Les Guerres de religion au XVIe siècle

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Les Guerres de religion au XVIe siècle
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 36 (p. 676-696).

LES
GUERRES DE RELIGION
AU XVIe SIÈCLE

Les Luttes religieuses en France au XVIe siècle, par le vicomte de Meaux ; Paris, 1879.

L’histoire des luttes religieuses en France au XVIe et au XVIIe siècle a été longtemps presque oubliée ; pendant le règne de Louis XIV on laissa tomber un voile sur les époques troublées qui avaient précédé le triomphe définitif de la monarchie catholique. L’oubli, volontaire au XVIIe siècle, devint complet au XVIIIe ; les huguenots n’étaient aux yeux des philosophes que de simples fanatiques dignes de pitié. L’école historique moderne a donc pu faire de véritables découvertes en fouillant dans les nombreux documens du XVIe siècle ; elle a rendu la vie à une foule d’acteurs, rectifié bien des jugemens consacrés ; toute une littérature longtemps méprisée a été remise en lumière ; les témoignages des vaincus de nos guerres civiles ont été recueillis avec autant de soin que ceux des vainqueurs. L’histoire de la réforme française a été pour ainsi dire refaite ; sur ce grand événement, on en était resté depuis le XVIIe siècle au jugement porté par Bossuet dans son Histoire des variations des églises protestantes, comme s’il n’y avait rien d’autre en jeu au XVIe siècle que des dogmes et des doctrines. Car il faut remarquer que la théologie victorieuse avait, pour ainsi dire usurpé la place de l’histoire. L’âge héroïque durant lequel les passions religieuses se doublaient de passions et d’ambitions aristocratiques fit place à de misérables controverses, et l’on affecta de ne voir que l’œuvre de l’hérésie dans les émotions et les luttes d’un siècle entier.

L’histoire de nos luttes religieuses peut se diviser en deux grandes périodes de guerres civiles, dont chacune fut terminée par une pacification ; car il n’y eut que deux pacifications véritables, et le noble mot de paix s’attache mal à tant d’instrumens qui furent signés par des partis fatigués et qui ne marquèrent en réalité que des trêves. La première pacification fut celle d’Henri IV, qui ferma l’ère des guerres du XVIe siècle : ce fut la pacification par la justice. La seconde fois, la pacification fut imposée par Richelieu ; celle-ci fut définitive, ce fut la pacification par la force, l’écrasement définitif du protestantisme ; le vainqueur n’anéantit pas tout à fait son adversaire, mais il le laissa si affaibli que toute résistance armée lui devint désormais impossible.

Nous ne reprocherons pas à M. de Meaux, qui vient de publier les Luttes religieuses en France au XVIe siècle, de n’avoir traité que la première partie d’un si vaste sujet et de s’être arrêté à la pacification d’Henri IV ; son titre même l’y autorisait, l’y obligeait. Mais il nous semble qu’il est difficile de bien comprendre le grand drame de la réforme française si l’on n’en étudie les derniers actes aussi bien que les premiers. Si la pacification d’Henri IV, celle que j’ai appelée la pacification par la justice, avait été définitive, si la tolérance avait pu entrer dans les mœurs de la nation dès le commencement du XVIIe siècle, nous serions tenté d’être plus sévère pour ceux qui tant de fois, pendant le siècle précédent, eurent recours à la guerre civile ; certains événemens s’éclairent par ce qui les suit autant que par ce qui les a précédés. L’histoire des années qui suivirent le règne d’Henri IV démontre abondamment que la tolérance imposée pendant quelques années par la puissance royale était précaire et hasardeuse ; la force n’avait pas encore accompli toute son œuvre, et la force devait avoir plus de part que la justice et que la foi dans la solution définitive des grandes questions soulevées par la réforme. On niera peut-être que la seconde pacification, celle de la persécution et de la force, contînt en germe la révocation de l’édit de Nantes ; mais on ne pourra guère nier que cette révocation excuse ceux qui, pendant le cours de nos terribles guerres civiles, n’avaient jamais compté que sur Dieu et sur leur épée.

Même en écartant les luttes religieuses qui remplirent le commencement du XVIIe siècle, le sujet est encore si vaste qu’on peut s’étonner de voir un écrivain entreprendre de raconter une histoire si confuse, si tourmentée, si féconde en péripéties. Ce qui nous a touché particulièrement dans l’ouvrage de M. de Meaux, c’est un effort extraordinaire vers la justice et l’impartialité, effort d’autant plus méritoire que l’écrivain est un catholique fervent, je dirais volontiers passionné : il est clair qu’il regarde les protestans moins comme des hérétiques que comme des chrétiens ; il sent mieux ce qui les unit à lui que ce qui les en sépare ; il souffre de ce grand déchirement religieux, qui fut aussi un déchirement national. L’écrivain ne cherche pas seulement à être équitable, il veut être généreux, il est pris d’une noble pitié pour tant de martyrs et de héros qui ont confessé leur foi dans les supplices ou dans les combats. Comme il effacerait, s’il le pouvait, tant de taches sanglantes ! comme il rougit de tant de trahisons ! comme il voudrait expier tant de criantes injustices !

L’historien catholique qui veut juger impartialement les acteurs de nos guerres religieuses se donne une tâche bien difficile. Quand on ne veut pas tromper les autres, on peut encore se tromper soi-même. On a beau se dire que la vérité religieuse est à des étages si élevés qu’elle ne peut être éclaboussée par le sang humain, comment peut-on ne pas être invinciblement enclin à chercher pour les fautes des siens ce que l’on nomme de nos jours les « circonstances atténuantes ? » Comment peut-on s’empêcher de confondre quelquefois les doctrines et les défenseurs des doctrines ? M. de Meaux ne s’en cache point : il laisse voir partout son zèle catholique ; et comment pourrait-on l’en blâmer ? Si sévère qu’il puisse être pour les hommes, a-t-il le droit de l’être pour la passion qui les animait et qu’il sent remuer dans son propre cœur ? Nous pardonnons à d’Aubigné ses colères huguenotes, nous pouvons bien pardonner quelque chose à l’ardeur royaliste et catholique d’un Montluc. Il y eut chez les uns et les autres des bourreaux et des victimes. Sans doute le cœur de l’historien généreux s’émeut surtout pour les causes vaincues, mais nous ne pouvons trouver mauvais que M. de Meaux vante sans cesse la fidélité naïve, tenace, patiente du peuple français à son ancienne foi et qu’il ose être juste, même pour la ligue.

Si le récit de nos guerres de religion est de nature à remplir de pitié les âmes les plus dures, il s’y trouve pourtant toujours quelque chose de fortifiant, de noble et de grand. Des deux côtés en effet on se battait pour une cause que l’on croyait sainte : on s’enrégimentait pour un roi plus grand que tous les rois de la terre. On suivait sans doute en même temps qu’une cause idéale toute sorte d’intérêts terrestres : la guerre entre Rome et les églises était aussi la guerre entre la monarchie absolue et la monarchie féodale, entre les parlemens et les grands, entre la robe et l’épée, entre les villes et les châteaux ; mais tous ces intérêts terrestres, qui n’avaient que confusément conscience d’eux-mêmes, s’effaçaient devant l’intérêt religieux. Les ambitions avouées des deux partis étaient si hautes qu’elles allaient jusqu’à dominer le sentiment national : on ne songeait pas à conquérir des villes et des provinces, on voulait faire des conquêtes pour la vérité.


I

Les grandes révolutions sont pareilles aux forces naturelles inconscientes ; elles produisent des effets qui n’étaient point attendus de ceux qui leur donnent le branle. La liberté des cultes est sortie des guerres de religion, et les soldats de ces guerres ne respectaient cette liberté ni les uns ni les autres : « Je voudrais rechercher, dit M. de Meaux dans l’introduction de son livre, comment dans notre patrie un culte reconnu pour faux par la puissance publique a pu être protégé librement par les citoyens, comment la vérité religieuse a cessé d’être munie d’une sanction civile et pénale. Aux yeux de la plupart de mes contemporains, je ne l’ignore pas, c’est la question inverse qu’il conviendrait de poser. Ils trouvent des cultes divers établis et pratiqués parmi eux. Comment les lois humaines se sont-elles jamais occupées d’en prescrire ou d’en proscrire aucun ? Comment ce qu’ils se sont habitués à voir n’a-t-il pas été toujours ? Voilà de quoi ils s’étonnent et sont disposés à s’indigner. Pourtant il est certain que le droit ancien, l’intolérance, est demeuré non-seulement en vigueur, mais unanimement incontesté jusqu’au jour où le protestantisme est parvenu à couper en deux la chrétienté ; que, même après ce partage, le droit nouveau, la tolérance, n’a été professé ni au nom de l’un ni au nom de l’autre culte, que l’un et l’autre au contraire ont continué à revendiquer chacun à leur profit le droit de la vérité de bannir et d’extirper l’erreur, et que, s’ils en sont venus enfin à se supporter, c’est après avoir réciproquement et vainement essayé de s’anéantir. La tolérance ne s’est pas introduite dans le monde comme une règle de justice : elle a d’abord été subie comme une nécessité. »

C’est donc l’avènement de la tolérance que veut raconter M. de Meaux et la façon dont cette nécessité tour à tour disputée et subie a pris dans les âmes le caractère d’un principe ou d’une habitude. Il prend beaucoup de peine pour montrer comment l’intolérance du monde antique s’était glissée dans le christianisme ; comment l’union du pouvoir civil et du pouvoir religieux, qui avait paru chose indispensable aux païens, continua, l’ère des persécutions passées, à sembler désirable aux chrétiens et finit par leur paraître nécessaire. Il saisit, par exemple, chez saint Augustin, la contradiction entre les doctrines de l’église des martyrs et celles de l’église triomphante. Saint Augustin écrit en parlant aux manichéens : « Que ceux-là sévissent contre vous qui ignorent avec quel labeur se découvre la vérité… » Il dit ailleurs : « Que les rois de la terre servent le Christ même en faisant des lois pour le Christ. » Ce retour invincible des idées romaines dans la religion du Christ est analysé avec beaucoup de finesse et de vérité par M. de Meaux ; l’invasion des barbares, suivie de leur conversion au christianisme, contribua à confondre encore plus complètement la puissance civile et la puissance religieuse. Sortir de l’église fut se mettre hors la loi. Les longs développemens que donne M. de Meaux à cette partie de son introduction lui ont semblé nécessaires pour expliquer, je ne dis pas pour justifier l’intolérance qui était devenue la loi du monde chrétien, comme elle avait été celle du monde romain ; ils font mieux comprendre la violence et la durée des efforts qui furent nécessaires pour amener le règne de cette tolérance à laquelle nous sommes aujourd’hui si accoutumés.

Il y eut, chose étrange, au commencement de la réforme en France, une heure de tolérance, une sorte d’aurore charmante, embellie à la fois par la religion, par les arts et par les lettres. Les adversaires ne s’étaient pas encore reconnus ; ils ne se connaissaient pas bien eux-mêmes ; la réforme n’avait pas encore pris la figure de l’hérésie, de la révolte. Ce moment unique a une sorte de grâce et de fraîcheur matinales ; partout, en France, en Allemagne, en Italie, on rêve une grande réforme de l’église, mais une réforme catholique. On suit avec une sorte de joie ce qu’on nomme vaguement les idées nouvelles. On n’aperçoit pas de danger à traduire les livres saints en langage vulgaire : la poésie, la musique même ont une grande part à cette fête des esprits. On traduit les psaumes de David avant de traduire le Nouveau-Testament. Lisez ce curieux extrait d’un petit pamphlet, d’une rareté insigne, une lettre adressée par un gentilhomme huguenot à Catherine de Médicis[1] : « Ce père plein de miséricorde meit au cœur du feu roi François d’avoir fort aggréables les trente psaulmes de David avec l’Oraison dominicale, la Salutation angélique et le Symbole des apostres que feu Clément Marot avait translatés et traduits et dédiés à sa grandeur et majesté. Laquelle commanda audict Marot présenter le tout à l’empereur Charles-le-Quint, qui reçut benignement la dicte translation, la prisa et par parolles et par présent de deux cent doublons qu’il dona au dict Marot, luy donnant aussi courage d’achever de traduire le reste desdicts psaulmes, et le priant de luy envoyer le plustost qu’il pourrait Confitemini domino quoniam bonus, d’autant qu’il l’aimait.

« Quoy voyans et entendans les musiciens de ces deux princes, voire tous ceux de notre France, meirent à qui mieux mieux lesdicts psaulmes en musique, et chacun les chantoit. Mais si personne les aima et embrassa estroictement et ordinairement, les chantoit et faisoit chanter, c’estoit le feu roi Henry ; de manière que les bons en bénissoient Dieu, et ses mignons et sa meretrice les aimoyent, ou faignoyent ordinairement les aimer ; tant qu’ils disoyent, monsieur, cesluy-ci ne sera-t-il pas mien ? Vous me donnerez celuy-là, s’il vous plaist, et ce bon prince alors estoit à son gré empesché à leur donner à sa fantaisie. Toutesfois il retint pour luy, dont il vous peult bien et doist souvenir, madame, cesluy,


Bien heureux est quiconques
Sert à Dieu volontiers, etc.


feit luy mesme le chant à ce psaulme, lequel chant estoit fort bon et plaisant et bien propre aux parolles ; le chantoit et faisoit chanter si souvent qu’il montroit évidemment qu’il estoit poinct et stimulé d’estre béneict, ainsi que David le descrit au dict psaulme…

« Je n’oubliai aussi le vostre que demandiez estre souvent chanté, c’estoit


Vers l’Éternel, des oppressés le père,
Je m’en iray…


« Quand ma dicte reine de Navarre vit ces deux psaulmes et entendit comment ils estoyent fréquentement chantés, mesme de monseigneur le Dauphin, elle demeura toute admirative, puis me dict : Je ne scay où madame la dauphine a pris ce psaulme : Vers l’éternel, il n’est des traduicts de Marot… »

La dauphine, Catherine de Médicis, avait une Bible en français, comme la grande sénéchale, comme presque toutes les dames de la cour. Les idées nouvelles reçurent surtout bon accueil chez les grands, chez les femmes, chez quelques évêques lettrés ; elles remuèrent ce qu’il y avait de plus aristocratique dans la nation, et l’on n’aperçut pas tout d’abord l’abîme qui se creusait entre la réforme et le catholicisme.

L’espoir d’une grande réforme catholique avait été caressé ailleurs qu’en France. L’empereur Charles-Quint s’y était appliqué ; le cardinal Granvelle l’avait recommandée au saint-siège ; ce qu’on nomme l’intérim d’Augsbourg était une sorte de compromis qui, dans la pensée de Charles-Quint, devait empêcher le déchirement de la chrétienté. Beaucoup de catholiques et, dans le nombre, des évêques désiraient l’abolition du culte des images, le rétablissement de la communion sous les deux espèces, l’emploi de la langue vulgaire dans les prières liturgiques ; toutes sortes de transactions théologiques furent tentées. On ouvrit des colloques où l’ancienne et la nouvelle foi purent se mesurer comme en champ clos. Ces débats ne firent que mieux apercevoir le néant des espérances pacifiques. Ce n’était pas seulement sur des matières de discipline ecclésiastique, sur la tenue des conciles, sur les rapports entre l’église et l’état, que l’on ne pouvait s’entendre. La réforme avait pris rapidement le caractère de l’hérésie ; Calvin lui avait donné sa véritable figure. Quel pape, quel concile catholique pouvait se réconcilier avec les doctrines de l’Institution chrétienne ? François Ier, à qui Calvin osa dédier son livre, ne put longtemps regarder les adversaires de la réforme comme des scolasticiens arriérés ; il avait d’abord encouragé les novateurs, il finit par les laisser condamner par les parlemens. « Quand les hommes, écrit Bossuet dans son Histoire de France pour le dauphin (règne de Henri II), ont commencé à se laisser gagner par l’appât de la nouveauté, les supplices les excitent plutôt qu’ils ne les arrêtent. » Le Nouveau-Testament en français, de Lefèvre d’Étaples, imprimé à Paris, porte la date de 1523 ; l’Institution chrétienne parut en 1559. Après tant de supplices que Crespin a racontés dans ses Martyrs, Théodore de Bèze évalue à quatre cent mille le nombre des protestans français ; et ces quatre cent mille hérétiques étaient organisés en églises, ils formaient des groupes, des congrégations qui choisissaient elles-mêmes leurs ministres, élisaient leurs anciens, leurs diacres ; ils avaient des consistoires, des synodes. Calvin avait tracé les règles de cette association, qui ressemblait si peu à celle de l’église romaine. Chaque église était comme un foyer de vie indépendante. Il y avait toujours une autorité doctrinale, mais cette autorité n’était plus qu’une autorité idéale. C’était celle des livres saints et de la confession de foi, commune à toutes les églises. Les âmes s’enfermaient dans cette confession de foi comme dans une citadelle, bravant les conciles, bravant les papes, défiant toutes les puissances terrestres. Le nombre des églises était indéfini ; partout où quelques chrétiens pouvaient s’assembler en commun, pour lire les Écritures saintes, une nouvelle Rome était opposée à Rome, une Rome mystique, défiant dans sa nudité et insultant dans sa solitude la ville aux sept collines, la Babylone nouvelle, condamnée comme une sentine d’abominations. Cette savante organisation, si simple, si souple, était capable d’une expansion indéfinie ; elle permettait à la foi nouvelle les retraites les plus promptes, les marches en avant les plus rapides ; elle contenait un principe de vie, de propagande active, qui expliquent les conquêtes rapides faites sous le règne de Henri II, en dépit de toutes les persécutions. « Quand je considère, dit M. de Meaux, ce qu’ont fait en France les protestans, j’admire d’abord leur petit nombre. » Mais ailleurs il dit avec beaucoup de raison : « Le nombre seul n’a jamais fait triompher aucune cause. Hors de France, le nombre était encore du côté des catholiques, dans la plupart des contrées de l’Europe d’où leur culte était chassé, et dans le moment même où on le chassait sans retour ; ils avaient pour eux le nombre en Béarn, quand Jeanne d’Albret foulait aux pieds les persistantes réclamations des états ; ils l’avaient en Angleterre, même après Henri VIII et sous Elisabeth, des écrivains anglais catholiques et protestans l’ont constaté. » La minorité huguenote était servie par trois forces puissantes. Elle était servie par l’organisation des églises, qui lui permettait de couvrir le pays de foyers de propagande toujours actifs, lumières qui pouvaient à volonté s’éclipser ou luire d’un vif éclat, qui attiraient toutes les âmes passionnées qui voulaient sortir de la nuit de la tradition et de l’obéissance ; elle l’était aussi par la théologie de Calvin, qui semblait marquer tous les adeptes de la nouvelle foi du sceau de la prédestination et qui créait un peuple d’élection au milieu des réprouvés, un nouveau peuple juif destiné à triompher des gentils, — la justification par la foi était l’œs triplex qui armait les huguenots, la prédestination était la colonne de feu qui les conduisait à travers le désert en aveuglant leurs regards. Enfin, leur cause, pour être soutenue par le petit nombre, avait l’avantage d’avoir été embrassée par la partie la plus aristocratique de la nation. Chaque église avait été fondée par un grand où demeurait sous sa protection. Les seigneurs se faisaient une arme des églises, et les églises profitaient de tout ce qui restait encore à la noblesse française d’indépendance et de force.

Trois ans après la première paix de religion, obtenue les armes à la main, les députés des églises, dans un mémoire présentera Catherine de Médicis, portaient à deux mille deux cent cinquante le nombre des églises existant dans le royaume. À quel chiffre de fidèles correspondait ce nombre d’églises ? L’ambassadeur de Venise, témoin généralement très impartial des événemens, estimait dans ses dépêches que « à peine la trentième partie du peuple et le tiers de la noblesse était hérétique. » (Jean Correro, 1569.) Coligny se vantait de pouvoir mettre les armes aux mains de deux millions d’hommes, mais ce chiure est évidemment exagéré.

La proportion indiquée par l’ambassadeur vénitien Correro est très importante à noter : quand le tiers de la noblesse s’était rallié à la nouvelle foi, le trentième seulement du peuple avait abandonné ses anciens autels. Ce peuple n’avait point de part dans le gouvernement, il donnait peu de soldats aux petites armées qui se disputaient sur les champs de bataille, mais il se montra rebelle aux nouvelles idées ; ici il s’éloigna des églises, ailleurs il les étouffa pour ainsi dire sous son poids. Il est probable cependant que, si la nouvelle foi avait pu monter sur le trône, si la royauté, au lieu d’isoler le nouveau culte en le protégeant, l’avait ouvertement embrassé, la nation aurait fini par suivre le souverain ; de nature fidèle et poétique, elle ne voulait point briser les monumens de sa vieille foi ; elle ne voulait pas davantage briser le trône. Dans la grande lutte entre le protestantisme et le catholicisme en France, le dernier mot devait forcément appartenir à la royauté. « En rompant l’unité catholique, la secte nouvelle, dit M. de Meaux, travaillait partout à se constituer en église nationale. Dans chaque pays, elle se cherchait un centre là où était le centre de la nation ; elle aspirait à dominer le peuple au moyen de la puissance civile. Dès lors il fallait, au sein des monarchies, ou qu’elle s’emparât de la royauté et s’en fît un instrument, ou qu’elle la brisât ; dans les deux cas, qu’elle changeât à fond la constitution de l’état. » Briser la monarchie en France, au XVIe siècle, personne n’y songea.

La suprématie de la France en Europe, sa destinée dans le monde, semblaient aux protestans comme aux catholiques, aux philosophes même comme Machiavel et Bodin, indissolublement liées à l’existence de la royauté. Jean Michel, ambassadeur de Venise, signale, comme ce qui fait la force de l’état en France, la puissance du roi, fondée « sur un respect et sur un amour qui va jusqu’à l’adoration. « Il ajoute que c’est là « une chose non-seulement extraordinaire, mais unique et qui ne se voyait nulle part ailleurs dans toute la chrétienté (1561). » La loi salique était regardée comme l’ancre de salut à laquelle était attachée la fortune de la France. Toutes les révoltes des protestans se couvraient d’une fiction ; même en combattant les armées royales, les huguenots affectaient toujours de combattre pour le roi, pour la liberté royale, qu’ils représentaient comme entravée, pour les édits royaux ; quand ils ne pouvaient avoir le roi dans leurs rangs, il leur fallait des princes du sang.

Mais quand la branche des Valois commença à sécher, on put prévoir qu’une guerre de succession serait greffée sur la guerre de religion. Si inviolable que parût à tous les yeux le principe de l’hérédité monarchique, il était impossible que la majorité catholique pût voir tranquillement la foi nouvelle s’établir sur le trône. Jeanne d’Albret dans le Béarn avait assez montré à quoi le souverain pouvait réduire ses sujets. La mère d’Henri IV, après avoir été d’abord portée à la tolérance, avait fini par « imiter Ézéchias, Josias et Théodose, qui avaient détruit l’idolâtrie. » Les « ordonnances ecclésiastiques de Jeanne, par la grâce de Dieu reine de Navarre, sur le rétablissement du royaume de Jésus-Christ, en son pays souverain du Béarn » imposaient à tous les Béarnais la confession de foi des églises calvinistes de France, exigeaient leur profession publique et leur assistance au prêche sous peine d’amende, de prison et de bannissement.

Dans un temps où les grandes unités nationales n’étaient pas encore solidement fondées, où les familles princières étaient des centres de cristallisation nécessaires, si l’on me permet le mot, où les limites des états n’étaient fixées ni par la race, ni par la langue, mais par le droit héréditaire, et où la conquête et la force seules pouvaient corriger les excès et les égaremens de ce droit, il n’était guère possible que la France échappât plutôt que d’autres nations à l’empire de l’axiome : Cujus religio ejus princeps. L’émoi de la France catholique n’eut rien que de légitime dès qu’elle put craindre que le vieux droit héréditaire ne mît la couronne sur la tête d’un Bourbon huguenot. Toutes les consciences furent comme déchirées : il sembla aux catholiques insupportable de voir l’hérésie sur le trône de saint Louis. En même temps il parut aux uns trop dangereux, aux autres impossible de toucher à la loi tutélaire de l’hérédité monarchique. Il devint nécessaire d’examiner si la religion pouvait devenir une sorte d’incapacité pour le souverain.

La ligue n’eut point de force, tant que les catholiques comptèrent sur le roi. L’orateur du clergé aux états de Blois, Pierre d’Épinac, archevêque de Lyon, que Henri III considérait comme « l’intellect agent de la ligue » (Journal de l’Estoile), est un royaliste ardent. « Souvienne-vous, sire, dit-il au roi, que vous portez en main le sceptre du grand roi Clovis, qui premier régla cette monarchie sous la profession publique de cette religion, laquelle est maintenant remise en doute dans ce royaume… Souvienne-vous que vous portez sur la tête la couronne de ce Charles, qui pour la grandeur et la valeur de ses faits a mérité le surnom de Grand, et par la vertu de ses armes avança la religion chrétienne et défendit l’autorité du saint-siège apostolique… Souvienne-vous que vous tenez la place de ce célèbre Philippe-Auguste qui avec tant de zèle et d’affection, employa ses armes contre les albigeois hérétiques… Souvienne-vous que vous séez au siège de ce tant renommé saint Louis, lequel n’épargna ses moyens, ses forces et sa propre personne pour la défense et propagation de la foi de Jésus-Christ. » Mais le prélat rappelle aussi au roi le serment de son sacre « de maintenir la religion catholique et de l’avancer selon son pouvoir, sans en tolérer aucune autre. »

Le roi lui-même se déclara, à Blois, le chef de la ligue, quand déjà la ligue s’armait et s’organisait partout contre la royauté légitime. « Si Henri de Navarre était appelé au trône par sa naissance, dit M. de Meaux, ne méritait-il pas d’en être exclu pour sa religion ? » Un protestant pouvait-il être roi de France ? La France devait-elle se soumettre à un prince hérétique ? Voilà la redoutable et capitale question qui mit les armes aux mains des ligueurs. Pour les prendre, soit prévoyance politique, soit impatience instinctive des partis prêts à la lutte, ils n’attendirent pas la mort d’Henri III. Fallait-il laisser en suspens le sort de l’état, et après que le Béarnais aurait pris possession du trône, serait-il temps encore de l’en écarter ? » Pendant que le Béarnais, prenant ses précautions, négociait avec l’Angleterre, les Guises négociaient avec l’Espagne et promettaient de lui livrer Cambrai. La ligue se trouva bientôt si redoutable qu’Henri III l’abandonna et la décapita dans la personne du duc de Guise, se montrant ainsi plus roi que catholique et plus effrayé de l’usurpation que de l’hérésie. La ligue, devenue une entreprise révolutionnaire, était maîtresse de presque tout le royaume. M. de Meaux écrit, en parlant de ce grand mouvement : « Plus on regarde la ligue et sa fortune, plus il est difficile de ne pas voir en elle la manifestation éclatante d’un profond sentiment national. Mais ce sentiment, si puissant qu’il fût, était-il justifié ? En repoussant un roi hérétique, les Français cédaient-ils à une passion aveugle, ou faisaient-ils acte de légitime défense ? » Il examine longuement cette question et prend hautement parti pour ceux qui ne voulurent point souffrir un roi protestant. « Lorsque, après avoir excommunié Henri de Bourbon comme hérétique, le pape Sixte V le déclarait déchu de ses droits à la couronne de France, sa sentence, quoi qu’en puissent dire ceux qui la repoussaient, n’était pas sans fondement et sans motifs ; elle avait été précédée, elle était confirmée d’avance, elle fut suivie par d’autres sentences rendues en France ; elle s’appuyait sur la tradition française autant que sur les maximes romaines. » Suivant lui, le droit public français ne permettait point à un prince hérétique de devenir le souverain légitime de la France. Nous avouons ne pas bien comprendre quel était ce prétendu droit public : la seule sanction de ce droit eût été le choix d’un nouveau souverain ; mais la ligue n’avait qu’un fantôme à mettre sur le trône, elle n’avait rien à offrir à la France, elle barrait le chemin d’Henri IV, elle ne pouvait rien mettre à sa place. Son programme était la destruction de l’hérésie dans le royaume : voulant l’anéantir partout, elle ne pouvait la laisser subsister dans la maison royale.

Mais pourquoi parler ici de droit ? Il nous semble aujourd’hui aussi étrange devoir un peuple peser sur la conscience de son souverain, que de voir un souverain peser sur la conscience de ses sujets. Même aujourd’hui, on s’attend en tout pays à voir le souverain professer la religion que professe la majorité de ses sujets ; il n’y a toutefois dans cette communion qu’une sorte de convenance naturelle. Il semble que le prince ne s’appartienne pas tout à fait, qu’il ait partout un caractère impersonnel et, pour ainsi dire, représentatif. Il en est autrement dans les pays où il y a une religion établie » le souverain n’y peut appartenir qu’à cette religion ; il possède une domination spirituelle en même temps qu’une domination temporelle. Mais la France n’a jamais eu de religion établie, et Henri IV pouvait, ce nous semble, sans outrager le droit français, tenter de monter sur le trône en conservant sa foi.

Il le tenta, il ne s’amusa pas à de vaines discussions, il n’eut pas le moindre doute sur son droit ; il n’en céda jamais une parcelle, il se sentit toujours roi, parla et agit toujours en maître. Henri IV ne renonça jamais à la couronne, mais il finit par renoncer à sa religion ; il finit par se convaincre lui-même que la France ne pouvait avoir un roi protestant. M. de Meaux traite fort longuement cette question de l’abjuration d’Henri IV, qui nous émeut encore aujourd’hui presque autant qu’elle a ému nos pères. Henri IV fut un si grand homme et il a tenu une telle place dans notre histoire qu’il semble qu’il soit encore parmi nous ; jamais les protestans ne se consoleront d’un changement de religion d’où leur esprit chagrin fait volontiers découler une suite de conséquences funestes. Il semblerait, à les entendre, qu’en passant du côté catholique Henri IV soit devenu indirectement responsable de l’établissement d’une monarchie absolue, privée de tout frein, de l’irrémédiable décadence de cette monarchie, de la révolution française et de tout ce qui l’a suivie. Ils voient dans l’abandon de la cause protestante la cause première de cette déviation de notre politique nationale qui, en abaissant trop longtemps la France devant l’Espagne, a rendu si laborieuse et si précaire la conquête de nos frontières. Il est clair, il est patent que l’abjuration d’Henri IV est un de ces grands tournans de l’histoire qui ferment un horizon et qui ouvrent un horizon nouveau. Qui, parmi les protestans, put conserver l’espoir de voir monter la réforme sur le trône de France, quand le Béarnais, le héros de tant de combats et de batailles, le vainqueur de la ligue renonçait lui-même à cet espoir ? Pour les huguenots sincères, dans la conscience desquels la foi monarchique n’était que la doublure de la foi religieuse, le coup dut être rude ; les plus clairvoyans comprirent que toutes leurs victoires étaient vaines, que la tolérance royale ne serait que la tente d’un jour, et que les luttes qu’on disait finies devaient fatalement recommencer.

On peut poser deux questions au sujet de l’abjuration d’Henri IV : fut-elle nécessaire ? fut-elle sincère ? M. de Meaux se donne beaucoup de peine pour démontrer qu’elle fut complètement sincère, que cette abjuration fut une véritable conversion. Nous avouons que la première question nous intéresse plus que la seconde. Si Henri IV crut nécessaire son retour à la religion catholique pour rendre la paix à son royaume, s’il pensa ne pouvoir vaincre autrement des résistances fanatiques, si son âme humaine et généreuse recula devant la pacification par l’extermination, telle qu’elle était alors pratiquée dans quelques parties de l’Europe, s’il préféra la pacification par la tolérance et les compromis, s’il estima qu’il serait assez fort, une fois le royaume pacifié, pour imposer aux catholiques le respect du culte protestant, aux protestans le respect du culte catholique, enfin s’il se crut en droit d’espérer que ses successeurs tiendraient la parole qu’il aurait donnée, nous ne nous occuperions guère de descendre dans la conscience de l’homme pour chercher tous les ressorts d’un si noble dessein ; si même la conversion du roi était nécessaire, nous avouons que, pour avoir été un peu plus difficile, disons le mot, un peu moins sincère au sens religieux, elle en paraît presque plus méritoire, au point de vue politique, par le sacrifice qu’elle imposait. Que de souvenirs, que de visions terribles, que de justes ressentimens le Béarnais ne dut-il pas arracher de son cœur, comme autant de fibres saignantes, avant de se résoudre à épouser de son plein gré cette foi qu’on lui avait imposée dans la nuit cruelle de la Saint-Barthélémy ! que d’amitiés loyales et de dévouemens ne fallut-il pas blesser ! Ceux qu’il avait tant de fois, parmi les périls, conduits à la victoire pouvaient-ils le voir abjurer sans une inexprimable douleur ? Sous des apparences quelquefois légères, le fils de Jeanne d’Albret était un esprit méditatif et sérieux. S’il changea de religion, c’est qu’il crut ce changement absolument nécessaire. Le mot fameux : « Paris vaut bien une messe » est un mot mensonger. Il y eut autre chose qu’un calcul ambitieux dans la renonciation faite par le roi à la foi qu’il avait si longtemps professée.

Il avait espéré quelque temps pouvoir, en tant que roi protestant, faire régner la tolérance. À peine devenu héritier présomptif de la couronne, il protesta que « son intention n’était nullement de nuire aux catholiques ni de préjudicier à leur religion, ayant toujours été d’opinion que les consciences doivent être libres. » (Déclaration et protestation du roi de Navarre, de Mgr le prince de Condé et de M. le duc de Montmorency, — 1585.) En 1588, il écrit aux trois états du royaume : « Tout ainsi que je n’ai pu souffrir que l’on m’ait contraint en ma conscience, aussi ne souffrirai-je, ni permettrai-je jamais que les catholiques soient contraints en la leur ni en l’exercice libre de leur religion… » À ceux qui le somment de se convertir, il dit dans cette même lettre : « Si vous désirez mon salut simplement, je vous remercie. Si vous ne souhaitez ma conversion que pour la crainte que vous avez qu’un jour je vous contraigne, vous avez tort. Mes actions répondent à cela. La façon de laquelle je vis et avec mes amis et avec mes ennemis, en ma maison et à la guerre, donne assez de preuves de mon humeur. Les villes où je suis et qui depuis peu se sont rendues à moi en feront foi. Il n’est-pas vraisemblable qu’une poignée de gens de ma religion puisse contraindre un nombre infini de catholiques à une chose à laquelle ce nombre infini n’a pu réduire cette poignée. Et si j’ai avec si peu de forces débattu si longtemps cette querelle, que pourraient donc faire ceux qui, avec tant et tant de moyens, s’opposeraient puissans contre ma contrainte pleine de faiblesse ? » Ici le Béarnais se fait trop modeste : la ligue pensait juste en estimant que la « contrainte » royale n’était pas, ne pouvait pas en France être « pleine de faiblesse. » Les tolérans, les politiques n’étaient qu’une faible minorité dans la nation. Avec le temps, la religion du peuple ne pouvait pas ne pas devenir la religion du roi.

Henri IV lui-même ne put pas s’y tromper ; en venant aux autels catholiques, il dut bien comprendre qu’il rendait le triomphe du catholicisme définitif. Il n’alla que pas à pas, lentement comme à regret, à ce « fossé » qu’il fallut enfin sauter. Ceux qui triomphèrent de ses scrupules furent moins les théologiens que les royalistes catholiques qui lui restaient imperturbablement fidèles. Si d’Épernon, si Vitry l’avaient quitté au moment de la mort d’Henri III, ceux-là étaient restés auprès de leur roi ; ils avaient dit comme Givry : « Sire, vous êtes le roi des braves, et il n’y a que les poltrons qui vous quitteront. » La plupart étaient de petits gentilshommes, pauvres, de noms obscurs, mais ils gagnèrent le roi à leur cause en versant leur sang pour lui ; ils le pressaient respectueusement de se faire « instruire, » car Henri IV avait repoussé une abjuration immédiate, que lui conseillait Henri III en mourant, comme trop ignominieuse. Il y avait chez le Béarnais plus de religiosité que de vraie religion, des instincts superstitieux : les docteurs catholiques lui prêchaient que hors de l’église catholique il ne pourrait faire son salut ; les protestans, plus généreux, ne lui dirent jamais qu’on ne pouvait faire son salut dans l’Église catholique. Il pensait souvent au diable, à l’enfer, comme tous ceux du XVIe siècle. Son esprit n’avait rien de dogmatique : « Ceux qui suivent tout droit leur conscience sont de ma religion ; et moi, je suis de celle de tous ceux-là qui sont braves et bons. » (Lettres missives d’Henri IV, t. I, p. 122.)

Il faut toujours, chez Henri IV, chercher le gentilhomme dans le roi, je veux dire l’homme qui se conduit surtout par les règles de l’honneur. Relisez dans d’Aubigné les scènes si émouvantes qui suivirent l’assassinat d’Henri III, vous verrez que le roi de Navarre, devenu roi de France, songe surtout à défendre son honneur contre les catholiques qui le pressent de changer de religion et les protestans qui veulent qu’il fasse « sauter par les fenêtres tous ceux qui ne le regardent point comme leur roi. » Il ne veut pas changer au prix de l’honneur « les misères d’un roi de Navarre au bonheur et à l’excellente condition d’un roi de France ». À d’O, qui lui parle au nom des catholiques exigeans qui menacent de le quitter s’il ne change tout de suite de religion, il répond ces admirables paroles : « Me prendre à la gorge sur le premier pas de mon avènement, à une heure si dangereuse me cuider traîner à ce qu’on n’a pu forcer tant de simples personnes parce qu’ils ont su mourir !… Oui, le roi de Navarre, comme vous dites, a souffert de grandes misères et ne s’est pas étonné ; peut-il dépouiller l’âme et le cœur à l’entrée de la royauté ?… j’appelle des jugemens de cette compagnie à elle-même quand elle y aura pensé, et quand elle sera complète de plus de pairs de France et officiers que je n’en vois ici. (M. d’O avait rappelé au roi que la succession royale ne pouvait être recueillie qu’avec l’approbation des princes du sang, des pairs de France, des officiers de la couronne, des cours de parlement.) Ceux qui ne pourront attendre une plus mûre délibération, que l’affliction de la France et leur crainte chasse de nous, et qui se rendent à la vaine et briève prospérité des ennemis de l’État, je leur baille congé librement pour aller chercher leur salaire sous des maîtres insolens ; j’aurai parmi les catholiques ceux qui aiment la France et l’honneur. » N’avais-je pas raison de dire qu’à ce moment si critique, quand il sent que dans une heure il donnera « bon ou mauvais branle » à tout le reste de sa vie, le roi est surtout gentilhomme ? Les catholiques eux-mêmes qui le pressaient d’abjurer l’eussent moins estimé s’il l’eût fait sous l’éperon de leur menace. Pour rester vraiment roi, il fallait qu’il parût vraiment libre ; la pensée de la conversion entra sans doute de fort bonne heure dans son esprit, mais Henri IV comprit qu’immédiate elle servait trop au roi, tardive elle servait surtout au royaume. La lettre qu’il écrivait à Gabrielle d’Estrées, le 25 juillet, deux jours avant le « saut périlleux » a-t-elle le ton de l’émotion religieuse ? L’émoi patriotique, l’amour violent de la paix, voilà ce qui éclate au contraire en mille endroits dans les lettres et dans les discours du roi de Navarre. « N’est-ce pas une misère qu’il n’y ait si petit ni si grand en ce royaume qui ne voie le mal, qui ne crie contre les armes, qui ne les nomme la fièvre continue et mortelle de ces états ? et néanmoins, jusques ici, nul n’a ouvert la bouche pour y trouver le remède ; qu’en toute cette assemblée de Blois nul n’ait osé prononcer ce mot sacré de paix, ce mot dans l’effet duquel consiste le bien de ce royaume ? Notre état est extrêmement malade ; chacun le voit, ; on juge la cause du mal être la guerre civile, quel remède ? Nul autre que la paix. »

Ce n’est pas assez pour M. de Meaux : il ne lui suffit pas que Henri ait saisi la conversion comme l’arme suprême contre la ligue, contre Philippe II qui « était dans nos entrailles » : il veut la croire religieuse. Le billet à Gabrielle d’Estrées le gêne ; « il est triste sans doute qu’en changeant de religion, il n’ait pas changé de mœurs. » Je ne sache pas que la religion protestante autorise le désordre des mœurs, et il est plus naturel de dire que, dans toutes les religions, les hommes du XVIe siècle ne se piquaient guère de mettre leur conduite en harmonie avec leur foi. Voici qui a plus d’importance : « La secte dans laquelle il avait été élevé était à ses yeux moins une église qu’un parti. » Il avait entendu les ministres de sa cour lui répéter ce qu’ils avaient avoué à Sully : « Qu’on pouvait faire son salut dans la communion de Rome, » et il disait à l’un d’eux qui, devenu plus tard catholique et prêtre, en a rendu témoignage : « Je ne vois ni ordre ni dévotion en cette religion : elle ne gist qu’en un prêche qui n’est autre qu’une langue qui par le bien français. Bref, j’ai ce scrupule qu’il faut croire que véritablement le corps de Notre-Seigneur est au sacrement ; autrement tout ce qu’on fait en la religion n’est qu’une pure cérémonie. » (Palma Cayet.) Henri IV conféra surtout avec ceux qu’il appela pour l’instruire sur trois points : l’invocation des saints, la confession auriculaire et l’autorité des papes. M. de Meaux cite quelques paroles d’Henri IV qui témoignent de la foi à la présence réelle, mais ces paroles ont été prononcées par le roi devenu catholique. On n’en peut rien conclure, non plus que de la part qu’Henri IV prit à la conférence de Fontainebleau, où il s’amusa à mettre aux prises Duperron, l’évêque d’Evreux, le « convertisseur, » et Duplessis-Mornay, « le pape des huguenots. » M. de Meaux invoque à l’appui de sa thèse la douleur exprimée par Paul V à l’annonce de la mort d’Henri IV : « Prince grand, magnanime, sage et incomparable, vrai fils de l’église, affectionné à ce saint-siège ; » les témoignages de saint François de Sales, dont Henri IV avait goûté le tour d’esprit, et qui tenait le roi comme « l’homme le plus capable de remettre l’état ecclésiastique en son ancienne splendeur et de chasser les hérésies. » Assurément, le roi, pacificateur du royaume, assez fort pour imposer sa volonté à tous, dut voir les choses un peu autrement qu’à la veille de cette journée du 25 juillet 1593, quand il écrivait familièrement qu’on lui ferait « haïr Saint-Denis. » Saint-Denis fut l’église où il fit la confession publique de ses erreurs et entendit la messe pour la première fois. « Le dimanche XXVe juillet, j’ai ouy la messe et joint mes prières à celles des autres bons catholiques, comme incorporé en la dite église, avec ferme intention d’y persévérer toute ma vie. » (Lettre du 9 août 1593 au pape.)

La conversion du roi ne mettait pas Henri IV en règle avec l’église. Il lui fallait encore l’absolution du pape. On sait combien elle se fit attendre. La cour de Rome était au fond heureuse d’échapper à la protection tyrannique de l’Espagne et de revoir un « fils aîné de l’église » sur le trône de France ; mais elle fit traîner les négociations, tantôt par peur de l’Espagne, tantôt pour obtenir quelque chose de plus contre les hérétiques français. C’est ici que Henri IV se montra vraiment roi, il imposa son édit de tolérance à la cour de Rome, comme il l’avait imposé aux catholiques et aux parlemens. Son honneur lui commandait de mettre ceux qu’il avait quittés sous la protection de son sceptre royal ; il crut, et ce fut son erreur, que la royauté resterait éternellement fidèle au contrat qu’il avait fait. Il parvint à créer une monarchie forte et redoutée, mais ses successeurs, héritiers de la puissance qu’il avait obtenue en traitant avec des sujets, se laissèrent aisément persuader que le roi ne peut être lié par de tels traités. La conversion du roi, l’édit de tolérance, le maintien des jésuites dans le royaume, furent en fait comme les articles d’un même traité de paix : plus cette paix rendait la monarchie redoutable, plus il devenait facile d’en enfreindre les articles. Henri IV n’y pensa jamais : mais il eut un sentiment vrai, quand il songea à tourner vers les ennemis du dehors cette force redoutable de la France, qui avait cessé de s’épuiser en se frappant sans cesse elle-même. Il laissa respirer ce pays, épuisé par les guerres civiles, mais il comprit bien que les épées étaient restées trop longtemps hors des fourreaux pour y demeurer toujours ; les passions qui avaient agité le XVIe siècle ne pouvaient s’éteindre dans une paix sans gloire et dans une prospérité sans honneur. L’édit de Nantes n’était qu’une tente dressée après la bataille ; pour assurer la vraie tolérance à la France, il fallait l’assurer à l’Europe ; il fallait refaire le monde féodal, créer des états où il n’y avait que des souverainetés, fonder un ordre politique tout nouveau. Il ne cessait de le dire aux gens des parlemens : « J’ai rétabli l’état. » Quelle vaillance respire dans toutes ses paroles ! Parlant au parlement de Paris, qui fait des difficultés pour enregistrer l’édit de Nantes, il dit : « Je couperai la racine à toutes factions et à toutes les prédications séditieuses, faisant accourcir tous ceux qui les suscitent. J’ai sauté sur des murailles de villes, je sauterai bien sur des barricades. » À celui de Bordeaux. « J’ai fait un édit, je veux qu’il soit gardé ; et, quoi que ce soit, je veux être obéi. » Il y a bien de la malice aussi dans ses discours aux parlementaires : « Ne m’alléguez point la religion catholique, je l’aime plus que vous, je suis plus catholique que vous. Vous vous abusez si vous pensez être bien avec le pape ; j’y suis mieux que vous. Quand je l’entreprendrai, je vous ferai tous déclarer hérétiques pour ne me vouloir pas obéir »… « Ne parlons point tant de la religion catholique, ni tous les grands criards catholiques et ecclésiastiques ! Que je leur donne à l’un deux mille livres de bénéfices, à l’autre une rente, ils ne diront plus mot. » Ici son scepticisme le rend injuste ; n’avait-il pas été forcé de reculer devant les résistances religieuses, les plus tenaces, les plus invincibles qu’il y ait au monde ?

Le dénoûment des guerres civiles assura la tolérance au protestantisme, la prépondérance au catholicisme. M. de Meaux fait très bien ressortir ce grand fait : il analyse l’édit de Nantes sans dissimuler que les termes de cet édit, les privilèges mêmes qu’il octroyait, consacraient pour ainsi dire l’infériorité du culte protestant ; avec la bonne volonté royale, l’édit était quelque chose ; sans cette bonne volonté, il n’était rien. On le vit bien au XVIIe siècle quand les protestans reprirent trois fois les armes pour en défendre les lambeaux. Si la force assurée aux protestans était précaire et hasardeuse, la force donnée aux catholiques devint définitive et à peu près irrésistible. M. de Meaux étudie avec beaucoup de soin tous les articles de l’édit de Nantes, il montre que la concession temporaire des places de sûreté ne faisait point partie nécessaire du régime qu’il consacrait : « Le mérite supérieur de l’édit de Nantes et de ses auteurs consista à dégager tout ce que renfermaient ou de nécessaire, ou de légitime, les prétentions opposées, à savoir : d’une part, la tolérance de la religion protestante ; d’autre part, la prépondérance de la religion catholique, la tolérance d’une foi dissidente plus sincèrement concédée qu’elle ne l’avait encore jamais été, la prépondérance du culte national plus inviolablement consacrée qu’elle n’avait pu l’être depuis le jour où il avait commencé d’être contesté. Car ce n’est pas seulement par la conversion d’Henri IV, par sa politique tout entière, qu’était attestée cette prépondérance du catholicisme ; elle était inscrite dans le texte même de la transaction qui garantissait aux protestans leur liberté religieuse. Cette transaction les obligeait en effet à respecter dans leurs actes extérieurs les fêtes et les cérémonies publiques de l’église romaine, à observer les règles fondamentales posées par elle en matière de mariage, d’où découlait tout l’état des familles ; elle interdisait leur culte, non-seulement en dehors des lieux qui lui étaient spécialement assignés, mais surtout où le roi paraissait et venait tenir sa cour. » L’édit de Nantes mettait en somme les églises protestantes sur une sorte de second plan religieux : cette tolérance était un grand progrès pour la fin du XVIe siècle ; elle eût porté les meilleurs fruits, si elle eût toujours eu le soutien de la volonté royale. Mais quand ce soutien lui fut retiré, l’édit s’en alla par lambeaux jusqu’au jour où il parut qu’il devait être révoqué. Ce qui en restait après les dernières guerres de religion du règne de Louis XIII semblait encore comme une offense à la monarchie, devenue presque sacerdotale : c’était comme un reste de féodalité, un pacte conclu entre le roi et des sujets ; mais toute trace de féodalité avait disparu dans la définition et dans l’exercice du pouvoir royal. Il est inutile de le nier : au point de vue de cette fatalité historique qui fait sortir les faits les uns des autres avec une force impérieuse, la révocation de l’édit de Nantes était en germe dans cet édit lui-même, comme la guerre est en germe dans tout traité.

La vraie tolérance devait s’établir d’autre façon : elle devait sortir d’un mouvement philosophique qu’eussent réprouvé et les vaincus et les vainqueurs des luttes terribles du XVIe siècle. Elle devait se fortifier par des luttes communes ; elle devait entrer dans les lois, non par la faveur royale, mais comme l’effet naturel de théories entièrement nouvelles sur le caractère même de la royauté et sur les devoirs des gouvernemens. Du haut de notre tolérance moderne, qui ressemble bien souvent à de l’indifférence, ne soyons pas plus sévères qu’il ne faut pour nos pères : c’est le mérite de M. de Meaux de sortir des banalités qui ont cours sur le XVIe siècle ; il essaie de comprendre quelles passions devaient agiter notre pays pendant cette longue révolution qui le laissait incertain sur sa foi, sur ses institutions, sur ses alliances, sur sa politique, enfin sur l’ordre de succession monarchique. Notre temps a vu d’autres révolutions, d’autres guerres, plus quam civilia bella ; il a connu l’intolérance sous des formes nouvelles, mais il l’a poussée, tout comme le XVIe siècle, jusqu’à la persécution, jusqu’à la proscription, jusqu’à l’assassinat, jusqu’au massacre. Notre puritanisme reproche aux catholiques comme aux protestans du XVIe siècle d’avoir demandé à l’occasion et accepté les secours de l’étranger ; sur ce point même, notre temps n’est pas tout à fait sans reproches. L’homme « naturel » est toujours le même ; il s’enflammait au XVIe siècle pour des objets qui n’étaient point sans grandeur ni sans noblesse ; mais il mettait jusque dans les sentimens les plus sacrés ce je ne sais quoi de méchant et de cruel que souffle sans cesse le « moi haïssable ; » il était cruel au nom de Dieu ; il l’est aujourd’hui ou au nom d’un parti, ou au nom de l’humanité.

Si, d’une façon générale, M. de Meaux sait être juste pour les hommes du XVIe siècle, s’il entre même avec quelque complaisance dans les sentimens qui les animaient, cette facilité même lui ôte quelquefois l’impartialité à laquelle il aspire comme historien. Les écrivains protestans pourront lui chercher chicane sur une foule de points ; ils trouveront qu’il fait mal le partage des responsabilités, qu’il est trop porté à blanchir les catholiques, à noircir les huguenots ; ils le trouveront trop indulgent pour le peuple de Paris, ils s’étonneront de le voir nier toute préméditation dans ; le crime de la Saint-Barthélémy[2]. La droiture des intentions, qui éclate à chaque page de l’ouvrage de M. de Meaux, ne l’a pas préserve de certaines erreurs. Non ; le crime de la Saint-Barthélémy ne fut pas le résultat d’un complot longuement ourdi entre les cours de France, d’Espagne et de Rome ; mais Catherine de Médicis doit-elle seule en porter la responsabilité dans l’histoire ? « Italienne vindicative et ambitieuse, écrit M. de Meaux, elle a porté sur le trône de France les sentimens d’un aventurier investi par hasard d’un pouvoir usurpé, tel qu’était son cousin Côme par exemple. » Les dépêches du duc d’Albe démontrent, suivant M. de Meaux, que l’extermination des huguenots n’avait pas été convenue entre Philippe II et Catherine de Médicis dans la fameuse entrevue de Bayonne ; mais il cite la dépêche chiffrée datée de Madrid du 5 août 1572 (publiée par le père Theiner dans les Annales ecclesiastici), dans laquelle Philippe II prescrit à son ambassadeur de pousser Charles IX au massacre des huguenots réunis à Paris, d’achever l’œuvre commencée par le duc d’Albe. Philippe II, d’ordinaire très secret, communiqua cette instruction au nonce du pape à Madrid, et c’est par la dépêche du nonce à sa cour que nous en avons connaissance. L’idée de l’extermination, du massacre des hérétiques, était dans l’air au XVIe siècle : on voulait purger d’un coup les royaumes des ennemis de la paix publique. M. de Meaux tient beaucoup trop à faire porter tout le poids de la responsabilité du massacre français par une Italienne, Catherine, par un Espagnol, Philippe. Les Guises, le peuple de Paris, le roi, ont-ils donc été des instrumens aussi inconsciens que les cloches de Saint-Germain-l’Auxerrois ?

Il s’obstine trop, à notre sens, dans les questions redoutables des responsabilités. Bossuet l’avait déjà fait dans son Histoire des variations des églises protestantes. Il s’y donne beaucoup de mal pour prouver que les huguenots commencèrent les guerres civiles. En parlant de Calvin, « la rébellion, dit Bossuet, fut le crime de tous ses disciples. » Le début des guerres importe moins que ce qui les a rendues nécessaires : il était bien clair que les réformés ne tireraient pas éternellement leur gloire de leurs martyrs, et qu’aussitôt qu’ils se sentiraient forts, ils opposeraient la force à la force. La conjuration d’Amboise, le massacre de Vassy, l’entreprise de Meaux, ne furent que les étincelles, qui produisirent de grands embrassemens. La guerre civile était dans les esprits, et les édits de pacification qui suivaient les guerres n’étaient que des trêves arrachées à l’épuisement momentané d’un des partis. M. de Meaux reproche aux protestans d’avoir toujours été prêts les premiers ; il les trouve trop agressifs, trop disposés à recourir à la violence. On ne saurait le nier, mais la noblesse française qui avait épousé la réforme vivait sous les armes ; elle n’était point avare de son sang, et comme les martyrs du menu peuple confessaient leur foi sur les échafauds, elle aimait à confesser la sienne sur les champs de bataille. M. de Meaux n’a point de mépris pour cette noblesse, il regrette seulement qu’elle ait usé ses forces dans les luttes religieuses : « Les hommes, dit-il, dont la foi religieuse repousse le protestantisme, et dont le patriotisme aime la liberté sans révolution, ne regretteront jamais assez que les efforts et les ressources dépensés dans le camp des réformés, pour le triomphe de la secte nouvelle, n’aient pas été consacrés parmi nous à maintenir et à développer sans désordre les vieilles franchises nationales. Quels grands noms que Coligny, du Plessis-Mornay, La Noue, d’Aubigné même ! quels grands citoyens s’ils n’avaient pas été des sectaires ! Hommes d’épée et hommes de plume, chefs d’armée et chefs de parti, publicistes, diplomates, orateurs, ils soutiennent des polémiques religieuses, ils organisent des troupes, ils commandent des batailles et se battent eux-mêmes en soldats ; ils dominent par le seul ascendant de l’éloquence et du caractère des assemblées indisciplinées ; ils conseillent des princes, ils conduisent des négociations ; enfin ils exercent ensemble toutes les facultés de l’intelligence, ils parcourent à la fois toutes les carrières de l’activité humaine, et par dessus tout, à travers les vicissitudes de la fortune la plus orageuse, leur âme demeure indomptable. » Certes, l’éloge est grand, mais quel était le mobile de cette incessante et courageuse activité ? C’était la foi religieuse. Si vous remplacez en imagination cette foi religieuse par quelque autre mobile, l’amour de la liberté politique, des franchises nationales, vous faites un pur roman. Les choses arrivent à leur heure. Coligny était un grand chrétien, il n’avait rien du philosophe ni même du parlementaire ; ce que M. de Meaux appelle un peu vaguement les franchises nationales lui importaient fort peu. Il aurait voulu marier la monarchie à sa foi, mais il tenait pour une monarchie très militaire, très puissante et pour un régime où les hommes d’épée étaient les maîtres. Nous ne croyons pas que l’ardeur huguenote aurait pu se détourner vers des réformes politiques ; ces réformes étaient prématurées, la France n’avait point de solides frontières ; son unité nationale n’était pas assez forte ; tout concourait à grandir le rôle de la monarchie. Ni les huguenots ni les catholiques ne voulaient diminuer ce rôle, ils voulaient les uns et les autres mettre le roi dans leur parti. Aussi l’avènement d’Henri IV fut-il le nœud de ce grand drame, qui avait duré près d’un siècle. Son règne n’est pas seulement le plus émouvant peut-être de notre histoire à cause des qualités extraordinaires et du génie du souverain, c’est aussi l’un des plus décisifs, si je puis me servir de ce mot, parce qu’il donna, après de longues hésitations, un tour marqué et définitif au caractère de la monarchie française.


AUGUSTE LAUGEL.

  1. Cette pièce a été réimprimée dans le recueil connu sous le nom de Mémoires de Condé. Ces mémoires servent d’éclaircissemens et de preuves à l’Histoire de M. de Thon. La pièce, a pour titre : Copie des lettres envoyées à la reine mère par un sien serviteur, après la mort du feu roi Henri deuxième.
  2. On trouvera la thèse opposée soutenue dans une publication récente de M. Henri Bordier : la Saint-Barthélémy et la Critique moderne.