Les Guerres des Français et des Allemands

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LES


GUERRE DES FRANÇAIS


ET LES


INVASIONS DES ALLEMANDS




La Prusse accuse la France d’avoir, par son insatiable ambition, apporté sans cesse le trouble dans le monde. À entendre nos ennemis, c’est pour assurer la paix de l’Europe qu’ils doivent réunir à l’Allemagne l’Alsace et la Lorraine. Selon eux, c’est au plus grand profit de l’humanité et de la civilisation que s’écroulera notre prépondérance politique et militaire. Quand on lit leurs manifestes, leurs discours, leurs articles de journaux, on dirait vraiment que nous sommes le seul peuple qui ait jamais tenté de s’agrandir, que l’Allemagne est restée absolument étrangère à de semblables projets, et que, si elle tira l’épée, ce fut uniquement pour défendre son sol menacé, envahi par des voisins ombrageux ou avides. On s’étonne que cette thèse se soit produite dans un pays où fleurissent les études historiques, où l’érudition est populaire. Certes il n’est pas besoin d’avoir pâli sur les livres, fouillé les dépôts d’archives, compulsé les documens originaux, pour savoir que, si la France a parfois été poussée par l’esprit de conquête, si elle a eu ses jours d’ivresse guerrière, les autres états européens n’ont pas moins de reproches à s’adresser à cet égard. Chacun a eu ses accès d’orgueil et de convoitise, chacun, à diverses époques, a tenté de fonder sa propre grandeur sur l’abaissement ou la ruine d’un rival. Ainsi l’autorisait un droit que je qualifierais d’ancien, si les événemens contemporains ne s’étaient chargés de démontrer qu’il est encore en vigueur, si certains politiques ne continuaient à en suivre les maximes. Les guerres ont toujours été d’ailleurs une façon de terminer un litige. Faute de s’entendre sur le choix d’un tribunal arbitral assez respecté pour imposer l’exécution de ses sentences, on recourt aux armes, comme au moyen âge on vidait les procès en champ clos ; mais il s’est rencontré de tout temps des plaideurs honnêtes et des plaideurs de mauvaise foi, bien que le plus souvent chacune des parties croie sincèrement avoir de son côté le bon droit. La même observation est applicable aux nations quand elles se font la guerre, et cependant aucune n’a le privilège d’avoir eu l’équité constamment en sa faveur. Les avocats, pour gagner leur cause, ne négligent, on le sait, ni argumens, ni subtilités, ils ne se font pas faute de mauvaises chicanes ; de même, dans les luttes armées, on a employé toutes les inventions de l’adresse et de la ruse. Il était au demeurant fort naturel que souverains et gouvernemens en agissent jadis de la sorte, puisque populations et provinces avaient été assimilées à des biens-fonds, à des immeubles ; comme telles, on les aliénait, on les échangeait, on en faisait donation, on les constituait en dot ou on les transmettait par héritage, et c’est ainsi que se sont territorialement formés la plupart des états de l’Europe. Certains princes, certains pays, dans ces contestations armées, dans ces transactions, dans ces transmissions, ont été sans doute plus favorisés que d’autres. Quelques souverains réussirent à s’arrondir largement, plusieurs ont au contraire gaspillé leur avoir ; mais tous ou presque tous, heureux ou malheureux, ont obéi aux mêmes mobiles intéressés. C’est la peur, l’imprudence, l’inhabileté, bien plus que la modération et la générosité, qui ont empêché naguère tel ou tel état de s’étendre et de dominer ses voisins, car aucun, quand il a été assez fort pour guerroyer avec chance de succès, ne s’est fait scrupule de troubler la paix du monde. La France, l’Angleterre, l’Autriche, la Russie, la Pologne, la Suède, l’Espagne, ont procédé de même. Si la Prusse est moins souvent que nous descendue dans la lice, c’est tout simplement parce qu’elle apparut plus tardivement sur la scène politique, parce que son élévation est toute récente.

Que les Allemands aient la franchise de l’avouer, ce ne peut être pour punir et refréner l’ambition de la France qu’ils veulent à cette heure l’humilier et l’amoindrir, car la Prusse, dont ils suivent la bannière, n’est certainement pas plus irréprochable que notre pays. Les acquisitions successives de l’électorat de Brandebourg dans des contrées germaniques et dans des contrées slaves au mépris des traités mériteraient certes d’être expiées autant que les conquêtes de Louis XIV et de Napoléon Ier, et nous pourrions, nous aussi, comme le font les Prussiens, invoquer le Dieu justicier. Le vrai, c’est que la France et l’Allemagne sont deux puissances rivales qui, conduites par des vues différentes, sont entrées en lutte quand des complications venues d’un autre côté, des embarras intérieurs, ne s’opposaient plus à ce qu’elles se fissent la guerre. Par ambition, les deux pays ont tour à tour forfait à la justice ; ils ont usé de moyens que la morale condamne, mais que la politique se permet, et que le succès fait trop facilement excuser.

La différence qui sépare nos guerres de celles des Allemands n’est pas là ; elle réside dans le but qu’on s’efforçait d’atteindre. La France a toujours aspiré à exercer en Europe une prépondérance à laquelle elle croyait avoir droit par la supériorité de sa civilisation et de ses lumières. Monarchique, elle voulait que son nom fût respecté, que ses ennemis fussent mis dans l’impossibilité de lui nuire ou de l’abaisser ; révolutionnaire, elle travaillait à imposer ses idées d’affranchissement des peuples, d’égalité des droits du citoyen, de progrès social. L’Allemagne a eu d’autres visées ; c’est moins sa domination politique et morale qu’elle prétend établir que des débouchés à l’excès de sa population qu’elle cherche à créer. Ce sont non pas des soldats qu’elle envoie hors de ses frontières, mais des colons armés. Elle fait des invasions, tandis que nous en Europe nous faisons seulement des guerres. Quand la Prusse transformait toute sa population en une armée et ses états en une vaste caserne, elle avait pour cela ses raisons. Elle organisait ainsi d’une façon formidable les migrations qui s’apprêtaient à sortir de son sol ; elle équipait en guerre les hommes qui marchaient à la conquête d’un ciel plus doux, de terres plus riches et plus fertiles. Nos voisins ont expulsé ceux dont ils avaient envahi la patrie, ou ils les ont réduits à l’état de caste inférieure, de classe déshéritée. Nous nous sommes mêlés au contraire aux nations que nous avions vaincues, et nous les avons libéralement associées à nos avantages, laissant les habitans tranquilles possesseurs des biens de leurs pères. Un rapide coup d’œil jeté sur nos guerres et sur celles de nos voisins mettra complètement en relief le parallèle ; il est tout à notre honneur, sinon à notre profit.


I;[modifier]

À une époque qui se perd dans la nuit des âges, le pays qui devait s’appeler plus tard la Gaule fut envahi par les Celtes, dont les tribus s’étaient graduellement avancées de l’Asie jusqu’au centre de l’Europe. Après avoir franchi le Rhin et le Jura, les Celtes subjuguèrent les peuplades encore sauvages qui habitaient de la Manche et de l’Océan à la Méditerranée, puis ils se mêlèrent à elles de façon à ne plus constituer ensemble qu’un seul peuple. Les flots de cette race envahissante se répandirent bientôt au-delà des Pyrénées, où ils rencontrèrent les Ibères, auxquels ils enlevèrent une partie de leurs cantonnemens. Quelques tribus celtiques établies au septentrion de la Gaule traversèrent la Mer du Nord et le Pas-de-Calais, et vinrent se fixer dans la grande île d’Albion. L’inondation celtique fut si vaste, si abondante, qu’elle donna lieu à des remous puissans. À diverses périodes, on vit ce peuple d’émigrans refluer vers l’est, d’où il était arrivé. Les Celtes de la Gaule refoulèrent au nord de l’Italie les Ligures et les Étrusques, et s’avancèrent jusque sur les frontières de l’Ombrie et du Picénum. En Germanie, ils firent des incursions fréquentes, et au commencement de notre ère on rencontre des peuplades celtiques en Vindélicie, en Norique, dans la Bohême, l’Illyrie et la Pannonie, c’est-à-dire dans toutes les contrées du haut et moyen Danube. Ce mouvement démesuré d’expansion se ralentit peu à peu ; le fleuve débordé rentra dans son lit, et aux dernières années de la république romaine, les Gaulois étaient définitivement fixés dans le pays auquel ils imposèrent leur nom ; des essaims armés n’étaient plus envoyés par eux à la conquête de nouvelles terres. Les Celtes de l’Espagne, de l’Italie et de la Bretagne s’étaient séparés de la souche mère ; ceux qui peuplaient notre territoire avaient pris pour leur patrie un attachement qui ne se démentit jamais. Quoique partagés en un grand nombre de nationalités, ils gardaient entre eux une unité de langue, d’institutions, de caractère, qui les faisait reconnaître pour un même peuple ; ceux qui se distinguaient par un dialecte un peu différent et un type local, les Belges, n’étaient pas assez séparés de leurs frères, établis au sud de la Seine, pour qu’on les considérât comme une autre race. La conquête romaine ne changea pas les Gaulois ; s’ils abandonnèrent leur rude idiome pour la langue plus policée des Latins, ils n’en demeurèrent pas moins ce que César les avait connus, un peuple mobile et léger (in consiliis capiendis mobiles et novis plerumque rebus student), mais plein d’ardeur et d’élan, d’une bravoure impétueuse dans les combats, d’une éloquence entraînante dans les conseils. Ils adoptèrent rapidement les institutions romaines, et, sous l’empire, ils fournirent à la ville éternelle quelques-uns de ses chefs et nombre de ses meilleurs soldats, de savans écrivains et de diserts rhéteurs.

Le mouvement de migration d’Asie en Europe se continua pendant bien des siècles. De nouvelles tribus s’avançaient sans cesse sur les côtes du Pont-Euxin, pour pénétrer ensuite dans les plaines qu’arrosent le Dnieper, le Danube et la Vistule. Tandis que les unes suivaient la route de l’Europe centrale, comme l’avaient fait les Celtes, les autres gagnaient le littoral de la mer Baltique, et se répandaient parfois jusque dans la Scandinavie ; mais ce sol ingrat et glacé ne pouvait nourrir une population nombreuse. Quand les tribus qu’y avait refoulées le flot de migrations postérieures se sentaient trop pressées, quelques-unes quittaient cette terre boréale et descendaient dans des contrées plus tempérées. Tel fut le cas pour les Cimbres, pour les Goths, pour les Burgundes. Tant d’invasions sorties de la Scandinavie faisaient croire aux Romains que là était la grande fabrique des nations, officina gentium, comme dit Jornandès. C’est dans ces régions baltiques que s’élabora, pour ainsi parler, la nation germanique. Les Germains apparurent au centre de l’Europe à la suite des Celtes, issus de la même souche, mais constituant une autre race ; l’unité de type physique et morale n’était pas moins frappante chez eux que chez les Gaulois. Leurs nombreuses tribus s’étaient distribuées tant dans le nord de l’Allemagne que dans la Chersonèse cimbrique et la presqu’île Scandinave. Aussi belliqueux que leurs voisins d’au-delà du Rhin, les Germains étaient plus barbares, et, au lieu de s’être attachés au sol, ils gardaient au commencement de notre ère les habitudes nomades qui s’étaient perdues chez les Celtes. Un climat plus âpre et une vie plus précaire les avaient davantage endurcis aux fatigues de la guerre ; subsistant surtout de chasse et du produit de leurs bestiaux, ils n’avaient point de villes et de demeures fixes ; ils étaient naturellement enclins à quitter leur patrie pour des cantons plus favorisés de la Providence. La Gaule excita dès lors leur convoitise ; ils tendaient à se rapprocher du Rhin, tout prêts à le franchir pour s’établir dans quelques-uns des cantons faiblement peuplés qui étaient situés sur la rive gauche du fleuve. Il en résulta des invasions d’abord partielles, qui se produisirent surtout dans la Gaule belgique et auxquelles était peut-être dû le cachet particulier de la population. Les Trévires et les Nerviens, deux des nations les plus puissantes de cette contrée, s’enorgueillissaient de leur origine germanique. Les Némètes et les Vangions, qui se trouvaient encore sur la rive droite du Rhin au temps de César, étaient, un siècle plus tard, établis sur la rive opposée.

Ces invasions limitées qui s’opéraient comme par infiltration n’étaient pas les plus dangereuses pour les Gaulois ; il y en avait d’autres qui présentaient toute la soudaineté d’une inondation, et qui, accomplies par la force des armes, portaient avec elles la désolation et la ruine. On voyait apparaître toute une nation de combattans conduite par quelque chef hardi, traînant à sa suite dans des chariots les femmes et les enfans. Ces Germains étaient-ils vainqueurs, ils exigeaient des Gaulois la cession d’un canton, d’un territoire ; arrivaient-ils à s’y maintenir, ils se construisaient des demeures, et, abandonnant leurs habitudes errantes, se livraient à la culture du sol, à l’exploitation des forêts, au trafic. Un siècle avant Jésus-Christ, une irruption de deux puissans peuples germains, les Cimbres et les Teutons, avait ravagé la Gaule ; ils s’étaient avancés jusqu’au-delà des Alpes et menaçaient l’Italie, quand Marius réussit à écraser près d’Aix et de Verceil ces hordes descendues des bords de la Baltique. Un débris des Cimbres parvint pourtant à s’installer dans la Gaule belgique, et il donna naissance à la nation des Aduatuques. Les dissensions des peuplades gauloises favorisaient au reste ces entreprises audacieuses. Peu d’années avant la conquête de la Gaule par les Romains, les Suèves, une des plus importantes nations de la Germanie, avaient ainsi trouvé un chemin facile pour y pénétrer. Appelé par les Séquanes pour les soutenir contre leurs ennemis, les Éduens, Arioviste n’avait pas tardé à imposer son joug à ses alliés, et avait établi les Suèves sur leur territoire. Déjà 120,000 Germains venaient d’enlever aux Séquanes un tiers de leur pays, et une nouvelle tribu germanique, les Harudes, réclamait un second tiers. La Gaule était menacée de tomber au pouvoir des Germains, César la sauva en forçant Arioviste à repasser le Rhin. Plus tard, il défit d’autres peuplades germaniques, qui, après avoir gagné les bords de la Meuse et du Rhin inférieurs, s’apprêtaient à occuper la Gaule belgique. Devenue province romaine, la Gaule servit de boulevard à l’empire contre les invasions germaniques toujours menaçantes. Il fallut élever contre elles des lignes de forteresses, des retranchemens bien gardés. Aucun peuple, au dire de Tacite, ne donna plus que les Germains à faire aux légions, aucun ne fut plus redouté des maîtres du monde. Chez quelques-unes de ces peuplades, les Cattes notamment, on remarquait déjà cette rigide observation de la discipline qui fait la force des armées prussiennes, cette tactique habile qui a déjoué notre bravoure. Tous ces barbares étaient d’un courage persévérant ; ils avaient à leur tête des chefs auxquels ils obéissaient avec dévoûment, et qui leur donnaient l’exemple du mépris du danger. Durant trois siècles, les Romains eurent beau repousser les Germains, ceux-ci revenaient toujours, profitant des fautes des généraux que l’empire leur opposait, des troubles dont il était périodiquement agité ; loin de diminuer, le chiffre de leur population ne faisait que croître. Tandis que l’Italie s’épuisait d’hommes, que les mariages devenaient stériles ou y restaient peu féconds par le désordre des mœurs ou le calcul intéressé des parens, les Germains, race prolifique et forte, méritaient les louanges de Tacite pour la chasteté de leurs épouses. « Chez eux, écrit le grand historien, limiter le nombre de ses enfans, ou faire périr des nouveau-nés, est un crime, et les bonnes mœurs y ont plus d’empire qu’ailleurs les bonnes lois. »

Les Romains purent vaincre les Germains, s’avancer jusque sur les bords du Weser et jusqu’au littoral de la mer Baltique, mais ils ne se les assimilèrent pas. Pour protéger plus efficacement leur frontière, ils en furent parfois réduits à favoriser de ce côté du Rhin l’émigration de certaines nations germaniques, cherchant à les opposer à de plus redoutables envahisseurs. Quand le colosse de l’empire chancela sur sa base, les irruptions des peuples germains débordèrent davantage, le flot de l’inondation montait et les digues commençaient à céder. Au nord-est, près de la frontière des Chérusques, les Saxons se répandaient de plus en plus sur le littoral de la Mer du Nord, dont leurs pirates désolaient les parages, et qu’ils devaient franchir trois ou quatre siècles plus tard pour soumettre les Bretons, suivant la voie que mille ans environ auparavant les Belges avaient tracée. À l’est, les Goths, sortis de la Scandinavie, abordaient sur les côtes de la Poméranie et de la Prusse actuelle, et, subjuguant les populations vendes, sarmates et germaniques qu’ils trouvèrent sur leur route ou se les assimilant momentanément, ils gagnaient les bords du Danube inférieur. Deux ou trois siècles après, ils revenaient à l’ouest, prenant la direction dans laquelle s’était opérée primitivement l’invasion celtique, inondant, comme l’avait fait celle-ci, l’Italie et l’Espagne. Au nord-est de la Germaine, les Burgundes, les Lombards, congénères des Suèves, remplacèrent cette nation puissante, et furent poussés par un mouvement de migration analogue à celui qui entraînait leurs frères, les premiers à l’est de la Gaule, les seconds au nord et jusqu’au centre de l’Italie.

Toutes ces nations procédaient comme les tribus germaniques qui les avaient précédées : elles ne se contentaient pas de vaincre et de dominer, elles s’établissaient sur le sol, se substituaient aux possesseurs légitimes, se partageant les terres comme prix de la victoire Elles réduisaient les vaincus à la dure condition de colons ou de serfs, et naturalisaient dans cette patrie obtenue par la violence leurs institutions et quelquefois leur langue ; mais là où la civilisation romaine avait poussé de profondes racines, les barbares parvenaient rarement à en effacer l’empreinte. Au contraire, subjugués par elle, ils finissaient par adopter la langue latine, et une partie des lois et des habitudes des vaincus ; c’est ce qui arriva en France pour les Visigoths, les Burgundes et les Francs. Ceux-ci avaient succédé aux anciennes ligues des Chérusques, des Bructères, des Chamaves et des Sicambres, dont ils avaient absorbé les élémens. Après avoir longtemps inquiété les postes romains du bas Rhin, ils pénétrèrent au nord de la Gaule, à la fin du ve siècle, puis s’avancèrent au centre, et ne tardèrent pas à soumettre pour se les assimiler les Burgundes de l’est et les Visigoths du midi. Les Romains, en vue d’arrêter les invasions germaniques, continuèrent d’opposer ces nations redoutables les unes aux autres. Valentinien Ier poussait les Burgundes, devenus ses alliés, contre les Alamans, qui avaient remplacé les Suèves, dont ils étaient en partie formés, et qui, après avoir pendant deux siècles menacé la région du haut Rhin, s’efforçaient de reprendre les projets d’Arioviste. Théodoric et Mérovée combattirent avec les Romains contre Attila dans les plaines catalauniques.

L’établissement des Francs en Gaule faisait arriver les Germains à leurs fins. La race à laquelle appartenaient les Cimbres, les Teutons et les Suèves avait, après bien des tentatives infructueuses, pris possession de la terre, objet de leur convoitise. La Gaule allait perdre son nom et devenir le pays des Francs, Francia. Réduits aux plus pénibles travaux des champs ou à l’exercice dans les villes d’une industrie manuelle, d’un chétif négoce, les descendans des Gallo-Romains furent dépouillés de leur nationalité. La religion fournit un asile à leur indépendance ; en entrant dans le clergé, qui, pour se recruter, ne tenait compte que des vertus et de la vocation, ils retrouvaient l’usage de leur langue, ils devenaient les égaux des guerriers francs qui les avaient asservis, et ils contrebalançaient par l’autorité du savoir celle de la force qu’exerçait le vainqueur. Les Francs, fondus peu à peu avec les Gaulois, opposèrent à l’invasion germanique la même puissance de résistance qu’avaient eue bien des siècles durant les Celtes unis aux indigènes de la Gaule. Le courant de la migration des hommes du nord dut s’arrêter ou prendre une direction différente. D’ailleurs les flots de populations qui s’étaient répandus à l’ouest et au sud en avaient déversé le trop-plein. Aussi une nouvelle migration de souche indo-européenne, les Vendes ou Slaves, put-elle se rapprocher du centre de l’Europe ; des nations de cette race avaient aux viiie et ixe siècles pénétré jusqu’au cœur de l’Allemagne, suivies à l’est par d’autres races restées plus en-deçà. Ces déplacemens auraient pu rejeter sur le territoire des Francs l’arrière-garde de la grande armée d’invasion germanique. Charlemagne comprit ce danger : non content de consolider par de sages et intelligentes institutions le gouvernement des princes de son sang, il porta ses armes victorieuses fort au-delà du Rhin ; il soumit toutes les grandes nations germaines, les Saxons, les Bavarois, les Lombards et des peuples d’autres races encore, tels que les Avares. Ainsi réunis sous une même suzeraineté, les Allemands devenaient une puissance à laquelle rien ne pouvait plus résister, car les Romains eux-mêmes, comme le remarquait Tacite, n’avaient pu les vaincre qu’en les divisant.

Mais ce gigantesque empire ne devait pas subsister longtemps. Une fois que l’émigration armée des Germains en Gaule se fut arrêtée, l’élément gaulois reprit le dessus. Il se produisit alors un phénomène qui a été souvent observé dans les pays où des conquérans subjuguent les indigènes. Si des invasions nouvelles ne viennent pas alimenter la race conquérante, elle s’absorbe promptement dans le fonds indigène, qui reparaît à la fin presque pur. C’est ce qui est arrivé dans l’Amérique du Sud, où, depuis que la migration espagnole a cessé, les métis et les Indiens tendent à constituer presque exclusivement la population ; c’est ce qui advint dans toutes les contrées où Rome avait envoyé ses colons ; quand les Latins n’y affluèrent plus, l’élément indigène l’emporta. Aux ixe et xe siècles, ceux qu’on appelait les Francs n’étaient plus guère en réalité que des Gaulois, des Gallo-Latins, et un siècle plus tard la langue tudesque avait à peu près disparu de notre pays. Au-delà du Rhin au contraire, la population demeurait germanique et gardait son idiome, ses usages, son type. Une scission s’opéra donc tout naturellement dans l’empire carolingien, et lors du partage que les fils de Louis le Débonnaire firent des états de leur père en 843, Charles le Chauve eut la partie franque, c’est-à-dire gauloise, et Louis la partie germanique. Quant à l’Italie, à cette terre restée latine en dépit des invasions des Goths, des Hérules et des Lombards, elle fut le lot de Lothaire avec une longue bande qui s’étendait entre les royaumes de ses deux frères, et pour la délimitation de laquelle le traité de Verdun consulta plus les convenances de la politique que les intérêts des populations. Toutefois la partie des états du fils aîné de Louis le Débonnaire qui confinait la France au nord et à l’est présentait sous le rapport ethnologique un caractère particulier ; c’était à peu près l’ancien royaume d’Austrasie, où les élémens gallo-romain et germanique ne s’étaient qu’imparfaitement fondus et demeuraient juxtaposés. Les Alamans, les Ripuaires, qui avaient pénétré dans l’Alsace, la Lorraine, et ce qu’on appelle aujourd’hui les provinces rhénanes, ne s’étaient point complètement substitués aux descendans des Séquanes, des Leuces, des Médiomatrices et des diverses nations de la Gaule belgique. Tandis que dans la vallée de l’Ill ils avaient rencontré les Triboques, peuplade germaine dont l’émigration précéda de plusieurs siècles la leur, plus à l’ouest ils s’étaient trouvés en présence de véritables Gaulois. Les tribus friso-saxonnes qui avaient envahi avec les Ripuaires le nord de la Gaule belgique y avaient apporté leur langue et introduit leurs institutions. Au moment du traité de Verdun, ces contrées n’appartenaient donc franchement ni à l’une ni à l’autre race. Lorsque les trois fils de Lothaire Ier se distribuèrent son empire, cette marche, placée entre la région des Celtes et la région des Allemands, constitua un royaume à part, qui prit le nom de son prince Lothaire II, nom qu’elle a gardé depuis (Lotharingia, Loherregne).

Le caractère mixte de la population de la Lorraine, qui embrassait alors non-seulement la province entière ainsi désignée, mais l’Alsace, la Basse-Lorraine ou Lorraine de la Meuse, une partie de la Flandre et du royaume actuel de Belgique, quelques parties de la Suisse, de la Franche-Comté, fut cause que les deux empires, l’empire franc et l’empire germanique, élevèrent des prétentions sur la possession de cette contrée. Une fois que la postérité directe de Lothaire II se fut éteinte, la lutte commença. Arnulf, le neveu de Charles le Gros et son héritier sur le trône impérial, retint la Lorraine, tandis que les Français, — qui ne voulaient plus faire cause commune avec les Allemands, auxquels ils avaient été de nouveau réunis sous Charles le Gros après en avoir été séparés quarante ans auparavant, — élisaient un chef particulier, Eudes, fils de Robert le Fort. Charles le Simple tenta vainement d’enlever au bâtard d’Arnulf cette province, dont son père lui avait laissé le gouvernement. Elle repassa cependant sous la suzeraineté de l’incapable fils de Louis le Bègue. Giselbert, au nom du roi des Francs, la défendit contre les entreprises des successeurs d’Arnulf ; mais les troubles qui suivirent la mort de Charles le Simple ouvrirent la porte à de nouvelles invasions germaniques. La France était divisée entre plusieurs maîtres ; Henri Ier, l’Oiseleur, en profita pour remettre la main sur la Lorraine. La population, attachée de cœur à la France, voyait avec déplaisir le retour des Allemands ; les seigneurs surtout se tournaient du côté du roi de France. Louis d’Outre-mer, fort du concours des habitans, reprit la Lorraine ; mais son fils Lothaire laissa une seconde fois échapper cette belle partie de son domaine, et, malgré les Lorrains, cédant aux suggestions d’Othon II, il aliéna l’ancien royaume du prince qui avait porté son nom, sous la condition, ajoutent certains historiens, de le tenir en fief de la couronne de France. En dépit de cette annexion à l’empire germanique qui devait durer près de sept siècles, la population garda son caractère français dans une bonne partie du royaume de Lothaire, royaume qui, d’abord démembré sur ses bords, finit par se scinder en divers états. Tandis que, réunie à la Souabe, l’Alsace, sauf dans sa partie méridionale, restée séquanaise, perdait les derniers vestiges du caractère originairement celtique de sa population, la Lorraine mosellane repoussait les empiétemens de la race germanique, et conservait presque partout l’usage de l’idiome roman.

La Basse-Lorraine se germanisait au contraire davantage ; mais les dialectes allemands n’y parvenaient pas à déposséder le wallon là où subsistaient des agglomérations de populations gallo-latines. Détachées de la Lorraine proprement dite, les contrées rhénanes et belges continuaient à présenter la bigarrure ethnologique due à la coexistence de populations de familles différentes. Les Flamands, les Allemands, les Français-Wallons, s’y trouvent réunis, et, dans le partage qui s’opéra insensiblement entre la suzeraineté de la France et celle de l’Allemagne, la plus grande part fut pour celle-ci. L’empire ne réussit pas plus à éliminer, des bords de l’Escaut à ceux du Rhin, l’élément gaulois que le roi de France à repousser de la Flandre l’élément bas-allemand. L’empire rencontra les mêmes obstacles dans la Franche-Comté ou comté de Bourgogne, dont s’était emparé Conrad le Salique. Les migrations suèves et alémaniques s’étaient arrêtées aux derniers contre-forts des Vosges et à la chaîne du Jura, et le fond de la population purement séquanais avait absorbé dans cette province les conquérans burgundes. Les invasions par masses armées des Allemands cessèrent à partir des ixe et xe siècles. L’empire germanique resserrait ses forces pour se constituer et repousser les populations slaves qui y avaient pris racine. Toutefois, durant la période dont il est ici parlé, deux fois une armée allemande menaça la France d’une invasion. Si Louis le Gros n’avait réuni en toute hâte ses vassaux et opposé à l’empereur Henri V une armée immense pour le temps, les plaines de la Champagne auraient été foulées par les hordes germaniques. À Bouvines, Philippe-Auguste défît une armée allemande que faisait avancer pour nous envahir l’empereur Othon IV, allié du comte de Flandre, dont il cherchait à placer les états sous sa suzeraineté.


II.[modifier]

Ce qui détournait surtout de la France les projets envahissans de l’Allemagne, c’est que les visées de celle-ci se dirigeaient de plus en plus vers l’Italie. Les irruptions des Goths et des Lombards prouvent que la péninsule n’excitait pas moins que nos fertiles campagnes la convoitise germanique. Charlemagne avait étendu la main sur cette riche proie plus pour y dominer par l’ascendant de son génie que pour en partager les terres entre ses officiers. Appelé par le saint-siège, il l’avait défendu contre des barbares de la même race que son peuple qui aspiraient à l’asservir. Héritiers partiaires de l’empire du fils de Pépin le Bref, les Carolingiens de France et ceux d’Allemagne se disputèrent l’Italie, qui avait d’abord passé au fils aîné de Lothaire Ier. Charles le Chauve et Carloman, fils de Louis le Germanique, traversèrent chacun de son côté les Alpes pour s’emparer de ce qu’ils regardaient comme le patrimoine par excellence de l’empire, comme la terre dont la possession les constituait héritiers directs des césars. Effrayés des conséquences du duel auquel ils allaient se livrer, les deux monarques rebroussèrent chemin ; mais la lutte recommença bientôt avec d’autant plus de ténacité que les prétentions rivales avaient chacune au-delà des monts leurs adhérens. Suspendue au temps de Charles le Gros, qui rétablit un moment dans son unité l’empire de Charlemagne, elle reprit sous une autre forme, quand les progrès de la féodalité eurent réduit l’autorité de la couronne de fer et créé une foule de principautés indépendantes. Alors la domination spirituelle et morale des papes remplaça en Italie celle qu’avec un tout autre caractère avaient jadis exercée les césars. L’église avait en effet hérité de la Rome païenne, elle s’en était approprié la langue, elle en avait adopté la hiérarchie administrative, elle en avait même conservé le culte et les cérémonies quant aux pompes extérieures. En Italie, comme dans les Gaules, c’était dans la religion que la vieille nationalité avait trouvé un refuge. Pour dominer en Italie, il fallait donc alors dominer le souverain pontife, et, en le tenant sous leur dépendance, les empereurs germaniques étaient assurés de rester maîtres de la terre romaine. Aussi tous leurs efforts tendirent-ils vers ce but ; mais la papauté résista toujours avec énergie et souvent avec succès. De là cette grande querelle des investitures qui se prolongea près d’un siècle et demi. Quand l’empire eut grandi, quand sous les Hohenstaufen il afficha de plus ambitieuses visées, la lutte ne se borna plus à une querelle entre les empereurs et les papes. Les premiers tinrent presque toute la presqu’île dans leur main sans réussir pourtant à l’étreindre suffisamment pour qu’elle ne pût leur échapper. L’Allemagne, qui reproche avec tant de colère à la France son ambition, a un peu trop oublié ces pages de son histoire.

L’intervention des empereurs dans les affaires de l’Italie fut donc un puissant dérivatif à l’antagonisme de la France et de l’Allemagne. Nos modernes politiques n’y ont pas pris garde ; l’Allemagne, une fois qu’elle se voit fermée la porte de l’Italie, se retourne contre la France. Ce qu’elle appelle aujourd’hui son libre développement, son droit d’expansion, qui n’est en réalité que sa tendance envahissante, trouvant une digue au sud, se porte alors à l’ouest. Pendant les deux siècles qui suivirent la chute des Hohenstaufen, la France et l’Allemagne, livrées à des déchiremens, à la rivalité des grands vassaux, ayant à faire face à des périls de toute sorte, ne songèrent guère à s’attaquer ; l’invasion germanique sur notre frontière semblait à tout jamais arrêtée, parce qu’elle prenait un autre cours. Au xive siècle, l’ordre des chevaliers teutoniques avait imposé par les armes la foi chrétienne aux populations slaves de la Prusse et finnoises de la Courlande et de la Livonie. Ils avaient implanté sur le littoral sud-est de la mer Baltique la langue et les institutions de l’Allemagne, y amenant d’industrieux colons qui dépossédaient les grossiers et ignorans indigènes. En même temps la Bohême, la Moravie, la Lusace et d’autres contrées slaves associées de plus en plus aux destinées de l’empire recevaient de nombreuses immigrations allemandes ; elles se germanisaient comme les populations que le flot de l’invasion vende avait fait jadis avancer jusqu’à l’Elbe à la Saale et à la Regnitz. Dès la fin du xiie siècle, les rois de Bohême étaient vassaux de l’empire. Cependant ce pays était rattaché à l’Allemagne plutôt par un lien politique que par les institutions, et il ne constitua jamais en réalité une partie intégrante de la nation germanique. Si en 1208, sous le règne d’Othon IV, son prince était l’un des électeurs, s’il occupa même le premier rang entre les électeurs séculiers, il ne donnait son suffrage que pour l’élection du roi des Romains ; il n’assistait point aux diètes, et son royaume n’était soumis à aucune contribution pour les besoins de l’empire. Le mariage de Marie de Bourgogne et de l’empereur Maximilien Ier rouvrit pour nous la porte à des dangers depuis longtemps éloignés. Les Pays-Bas français, unis à ceux qui avaient relevé de l’empire, passaient sous le sceptre germanique. La Franche-Comté, qui, après l’abdication de l’empereur Charles le Gros, avait pendant un siècle et demi formé un état séparé sous le nom de Bourgogne transjurane, et qui était devenue par la force un fief de l’empire germanique, puis était rentrée sous la suzeraineté de nos rois au temps de Philippe le Long, repassait sous la domination impériale. La France se trouvait ainsi enveloppée de trois côtés par l’Allemagne, et si Charles-Quint n’eût représenté que la puissance germanique, nous eussions sans doute subi à la longue une nouvelle invasion des hommes d’au-delà du Rhin. La Franche-Comté, le Cambrésis, le Hainaut, l’Artois, auraient fini par être germanisés, comme l’avaient été naguère l’Alsace, une partie de la Lorraine et les pays flamands ; mais dans le fils de Philippe le Beau et de Jeanne la Folle se trouvait réuni l’orgueil du castillan à l’astucieuse avidité de l’Allemand : les tendances de l’un contrariaient les projets de l’autre, et, tout empereur qu’on l’eût élu, Charles-Quint demeura toujours plus espagnol que germain. Après son abdication, l’attribution à Philippe II des provinces françaises d’origine qu’avait voulu s’annexer l’empire opposa une barrière aux invasions germaniques. L’Espagne domina dans les Pays-Bas et en Franche-Comté comme en Italie. Elle fut alors notre principale et plus redoutable ennemie, tandis qu’en proie à une révolution religieuse où perçait l’antagonisme des élémens saxon et suève prédominant au nord, et des élémens mixtes (celte, germain et slave), que représentaient l’Autriche, la Bavière et la Bohême, l’Allemagne allait s’affaiblissant. La domination espagnole arrachait l’Italie à l’influence autrichienne. Les descendans des Goths, unis aux Ibères, étaient maintenant ses défenseurs contre le nouvel Alaric, le nouveau Totila qui aurait pu surgir, car le sac de Rome par les bandes que commandait le connétable de Bourbon montrait que la barbarie du nord connaissait encore le chemin de la ville éternelle. L’Espagne se contenta de régner en Italie : elle n’y envoya pas ses colons, qui préféraient l’or du Nouveau-Monde aux dépouilles de cette presqu’île. La France n’avait pas eu d’autres prétentions quand sous Charles VIII, sous Louis XII, sous François Ier, elle avait envoyé ses armées dans le royaume de Naples, la Toscane et le Milanais, car, au lieu d’expédier dans cette péninsule ses enfans, elle donnait chez elle asile à une foule d’Italiens qui se partageaient les emplois et le gros négoce. Et d’ailleurs l’influence que la France d’alors cherchait à exercer en Italie, c’était non plus à l’Allemagne, mais à l’Espagne qu’il la fallait arracher. Nos rois mirent un siècle à rejeter au-delà des Pyrénées cette altière rivale, qui moins encore que l’Allemagne avait effacé la nationalité des provinces françaises qu’elle régissait, car elle n’eut jamais aucune puissance d’assimilation. Les traités des Pyrénées, d’Aix-la-Chapelle (1668), de Nimègue (1678) rendirent à la France les Pays-Bas, qui avaient jadis dépendu de sa couronne ; il fallut que Louis XIV conquît deux fois la Franche-Comté pour s’en assurer définitivement la possession.

L’Espagne abaissée, la France se retrouva en face de l’empire, occupé à relever ses ruines et toujours prêt à faire cause commune avec nos ennemis. Il était loin en effet d’avoir renoncé à ses projets d’agrandissement. En Italie, il cherchait à reprendre son ancienne influence. Richelieu et Mazarin avaient travaillé à réduire la maison d’Autriche en favorisant l’émancipation des princes électeurs. Louis XIV poursuivit la politique de ces deux ministres ; son but, c’était de reprendre ce que nous avaient enlevé depuis une suite de siècles les envahissemens de la race germanique et les empiétemens de l’empire, L’Autriche songeait alors plus à s’assurer la possession héréditaire de la Hongrie et à repousser les Turcs qu’à reconstituer l’empire des Habsbourg. Une partie de la Lorraine, dont la région la plus française, les Trois-Évêchés, nous avait été rendue dès le règne d’Henri II, l’Alsace, que sa situation géographique avait toujours rattachée en fait à la France, diverses places ou divers cantons des Pays-Bas et des contrées rhénanes firent retour à la mère-patrie, après bien des siècles de séparation, et sous Louis XV l’accession du duché de Lorraine vint compléter cette restitution du domaine gaulois que les victoires de la république française se chargèrent de parachever. Étaient-ce des conquêtes dictées par l’esprit d’envahissement ou de simples revendications ? La France ne dépassait assurément point par ces accessions les frontières que la nature lui a tracées. Là où elle ne s’agrégeait pas des peuples de sa langue et de son sang, elle laissait du moins leurs biens aux possesseurs antérieurs du sol ; elle laissait à l’Alsace sa langue, et, tout intolérante qu’elle fût alors à l’égard des calvinistes français, elle respectait la liberté de conscience des luthériens de cette province. Elle appelait les nouveaux adoptés à jouir des bienfaits de la patrie commune ; elle ne subjuguait pas un peuple pour lui substituer le sien, et la preuve que ce fut une adoption, non une conquête, c’est que les derniers venus dans la grande famille française, les Alsaciens, les Francs-Comtois, les Lorrains, sont les plus attachés à notre nationalité, s’indignent à l’idée de ne plus y appartenir. L’Allemagne n’a pas su se concilier à ce point l’attachement des peuples qu’elle avait pendant des siècles enchaînés à ses destinées. Si la Posnanie est toujours frémissante sous la domination de la Prusse, si la Lombardie et la Vénétie ont fini par secouer le joug autrichien, cela tient à ce que les Allemands assujettissent plutôt les peuples qu’ils ne se les assimilent. Ils ne parviennent à germaniser un pays qu’en y implantant leur population. Nous avons, nous, francisé l’Alsace en nous faisant aimer des descendans des Triboques et des Alamans qui l’avaient peuplée. D’ailleurs ces annexions que nos voisins reprochent à Louis XIV n’avaient-elles pas pour but d’élever une barrière contre les invasions possibles des Germains, et ne faisaient-elles pas rentrer notre patrie en possession des frontières que la nature lui assigne ? Ceux même qui se sont le plus élevés de l’autre côté du Rhin, contre l’esprit de conquête n’ont-ils pas reconnu que la conquête devenait légitime quand elle avait pour objet d’assurer la sécurité d’un état ? « L’esprit de conquête, dit un de leurs historiens, M. de Sybel, est pour la politique extérieure ce que la révolution est pour la politique intérieure. Tous deux commencent par la négation du droit formel et existant ; tous deux peuvent être imposés à une nation par l’intérêt de sa propre conservation, et alors, en restant dans de certaines limites, ils sont quelquefois féconds en résultats. Telle a été la révolution anglaise de 1688, telle a été aussi la conquête de la Silésie et de la Prusse occidentale par Frédéric le Grand. Cette révolution et cette conquête ne portèrent un moment atteinte à l’ordre légal que pour proclamer ensuite, avec un redoublement d’énergie, le principe du maintien de la loi et des traités[1]. »

Si l’on s’en tient à cette distinction tant soit peu subtile, et qui semble imaginée pour innocenter la Prusse d’avoir été révolutionnaire quand elle y trouvait son avantage, n’est-on pas fondé à dire que l’ancienne France, une fois qu’elle fut rentrée en possession de ses frontières originelles, n’affirma qu’avec plus de force le maintien de la loi et des traités ? Nos agrandissemens sous Louis XIV furent donc autrement légitimes que ceux que recevait la Prusse par le partage de la Pologne, opéré au mépris du droit des nations, — que ceux qu’elle a dus à la dissolution prononcée par elle en 1866 de la confédération germanique, dont elle s’était engagée à défendre l’intégrité en signant la paix de 1815 qui valait à ce royaume un si notable accroissement. Des publicistes moins prévenus que M. de Sybel verraient certes dans les événemens qui seront accomplis du fait de la Prusse depuis cinq ans une véritable révolution. Toute la différence, c’est que leurs auteurs y ont mis plus d’astuce, d’hypocrisie et, confessons-le, plus d’habileté que nous n’en mîmes dans celle qui nous fit au commencement du siècle les arbitres, presque les maîtres de l’Europe. Je le concéderai volontiers, les guerres de Napoléon Ier prirent souvent le caractère d’invasions. Ce génie impérieux et sans mesure prétendait implanter partout notre idiome et les lois, l’administration dont il nous avait dotés. Il faisait régir par des fonctionnaires français des pays auxquels nous étions antipathiques ; mais la nation ne suivit pas l’empereur dans cette voie funeste, nos pères n’émigrèrent pas pour aller franciser l’Allemagne, la Hollande, la Toscane, l’Illyrie, etc. ; quand le gigantesque empire s’écroula sous le poids de nos défaites, les contrées qui avaient momentanément grossi le nombre de nos départemens se retrouvèrent intactes dans leur nationalité.

Ajoutons d’ailleurs que la France, quand elle reprenait les fragmens de la Gaule depuis longtemps détachés, ne laissait pas la maison de Habsbourg sans compensations. Nous renoncions à disputer en Italie à l’Autriche l’influence qu’elle avait cherché à y exercer. En 1713, le traité d’Utrecht lui donnait le duché de Milan qu’à deux reprises différentes elle a possédé près d’un siècle et demi, la Sardaigne, le Siennois, le royaume de Naples. En 1736, quand le duché de Lorraine et le Barrois furent attribués viagèrement au roi Stanislas avec la clause de retour à la France après sa mort, l’empereur d’Allemagne obtenait les duchés de Parme et de Plaisance et pour son gendre le trône de Toscane. Ainsi l’Italie, toujours convoitée par les empereurs, où Léopold Ier avait saisi le Mantouan, comme ses successeurs saisirent les duchés de Modène et de Guastalla, indemnisa nos voisins de ce qu’ils perdaient par nos annexions ; les traités de Westphalie et d’Utrecht furent librement consentis, et tout alors se passa conformément au droit public. À dater de ce moment se détourna pour la seconde fois sur l’Italie le courant germanique, qui nous menaçait encore quand l’armée du prince Eugène de Savoie, aidée de celle de Marlborough, nous mettait en déroute à Oudenarde et nous battait à Malplaquet.

Par un mouvement alternatif de progression en sens opposé qui s’était déjà produit au moyen âge, l’invasion germanique se porta vers l’est, dans les pays slaves. L’électeur de Brandebourg possédait depuis 1663 en toute souveraineté la Prusse orientale ou duché de Prusse, pour lequel il relevait auparavant de la Pologne ; en 1701, ce fleuron, détaché de la couronne des Jagellons, avait servi à composer au vaniteux Frédéric Ier un diadème royal. La Prusse orientale fut alors en fait annexée à l’Allemagne ; mais la Prusse dite royale ou polonaise, située plus en-deçà, n’était pas encore totalement germanisée. Une émigration continue de marchands et d’ouvriers allemands opéra cette métamorphose, et prépara la réunion de la province au nouveau royaume de Prusse, qui fut la conséquence du partage de 1772. Lors du second partage de la Pologne, en 1793, la Posnanie venait s’ajouter aux états de la Prusse, et les Allemands, déjà établis depuis 1772 dans les districts de la Netze, commencèrent à s’y mêler à la population polonaise, à laquelle ils se substituaient graduellement par leur intelligence et leur activité ; mais ce n’était pas uniquement à l’est que le flot germanique tendait à se répandre, il remontait également au nord vers le berceau de la race teutonne. Là s’était avec le temps constituée une race nouvelle congénère des Angles et des Saxons, qui avaient conquis la Bretagne. Les descendans des Jutes et des Danois avaient remplacé les Cimbres, les Burgundes, les Goths, les Suions, établis au temps de Tacite dans la péninsule et l’archipel du Danemark. De bonne heure, dès les ixe et xe siècles, les populations germaniques et vendes des bords méridionaux de la Baltique firent des irruptions dans leurs parages, et, dès le règne d’Othon Ier, l’empire convoitait la partie méridionale de la terre des Jutes, le Slesvig. À diverses reprises, l’émigration allemande vint disputer aux Danois et aux Normands le sud de la péninsule cimbrique. Il y avait là du reste, comme dans l’Alsace, une sorte de terre mixte, de marche mal définie, qui se prêtait aux envahissemens. Une différence bien profonde ne séparait pas les Bas-Saxons du Holstein des Jutes-Danois. Aussi en 1474 Christiern Ier réunissait-il le duché du Holstein au Slesvig, et plus tard le Jutland méridional suivait les destinées du Holstein, qui se séparait de la couronne de Danemark pour y revenir en 1720. Cette union avec le Holstein activa encore la migration germanique. Les colons allemands passèrent en grand nombre dans le Slesvig, et aux xviie et xviiie siècles l’emploi fréquent par les rois de Danemark de troupes allemandes, sur lesquelles se reposait leur pays, dont l’esprit militaire s’était fort affaibli, aida encore à la germanisation du Jutland méridional, qui ne cessa de se poursuivre, et quand en 1848 le Danemark, pour parer au danger de la dénationalisation d’une de ses plus belles provinces, sépara complètement du Holstein le duché de Slesvig, et le rattacha étroitement à l’unité danoise, les Allemands étaient devenus assez forts pour livrer cette terre à leurs compatriotes. Quelques années plus tard, la Prusse la réclamait comme possession germanique et s’en rendait maîtresse.

On le voit par la suite des événemens que j’ai essayé de résumer à grands traits, l’Allemagne n’a pas fait seulement, comme nous, des guerres d’ambition politique et d’orgueil ; elle n’a pas voulu simplement assurer sa prépondérance ; toutes les fois que l’occasion le lui a permis, elle a repris le cours des invasions qui ont marqué les débuts de son histoire. Les Français, attachés à leur sol, se sont contentés de rapporter de l’étranger les éphémères lauriers qu’ils y avaient cueillis ; ils n’ont fait de conquêtes durables que celles des territoires qui avaient été détachés du domaine de leurs ancêtres. Les Allemands, gens plus besoigneux et plus positifs, ont eu d’autres desseins. Appartenant à ce même rameau de l’humanité dont sont sortis les pionniers qui ont mis en culture les plus riches cantons de la Transylvanie, qui ont défriché les solitudes de l’Amérique du Nord, à cette grande famille d’hommes qui a fondé des comptoirs dans toutes les parties du monde, qui inondait de ses avides pirates les côtes de la Manche et de l’Océan, qui constitua le noyau de la puissance russe, qui envahit la Gaule, l’Italie et l’Espagne vers la fin de l’empire romain, à cette forte race qui envoie aux États-Unis des nuées d’émigrans, les Allemands, issus de la même souche que les Scandinaves, les Anglais et les Néerlandais, dont ils inquiètent à cette heure l’indépendance, combattent surtout en vue d’ouvrir des écluses à l’excès de leur population, et, comme les Normands que conduisit en Angleterre Guillaume le Bâtard, c’est l’espoir du gain qui est leur premier mobile.


III.[modifier]

Le contraste que je viens de faire ressortir montre clairement de quel côté est aujourd’hui le danger pour l’équilibre européen. La France doit craindre d’être en partie germanisée. Cette invasion de tout le peuple allemand se précipitant sur notre patrie, sous la forme d’une landwehr, n’avait-elle pas été précédée, préparée par des invasions partielles et pacifiques, de même que les migrations en-deçà du Rhin de peuplades germaniques avaient précédé et préparé celles des Francs et des Alamans ? Paris et une foule de nos villes étaient inondées depuis vingt ans et davantage d’ouvriers, de domestiques, de commis, d’industriels, de professeurs allemands. Le chiffre en croissait tous les jours sans que nous y prissions garde. Loin de nous alarmer de cette invasion, nous nous sentions flattés de voir tant d’étrangers préférer notre pays au leur, et témoigner ainsi de la supériorité de notre sol et de notre société ; mais, on ne l’a point oublié, la guerre n’a pas plus tôt éclaté que l’Allemagne a rappelé toute sa colonie. Les Allemands sont retournés dans leur patrie, ils ont été rejoindre la grande armée d’invasion qui s’avançait sur notre frontière, ils lui ont servi de guides, ils ont marché en éclaireurs, ils ont livré à leurs compatriotes les maisons dont ils avaient été les hôtes, la demeure des familles auxquelles ils avaient peu auparavant demandé un asile et du pain. C’est que la reconnaissance, à ce qu’il paraît, n’est pas une vertu germanique ; nos bienfaits envers ces étrangers n’ont eu pour résultat que de les aider à nous dépouiller. Déjà Tacite disait des Germains : « Ils aiment les présens, mais ils ne se croient pas obligés par ceux qu’ils reçoivent ; gaudent muneribus… nec acceptis obligantur. » Le caractère allemand n’a pas changé à cet égard depuis dix-huit siècles, et pour achever de s’en convaincre il suffit de remarquer que M. de Bismarck acceptait de Napoléon III, il y a quelques années, le grand cordon de la Légion d’honneur, et le roi Guillaume trouvait au palais de Compiègne comme à celui des Tuileries une gracieuse hospitalité. Les Allemands, cela est clair, procèdent envers la France, ainsi que l’avaient fait leurs aïeux envers la Prusse polonaise et le Slesvig, en envoyant dans les pays qu’ils projetaient d’envahir des pionniers, des enfans perdus, chargés pour ainsi dire de faire les logemens de l’armée, et qui leur ont ensuite servi d’espions. Cette avant-garde aurait ouvert aux Prussiens les portes de Paris, si nous ne l’avions, un peu tardivement, il est vrai, forcée de déguerpir. Cette infiltration qui facilita la migration armée dont nous sommes actuellement la victime, nous n’avons pas eu seulement le tort de ne point nous en préoccuper, nous l’avons encore appelée et favorisée par nos fautes, nos faiblesses et nos erreurs. Chez nous, le goût du plaisir et du bien-être a beaucoup affaibli les habitudes de travail. Ce relâchement se fait sentir dans toutes les classes de la société. Les fonctionnaires se sont acquittés de moins en moins de leurs devoirs, les chefs de la hiérarchie administrative ont été plus préoccupés de recevoir somptueusement ou de solliciter de l’avancement que de la bonne gestion des affaires ; le commis n’a plus que médiocrement rempli sa tâche, et s’est négligé comme le patron ; l’ouvrier en a pris à son aise, désertant sans cesse l’atelier pour le cabaret. Avec ses habitudes laborieuses, sa consciencieuse application, l’Allemand nous a fait dès ce moment une redoutable concurrence. Les maîtres ont préféré ces étrangers parce qu’ils en obtenaient davantage. Il n’est pas jusqu’aux savans allemands qui ne soient venus s’offrir ici au rabais, et l’on a maintes fois rencontré chez eux plus d’instruction et de zèle que chez les nôtres. Tous ces Germains parlaient d’ailleurs couramment notre langue, tandis que nous ne prenions pas la peine d’apprendre la leur. Ils savaient de la sorte ce qui se passait chez nous, tandis que nous ignorions ce qui se passait chez eux. La connaissance du français a permis aux Allemands de se servir de tous nos travaux, et à peine avons-nous pu consulter les leurs. Voilà comment ils sont arrivés graduellement à nous égaler, à nous dépasser même dans la plupart des branches de l’activité humaine. Alors qu’en France une foule considérable croupissait dans une déplorable ignorance et une routine obstinée, chez nos voisins, nos ennemis, l’instruction populaire faisait de rapides progrès et atteignait le niveau le plus élevé. Nous nous imaginions être encore la première nation de l’Europe, nous nous représentions Paris comme le phare de l’humanité, quand les Allemands n’avaient déjà presque plus rien à nous envier. Or c’est cette diffusion des lumières chez la masse du peuple qui a valu à ceux-ci les succès qui nous accablent. Du courage, de la résolution, nous en avions autant qu’eux ; mais ils ont fait servir toutes leurs connaissances à doubler leurs forces. Cette parfaite intelligence de la topographie, de la castramétation, cette étude exacte de la stratégie, cette ingénieuse intervention de la chimie et de la mécanique dans le perfectionnement des armes et des engins, cet emploi des procédés de la physique pour la transmission des ordres ou l’exploration à distance des lieux, cette attention apportée aux moindres détails, tout cela n’est-il pas l’œuvre du travail, de la science, et le produit de l’application que les Allemands mettent à tout ce qu’ils font ? Sur ce terrain, nous ne les avons suivis que de loin. Jamais, hélas ! on n’avait porté tant d’intelligence dans l’art de donner la mort, de répandre la désolation et la ruine. Tandis que nous en étions encore aux vieux procédés d’une tactique percée à jour, que nous attendions tout de la bravoure du soldat, nos ennemis calculaient à l’avance leurs coups, imaginaient une façon de se couvrir qui paralysait notre élan, et faisaient en un instant affluer des masses d’hommes là où à égalité de contingent nous eussions eu peut-être l’avantage.

Ainsi, par un excès de confiance en nous-mêmes, par l’insuffisance de notre travail et de nos études, nous avons attiré sur nous les plus grands désastres qui aient jamais attristé nos annales ; nous avons ouvert notre territoire à des gens qui ne désirent rien tant que de s’y établir. Que nos fautes récentes nous profitent au moins dans l’avenir ; défions-nous de cette vanité qui nous fait dédaigner ce qu’on exécute de bon à l’étranger et nous abuse sur notre propre valeur, — de cette légèreté qui nous aveugle sur les dangers dont nous étions environnés, — de cette inconstance qui nous a fait traverser six ou sept révolutions en moins d’un siècle : sinon l’invasion germanique reprendra sa marche à la première occasion favorable, comme autrefois les barbares poursuivaient la leur à la nouvelle de chaque catastrophe qui avait ébranlé la puissance romaine. Si nous ne sentons pas l’impérieuse nécessité de nous corriger, si nous perdons le temps en agitations stériles, en discussions vaines où l’on admire plus le beau langage que l’on n’estime la solidité des raisonnemens, si une fois délivrés des Prussiens nous donnons le spectacle des discordes civiles, si nous bouleversons toutes nos institutions sans rien édifier de durable, si nous nous repaissons d’utopies misérables au lieu d’aborder les questions par le côté pratique, si nous continuons en un mot nos erremens d’hier, l’ennemi, notre éternel ennemi, rôdant sur notre frontière désarmée, ne manquera pas l’occasion de ravir un nouveau morceau de cette terre de France qu’il envie depuis des siècles.

Il est un pays, la Pologne, qui renfermait comme le nôtre des soldats héroïques, des patriotes ardens, qui avait eu ses gloires militaires, qui avait été longtemps le meilleur boulevard de la chrétienté contre la barbarie ottomane, qui avait fait trembler la Russie et tenu en respect la Suède ; ses habitans étaient intelligens et aimables, mais inconstans et légers. Ils donnèrent dans plusieurs de leurs villes un asile hospitalier aux Allemands. Eh bien ! il arriva un jour que, profitant de leur affaiblissement, ceux-ci les dépouillèrent de leurs plus riches provinces. La Pologne, humiliée, vaincue, mais non instruite par ses revers, tenta prématurément de venger ses défaites ; elle succomba une seconde fois pour ne plus se relever, et ses ennemis s’en partagèrent les tronçons. Que cet événement qui a été la honte du xviiie siècle nous fasse réfléchir, que l’image de la Pologne demeure toujours présenté à notre esprit, afin qu’elle nous pénètre d’un salutaire effroi. Assurément il n’y a point parité entre les conditions où s’est trouvée la Pologne à son déclin et celle où nous sommes placés en ce moment. La vitalité et les lumières sont tout autres chez notre démocratie qu’elles n’étaient chez l’aristocratie égoïste qui perdit la nation polonaise par son imprévoyance et ses querelles ; mais les périls auxquels nous exposeraient des dissensions intérieures et des imprudences au dehors ne sont pas sans une certaine analogie avec ceux auxquels succomba la Pologne. Qu’on ne l’oublie pas, ce qu’on appelle le premier partage ne fut qu’un amoindrissement de territoire. Or il s’agit en ce moment de nous enlever plusieurs de nos départemens, et les puissances neutres ne se montrent pas plus disposées à nous protéger efficacement contre cette spoliation qu’elles ne l’étaient en 1772 à secourir le royaume de Stanislas Poniatowski. L’adversité qui nous frappe nous laisse cependant assez de force et de ressources pour nous relever. La rude leçon que la Prusse reçut en 1806 ne fut pas perdue pour elle : abattue, non découragée, elle travailla résolument à se réformer ; sa ténacité dans cette œuvre difficile a préparé ses présens succès. Voilà qui nous montre qu’il est possible à un peuple de guérir ses plaies, de corriger ses vices. Eh bien ! nous venons d’avoir notre déroute d’Iéna et d’Auerstædt ; sans imiter en tous points nos vainqueurs, sachons profiter d’un exemple qui nous coûte si cher. Il n’est que temps, si nous voulons élever une digue solide pour arrêter le torrent de l’invasion germanique.

Alfred Maury.
  1. Histoire de l’Europe pendant la révolution française, t. II.