Les Guérêts en fleurs/16

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Éditions Édouard Garand (p. 71-79).


POÈME AUX AÏEUX


Agnosco veteris vestigia patres…
Virgile. (Énéide, V,)


De Francs, ils étaient fils… Exploiteurs héroïques,
Marchands, soldats, marins, je ne vous connus pas,
Mais l’écho grandissant de vos combats antiques
Vibre encore en mon cœur par-delà vos trépas.

Il en est un surtout qui rêvant dans son âme,
D’un sol inexploité, se rendre l’acquéreur,
Transmit au sang des miens la pure et douce flamme
De son ardent amour. Il se fit laboureur.

La hache sur l’épaule, il partit dès l’aurore,
Un matin de printemps en longeant l’Etchemin
Dont les bords rocailleux nous conservent encore
Des sauvages tribus, le sinueux chemin.

Là, dans la forêt vierge et fourmillant de fauves,
Abattant les grands pins aux fronts audacieux,
Il bûchait jusqu’à l’heure où les étoiles mauves
Comme autant de falots illuminent les cieux.

Un jour, à travers bois, il entrevit la nue.
Conquise, la forêt scintilla de clarté.
La lumière en tous sens, jusqu’à lui parvenue,
Mit au front du colon un nimbe de beauté.


Puis la réalité fit place à l’espérance !
Bientôt une chaumière accueillit son corps las.
Le Sol, muet témoin de sa persévérance,
S’offrit, docile au coutre, à l’effort de ses bras.

Une femme pieuse — aïeule aimante et brave —
Suivit l’aïeul robuste au sein de son labeur.
Le devoir fut moins lourd, et jamais nulle entrave
N’affaiblit un instant leur courage et leur cœur.

Sans craindre de l’Indien la constante menace,
Ils soumirent la glèbe aux grés de leurs travaux,
Réconfortés toujours par le lien vivace
De la chair et du sang et des espoirs nouveaux.

Ils semèrent… Depuis, ordorants, sur la rive,
D’immenses champs de blé parfument des hameaux
Dont la voix du clocher, en passant nous arrive
Comme un chant de berger rêvant sous les ormeaux.

Voilà de mes aïeux, sommairement l’histoire !
Si l’oubli mensonger au livre du Destin
Tente d’en détacher parfois ce fait notoire,
Poème cher, sois-en l’aube de son matin.

II

Oh ! vous tous défricheurs qui fûtes mes ancêtres,
Je ne connais rien plus de ce temps primitif,
Mais vous régnez en moi comme font les bons maîtres
Sur l’esprit éveillé de l’élève attentif.
Tout en ces lieux me dit votre œuvre noble, immense !
Cette maison s’offrant aux baisers du soleil ;
Cet abreuvoir en cèdre où, quand le jour commence
Viennent boire les bœufs, les yeux pleins de sommeil ;
Cette grange vétuste où dans les « tasseries, »
Les gerbes répandaient leurs grisantes senteurs,
Où sur l’aire, parmi les fines poudreries,
Roulait l’or des blés mûre jusqu’aux pieds des batteurs ;
Ce pont, fait d’étançons et de lourdes poutrelles,
De l’une à l’autre rive unissant le chemin
Qui, par les prés, conduit jusqu’aux friches nouvelles ;
Cette digue aux castors, où je jouai, gamin ;
Ce vieux moulin à vent juché sur la colline,
Et dont les bras dans l’air faisaient des gestes fous ;
Ce calvaire où le Christ dont la tête s’incline
Laisse errer son regard protecteur jusqu’à nous ;
Ce puits où chaque nuit un orchestre invisible
De grillons fait entendre un concert grave et doux ;
Ce vieux bac que le vent en colère où paisible

Taquine incessamment au gré du flot jaloux ;
Ce four, de chaux blanchi, devant lequel l’aïeule,
Disant son chapelet, espérait au retour
Des êtres familiers, à l’heure où là-bas, seule
Une cloche redit son Angélus d’amour ;
Et jusqu’à vos outils brisés, tordus, difformes,
Usés par le labeur généreux de vos mains,
Tout en ces lieux m’apprend sous différentes formes
De vos rudes travaux les efforts surhumains.
C’est tout ce qui demeure et toujours vous rappelle
Aux choses d’ici-bas, ô mes braves aïeux !
Qu’importe ! En paix, dormez en la nuit éternelle,
Vos champs ont reconquis mon labeur oublieux !

III

Mais vous n’êtes pas morts tout à fait, quelque chose
De vous survit en moi qui, par mon sang transmis,
Renaîtra comme au jour la rose fraîche éclose
Naît du frêle bourgeon et bientôt s’affermit.

Et ce signe, jamais ne saurait disparaître.
Tout ce que mon cœur a de bon, de généreux,
Mon être qui ressemble à ce que fut votre être,
S’en fait un culte intense et toujours valeureux.

C’est pourquoi, du passé sachant l’histoire illustre,
Je vénère et m’éprends de votre fier labeur,
Voulant à votre exemple être digne du lustre
Que vous fîtes brillant de force et de grandeur.

Puisque au vôtre mon sang prit un jour consistance,
Tout ce que vous aimez, je l’aime par amour.
La glèbe vous fut bonne : elle est mon existence ;
Et son emprise en moi m’y fixe sans retour.

Puis, l’heure sonnera, — car chacun a la sienne —
Où ce sera mon tour de descendre au tombeau
Pour y dormir en paix, vêtu de mode ancienne,
Face au clocher natal trouant le ciel plus beau.


Mais je veux que ce soit loin de la foule immense,
Dans un coin solitaire, à l’abri d’un cyprès,
Où, seul, l’oiseau viendra dans ce champ du silence,
Préluder à son chant et s’envoler après.

Qu’une humble croix de bois indique ma dépouille.
Je bénirai la mort et remercierai Dieu
D’entendre encore au soir le sol que l’homme fouille
Chanter des blés vermeils la naissance en ce lieu.

Alors, dans ce décor grandiose et champêtre,
Un faucheur matinal ployant les deux genoux
Sur mon tertre isolé, me parlera peut-être,
Comme à quelque ami cher, des choses de chez-nous…

Il me fera savoir si les moissons sont belles,
Si notre fier pays est toujours respecté,
Si mes enfants au sol sont demeurés fidèles,
Si l’hiver fut clément et propice l’été.

IV

Pardonnez, ô mes morts, si ma folle jeunesse,
N’a pas suivi l’appel qui venait du passé ;
De n’avoir pas repris le cœur plein d’allégresse,
Le très noble labeur que vous m’aviez laissé.

Oui, pardonnez toujours si vos labeurs antiques
Ne voient plus les grands bœufs tracer d’autres sillons,
Si les faulx sur l’entrait, dans leurs luttes épiques,
Ne couchent plus des blés les rudes bataillons.

Un lugubre sommeil s’empare de ces choses !
La mousse, les lichens, les ronces des sentiers,
Comme un esprit vengeur en ses métamorphoses,
Les couvrent de sain-foin, d’ivraie et d’églantiers.

Mais bientôt l’instant cher à leur âme accueillante
Reverra de nouveau votre vieille maison
Tressaillir d’une joie émue et bienveillante,
Au retour de son fils, à la proche saison.


Ainsi, dans ce doux charme espéré d’un autre âge,
Contemplant, mi-rêveur, tous ces champs qui sont miens,
Fidèle à leurs désirs, fidèle à leur adage,
Je continuerai l’œuvre agréable aux anciens.

D’abondantes moissons ployant sous leurs richesses ;
Des vergers aux rameaux de beaux fruits surchargés,
— Tel un cœur débordant de sincères promesses —
Mûriront au soleil des midis prolongés.

Une mère chrétienne au cœur aimant et tendre,
Éveillant les aïeux près de l’âtre assoupis,
Récitera, pour ceux que la mort vint surprendre,
Une prière, à l’heure où dorment les épis.

Et comme au temps lointain des récoltes fécondes,
Quand l’aïeule espérait au retour de l’aïeul,
Je reviendrai des champs suivant les sentes blondes,
L’âme rassérénée et le cœur bien moins seul.

V

Comme eux, les laboureurs de coteaux et de plaines,
J’ai voulu dans un sol moins aride au devoir,
Semer ces quelques vers aux illusions pleines
De l’arôme enivrant des choses du terroir.

Comme eux, les défricheurs de prés et de savanes,
Les pousseurs de charrue aux bras forts et nerveux,
Dont les muscles d’acier ainsi que des lianes,
Encerclant les chicots, arrachent leurs troncs creux ;

Comme eux, les combattants sublimes des sauvages,
Les braves, les soldats, les croyants valeureux ;
Comme eux, les fiers marins venus d’autres rivages
Planter la croix du Christ et la défendre en preux ;

Oui, comme eux, je voudrais quoique très mal je rime
Dire leur poésie, avec ce différent :
La leur, ils la vivaient, la mienne, je l’exprime ;
De ce fait je me crois quelque peu leur parent.

C’est à vous mes aïeux, que j’en dois rendre hommage !
Vous seuls êtes l’auteur de mes songes d’antan.
Car né de votre chair pour être à votre image,
Paysan, vous étiez ; je reste paysan !