Les Grotesques de la musique/ch57

La bibliothèque libre.
Librairie nouvelle (p. 210-215).

Concerts.


Je serais un ingrat si je ne parlais pas ici des douces heures que m’ont fait passer, cet hiver, à Paris les donneurs de concerts.

Presque chaque jour pendant quatre mois, j’ai été l’un des acteurs de la comédie suivante :

Le théâtre représente un cabinet de travail modestement meublé et un malade toussant au coin de sa cheminée. Entrent deux pianistes, trois pianistes, quatre pianistes et un violoniste.

LE PIANISTE No 1, au malade.

Monsieur, j’ai appris que vous étiez fort souffrant…

LE PIANISTE No 2.

J’ai su, moi aussi, que votre santé…

LES PIANISTES Nos 7 ET 9.

On nous a dit que vous étiez gravement indisposé…

LE PIANISTE No 1.

Et je viens… vous prier d’assister à mon concert qui a lieu dans le salon d’Erard.

LE PIANISTE No 2.

Et je me suis fait un devoir de venir vous demander… de vouloir bien venir entendre mes nouvelles études et mon concert chez Pleyel.

LE PIANISTE No 8.

Quant à moi, un seul motif m’amène, mon cher ami, le soin de votre santé. Vous travaillez trop ; il faut sortir, prendre l’air, vous distraire ; je viens dans l’intention formelle de vous enlever ; j’ai une voiture à votre porte, il faut que vous assistiez à mon concert chez Herz. Allons ! allons !

LE MALADE.

Quand aura lieu le vôtre ?

LE No 1.

Ce soir à huit heures.

LE MALADE.

Et le vôtre ?

LE No 2.

Ce soir à huit heures.

LE MALADE.

Et le vôtre ?

LE No 8.

Ce soir à huit heures.

LE VIOLONISTE, éclatant de rire.

Il y en a six ou sept à la fois, ce soir. Et comme j’ai bien prévu que, selon votre usage, ne pouvant aller partout, vous n’iriez nulle part, et par discrétion en outre, pour ne pas vous déranger, souffrant comme vous l’êtes, j’ai apporté ma boîte ; mon violon est là. Si vous le permettez, je vais vous jouer mes nouveaux caprices pour la quatrième corde.

LE MALADE, à part.
La peste de ta corde, empoisonneur au diable,
En eusses-tu le cou serré.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Le fait est, et cela est triste à dire, que les concerts à Paris sont devenus de pitoyables non-sens. Il y en a une telle quantité, ils vous poursuivent, vous obsèdent, vous assomment, vous scient avec une si cruelle obstination, que le propriétaire d’un vaste salon littéraire a eu dernièrement l’idée de placer devant sa porte une affiche ainsi conçue : Ici on ne donne pas de concerts. Et son salon, depuis lors, regorge de lecteurs et d’amis de la paix qui viennent y chercher un abri.

Depuis que Mme  Erard s’est résignée à ouvrir gratuitement ses salons aux féroces virtuoses errant en liberté dans Paris, le produit de la vente des pianos de sa fabrique a baissé d’une façon déplorable, personne n’osant plus aller chez elle, le jour ni la nuit, examiner ses instruments, dans la crainte de tomber en plein concert sous la griffe d’un de ces lions.

Notez qu’il n’y a plus assez de salons, de manèges, de halles, de corridors pour satisfaire tous les concertants. Les salles de Herz, de Pleyel, d’Erard, de Gouffier, de Sainte-Cécile, du Conservatoire, de l’hôtel du Louvre, de l’hôtel d’Osmond, de Valentino, du Prado, du Théâtre-Italien n’y suffisent pas. Et comme en désespoir de cause plusieurs virtuoses commençaient à travailler en plein air, dans certaines rues neuves où le bruit des rares voitures qui y passent garantit mal l’inviolabilité des oreilles des habitants, les propriétaires ont dû faire inscrire en lettres énormes sur leurs maisons : Il est défendu de faire de la musique contre ce mur.

Les donneurs de concerts novices en sont encore, les innocents ! à répandre dans Paris des invitations gratuites qu’ils glissent la nuit sous les portes cochères ; ils s’étonnent ensuite de voir leur salle déserte ! Il est bon d’avertir ici ces dignes virtuoses, étrangers pour la plupart, arrivant de Russie, d’Allemagne, d’Italie, d’Espagne, des Indes, du Japon, de la Nouvelle-Calédonie, du Congo, de Monaco, de San-Francisco, de Macao, de Cusco, qu’un auditoire de concert se paye maintenant, comme on a de tout temps payé le chœur, l’orchestre et les claqueurs. Un auditoire de six cents oreilles coûte au moins trois mille francs.

L’un des bénéficiaires donneurs de concerts a bien voulu dernièrement recourir au procédé américain, qui consiste à offrir avec un billet une tasse de chocolat et une tranche de pâté ; mais les auditeurs parisiens, n’étant pas en général gros mangeurs, ont trouvé la compensation insuffisante, et tout d’abord ont fait demander par un de leurs chefs au virtuose amphitryon, s’il ne serait pas possible de consommer le chocolat et le pâté sans entendre le concert. Le bénéficiaire indigné, ayant répondu comme le philosophe ancien : « Mange, mais écoute ! » l’affaire n’a pas pu s’arranger.