, contemple, en attendant, les merveilleux aspects de ce paradis terrestre où il va régner, où il va vivre pendant plusieurs années, respire avec ivresse la tiède brise qui en émane, boit un jeune coco et dit : « Quand je songe qu’il y a maintenant à Paris, par trente-cinq degrés de chaleur, des gens qui entrent à l’Opéra-Comique, et qui vont y rester encaqués jusqu’à une heure du matin, pour savoir si Pierrot épousera Pierrette, pour entendre ces deux petits niais crier leurs amours avec accompagnement de grosse caisse, et pour pouvoir le surlendemain informer les lecteurs d’un journal des difficultés vaincues par Pierrette pour épouser Pierrot ! Quels enragés antiabolitionnistes que ces directeurs de journaux ! »

Oui, quand je songe qu’on peut faire cette judicieuse réflexion à quatre mille lieues, à nos antipodes ! dans un pays assez avancé en civilisation pour se passer de théâtres et de feuilletons ; où il fait si frais ; où les jeunes belles portent de si élégants costumes sur leur tête ; où une reine peut dormir ! je me sens cramoisir de honte de vivre chez un de ces peuples enfants que les savants de la Polynésie ne daignent pas même visiter…

Trop misérables critiques ! pour eux l’hiver n’a point de feux, l’été n’a point de glaces. Toujours transir, toujours brûler. Toujours écouter, toujours subir. Toujours exécuter ensuite la danse des œufs, en tremblant d’en casser quelques-uns, soit avec le pied de l’éloge, soit avec celui du blâme, quand ils auraient envie de trépigner des deux pieds sur cet amas d’œufs de chats-huants et de dindons, sans grand danger pour les œufs de rossignols, tant ils sont rares aujourd’hui… Et ne pouvoir enfin suspendre aux saules du fleuve de Babylone leur plume fatiguée, et s’asseoir sur la rive et pleurer à loisir !…

Ces pauvres gens, à Paris surtout, endurent des tourments dont personne ne leur tient compte, et qui suffiraient, s’ils étaient connus, à émouvoir les plus mauvais cœurs. Mais peu désireux de faire pitié, ils se taisent ; ils sourient même parfois ; on les voit aller, venir, d’un air assez calme, surtout pendant certaines époques de l’année où la liberté leur est rendue sur parole. Quand ensuite l’heure est venue de prendre courage, ils s’acheminent vers les théâtres de leur supplice avec un stoïcisme égal à celui de Régulus retournant à Carthage.

Et personne ne remarque ce qu’il a là de réellement grand. Bien plus, quand quelques-uns d’entre eux, de complexion plus faible que les autres, sont si tourmentés de la soif du beau, ou tout au moins du raisonnable, que leur attitude souffrante, leur tête penchée, leur regard morne, attirent l’attention des passants, joignant alors l’ironie à l’insulte, on leur tend au bout d’une pique une éponge imbibée de fiel et de vinaigre, et l’on rit. Et ils se résignent. Il y en a de violents pourtant ; et je m’étonne que l’exaspération de ceux-là n’ait encore amené aucune catastrophe.

Plusieurs, il est vrai, cherchent leur salut dans la fuite. Ce vieux moyen réussit encore. Je dois même l’avouer, j’ai eu la lâcheté de l’employer dernièrement. On annonçait je ne sais quelle exécution ; les bourreaux de Paris et leurs aides étaient déjà convoqués. Une lettre m’arrive, indiquant le jour et l’heure. Il n’y avait pas à hésiter. Je cours au chemin de fer de Rouen, et je pars pour Motteville. Arrivé là, je prends une voiture et me fais conduire à un petit port inconnu sur l’Océan où l’on est à peu près sûr de n’être pas découvert. Des renseignements précis m’avaient fait espérer d’y trouver la paix ; la paix, ce don céleste que Paris refuse aux hommes de bonne volonté. En effet, Saint-Valery-en-Caux est un endroit charmant, caché dans un vallon au bord de la mer ; est in secessu locus. On n’y est exposé ni aux orgues de Barbarie, ni aux concours de piano. On n’y a pas encore ouvert un théâtre lyrique ; et si on l’eût fait, il serait déjà fermé.

L’établissement de bains est modeste et ne donne pas de concerts ; les baigneurs ne font pas de musique ; l’une des deux églises n’a pas d’organiste, l’autre n’a pas d’orgue ; le maître d’école, qui pourrait être tenté de démoraliser le peuple par l’enseignement de ce qu’on appelle à Paris le chant, n’a pas d’élèves ; les pêcheurs qui pourraient se laisser ainsi démoraliser n’ont pas de quoi payer le magister. On y voit beaucoup de cordiers et de cordières, mais personne n’y file des sons. Les seules chansons qui s’y élèvent par-ci par-là, de sept à huit heures du matin, sont celles des jeunes filles occupées à tisser des seines et des éperviers, encore ces innocentes enfants n’ont-elles qu’un filet de voix. Il n’y a pas de garde nationale, partant, pas de musique de la loterie ; on y entend retentir pour tout bruit les coups de maillet des calfats qui réparent des coques de navires. Il y a un cabinet de lecture derrière les vitres duquel ne figurent ni romances ni polkas avec portraits et lithographies. On ne court les risques d’aucun quatuor d’amateurs, d’aucune souscription pour arracher un virtuose au malheur de servir utilement sa patrie. Les hommes, dans ce pays-là, ont tous passé l’âge de la conscription, et aucun des enfants ne l’a encore atteint.

Enfin c’est un Eldorado pour les critiques, une île de Taïti en terre ferme, entourée d’eau d’un seul côté ; moins les ravissantes Taïtiennes, il est vrai, mais aussi moins les ministres protestants, les cantiques nazillards, la grosse reine Pomaré qui enfle dans sa case, et le journal français ; car on imprime un journal en langue française à Taïti, ce qu’on se garde bien de faire à Saint-Valery. Ainsi informé et rassuré, je descends de l’omnibus (il faut dire encore que le conducteur de cet omnibus, chargé d’amener les honnêtes gens de Motteville à Saint-Valery, ne joue ni de la trompette, comme ses confrères de Marseille, ni de cette affreuse petite corne dont se servent les Belges sur les chemins de fer pour assassiner les voyageurs). Je descends donc intact et presque joyeux de mon véhicule, et je me hâte de gravir une des falaises qui s’élèvent verticalement de chaque côté du bourg. Alors, du haut de ce radieux observatoire, je crie à la mer qui rumine son hymne éternel à trois cents pieds au-dessous de moi : « Bonjour, la grande ! » Je m’incline devant le soleil couchant qui exécute son decrescendo du soir dans un sublime palais de nuages rose et or : « Salut, majesté ! » Et la délicieuse brise des falaises accourant pour me souhaiter la bienvenue, je l’accueille par un soupir de bonheur en lui disant : « Bonsoir, la folle ! » et la douce verdure de la montagne m’invitant, je me roule à terre et je me livre à une orgie d’air pur, d’harmonies et de lumière.

J’aurais bien des choses à raconter de cette excursion en Normandie. Je me bornerai au récit du naufrage d’un petit lougre qui, commandé par un joueur de clarinette de Rouen, est venu échouer à deux lieues du port de Saint-Valery. Chose étonnante ! car qui pourrait être plus apte qu’un joueur de clarinette à diriger un navire ? Autrefois on s’obstinait à confier ces fonctions à des marins ; mais on a enfin reconnu tous les dangers de cette ancienne habitude. Cela se conçoit ; un marin, un homme du métier, a naturellement des idées à lui, un système ; il exécute ce que son système lui fait paraître bon ; rien ne le ferait consentir à une manœuvre qu’il juge fausse ou inopportune. Chacun à son bord doit lai obéir, sans raisonner ni hésiter ; il soumet tout ce qui l’entoure au despotisme militaire. C’est intolérable. Puis les marins sont jaloux les uns des autres ; il suffit que l’un ait dit blanc dans une circonstance donnée pour que l’autre dise noir si le même cas se représente. D’ailleurs leurs prétendues connaissances spéciales, leur expérience nautique, ont-elles empêché d’innombrables et affreux malheurs ? On est encore à la recherche de sir John Franklin, perdu dans les mers polaires. C’était un maître marin pourtant. Et l’infortuné La Peyrouse qui alla se briser sur les écueils de Vanicoro, n’avait-il pas étudié à fond mathématiques, physique, hydrographie, géographie, géologie, anthropologie, botanique et tout le fatras dont les marins proprement dits s’obstinent à se remplir la tête ? Il n’en a pas moins conduit ses deux navires à leur perte. Il avait un système, il prétendait que la hauteur des rochers de corail dont la mer est obstruée dans l’archipel des Nouvelles-Hébrides, voisin de Vanicoro, était à étudier ; qu’il fallait, en allant avec précaution, en déterminer le gisement, chercher des passes, opérer des sondages, et il s’y brisa. À quoi lui a donc servi sa science ? Ah ! l’on a bien raison de se méfier des hommes spéciaux, des hommes à systèmes, et de les tenir à l’écart !

Voyez encore Colomb ! Ferdinand et Isabelle et leurs doctes conseillers n’étaient-ils pas bien inspirés en refusant si obstinément de lui confier deux caravelles, et n’eussent-ils pas sagement fait de persister dans ce refus ? Car enfin il a trouvé le Nouveau-Monde, c’est vrai ; mais s’il n’eût pas mis l’entêtement d’un maniaque à poursuivre sa route à l’ouest, il n’eût pas rencontré, vingt-quatre heures avant la découverte de San-Salvador, des morceaux de bois flottants, travaillés à main d’homme, cette circonstance ridicule n’eût pas rendu à son équipage un peu de confiance, et il eût été forcé de boire sa honte, de retourner en Europe et de s’estimer encore trop heureux d’y parvenir. C’est donc le hasard qui amena cette tant fameuse découverte ; et tout autre que Colomb, sans être marin ni géologue, qui eût eu l’idée de cingler droit à l’ouest, fût parvenu aux îles Lucayes, et, par suite, sur le continent américain aussi bien que lui.

Et Cook, le fameux, l’étonnant capitaine Cook ! N’est-il pas allé se faire tuer comme un niais par un sauvage à Hawaï ? Il a découvert la Nouvelle-Calédonie, il en a pris possession au nom de l’Angleterre, et c’est la France qui l’occupe. Le beau service qu’il a rendu à son pays !

Non, non, ces hommes à systèmes sont les fléaux de toutes les institutions humaines, rien n’est plus évident aujourd’hui. Le petit sinistre de Saint-Valéry ne prouve rien. Le joueur de clarinette qui commandait le lougre ayant une dizaine de dames à son bord, avait fait, par amour-propre, autant de toile que possible, et comme la brise était gentille, il filait je ne sais combien de nœuds à l’heure, et tout le monde sur la jetée de s’écrier : « Mais voyez donc comme ce petit lougre marche bien ! » Quand arrivé devant Veule, et voulant virer de bord pour revenir, il a touché, et le pauvre lougre a été jeté sur le flanc. Fort heureusement, les gens de Veule n’ont pas hésité à se mettre à l’eau jusqu’à mi-corps pour porter à terre les tremblantes passagères. Le joueur de clarinette ne savait pas sans doute qu’à la marée basse il faut se garder d’approcher la grève de Veule, ni que son lougre tirât tant d’eau. Voilà tout ; et les plus habiles marins qui, ignorant comme lui ces circonstances, fussent venus à pareille heure, au même point de la côte avec ce lougre-là, eussent éprouvé le même accident.

Le lendemain de ce sinistre, qui ne prouve rien, je le répète, contre l’aptitude des joueurs de clarinette au commandement des vaisseaux, une lettre de Paris me découvrit à Saint-Valery, et vint m’apprendre qu’une pièce nouvelle (nouvelle !) venait d’être représentée à l’Opéra-Comique. Mon correspondant ajoutait que, cette œuvre étant assez inoffensive, je pouvais sans grand danger m’y exposer. Je suis donc revenu (il le fallait !) je ne l’ai pas vue, et je suis convaincu qu’on me saura gré de n’en pas faire mention. L’œuvre, à mon retour, était déjà rentrée dans le néant. J’ai questionné à son sujet quelques personnes d’ordinaire bien informées, elles ne savaient pas de quoi je leur parlais. Ayez donc des succès, faites donc des chefs-d’œuvre, couvrez-vous donc de gloire ! pour qu’au bout de cinq ou six jours… Ô Paris ! ville de l’indifférence en matière d’opéras-comiques ! Quel gouffre que ton oubli !

Je n’y suis pas moins revenu ; je n’en ai pas moins quitté les hautes falaises, et la grande mer, et les splendides horizons, et les doux loisirs, et la douce paix, pour la ville plate, boueuse, affairée ; pour la ville barbare !… et j’y ai repris la truelle de l’éloge ; j’y loue, j’y reloue, comme auparavant !… plus qu’auparavant !…

Trop misérables critiques ! Pour eux, l’hiver n’a point de feux, l’été n’a point de glaces. Toujours transir, toujours brûler. Toujours écouter, toujours subir. Toujours exécuter ensuite la danse des œufs, en tremblant d’en casser quelques-uns, soit avec le pied de l’éloge, soit avec celui du blâme, quand ils auraient envie de trépigner des deux pieds sur cet amas d’œufs de chats-huants et de dindons, sans grand danger pour les œufs de rossignols, tant ils sont rares aujourd’hui !… Et ne pouvoir enfin suspendre aux saules du fleuve de Babylone leur plume fatiguée, et s’asseoir sur la rive et pleurer à loisir !…

Les Allemands désignent par le nom de recenseurs les journalistes chargés de rendre un compte périodique de ce qui se passe dans les théâtres, et même aussi d’analyser les œuvres littéraires récemment livrées à la publicité. Si notre expression de critiques s’applique mieux que le terme allemand aux écrivains chargées de cette seconde partie de la tâche, il faut en convenir, le titre modeste de recenseurs est plus juste pour désigner beaucoup d’honnêtes gens condamnés au labeur froid, ingrat et bien souvent humiliant qui constitue la première. Qui peut savoir, excepté ces malheureux eux-mêmes, ce que l’accomplissement de cette tâche leur cause parfois de douleurs déchirantes, de vastes et profonds dégoûts, de répulsions frémissantes, de colères concentrées qui ne peuvent faire explosion ?… Que de forces ainsi perdues ! que de temps ainsi gaspillé ! que de pensées étouffées ! que de machines à vapeur, capables de percer les Alpes, employées à tourner la roue d’un moulin !

Tristes recenseurs, inutiles censeurs, si souvent censurés ! quand seront-ils…

(Un homme de bon sens interrompant Jérémie :)

« Raca ! Raca ! Raca ! allez-vous recommencer encore votre refrain et nous parler dans un cinquantième couplet de suspendre votre plume aux saules du fleuve de Babylone et de vous asseoir sur la rive et d’y pleurer ?

Savez-vous bien que vos récriminations et vos lamentations sont parfaitement insupportables ?… Qui diable vous met dans cet état de désolation ? Si vous êtes un homme à vapeurs, prenez des douches ; si vous vous sentez cette gigantesque puissance de tranche-montagne, pour Dieu ! donnez-lui carrière comme il vous plaira ; percez les Alpes, percez l’Apennin, percez le mont Ararat, percez la butte Montmartre même, si tel est votre besoin de percer, et ne venez pas nous déchirer le tympan par vos cris d’aigle en cage ? Assez d’autres sont là, plus capables que vous, dont le plus vif désir serait de tourner la roue de votre moulin.

— (Jérémie.) Quiconque dit à son frère : Raca ! mérite la damnation éternelle. Mais vous avez raison, trois fois raison, sept fois raison, homme plein de raison ; les yeux de mon esprit louchaient, vous êtes l’accident qui me fait rentrer en moi-même, et me voilà maintenant gros Jean comme devant.