Les Guérêts en fleurs/13

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Éditions Édouard Garand (p. 59-63).

L’ÉPLUCHETTE


Le ciel est sombre. Il pleut sans cesse
Depuis que le jour en chemin
Sur fond gris-bleu de parchemin
S’est éveillé plein de tristesse.

Le sol écoute chanter l’eau.
Tout dort. Parfois un bruit d’enclume
Résonne en la forge qui fume
À l’ombre de quelque bouleau.

Les prés jaunis, les pâturages
Délaissés partout du bétail,
Qui, de la corne et du poitrail,
Se fraye à travers les branchages

Un sentier menant aux sous-bois,
Paraîssent, en leur solitude.
En proie à cette ingratitude
Qu’ont au cœur les hommes, parfois.

Les ruisseaux grossis par l’averse
Traînent sur leurs flots écumeux
Des copeaux, qu’un îlot brumeux
Tantôt retient, tantôt déverse.


Dans les verges luisent les fruits…
La terre semble une rature…
Oh ! combien triste est la nature
Sans chants, sans soleil et sans bruits !

Les fleurs des prés sont mornes toutes,
Leurs pétales jonchent le sol.
Craintif, l’oiseau plane en son vol
De branche en branche, au bord des routes.

Dans un proche étang familier,
Quelques canards à mine lourde
Viennent plonger comme une gourde,
Puis s’en vont d’un pas régulier.

Ainsi, durant toute la pluie,
Ils chercheront des trous boueux,
Cancanant follement entr’eux
Leur attachement à la vie.

Mais, sous les vieux toits, dont l’auvent
Du soleil panse les brûlures,
Les heures — profondes blessures —
Au cœur pénètrent plus avant.


Il fait bon vivre près de l’âtre,
Les pieds au chaud vers les tisons
Quand, hurlant aux flancs des maisons,
Passe l’orage à l’air marâtre.

Or, ces jours de morte-saison
S’écoulent encore au village,
Au milieu d’un doux babillage
Qui fait revivre en ma raison

Des moments remplis d’allégresse ;
Ces jours s’enfuient en travaillant
D’un cœur fidèle et si vaillant
Que joyeuse en est la jeunesse.

Donc, voilà pourquoi ce matin,
Habits de draps, coiffes, dentelles
Parent nos galants et nos belles
Aux yeux rêveurs, au nez mutin.

« C’est chez Grandpré, jour d’épluchette ! »
Dit une voix : « Allons y tous !
« Pierre Durant est avec nous,
« Heureuse sera Paulinette ! » —


« Ils n’ont pas convolé, tu sais ! »
S’exclame Suzanne Corbeille.
« Hélas ! de trop près Grandpré veille,
« Sur sa fille et sur son gousset ! »

Et bientôt du fond de « l’allonge, »
Des rires fusent, des chansons
Exaltent les blondes moissons
De l’été fuyant comme un songe.

Assis en rond, les visiteurs
Se lancent, qui mille fleurettes,
Qui, barbes de blé-d’Inde, aigrettes
Aux vives et chaudes senteurs.

« À moi ! l’épi rouge, » dit Pierre.
Et, devant tous les paysans,
Il agite en ses doigts pesants
Ce rare produit de la terre.

Et l’on échange sans détour,
Au milieu de ce verbiage :
Légers, des mots de badinage ;
Graves et doux, des mots d’amour.


Car depuis bientôt une année,
Paulinette, au gars des Durant,
Donna son cœur et fit serment
De partager sa destinée.

Or, ayant fini les labours,
Les derniers labours de l’automne,
Tout près de l’âtre qui chantonne
Ils jurent de s’aimer toujours.

Puis, demain, dans la vieille église,
Monsieur le Curé bénira
Ce couple heureux qui s’en ira
Partager leur tendresse exquise

En quelque nid frais et charmant
Où, bientôt, du ber la romance
S’élèvera dans le silence
Le doux et lent bruissement.

***

Heureux sont Pierre et Paulinette,
Depuis des ans et puis des ans !
Venez tous braves paysans,
Demain, c’est chez-eux, l’épluchette… !