Aller au contenu

Les Guerres puniques

La bibliothèque libre.
Revue des Deux Mondes tome 31, 1879
Albert Réville

Les guerres puniques


LES GUERRES PUNIQUES

Carthage and the Carthaginians, by R. Bosworth Smith, M. A. assistant-master in Harrow-School. Londres, 1878. Longmans, Green et Cie.

Voici un nouveau livre très savant et très intéressant de M. R. Bosworth Smith, que nous connaissons déjà comme un fervent amateur de l’antiquité sémitique. C’est une étude claire, méthodique, puisée aux sources, rappelant tantôt le genre de Gibbon, tantôt celui de Macaulay, et renouvelant à bien des égards l’histoire convenue des guerres puniques. Carthage, la grande vaincue, a trouvé chez le savant anglais un défenseur qui, sans s’aveugler sur ses défauts, en appelle pourtant à notre impartialité contre des préventions traditionnelles auxquelles M. Mommsen lui-même n’a pas échappé. Il est vrai qu’aux yeux de l’historien allemand le fait qu’elle fut vaincue suffit pour qu’on lui attribue bien des torts. Ce fait ne suffit pas plus à M. Bosworth Smith qu’au vieux Caton et à nous-mêmes, et nous espérons que nos lecteurs trouveront comme nous un intérêt sérieux à repasser cette histoire en quelque sorte classique en compagnie d’un guide aussi judicieux, armé de documens, sinon inédits, du moins mieux étudiés et éclairés d’un nouveau jour par les méthodes et les résultats de l’histoire comparée. Commençons par résumer ce que nous savons de Carthage elle-même, de sa constitution politique et morale et de son histoire antérieure à sa lutte colossale avec Rome.


I

Carthage fut pendant plusieurs siècles une des cités-reines du monde antique. Relativement à d’autres vieilles capitales, elle est à nos portes. Ses hardis marins croisèrent et trafiquèrent le long de nos côtes septentrionales dans un temps où nos pères connaissaient tout au plus le nom de Rome. Elle produisit une littérature indigène que Salluste aurait pu encore étudier auprès des cheiks numides conservant à l’état de trophées héréditaires les débris de ses bibliothèques. Elle sema ses comptoirs sur tout le littoral de l’occident. Elle soutint une guerre de plus d’un siècle avec le peuple le plus célèbre de l’histoire. Cependant rien de plus mal connu que ses origines, sa constitution, son développement social et politique. La faute en est peut-être à cet esprit de dissimulation systématique, résultat fréquent des habitudes commerciales, et dont sa mère, la Phénicie, offre un autre exemple remarquable. Il est des peuples, comme il est des individus, qui détestent qu’on sache ce qui se passe chez eux, quand même ils n’auraient rien à perdre à ce qu’on en fût instruit. Mais il faut surtout chercher la cause de cette ignorance dans le caractère absolu, radical, de la catastrophe où sombra finalement la métropole maritime du vieil occident. Nulle part le Romain ne poussa plus loin l’œuvre de destruction. S’il l’avait pu, il aurait effacé jusqu’au souvenir de la puissance qui l’avait fait trembler. Le vœu de Caton, delenda Carthago, fut accompli à la lettre. Ninive, Babylone, Memphis, sont pour ainsi dire encore debout, comparées à la cité qui comptait 700,000 âmes trois siècles avant notre ère. Nulle part le silence du néant n’a succédé plus morne et plus profond aux bruits de l’activité humaine la plus intense et la plus variée.

Quant aux origines, on sait seulement que Carthage, la Karkhêdôn des Grecs, la Kirjath hadeschath ou ville neuve des Phéniciens, fut primitivement une factorerie tyrienne, comme il y en avait tant sur les côtes méditerranéennes, et un sous-comptoir d’Utique, fondation phénicienne aussi, située plus au nord-ouest du golfe de Tunis et qui passa toujours pour sa cité-mère. On n’a pour évaluer la date de sa naissance qu’une vague tradition, d’après laquelle Carthage serait de cent ans plus vieille que Rome. Dans la haute antiquité, l’Afrique occidentale, les îles de la Méditerranée et l’Espagne furent pour les Phéniciens ce que les Indes et les archipels de la Malaisie sont pour nous. C’est par là que se trouvait la légendaire Tarsis où l’on allait chercher l’or, l’argent, les fruits exotiques, les animaux bizarres à face quasi humaine dont les rois comme Salomon faisaient leurs délices et que le commerce répandait en Égypte et en Asie. Le jour vint que le détroit de Gadès ou de Gibraltar fut franchi par ces hardis spéculateurs. Les colonnes d’Hercule durent être déplacées. On sut vaguement qu’au-delà se trouvait une mer sans limites à, l’ouest, mais qu’on pouvait remonter vers le nord sans perdre de vue les côtes, qu’on passait devant de grands fleuves venant on ne savait d’où, qu’on arrivait dans des régions froides, brumeuses, désolées, habitées par des peuples farouches, sans aucune culture. Cela faisait l’effet d’un Labrador, d’un pays d’Esquimaux. Mais les marchands phéniciens ne divulguèrent jamais volontiers ce qu’ils allaient faire sur ces bords dangereux où la mer respirait, c’est-à-dire soulevait et abaissait deux fois par jour son sein monstrueux. Longtemps ils eurent le monopole des belles cargaisons d’étain, de cuivre et d’ambre qu’ils obtenaient des sauvages enchantés en échange de bibelots insignifians.

Chose à noter, le Phénicien, essentiellement trafiquant et navigateur, n’est ni militaire ni par conséquent conquérant. Il se défend énergiquement quand il est attaqué chez lui, mais il a peu de goût pour l’empire territorial. Quelque chose de cette disposition se retrouve chez plusieurs peuples commerçans modernes, les Hollandais par exemple. Quand ils font des conquêtes, ce n’est pas pour le plaisir d’en faire et de les gouverner, ce n’est pas même avant tout dans l’intérêt de leur sécurité nationale, c’est surtout pour s’assurer des avantages commerciaux. En règle ordinaire ils se contentent du droit pur et simple d’établir des factoreries ou des comptoirs le long des côtes, ils trafiquent librement avec les indigènes, l’absence de concurrens leur vaut un monopole très lucratif, et cela suffit à leur ambition. Carthage fut imbue du même esprit ; même quand elle se vit amenée à devenir plus conquérante que sa mère tyrienne, ce fut uniquement dans l’intérêt de sa tranquillité en Afrique et de son commerce maritime. Ses citoyens, intrépides nautoniers, répugnaient au service militaire ; du moins ils ne recherchaient que les hauts grades. Ses armées ne se composaient guère que de mercenaires recrutés un peu partout ; mais elle était assez riche pour les solder largement, et elle entendait qu’on la servît bien pour son argent. Tant pis pour la chair à bataille si elle répugnait à se faire tuer, elle était payée pour cela, et le payeur s’en souciait comme de rien.

Nous touchons ici l’un des traits caractéristiques de cette civilisation tyro-carthaginoise, qui a tant contribué au progrès général de notre race occidentale, mais certainement sans le savoir ni le vouloir. Malgré tout ce qu’on en a dit, il ne paraît pas que les Carthaginois aient été plus perfides et plus cruels que tant d’autres peuples de l’antiquité, que les Romains, par exemple, qui ont le plus contribué à leur faire cette réputation détestable. On voit même, qu’en plus d’un endroit, en Sicile entre autres, les populations indigènes ou de sang hellène préférèrent plus d’une fois le régime carthaginois à celui que les Romains voulaient leur imposer. D’autre part, il n’est pas moins certain qu’en règle générale le Carthaginois ne sut pas se faire aimer. Il ne parvint à s’assimiler aucune des populations qu’il s’assujettit par l’intérêt ou par les armes. Une défiance invétérée empêcha toujours les peuples sollicités à s’allier avec lui, d’unir leurs efforts aux siens pour une action commune et persévérante. Quelle différence avec l’attachement qu’au bout d’un certain temps Rome savait inspirer aux pays conquis par ses légionnaires et occupés par ses essaims de colons ! Cela encore doit avoir tenu à l’esprit mercantile qui dominait à Carthage. On dit que le commerce est le grand lien des nations. C’est vrai, mais à la condition qu’aux relations purement commerciales se joignent des rapports d’un autre ordre. Quand le peuple commerçant apporte avec lui une civilisation supérieure dont il s’efforce de doter les populations qu’il exploite, quand il se concilie leur admiration ou leurs sympathies par l’idéal nouveau qu’il leur inculque, il peut arriver, il arrive souvent qu’une fusion morale s’opère entre elles et lui. Mais, si les rapports mutuels sont uniquement formés par le désir du lucre, lors même que les intérêts deviennent solidaires, cela ne suffit pas pour qu’on en vienne à s’aimer. Des deux côtés, c’est la guerre de ruse, c’est la défiance qui domine. Le vendeur s’estime à chaque instant volé, et l’acheteur dupé. Le négoce entraîne fatalement une certaine rapacité qui pousse à des roueries, dégénérant vite en fourberies et en larcins plus ou moins déguisés. Combien de fois des populations moins habiles commerçantes que les rusés marchands de Carthage ne s’aperçurent-elles pas qu’on s’était joué de leur inexpérience ! Certainement les Romains n’étaient pas en droit de faire de la foi punique un synonyme de déloyauté ; du moins, en fait de droiture politique et militaire, les deux peuples n’eurent rien à se reprocher. Il n’en est pas moins vrai que la dénonciation romaine fut généralement approuvée, le mot devint partout proverbial. C’est qu’il y avait un préjugé défavorable et très répandu contre le caractère des Carthaginois, et l’on ne voit guère pour l’expliquer que l’étendue même de leur brillant commerce.

Carthage était bâtie sur une presqu’île, à base assez large, qui s’avançait dans la Méditerranée au nord du golfe de Tunis et de l’étroit passage de la Goulette. L’isthme qui la rattachait au continent africain s’étendait entre un petit golfe aujourd’hui séparé de la mer par une mince langue de terre et le stagnum marinum ou lac de Tunis. Une forte muraille, reliant le lac au golfe, protégeait la ville du côté de terre. En avant de la lagune que divise la passe de la Goulette s’ouvrait le port marchand, à peu près rectangulaire, qui lui-même communiquait avec un autre port, de forme ronde, réservé aux vaisseaux de guerre. Sa ressemblance avec une large coupe avait fait donner à ce dernier le nom de Cothon. Deux cent vingt navires trouvaient à se loger dans les docks séparés qui entouraient ce port militaire et dont l’entrée respective était marquée par deux colonnes ioniques en marbre, ce qui devait former une imposante colonnade. Le milieu de ce port intérieur était occupé par une île qui servait de quartier à l’amiral commandant en chef. De là, ce haut fonctionnaire pouvait surveiller tous les mouvemens des deux ports et même, vu le peu d’élévation de la côte, tout ce qui se passait en rade. Il convient d’ajouter que le port marchand n’était lui-même qu’un appoint au lac de Tunis. Ce lac servait en réalité de havre aux centaines de navires qui, du temps de la prospérité de Carthage, venaient jeter l’ancre dans ses eaux paisibles. On reconnaît encore aujourd’hui à des traces indubitables l’emplacement des deux ports contigus, qui, d’après les observations de M. Beulé, embrassaient une superficie de plus de 22 hectares. Tout auprès, sur une éminence de médiocre hauteur, s’élevait la Byrsa, forme grecque du mot sémitique Bozra ou Bostra, c’est-à-dire la citadelle, et le quartier aristocratique adhérent. Au pied, autour des ports, était la ville basse et marchande. Au nord et à l’ouest s’étendaient les quartiers désignés sous le nom collectif de Megara, en hébreu Magurim, les faubourgs. Le tout décrivait une circonférence de près de huit lieues. Le Bagradas, aujourd’hui la Medjerda, se jetait au nord de la ville dans le golfe de Tunis, après avoir arrosé une région dont les anciens auteurs vantent la végétation luxuriante. Mais de nos jours, détourné par les amas de son propre limon et du sable de la mer, ce fleuve a reporté son embouchure bien plus au nord, tout près d’Utique, et le rivage s’est beaucoup avancé.

Carthage, favorisée par une situation qui lui assurait un excellent et vaste ancrage, dut grandir vite et ne tarda pas à devenir la plus importante des factoreries phéniciennes. On ne voit pas qu’il ait été jamais question d’une lutte quelconque pour l’indépendance avec la mère patrie. On dirait plutôt qu’il n’y eut jamais de lien de sujétion. Les relations commerciales suffisaient aux bons rapports, qui demeurèrent constans. Une sorte de piété filiale distingua même toujours les sentimens de la jeune ville à l’égard de la vieille mère. On envoyait des théories solennelles aux sanctuaires phéniciens. Lorsque Tyr fut prise et détruite par Alexandre, beaucoup de familles tyriennes se transportèrent à Carthage et y furent bien accueillies. Ce même sentiment de respect pour les cités-mères valut à Utique, plus ancienne que Carthage et d’abord sa suzeraine, de ne pas être soumise au tribut imposé plus tard à toutes les factoreries de la côte. Longtemps aussi les Carthaginois payèrent aux Numides ou Berbères indigènes une redevance attestant qu’ils se regardaient plutôt comme locataires que comme propriétaires du sol. Ce fut la nécessité d’assurer leur tranquillité contre les incursions de ces turbulens voisins qui poussa les Carthaginois à reculer indéfiniment les limites de leur domination dans la direction du désert, de même que la possession d’Alger a entraîné les Français à se rendre maîtres de l’Algérie entière. C’est dans un dessein essentiellement commercial qu’ils occupèrent les îles occidentales de la Méditerranée, la Sicile, où de bonne heure ils eurent maille à partir avec l’élément grec, Malte, les Baléares, la Sardaigne, la Corse, où ils se mesurèrent plus d’une fois avec les marines phocéenne et étrusque. Leur idéal fut toujours de devenir les seuls maîtres dans la Méditerranée du détroit de Messine à celui de Gibraltar.

Beaucoup de fables ont été éditées sur les voyages de circumnavigation des Carthaginois. On a même voulu leur faire honneur d’une découverte anticipée de l’Amérique. Il faut beaucoup rabattre de ces hypothèses, qui ne reposent sur rien de solide. Ni les connaissances, ni les instrumens nautiques de ce temps ne permettaient de s’aventurer sur les vastes mers, loin de toute côte, et cela devrait suffire pour rejeter ces vieux contes. Mais il est certain que les Carthaginois poussèrent fort avant leurs navires le long de l’Europe et de l’Afrique. La plus célèbre de ces expéditions est le Périple de Hannon, dont nous possédons heureusement une version grecque. Environ cinq cents ans avant notre ère, Hannon partit de Carthage avec soixante vaisseaux et un grand nombre d’émigrans qui devaient fonder des colonies sur plusieurs points des côtes du Maroc actuel. Après avoir débarqué sa cargaison vivante, Hannon continua de faire voile vers le sud sans trop s’écarter du rivage africain. Il toucha une île qu’il appela Cerné et qui doit être celle d’Arguin, au 20e degré de latitude nord[1]. Il doubla l’embouchure du Sénégal, peuplée alors comme aujourd’hui de crocodiles et d’hippopotames. Il découvrit là une race de nègres qui lui parut bien différente des noirs du Sahara qu’il devait connaître. Ces nègres chassèrent les étrangers à coups de pierres. Le Carthaginois poursuivit son exploration. Il nota les immenses forêts odoriférantes qui couvraient les côtes. Il vit les indigènes, comme on les voit encore aujourd’hui, brûler les herbes sèches sur les flancs des collines. Il les entendit la nuit, comme on les entend encore, faire leur vacarme favori de cymbales, de tambours et de fifres aux sons perçans. Il découvrit plus loin une montagne de feu, qui semblait lancer des flammes jusqu’aux étoiles. La nuit, tout le pays n’était plus qu’une fournaise immense. Il appela cette montagne le char des dieux. Ce doit être un des volcans appartenant à la chaîne des monts Camerones. L’un d’eux est visible de la mer, c’est le seul qui existe sur la côte occidentale de l’Afrique, et cette circonstance prouve que Hannon s’était avancé jusqu’au 5e degré de latitude nord. Un peu plus loin encore, il atteignit un cap qu’il nomma « la Corne du sud, » près duquel se trouvait une île habitée par des sauvages hideux tout couverts de poils. Malgré tous leurs efforts, les marins carthaginois ne purent capturer des hommes, mais ils s’emparèrent de trois femmes qui s’escrimèrent si bien des ongles et des dents qu’ils durent les tuer et les rapporter empaillées à Carthage. Les interprètes leur dirent que ces êtres bizarres étaient des « gorilles, » première apparition d’un nom destiné à acquérir une grande notoriété deux mille cinq cents ans plus tard. Ce fut le point extrême du voyage, le rapport finit brusquement par ces mots significatifs : « Là les provisions nous manquèrent. »

Tout semble indiquer que Hannon eut de nombreux émules parmi les marins carthaginois, et que, si la vieille littérature punique n’avait pas complètement disparu, nous posséderions de très nombreux récits de voyages pleins d’intérêt. Pline, par exemple, nous parle d’une autre expédition, à peu près contemporaine de celle de Hannon, et qui eut pour objet de longer les côtes de l’Europe occidentale. Nous en possédons par grand hasard un fragment ou plutôt une paraphrase en mauvais vers latins. Ce voyage de découvertes, dirigé par un certain Himilcon, dura quatre mois. L’amiral carthaginois, laissant à sa gauche le Grand-Océan sans rivage « sur lequel aucun vaisseau ne se hasarde, où ne souffle aucune brise, mais où d’éternels brouillards planent sur des eaux dépourvues de toute vie, » atteignit les îles Æstrymnides, c’est-à-dire les Sorlingues. Il les trouva riches en mines d’étain et de plomb, habitées par une race intelligente et adroite, qui aimait aussi à trafiquer et qui affrontait les flots en courroux sur des canots de peaux-cousues. À deux jours de là, on arrivait à l’Ile-Sainte, habitée par les Hiberniens et couverte de pâturages d’un vert d’émeraude ; tout près se trouvait enfin la grande île d’Albion.

La Gaule vit aussi ses côtes et ses havres visités par ces infatigables marchands. C’est tout ce qu’on en peut dire, car, sauf plusieurs points de la côte méridionale tels que Port-Vendres, Monaco, Ruskino (Castel-Roussillon), et le grand marché de Corbilo à l’embouchure de la Loire, les traces positives d’établissemens phéniciens ou carthaginois sur nos rivages sont nulles ou très contestables. En Espagne, les noms de Carthagène (Carthago Nova), de Barcelone (ville de Barca), Tarragone, etc., attestent plus sûrement leur origine punique. Notons enfin, comme une sorte de bizarrerie historique, le nom à la fois espagnol et anglais de Port-Mahon, Portus Magoniq, ainsi nommé du Carthaginois Magon qui découvrit les avantages de ce port, l’un des plus beaux de la Méditerranée. On sait que ce nom de Mahon fut donné avec le titre de vicomte à James Stanhope, en souvenir de son expédition victorieuse à Minorque en 1708.

Une chose peu connue et qui ne manque pas non plus d’analogies modernes, c’est que les familles carthaginoises enrichies par le commerce maritime ne persistaient pas dans la profession. Elles consolidaient leur fortune en biens de terre, se construisaient de belles villas dans les campagnes, les entouraient de jardins splendides et faisaient cultiver leurs vastes domaines par de nombreux esclaves. Les Grecs et les Romains, quand ils débarquèrent en Afrique, furent émerveillés de cette opulence rurale dont ils n’avaient aucune idée. Ce fut même le spectacle de cette richesse qui détermina le vieux Caton à réclamer la destruction à tout prix d’une cité qui, malgré ses désastres, ses pertes énormes, sa marine ruinée, trouvait dans son sol d’incalculables ressources. Le Carthaginois n’était pas moins bon agriculteur que hardi marin. Il avait des ouvrages très remarquables traitant de l’agriculture, un entre autres qui ne comptait pas moins de vingt-trois livres, et qui était l’œuvre d’un magistrat nommé Magon. Telle était la réputation de ce traité qu’après la conquête définitive et lorsque le sénat romain, encore très dédaigneux de tout ce qui intéressait les lettres, eut fait cadeau aux chefs berbères, ses alliés, des bibliothèques trouvées à Carthage, il décréta qu’il serait fait une exception pour l’œuvre de Magon et qu’on la traduirait en latin. Varron, Pline, Columelle, ont connu ce livre magistral et en font le plus grand éloge.

Il n’est resté aucun débris de poésie carthaginoise. Probablement le génie sémitique, là comme ailleurs, fut infécond sur le domaine du drame. Mais il est inadmissible que Carthage n’ait rien produit en fait de poésie lyrique. Sa langue, si hétérogène en Occident, est sans doute la principale cause de notre ignorance. Ce dut être un grand avantage pour les commerçans carthaginois que de pouvoir se servir d’un idiome si différent de tous ceux qui se parlaient dans les régions par eux visitées et exploitées, mais cela dut contribuer aussi à leur isolement moral. La langue phénicienne, telle qu’on peut la reconstituer au moyen des inscriptions, resta celle de Carthage jusqu’à la fin. Elle était très analogue à l’hébreu. La plupart des noms carthaginois conservés par l’histoire s’expliquent aisément quand on les rapproche de la langue d’Israël. Hamilcar signifie « le protégé de Melcarth, » Hasdrubal « celui dont le secours est en Baal, » Hannibal, correspondant du nom biblique Hananéel, veut dire « la grâce de Baal, » etc. On peut voir qu’à Carthage, comme en Israël, les noms propres exprimant un rapport déterminé avec la Divinité étaient très fréquens.

La religion des Carthaginois était aussi foncièrement cananéenne. Les dieux de Tyr furent ceux de Carthage. Toutefois il faut signaler ici un phénomène qui a souvent échappé à ceux qui ont parlé de la religion punique. La religion cananéenne est toujours solaire et lunaire, mais elle revêt deux formes très distinctes : le soleil est adoré, tantôt joyeusement comme la grande force bienfaisante et vivifiante, tantôt comme un être dévorant, terrible, dont la colère est meurtrière. Il semble qu’en Phénicie même, cette seconde conception fut la plus ancienne. Moloch ou Melech, le roi, est le soleil tout aussi bien que Baal le seigneur ; mais en Canaan le culte de Baal est licencieux, pousse au dévergondage, tandis que celui de Moloch est sombre, exige non-seulement des victimes humaines, mais encore des victimes de qualité supérieure. C’est l’intensité du sacrifice consenti par le sacrifiant qui en fait la valeur expiatoire ou propitiatoire. De là cet abominable rite de l’immolation des petits enfans, surtout des premiers nés, et, dans la cité, des enfans des premières familles. L’affreux Moloch carthaginois en bronze, dont les mains étendues recevaient les innocentes victimes pour les laisser glisser dans une fournaise ardente, n’est que trop historique. C’est surtout dans les grandes calamités nationales qu’on revenait avec frénésie à cette coutume facilement négligée en temps de prospérité. À Carthage, Moloch et Baal ne sont pas distincts comme en Canaan ; c’est le même dieu terrible et repoussant. Le même instinct de destruction inspirait à ses plus ardens adorateurs des actes de mutilation sauvage. Sa compagne, Astarté la cornue ou la lune, diffère de la même sorte de sa congénère Aschera, la voluptueuse. M. Bosworth Smith pense que le culte d’Astarté ou de Tanith à Carthage ne fut pas moins impur que celui d’Aschera ou de la Babylonienne Mylitta. Ce point est pourtant fort contesté. De l’avis de plusieurs mythologues, c’est sous la domination romaine que les impudicités des cultes orientaux s’implantèrent aussi dans la nouvelle Carthage et que le rituel d’Astarté devint immoral ; l’ancienne avait pu connaître des vierges d’Astarté, c’est-à-dire des jeunes filles vouées au célibat pour la servir, mais non des espèces de bayadères faisant métier de la prostitution sacrée.

C’est encore le soleil compris comme pouvoir purifiant et guérisseur qu’on adorait sur la Byrsa sous le vocable d’Esmoun. Nous le reconnaîtrons encore dans le Melcarth, c’est-à-dire Moloch kirjath, roi de la cité, celui que les Grecs appelèrent l’Hercule phénicien et qu’ils firent passer dans leur mythologie sous le nom de Mélicerte. Ses temples, quand il en avait, — car le culte de ce dieu avait un caractère idéaliste prononcé, c’était un dieu de navigateurs que l’on devait pouvoir trouver partout[2], — se distinguaient par les deux colonnes dressées en avant du portique principal, autre symbole cananéen et tyrien dont la signification n’est pas très claire et que Salomon adopta quand il construisit son temple de Jérusalem. Melcarth avait pourtant un temple très célèbre à Gadès (Gibraltar), à l’entrée même du Grand-Océan mystérieux. Un collège de prêtres y rendait des oracles très recherchés, comme s’ils eussent été l’écho de la mer immense, qui connaît et recouvre toutes choses. Une source merveilleuse, qui s’élevait ou s’abaissait en sens inverse de la marée, ajoutait à l’étrangeté de ce lieu révéré. Les deux colonnes, dressées en avant du promontoire et qui doivent avoir servi de phares pour éclairer les navigateurs, sont probablement cause du nom de « Colonnes d’Hercule » donné au fameux détroit.

Une certaine obscurité plane encore, malgré les beaux travaux de M. Heeren, sur la constitution politique de Carthage. Aristote pourtant l’a connue et en a parlé avec des éloges que nous avons quelque peine à comprendre. On sait que le pouvoir suprême était exercé, du moins, pro forma, par deux suffètes (les schofetim ou juges de la Bible), nommés à vie. A côté d’eux était un sénat de vingt-huit membres, qui décidait de concert avec les suffètes des questions de guerre, de taxes et de colonies. Si les deux pouvoirs étaient en conflit, le point litigieux était déféré au peuple qui prononçait en dernier ressort. Mais il parait d’abord que le pouvoir des suffètes devint de plus en plus nominal, et puis qu’une sorte de conseil, qu’on appelait les cent, bien qu’il comptât cent quatre membres, choisi pour la première fois par le peuple sur une liste des citoyens les plus riches, se recrutant ensuite lui-même, accapara de plus en plus l’autorité de fait- On serait tenté de supposer, sans pouvoir rien affirmer en l’absence de documens formels, que la constitution de ce nouveau pouvoir fut démocratique en principe, qu’elle fut due à un mouvement d’opposition au petit conseil des vingt-huit, mais qu’elle aboutit en fait à une oligarchie comparable à celle de Venise. Nous retrouverions ici la tendance ordinaire des peuples commerçans, où tant de causés poussent toujours à l’établissement de « familles gouvernantes » qui se réservent le monopole du pouvoir et passent bientôt à l’état de caste. Autant qu’on en peut juger, la politique de ces cent fut étroite, cruelle, habile en détail, sans grandes vues générales. En règle ordinaire, les généraux vaincus étaient condamnés à la crucifixion ; aussi beaucoup d’entre eux prévenaient-ils cette sentence par le suicide. En continuant de s’appuyer sur les analogies, on comprend qu’une famille comme celle des Barcas, la famille d’Hamilcar et d’Hannibal, ait conquis une popularité assez forte pour faire contre-poids à ce pouvoir redoutable, et parfois même braver ses ordres. Il est remarquable toutefois qu’à part quelques émeutes sans grande portée il ne soit jamais question de révolution militaire ou démocratique, et cela fait supposer qu’en somme, à Carthage même, on était assez content de l’ordre de choses établi.

Du reste le luxe de cette aristocratie financière était très grand. Les tables de citronnier, la vaisselle d’or et d’argent, les statues, les peintures, les broderies achetées au loin, les bibelots coûteux remplissaient ses opulentes demeures. Un simple péplum destiné à la statue d’Astarté valait plus de 700,000 francs. On savait admirablement travailler le verre. M. Beulé est d’avis que nos mousselines les plus légères ne sont pas supérieures aux échantillons qu’il a pu déterrer. L’antiquité a connu aussi un traité carthaginois très remarquable sur l’art du vêtement. Avec quel dédain les ambassadeurs envoyés à Rome à la fin de la première guerre punique racontèrent à leurs concitoyens qu’ils avaient été très bien reçus par les familles des sénateurs, mais qu’un seul service d’argent avait dû être porté de maison en maison pendant tout le temps de leur séjour : il n’y avait que celui-là dans Rome ! Carthage enfin, seule de toutes les villes commerçantes de l’antiquité, s’avisa d’avoir une monnaie fiduciaire en cuir, billet de banque d’état, qui circulait avec sa valeur nominale dans toutes les possessions carthaginoises.

Tel est ce singulier mélange d’étroitesse et de génie inventif, de superstition et de hardiesse, de stérilité en tout ce qui touche le grand art et d’utilitarisme ingénieux. Telle que nous connaissons maintenant Carthage, nous allons la voir se heurter contre une puissance grandissante, son antipode presque à tous les points de vue. C’est un duel à mort qui va s’engager.


II

? ous ne referons pas l’histoire des guerres puniques, racontées par tant d’historiens. Nous rappellerons seulement les faits principaux pour nous attacher surtout à leur signification politique.

La Sicile fut la pomme de discorde entre Carthage et Rome. Déjà l’ambition, facile à comprendre, qui poussa Carthage à se rendre maîtresse de cette grande île voisine, au sol si riche et aux ports si nombreux, l’avait mise aux prises avec l’élément grec, amené en Sicile par des immigrations successives. Les Grecs furent plus d’une fois repoussés par les armées carthaginoises jusqu’à l’extrémité orientale de l’île ; mais là ils étaient déjà assez forts pour braver les attaques puniques. Syracuse arrêta toujours les troupes de Carthage, et à plusieurs reprises celles qui voulaient en faire le siège furent vaincues par les terribles épidémies nées des marécages voisins. C’est cette lutte à outrance contre les Africains qui valut à Denys l’ancien sa popularité et sa dictature prolongée. Après la chute de Denys le jeune, Timoléon, puis Agathoclès, enfin Hiéron se succédèrent dans le même emploi et s’en acquittèrent le plus souvent avec succès. Agathoclès put même descendre en Afrique, ravager pendant trois ans les environs de Carthage et se rembarquer, sans avoir pu la prendre, il est vrai, mais non sans avoir montré le point le plus vulnérable de la puissance carthaginoise.

Pyrrhus fit aussi, en Sicile comme en Italie, une brillante campagne, mais sans résultat. Il repoussa les Carthaginois jusqu’à Lilybée, sur la côte ouest de l’île, mais il ne put emporter cette place forte ni se maintenir dans le pays, et il essuya un grave échec sur mer lorsqu’il repassa le détroit de Messine. Il aurait dit en quittant la Sicile : « Quel beau champ de bataille je laisse ici aux Romains et aux Carthaginois ! » pourtant il les avait vus unir quelque temps leurs efforts contre lui, mais il avait de la puissance et des ambitions des deux cités une idée assez claire pour prévoir qu’elles ne sauraient rester en paix et que la Sicile serait fatalement leur premier champ de bataille.

En définitive Carthage était parvenue à s’implanter dans cette île. Malgré Syracuse et son petit empire sur la côte orientale, malgré la bande intermédiaire de terrain que les Mamertins, dont nous allons parler, avaient réussi à conquérir de Messine à Camarina, les Carthaginois étaient restés maîtres des deux tiers de l’île et ne renonçaient nullement à l’occuper tout entière. — Mais Rome allait la lui disputer. Ce n’est pas qu’à cette époque Rome rêvât déjà un empire universel ; son ambition ne dépassait pas encore les limites de l’Italie : elle avait voulu devenir la cité-reine de la péninsule et réunir les différens peuples qui l’occupaient en une sorte de symmachie ou de confédération militaire dont elle eût été la directrice. Or ce plan était à peu près réalisé. Il n’y avait plus guère que la Gaule cisalpine qui repoussât tout assujettissement à la ville jadis rançonnée par les compagnons de Brennus. D’ailleurs la très habile politique romaine faisait du joug romain quelque chose d’assez doux, à la seule condition qu’on ne voulût pas le secouer. Mais que fallait-il faire de la Sicile ? Terre, pour ainsi dire, italienne, prolongement de l’Italie dont elle était à peine séparée, ne devait-elle pas, elle aussi, entrer dans la confédération ? Pourtant c’était sortir de la péninsule proprement dite, c’était se lancer dans des luttes toutes nouvelles, maritimes, affronter l’inconnu, et nous voyons que le sénat hésita longtemps avant de s’embarquer dans l’entreprise dont l’occasion lui fut offerte par un incident tout particulier.

Voici ce qui s’était passé : Lorsque Agathoclès, chef militaire de Syracuse, mourut l’an 289 avant notre ère, ses troupes mercenaires furent licenciées. Une bande assez nombreuse, recrutée en Campanie, retournait en armes dans son pays, lorsque l’idée vint aux soudards qui la composaient de s’emparer par surprise de Messine qui les avait accueillis amicalement. Ils tuèrent ou chassèrent les habitans mâles, se partagèrent les femmes et les enfans, et se mirent à brigander dans tout le pays d’alentour. Les Carthaginois et Hiéron, le nouveau maître de Syracuse, durent se concerter pour venir à bout de ces bandits qui s’étaient mis hors la loi des nations, et Hiéron se disposa à faire le siège de Messine. Les Mamertins ou fils de Mars, — ainsi s’appelaient ces bandits, — cherchèrent des protecteurs. Les uns songeaient à s’entendre avec Carthage, les autres préféraient l’alliance romaine et invoquaient les secours de Rome en leur qualité d’Italiens.

Le sénat fut très perplexe. Laisser Messine tomber au pouvoir des Carthaginois, faire la sourde oreille à des confédérés réclamant du. secours, ébranler ainsi le prestige si nécessaire au maintien de la suprématie romaine, c’était très grave. D’autre part, les Mamertins n’étaient pourtant que des brigands. Rome devait-elle accepter la solidarité de leurs crimes, se prononcer contre Hiéron, son allié, qui venait justement de lui rendre d’éminens services en l’aidant à délivrer Rhegium d’une autre troupe de mauvais drôles qui avaient aussi surpris cette ville, engager enfin la lutte avec Carthage sous un prétexte aussi détestable ? Ces raisons ne touchèrent pas le peuple romain, à qui le sénat, n’osant se décider, soumit toute l’affaire. Les consuls Appius Claudius et Fulvius Flaccus étaient ambitieux. La Sicile avait une réputation méritée de richesse agricole. Le peuple se prononça pour l’alliance avec les Mamertins et décréta par cela même la première guerre punique. Cette guerre dura vingt-deux ans, de 264 à 241, et fut une des plus meurtrières que l’on connaisse. Elle coûta aux Romains plusieurs armées et sept cents vaisseaux montés par 70,000 hommes.

Quatre points sont à relever dans ses multiples péripéties : la création de la marine de guerre romaine, l’expédition de Régulus en Afrique, les exploits d’Hamilcar Barca, père d’Hannibal, et le traité de paix qui mit fin à la guerre.

L’armée romaine, qui comptait entrer à Messine pour aider les Mamertins à se défendre contre les Syracusains et les Carthaginois, trouva la ville occupée par ces derniers. C’est que, pendant les délibérations du sénat et du peuple romain, le parti mamertin qui tenait pour Carthage avait pris le dessus. Les généraux romains voulurent alors sauver les Mamertins malgré eux. Ils attirèrent Hannon, le chef carthaginois, dans une entrevue, le firent prisonnier traîtreusement et le forcèrent sous peine de mort à ordonner la reddition de Messine. La lutte entre Rome et Carthage commença donc par une insigne perfidie romaine ; Hannon fut crucifié à Carthage. Hiéron se fit battre, réfléchit et acheta fort cher l’honneur de devenir l’allié de Rome. Les Carthaginois furent battus aussi à Agrigente, et les Romains parcoururent en vainqueurs l’île entière. Bientôt leurs ennemis n’eurent plus à eux que les forteresses maritimes de la pointe occidentale. Mais les Romains s’aperçurent bientôt que leur conquête n’était qu’apparente. La flotte carthaginoise bloquait tous les ports. Des forteresses et des vaisseaux puniques sortaient continuellement des bandes armées qui faisaient des incursions pillardes et ne laissaient pas aux Romains une heure de repos. Il fallait où abandonner la Sicile ou se procurer une grande flotte capable de se mesurer avec la flotte africaine ; et c’est précisément ce qui leur manquait.

Polybe, à qui nous devons les renseignemens les plus sûrs en tout ce qui concerne les guerres puniques, a quelque peu exagéré l’inexpérience des Romains en fait de guerre maritime. Ils avaient déjà réprimé sur mer les pirateries de quelques peuples italiens. Un traité de commerce très curieux, conclu un siècle auparavant entre Rome et Carthage, stipule que les navires romains ne pourront trafiquer sur les côtes de la petite Syrte, de l’Atlantique, de la Corse et de la Sardaigne. Il y avait donc déjà une marine romaine. Ce qui est vrai, c’est que Rome n’était pas encore une puissance maritime et qu’elle était obligée de le devenir en quelque sorte d’un jour à l’autre. Sans doute les conditions de la guerre navale étaient alors tout autres qu’aujourd’hui ; mais Carthage avait su les rendre difficiles : elle avait substitué à la trirème grecque ou la nef aux trois bancs de rameurs, la quinquérème ou galère à cinq bancs. Une rapidité plus grande, une masse plus écrasante, un nombre plus élevé de combattans, tels étaient les avantages de cette nouvelle invention ; mais ces énormes machines exigeaient des marins et des pilotes très expérimentés. Rome n’en avait pas ou n’en avait que très peu ; elle n’avait pas même de modèle pour construire des quinquérèmes. Le hasard la servit. Une quinquérème punique fit naufrage sur les côtes du Brutium, servit de type, et en deux mois cent quinquérèmes et vingt trirèmes furent prêtes à prendre la mer. L’enthousiasme, l’engoûment, s’en mêlèrent, fit ce qui le prouve bien, c’est qu’on trouva plus de soldats de terre qu’il n’en fallait pour composer la force agressive de ces vaisseaux improvisés. Quelques mots d’explication sont ici nécessaires.

La guerre des trirèmes et quinquérèmes était surtout une guerre de manœuvres. L’attaquant pliait ses voiles pour être sûr de ses mouvemens, faisait force de rames pour joindre son adversaire, tâchait de le couler d’un coup d’éperon quand il lui était supérieur en masse, ou, s’il ne le pouvait pas, le rangeait pendant un moment, faisait pleuvoir les traits sur son équipage, tachait de mettre ses rames hors de service, puis courait une bordée au large pour recommencer. L’adversaire, de son côté, s’efforçait d’éviter le coup d’éperon ou la décharge meurtrière ; il y réussissait souvent, et l’on ne se joignait que rarement pour s’attaquer corps à corps. On comprend combien cette tactique navale était favorable aux habiles marins de Carthage. Cependant les occasions se présentaient aussi d’en venir directement aux mains. Les rameurs étaient ordinairement des esclaves ou des gens de la classe inférieure recrutés sur le littoral ; leur rôle pendant l’action était tout passif : immobiles, courbés sur leurs avirons, ils faisaient évoluer le navire au commandement du keleustès ou capitaine. Le combat proprement dit était réservé à des soldats spéciaux. Les Romains, qui n’avaient pas d’aussi bons rameurs que leurs ennemis, voulurent modifier à l’avantage des soldats combattans les conditions du combat naval. Ils imaginèrent de dresser à l’avant de chaque vaisseau, à la hauteur de 3 mètres, une sorte de pont volant d’environ 3 mètres aussi, retenu contre un mât, et s’abaissant à volonté au moyen d’une corde et d’une poulie fixée au sommet de ce mât. A l’extrémité supérieure de ce pont était rivé un très fort crochet de fer, qui fit donner à tout l’appareil le nom de corbeau. Ce pont volant pouvait de plus tourner autour du mât de soutien « comme sur un pivot. Il avait près de 1 mètre 1/2 de largeur et portait des garde-fous atteignant à la « hauteur moyenne du genou. Si donc le vaisseau ennemi mettait le cap sur le vaisseau romain, soit pour le percer, soit pour le border en passant, celui-ci laissait arriver, faisait au moment propice tomber son pont volant, le grand crochet le fixait sur le pont ou dans les agrès de l’adversaire, et immédiatement des soldats romains le franchissaient et sautaient à bord de l’ennemi. C’était en résumé la substitution de l’abordage à la manœuvre nautique, et cette méthode nouvelle rapprochait beaucoup les conditions d’un combat naval de celles d’un combat de terre, où le soldat romain retrouvait sa supériorité ordinaire.

C’est surtout grâce à cette invention, que les Carthaginois ne paraissent pas avoir imitée, que les Romains, malgré bien des échecs partiels dus à l’impéritie ou à la témérité de leurs chefs, remportèrent des victoires navales signalées sur leurs adversaires trop confians ; mais les ressources maritimes de Carthage semblaient inépuisables ; à peine une flotte était-elle détruite qu’une autre la remplaçait. Bien que Rome pût aussi, à force de sacrifices et de patriotisme, remplacer ses vaisseaux et ses équipages perdus, il était à craindre que la guerre ainsi conduite ne s’éternisât et qu’à la longue la victoire finale ne restât à la cité la plus riche en arméniens maritimes. C’est pourquoi, se rappelant l’exemple légué par Agathoclès, les Romains voulurent transporter la guerre en Afrique même. Ce fut une véritable armada. La flotte romaine qui partit de Messine en 256 comptait trois cent vingt vaisseaux, portant l’armée de débarquement. Les Carthaginois voulurent lui barrer le passage avec une flotte plus nombreuse encore. Polybe assigne à chaque vaisseau une moyenne de 300 rameurs et de 120 combattans. Il faut donc admettre que près de 300,000 hommes se rencontrèrent au large d’Ecnomus, où la fortune de la guerre se décida en faveur des Romains. Jamais, dans les temps modernes, de pareilles masses ne se sont rencontrées sur mer. La flotte carthaginoise, coupée par l’habile stratégie des Romains, fut à peu près anéantie, et les vainqueurs, conduits par leurs consuls Manlius et Régulus, débarquèrent en Afrique, non loin du cap Herméen, près d’une ville qu’ils appelèrent Clypea, parce qu’elle était bâtie sur une éminence en forme de bouclier.

Carthage, surprise, moralement abattue par le désastre de sa flotte, ne songea pas même à s’opposer au débarquement. Il semble que les riches campagnes, au sein desquelles les Romains s’enfoncèrent, les retinrent plus qu’il n’aurait fallu. Ils auraient probablement emporté Carthage en marchant droit sur elle. Ils aimèrent mieux mettre à contribution les innombrables villes et villages du pays, et même, tel était l’excès de leur confiance, l’un des consuls, Manlius, reçut l’ordre de revenir à Rome avec une partie de l’armée et de laisser Régulus achever seul la grande expédition.

Régulus, en avançant lentement sous les murs de Carthage, remporta encore de brillans succès et crut pouvoir tout terminer d’un coup. Il offrit à Carthage démoralisée une paix tellement exorbitante que le sénat carthaginois retrouva de l’énergie pour la repousser avec indignation. Au même instant arrivait à Carthage le Lacédémonien Xantippe, officier de fortune très expérimenté, qui se fit fort de battre les Romains si on voulait se soumettre à sa direction. Il inspira une confiance étonnante à la population et ne trompa nullement son attente. Il utilisa savamment l’excellente cavalerie numide et les éléphans, et il infligea à l’armée romaine une défaite sanglante : 2,000 Romains seulement regagnèrent à grand’peine Clypea ; le reste fut détruit ou fait prisonnier. Régulus lui-même fut de ces derniers. Une flotte envoyée d’Italie en toute hâte pour rapatrier la garnison de Clypea réussit à l’embarquer, mais une tempête l’anéantit presque complètement dans le détroit de Messine. L’année d’après, d’autres ouragans détruisirent la nouvelle flotte que les Romains avaient équipée pour tenter une nouvelle descente en Afrique. De pareils désastres n’étaient pas suffisamment compensés par les victoires qu’ils remportaient de nouveau en Sicile.

C’est en ce temps-là que Carthage envoya à Rome des ambassadeurs pour traiter de la paix, Régulus, prisonnier sur parole, les accompagnait. Nous avons tous appris dans notre enfance et même probablement chanté en vers latins (du moins aspirant à l’être) la conduite héroïque de ce Régulus, qui parla lui-même contre l’adoption des propositions carthaginoises, lorsqu’il se savait condamné à mort si elles n’étaient pas adoptées. Fidèle à son serment, il aurait fait croire à sa femme et à ses enfans qu’il avait pris du poison, et il serait noblement retourné à Carthage, où on l’aurait fait mourir dans d’horribles tortures. Tite-Live l’a raconté, des historiens et des poètes latins d’un âge plus moderne ont encore amplifié son récit ; mais la critique historique de nos jours a fortement révoqué en doute ou plutôt relégué dans le domaine du roman cette histoire tragique : aucun historien sérieux et rapproché des événemens n’en parle. Le silence de Polybe surtout, qui relate avec détails la campagne de Régulus, est décisif contre la légende ; il y a plus, on peut soupçonner le motif de sa formation. Un fragment de l’histoire de Diodore de Sicile (XXIV, 1), qui n’est certes pas suspect de complaisance pour les Carthaginois, non-seulement laisse entendre que Régulus mourut de sa mort naturelle, mais encore raconte tout au long l’infernale barbarie avec laquelle la femme de Régulus, s’imaginant que l’on userait de cruauté envers son mari, traita deux prisonniers carthaginois, Rostar et Hamilcar, que le sénat lui avait donnés à titre d’otages. Elle les fit lier dans un vase et les y laissa sans nourriture cinq jours et cinq nuits. Rostar mourut de douleur et de faim ; mais Hamilcar, plus robuste, respirait encore, alors elle imagina de le laisser dans le vase, attaché au cadavre de son compagnon, et de le nourrir juste assez pour qu’il vécût dans cette abominable position. Au bout de cinq autres jours, le cadavre en putréfaction exhalait une insupportable odeur. Les esclaves de la maison eurent horreur, la chose fut dénoncée aux tribuns du peuple, et le malheureux fut délivré. Il y a donc tout lieu de penser que la légende de Régulus à Carthage a été inventée pour rejeter sur les Carthaginois le reproche de cruauté odieuse, si complètement mérité par une Romaine.

La guerre continua donc, mais resta confinée en Sicile. Les Carthaginois tenaient toujours Lilybée[3], cette forteresse maritime devant laquelle Pyrrhus avait échoué, dont la passe était très difficile à forcer et que les Romains assiégèrent longtemps en vain. C’est dans cette dernière période de la première guerre punique, depuis 247, que se révéla le génie militaire d’Hamilcar Barca, père du grand Hannibal, C’était le représentant de cette famille barcine, qui devait à une vieille popularité de faire contre-poids dans Carthage à l’oligarchie jalouse dont nous avons parlé. Ce nom de Barca, analogue à l’hébreu barak et signifiant l’éclair, semble avoir inspiré la méthode et la stratégie de cet illustre guerrier, aussi remarquable sur mer que sur terre, et qui pendant des années défia, grâce à une incroyable agilité de mouvemens, toutes les forces que Rome lui opposa. Tantôt ravageant à l’improviste les côtes de l’Italie, tantôt se juchant avec une poignée d’hommes sur des hauteurs inaccessibles d’où il tombait comme la foudre sur les positions ennemies, très peu soutenu par le gouvernement carthaginois, mais trouvant toujours des ressources pour recruter, équiper et nourrir ses mercenaires, il fut pendant six ans le désespoir et la terreur des généraux romains. Il faut signaler ici un trait fort remarquable de cette grande figure militaire, d’autant plus que nous le retrouverons, ainsi que sa méthode tactique, chez son fils Hannibal. Ses soldats étaient des mercenaires, et il y avait toujours là une grande cause d’infériorité pour les armées carthaginoises aux prises avec les soldats citoyens de Rome. La fidélité du mercenaire est toujours douteuse, sa fermeté dans les revers facilement ébranlée. Or Hamilcar trouva moyen de compenser ce grave inconvénient, ce fut en inspirant à ses soldats un dévoûment presque religieux à sa personne. C’est peut-être la première fois que l’on peut signaler dans l’antiquité l’amour passionné du général tenant lieu du patriotisme en tant que ressort moral d’une armée ; pourtant il maintenait strictement la discipline ; il ne s’en fit pas moins chérir de ceux qu’il enrôla sous ses étendards. Polybe observe qu’il est aussi impossible de raconter en détail les exploits d’Hamilcar que de noter les coups portés à son adversaire par un habile pugiliste. Ce fut une guerre de continuelles alertes, de surprises quotidiennes, d’escarmouches innombrables, qui infligèrent aux Romains les pertes les plus sensibles, et qui se seraient à la fin terminées par d’irréparables désastres si le gouvernement de Carthage avait fait de plus vigoureux efforts pour profiter de la situation ; mais des vues mesquines d’économie et de jalousie s’y opposèrent. Carthage se croyait à l’abri de toute nouvelle attaque depuis l’insuccès de Régulus, et trouvait son compte à laisser la guerre nourrir la guerre en Sicile.

La première guerre punique eut pour clôture une grande défaite navale des Carthaginois devant les îles OEgatiennes (241 ans avant Jésus-Christ). A la fin, et apprenant que les Romains avaient de nouveau construit une flotte, les gouvernans de Carthage avaient pris peur et en avaient armé une aussi. Cette nouvelle défaite sur mer les découragea, et, comme Hamilcar jugeait lui-même la continuation de la guerre impossible, comme on n’était guère moins fatigué à Rome qu’à Carthage, on se décida des deux côtés à conclure la paix. Carthage dut renoncer entièrement à la Sicile, s’engager à respecter les états de Hiéron et de ses alliés, et à payer, dans le délai de vingt ans, une indemnité de guerre de 2,200 talens, plus 1,000 comptant. C’étaient des conditions beaucoup plus douces que celles qui avaient été proposées par Régulus douze ans auparavant, Mais il se passa une chose singulière ; quand ces conditions furent soumises à l’approbation du peuple romain, celui-ci se déclara non satisfait. Carthage envoya des plénipotentiaires qui l’apaisèrent en ajoutant 1,100 talens ;[4] à l’indemnité, mais, qui demandèrent à la payer en dix ans au lieu de vingt. Nous pouvons conclure de là que Carthage trouvait le chiffre de l’indemnité très tolérable. Elle se fiait pour l’acquitter à ses étonnantes ressources agricoles et commerciales. Les Romains, de leur côté, furent éblouis par le chiffre brut de la somme proposée et ne comprirent pas très bien ce que leur rivale devait de richesses à son trafic maritime et à ses colonies.


III

La seconde guerre punique, celle d’Hannibal, est la mieux connue des trois. Nous en rappellerons rapidement les principaux momens pour nous étendre un peu plus sur le caractère et les vues politiques du grand homme qui en fut le principal héros. M. Bosworth Smith a mis en relief, avec beaucoup d’art et de sagacité, les titres de l’illustre Carthaginois à l’admiration des siècles.

Pendant les vingt-deux ans qui séparent la première guerre punique de la seconde, les Romains, organisant leurs conquêtes en Sicile et en Sardaigne, purgent la mer illyrienne des pirates qui l’infestaient et reculent leur frontière militaire jusqu’aux Alpes. L’Italie tout entière est donc à eux. La prise de Milan, la fondation des colonies de Plaisance et de Crémone ont consacré la défaite des Gaulois cisalpins.

De son côté, Carthage a beaucoup souffert de la révolte de ses mercenaires, appuyés par les populations lybiennes mécontentes. Cette guerre ne tarde pas à devenir atroce ; mercenaires et Carthaginois rivalisent de cruautés ; les crucifiées dans les deux camps se comptent par milliers ; seul, Hamilcar, que la jalousie des oligarques avait tenu à l’écart, peut venir à bout de cette insurrection terrible, et il le doit en grande partie à ce que beaucoup de mercenaires, ne pouvant résister à leur vieil attachement pour sa personne, passent de son côté. Cette rude besogne terminée, il se voue à l’exécution d’un plan qu’il mûrissait depuis que la perte de la Sicile était devenue pour lui certaine. Il s’agissait de deux grandes fins à poursuivre : compenser cette perte par l’acquisition d’un autre grand territoire, puis former une puissante armée capable de tenir tête aux légions romaines. C’est l’Espagne qui devait lui en fournir les moyens. Sa haine prévoyante contre Rome, qu’il faisait partager à ses enfans, préparait une revanche à lointaine échéance. Il se fait donc envoyer en Espagne avec la clause qu’une décision du peuple carthaginois pourra seule lui enlever ses pouvoirs de général en chef. Jusqu’alors, les Carthaginois avaient eu plutôt des comptoirs que des possessions dans la péninsule ibérique. Pendant neuf ans, moitié combattant, moitié négociant, il réussit à étendre l’empire carthaginois jusqu’au Tage. Là encore il dut autant de succès à son attrait personnel qu’au pouvoir de ses armes. Il mit en exploitation régulière les riches mines du pays, il initia les populations aux douceurs d’une civilisation avancée, bon nombre de chefs ibères sollicitèrent d’eux-mêmes leur annexion à l’empire punique. Il meurt les armes à la main en 228 ; son gendre, Hasdrubal, lui succède, fonde Carthagène (Carthago Nova), continue sa politique avec le même succès, et quand il meurt, assassiné par un Gaulois, Hannibal, fils aîné d’Hamilcar, est proclamé général en chef par ses soldats. Malgré sa jeunesse, il n’avait que vingt-six ans, ce choix fut approuvé à Carthage. Il semble que l’oligarchie carthaginoise se soit volontiers rattachée à un plan qui retenait les Barcines loin de Carthage, à peu près comme le sénat romain crut plus tard qu’il était d’une habileté suprême de reléguer Jules César dans les Gaules.

Les Romains avaient fini par s’inquiéter de cet accroissement de puissance de leurs rivaux. Ils avaient noué des alliances avec des peuplades du nord de l’Espagne, ils avaient même exigé d’Hannibal la promesse qu’il ne dépasserait pas l’Èbre. Quand celui-ci eut mis le siège devant Sagonte, ils demandèrent son extradition au sénat carthaginois. A supposer que l’oligarchie gouvernante eût osé braver l’indignation populaire en consentant à une pareille mesure, la difficulté eût été d’enlever à une armée victorieuse un chef qu’elle idolâtrait, et tel était le cas d’Hannibal, qui avait, comme son père, le talent de se faire passionnément aimer. Les envoyés romains ne reçurent donc qu’une réponse hautaine, et à peine étaient-ils de retour qu’une nouvelle prodigieuse vint plonger Rome dans la stupeur. Hannibal, que les Romains voulaient aller combattre en Espagne, Hannibal, à la tête d’une armée magnifique, était passé d’Espagne en Gaule ; il avait franchi les Alpes, il allait tomber comme une avalanche sur l’Italie centrale, sur Rome elle-même !

Les cendres du vieil Hamilcar durent tressaillir. C’était en effet la mise à exécution soudaine du plan longuement et patiemment médité qu’il avait légué à ses fils. Le fameux serment d’Hannibal, encore enfant, peut n’être qu’une légende poétique ; toujours est-il qu’elle exprime parfaitement l’idée fixe de cette famille Barcine qui avait prononcé contre Rome le même vœu de destruction que plus tard Caton devait retourner contre Carthage. Se procurer ailleurs qu’à Carthage même, c’est-à-dire en Espagne, les ressources indispensables à une pareille entrée en campagne, n’avoir pas à compter avec les timidités ou les étroits calculs des gouvernans, écraser les Romains dans Rome, et délivrer à tout jamais la patrie carthaginoise du terrible adversaire qui- s’était mis en travers de sa puissance croissante, voilà l’intention lointaine et cachée de cette laborieuse occupation de l’Espagne à laquelle trois Barcas avaient successivement consacré toute leur énergie. Cette seconde guerre punique est moins la guerre de deux états que celle d’une famille contre une cité.

Résumons rapidement des faits connus de tout le monde. Malgré une pointe trop tardive de l’armée de Scipion, qui comptait trouver Hannibal en Espagne et qui est toute surprise de le savoir déjà dans la vallée du Rhône, Hannibal a réussi à passer ce fleuve, il a franchi les Alpes par un défilé dont la détermination exacte est encore aujourd’hui le sujet de discussions savantes qui ne doivent pas nous arrêter[5] ; bientôt, malgré l’infériorité de ses forces, malgré une ophthalmie douloureuse qui le prive d’un œil, il remporte sur les légions romaines les éclatantes victoires de la Trébie et du lac Trasimène ; il est dans l’Italie centrale, il pénètre au sud de Rome, traverse toute la péninsule en vainqueur, obligé seulement de lutter d’adresse avec Fabius le temporisateur qui, n’osant lui livrer bataille, joue contre lui un jeu stratégique fort habile, mais sans jamais réussir à le cerner. En attendant, l’armée d’Hannibal est toujours là, enfoncée comme un coin de fer au cœur même de l’Italie prête à profiter de la moindre faute pour tomber sur Rome. A la fin, les Romains veulent tenter un grand coup, et c’est pour perdre la terrible bataille de Cannes. Cependant ces merveilleux succès n’eurent pas pour Hannibal les conséquences qu’il en attendait. L’énergie de Rome, du sénat surtout, sauva la situation, et même bientôt après sa victoire Hannibal se vit réduit à la défensive ; mais il fit durer la guerre encore plus de douze ans, sans recevoir de Carthage autre chose que des renforts dérisoires. Il eut bientôt sur les bras cinq armées tâchant de l’envelopper et auxquelles il échappait toujours. On prétend que Capoue fut fatale à ses soldats et les amollit. Il fallait pourtant bien qu’il eût un point de repère et d’appui parmi les cités italiennes. Capoue, la seconde ville d’Italie, lui offrait de sérieux avantages et s’était prononcée pour lui. Les mœurs n’y étaient ni meilleures ni pires que dans tout le reste de l’Italie méridionale. Ce qui est plus probable, c’est que cette interminable guerre lui enlevait peu à peu ses vétérans d’Espagne, et que les recrues qui venaient remplacer ces excellens soldats étaient loin de les valoir. On sait comment, son frère Hasdrubal, venu d’Espagne avec une armée de secours, ne put le renseigner sur le lieu où il pourrait opérer la jonction, fut battu à Métaure, tué en combattant. Sa tête, jetée dans le camp d’Hannibal, lui apprit tout à la fois l’arrivée de son frère en Italie et son irréparable désastre.

La fortune, après une longue bouderie, sourit donc de nouveau aux Romains. En Espagne comme en Italie, ils remportèrent de brillans avantages. Un grand général, — ce qui leur avait manqué depuis le commencement de cette guerre, car le vieux Fabius n’était qu’un habile tacticien, — Cornélius Scipion, se révéla. Il put de Sicile se transporter en Afrique avec une armée romaine. Tout dès lors était changé. Hannibal fut rappelé en hâte. La bataille de Zama perdue par lui mit Carthage à la merci de Rome. Les conditions de la paix furent très dures, mais Hannibal fut d’avis de les accepter coûte que coûte. Il avait encore son idée que nous verrons plus loin. Pour le moment, nous devons nous poser quatre questions : Pourquoi Hannibal voulut-il se rendre en Italie par la route de terre, quand il paraissait plus facile et plus expéditif de s’y rendre par mer ? Pourquoi ne mit-il pas le siège devant Rome immédiatement après ses premières victoires ni même après la bataille de Cannes ? Comment s’y prit-il pour continuer la guerre, sans secours de la mère patrie, au milieu d’un pays presque partout hostile ? Que faut-il enfin penser de son, entreprise si glorieuse, mais à la fin avortée ?

On cite avec raison comme un trait d’audace sa marche à travers les Pyrénées, la Gaule et les Alpes ; il l’avait préparée de longue main. Il avait fait recueillir tous les renseignemens qui pouvaient l’éclairer sur la route à suivre, les dispositions des populations, les obstacles naturels à surmonter. Il avait pu savoir que la Gaule lui fournirait des vivres en abondance, qu’il rencontrerait peu de résistance en annonçant son dessein d’aller combattre Rome, que les Alpes, si pénible qu’en fût le passage, n’étaient pas infranchissables, puisque des bandes gauloises les avaient traversées tout armées. Cependant, avec les forces maritimes dont il pouvait disposer, il semble qu’il eût été plus simple et plus sûr de partir d’un point quelconque des côtes espagnoles pour, débarquer, par exemple, à Gênes, sur le territoire ligure, où il aurait rencontré des alliés et d’où il pouvait très aisément, laissant les Alpes à dos, passer dans l’Italie centrale. Il se peut que, comme les Romains de Régulus avaient été déterminés par l’exemple d’Agathoclès, Hannibal ait eu l’esprit hanté par le souvenir des invasions gauloises, de ce preux Gaulois qui avait campé en plein Forum et fait payer cher aux défenseurs du Capitole le rachat de ce qui restait de leur ville ; mais nous pensons surtout que l’idée constante d’Hannibal, — et cela jusqu’à la fin, — fut d’organiser contre Rome une coalition de peuples vaincus ou menacés. Sachant pertinemment qu’il ne devait pas compter sur Carthage, comprenant que toute l’entreprise reposait sur lui seul, il aurait voulu entraîner des nations, des peuples entiers, de manière que cette espèce de croisade antiromaine, irrésistible par le nombre, fût garantie par l’intérêt commun d’innombrables complices. Nous inclinerions donc à penser qu’Hannibal songea sérieusement à commencer cette coalition dans notre Gaule elle-même. Ignorant en très grande partie ce qu’il fit pendant, qu’il traversa le sud de notre vieille patrie, nous ne saurions dire s’il négocia dans ce sens. Il est certain qu’il compta sur les Gaulois cisalpins, qu’il supposait, non sans raison, avides de venger leurs défaites récentes et de se soustraire à la sujétion qui leur était imposée. Il trouva chez eux des soldats, mais on ne voit pas que l’élan ait été très grand. Le concours qu’ils lui apportèrent fut en définitive assez mou. Ce dut être le cas plus encore dans la Gaule proprement dite où nul ne songeait à la possibilité d’une invasion romaine. Hannibal rencontra même des dispositions très hostiles sur la rive gauche du Rhône et dans les Alpes. Serait-ce trop loin pousser la conjecture que de supposer qu’on laissa passer librement çà et là un ennemi déjà célèbre du nom romain, mais qu’on se défia beaucoup du Carthaginois ? Ce que nous avons dit en commençant de la renommée que Carthage devait à l’esprit mercantile de ses voyageurs justifierait cette explication. La puissance de séduction d’Hannibal lui était personnelle, ainsi.qu’à son père, et faisait exception. Ceux même qu’il réussissait à rassurer sur ses intentions se souciaient peu d’accepter l’hégémonie punique. D’ailleurs l’influence de Marseille ne dut pas lui être favorable.

C’est la seule chose qui nous explique pourquoi, malgré le retentissement de ses premières victoires, Hannibal éprouva en Italie un mécompte du même genre, et encore plus grave. Très certainement il espérait que les peuples domptés depuis un siècle ou deux par les armes romaines saisiraient cette occasion de ressaisir leur indépendance et de venger leurs vieilles injures. C’est même ce qui nous permet de répondre à notre seconde question : Pourquoi, après les batailles de la Trébie et du lac Trasimène, ne marcha-t-il pas sur Rome ? Cette question, qui a toujours préoccupé les historiens, ceux surtout qui ont étudié en militaires les campagnes d’Hannibal, ne souffre guère d’autre solution. Plutôt que de compromettre ses brillans débuts par ce qui pouvait être une imprudence, il attendit que l’effet moral de ses victoires déterminât ce soulèvement de l’Italie qui eût décuplé ses forces et assuré le succès définitif. Il se peut aussi qu’Hannibal ne fût pas grand amateur de sièges, que les aptitudes spéciales de l’armée que son père, son oncle et lui-même avaient formée avec tant de soin, la rendissent plus redoutable en bataille rangée que devant des murs. Ce ne sont pas les villes emportées d’assaut, après une vive résistance, qui ont valu à Hannibal la plus belle part de ses trophées. On sait combien le siège de Sagonte lui coûta de peines et d’hommes. Il échoua longtemps devant Tarente ; même quand il y fut entré, il ne parvint jamais à s’emparer de la citadelle : ailleurs encore, il fut médiocrement heureux dans des tentatives du même genre. Mais enfin, s’il n’avait pas eu d’autre objectif que la prise de Rome avec les forces dont il disposait en entrant en Italie, il aurait tout au moins essayé. Même après la bataille de Cannes, il se borna à une démonstration peu sérieuse dans la campagne de Rome. Lorsque Capoue, assiégée par les Romains sans qu’il pût les forcer à lever le siège, fut réduite à l’extrémité, il fit encore une pointe sur Rome dans l’espoir que cette diversion sauverait la ville menacée ; ce ne fut encore qu’une manœuvre, et non pas une attaque de fond. Il est donc impossible d’attribuer ses lenteurs à autre chose qu’à des calculs plus politiques encore que militaires. Sa conduite n’est claire que dans l’hypothèse qu’il espéra longtemps que l’Italie en masse finirait par faire cause commune avec lui. Cet espoir fut déçu ; à peine quelques villes, telles que Capoue, se rangèrent de son côté. Rome était-elle donc tellement aimée ? Non ; mais après tout son joug était italien et on se souciait fort peu de passer sous celui de Carthage. On se défiait trop des compatriotes d’Hannibal pour s’enrôler à sa suite. Nous trouvons une confirmation frappante de cette supposition dans le fait que, vers le milieu de la guerre, plusieurs villes de la confédération romaine déclarèrent qu’elles ne fourniraient plus à Rome ni argent, ni soldats, et que le sénat, fort habilement, se garda bien d’insister. N’est-ce pas la preuve qu’il redoutait par-dessus tout de les voir se révolter ?

Cet échec politique renferma le général carthaginois dans un cercle vicieux. Il lui fallait nourrir son armée, la payer, la recruter, et sa façon de faire la guerre en se transportant continuellement d’un lieu à l’autre ne lui permettait pas d’organiser rien qui ressemblât à un gouvernement stable. A peine avait-il quitté une ville que les Romains y rentraient après lui. C’était uniquement par des contributions de guerre et par un pillage plus ou moins régulier qu’il pouvait faire face aux exigences de sa position. L’Italie du centre et du sud fut donc mise en coupe réglée par celui qui aurait voulu être accueilli comme son libérateur. Plus le temps marcha, quand surtout son astre eut pâli, plus les cités italiennes se trouvèrent d’accord avec Rome pour faire d’énergiques efforts contre le dévastateur dont on ne pouvait plus attendre aucun bien, qui ne pouvait plus faire que du mal. Il était donc condamné à ne pouvoir espérer le succès final que du concours des peuples italiens, et, d’autre part, à ne vivre, lui et son armée, que par des moyens qui rendaient ce concours improbable.

Hannibal passe à bon droit pour un des plus grands capitaines de l’antiquité et des temps modernes. Comme tacticien, il était hors ligne ; comme général, il possédait l’art de se faire aimer des soldats ; il avait l’esprit prodigieusement habile en ressources et cette intuition, propre aux grands hommes de guerre, qui leur permet de saisir à point nommé le moment et le moyen des grands coups qui décident les grandes journées. C’est une épopée que ces dix-sept ans de guerre soutenue par l’énergie d’un seul homme, en pays étranger, hostile, aux portes de la plus grande puissance militaire du monde d’alors, constamment entouré de forces supérieures et bien plus cohérentes que les siennes, devant faire une armée compacte avec les élémens les plus hétérogènes, Numides dépaysés Espagnols apathiques, Gaulois turbulens, Grecs aventuriers, n’ayant pour les animer ni cette rancune traditionnelle, qui permit à Alexandre de lancer la Grèce entière contre la Perse, ni cette solidarité du patriotisme qui valut aux Scipion et aux Bonaparte des premières années des années sur lesquelles ils pouvaient absolument compter. Là, la guerre méditée par une famille pendant deux générations fut du premier au dernier moment l’œuvre d’un seul homme.

Son avortement final ne doit pas nous prévenir contre l’entreprise elle-même. Si l’habile diversion que fit Scipion en transportant la guerre sous les murs même de Carthage n’avait pas forcé Hannibal à se rembarquer pour courir à la défense de sa ville natale, il n’y avait pas de raison pour que la guerre telle qu’il savait la faire cessât de sitôt. Et qui sait ce qui serait advenu à la longue ? Déjà son regard se dirigeait vers l’orient. Il voyait de ce côté des peuples commandés par des chefs assez éclairés pour comprendre que la victoire définitive de Rome sur Carthage serait une menace pour le monde entier. Il s’était mis à apprendre le grec. Déjà il avait noué des intelligences avec Philippe de Macédoine. En se maintenant coûte que coûte en Italie ne pouvait-il pas toujours penser que le moment viendrait pourtant où les peuples fédérés avec Rome, voyant qu’elle ne parvenait pas à les protéger contre lui, finiraient, bon gré, mal gré, par tâcher de s’entendre avec lui ?

L’expédition de Scipion en Afrique lui enleva ses dernières chances. C’est là que son entreprise italienne reçut le coup mortel. Carthage, pour ainsi dire, se déroba sous lui ; car elle fut d’une mollesse honteuse ou d’une inconcevable imprévoyance pour parer au danger qui la menaçait. Elle ne chercha pas même à s’opposer au débarquement. Hannibal, tout en comptant très peu sur elle pour en recevoir des subsides ou des recrues, pouvait du moins espérer qu’elle saurait profiter des loisirs qu’il lui procurait pour se mettre sur un pied de défense formidable. Mais telle est l’incurie ordinaire des peuples où l’esprit commercial domine exclusivement. En tout temps, en tout lieu, les préparatifs de défense coûtent fort cher, ne rapportent rien, seront peut-être inutiles, et de tous les spectacles qui peuvent affliger les regards d’un peuple calculateur, le plus lugubre est toujours celui d’un capital qui dort sans rien produire. Probablement on comptait sur une heureuse issue de la guerre en Italie. On se rappelait la défaite de Régulus. On se disait que les Romains, à supposer qu’ils parvinssent à triompher d’Hannibal, seraient trop heureux de conclure la paix sans s’aventurer de nouveau sur une terre qui leur avait été funeste. On n’attacha pas même d’importance à une circonstance qui devait être très préjudiciable à Carthage.

Les populations libyennes ou numides qui lui étaient soumises étaient loin d’éprouver pour leur métropole ces sentimens d’adhésion raisonnée qui rapprochaient déjà les cités italiennes de la ville du Tibre. Elles étaient courbées sous un joug très dur, écrasées d’impôts ; elles détestaient leurs maîtres. Quand Scipion fut débarqué en Afrique, il n’eut aucune peine à trouver des alliés. Au premier rang, il faut citer le chef numide Massinissa, qui toutefois était alors un roi sans royaume. Une histoire romanesque se mêle à cette campagne classique de Scipion. Plusieurs années auparavant, Scipion s’était rendu d’Espagne à Cirta, aujourd’hui Constantine, pour solliciter l’alliance de Scyphax, chef des Massœsyliens, qui occupaient la région orientale de notre Algérie. Il s’y était rencontré avec le Carthaginois Hasdrubal, venu pour maintenir Scyphax dans l’alliance punique. Celui-ci, par politique, penchait pour l’alliance romaine ; mais Hasdrubal avait une fille, nommée Sophonisbe, d’une exquise beauté, déjà promise à Massinissa. Scyphax en devint éperdument amoureux et, pour l’obtenir, il se décida peur Carthage. Puis il chassa Massinissa de son état héréditaire qu’il s’appropria. Mais plus tard, Scipion, une fois établi en Afrique, fournit à Massinissa les moyens de se venger. Scyphax fut défait, sa ville prise, lui-même tué dans le combat. Massinissa considéra Sophonisbe comme sa plus belle conquête et l’épousa le soir même de sa victoire. Cela ne fit pas du tout le compte de Scipion, qui redoutait l’influence de la superbe Carthaginoise sur son ancien amant, devenu son époux par droit de conquête, et il lui intima l’ordre de la congédier. Massinissa n’osa désobéir, mais, soupçonnant quelque visée personnelle dans les injonctions de Scipion, il envoya pour cadeau de noces à Sophonisbe une coupe de poison. Celle-ci la but avec courage, se bornant à cette observation, que sa mort serait venue plus à propos si elle n’avait pas suivi de si près ses secondes noces[6].

Pour en revenir à l’objet principal de notre étude, il faut donc reconnaître que l’entreprise d’Hannibal était justifiée quant au but proprement dit, l’écrasement de la puissance romaine en Italie même ; elle l’était encore par la confiance que le jeune général avait le droit d’avoir en lui-même. Il s’en fallut de si peu que Rome s’abandonnât après les désastres inouïs dont elle fut accablée qu’on ne peut accuser Hannibal de s’être lancé dans une folle aventure à la Pyrrhus ; mais cette entreprise devait avorter par des causes qu’il ne pouvait prévoir, l’extraordinaire fermeté du sénat, la fidélité des cités italiennes et l’incroyable incurie du gouvernement carthaginois. Il reste donc un de ces hommes dont la défaite finale ne diminue pas la grandeur.


IV

C’est une intéressante figure que celle de ce Polybe à qui nous devons les renseignemens les plus sûrs et les plus complets sur les deux premières guerres puniques, sur la seconde surtout. M. Bosworth Smith lui assigne avec raison la première place parmi les narrateurs de cette lutte épique et fait ressortir judicieusement la signification pour ainsi dire prophétique de cet historien-philosophe qui, le premier peut-être, comprit que l’esprit grec et le caractère romain étaient faits pour s’entendre. Natif de Megalopolis en Arcadie, compatriote et admirateur de Philopoemen dont il fut en quelque sorte l’élève, initié de bonne heure aux affaires politiques, il commença par faire aux menées romaines une opposition patriotique assez prononcée pour le faire inscrire sur la liste des Achéens suspects dont Paul-Émile exigea la déportation en Italie. Sa distinction personnelle lui valut toutefois d’être invité à fixer sa demeure dans la maison même de son proscripteur. Il fut le précepteur de Scipion Emilien, fils du vainqueur de la Macédoine et adopté par un fils du premier Africain. C’est dans cette noble famille des Scipions que commença la fusion du génie grec et du génie latin. Là Polybe apprit à connaître le patriciat romain, et aussi les premiers représentans des lettres romaines, l’aimable Lœlius, le satirique Lucilius, Térence le comique, de naissance carthaginoise, Panœtius le philosophe. Il instruisit beaucoup cette société d’élite, il y profita beaucoup lui-même. Son esprit observateur, qui se serait probablement rétréci dans les petits conflits de la ligue achéenne, s’élargit au contact des grands hommes, des grands événemens et des grandes entreprises. Il fut dans le cercle des Scipions quelque chose comme un La Bruyère dans la maison des Condés, l’homme de lettres à poste fixe, et c’est là qu’il conçut le plan d’une grande histoire philosophique dans laquelle il ne se bornerait pas à énumérer les noms propres et les faits, mais où il rechercherait avec les lois qui président au cours des choses les leçons qui s’en dégagent. Aussi, malgré son style souvent pénible, ses digressions où le moi se fait trop sentir, une tendance un peu trop sermonneuse, son histoire compte-t-elle parmi les plus remarquables de l’antiquité. Il était si bien accoutumé à la vie romaine et au commerce des Scipions qu’il ne profita pas de la liberté qui lui fut rendue pour revenir se fixer dans sa patrie. Il recommanda à ses concitoyens de ne pas provoquer Rome par des bravades inutiles, de peur qu’ils ne perdissent ce qui leur restait encore de liberté, puis, apprenant que son élève, devenu son ami, Scipion Émilien, s’embarquait pour l’Afrique lors de la dernière prise d’armes contre Carthage, il obtint de l’y suivre. C’est au milieu des Scipions qu’il recueillit les documens et les traditions des premières guerres puniques. Il est juste d’en tenir compte et de ne pas accepter les yeux fermés toutes les appréciations de vainqueurs parlant de leur ennemi vaincu. Toutefois on reconnaît la hauteur de vues qui distinguait cette illustre famille à la modération relative et à la convenance avec laquelle il est parlé des Carthaginois et en particulier d’Hannibal. Il est donc doublement fâcheux que, parmi les nombreux fragmens de l’œuvre de Polybe qui ne nous sont pas parvenus, nous devions ranger le récit de la troisième guerre punique dont il fut le témoin oculaire. Le seul dédommagement, c’est que le récit d’Appien semble n’être en grande partie que la reproduction du sien.

Carthage, depuis Zama, était donc à la merci de Rome. Elle avait dû livrer les déserteurs et les prisonniers, tous ses éléphans, tous ses vaisseaux de guerre, sauf dix. Cinq cents vaisseaux furent brûlés par les Romains à la vue des Carthaginois atterrés. Carthage ne pouvait plus faire la guerre ni en Afrique ni ailleurs sans la permission de Rome, qui en retour lui assurait sa protection. Elle renonçait à tous ses droits sur les îles de la Méditerranée et sur l’Espagne. Enfin elle devait payer en sept ans une contribution de guerre équivalente à 1,250 millions, valeur actuelle, qui permit à sa rivale de poursuivre le cours de ses conquêtes.

Rome, par le fait même des guerres puniques, se trouvait lancée dans la voie des conquêtes extra-italiennes. La prépondérance que lui assurait dans toute la Méditerranée sa victoire sur Carthage la poussait nécessairement à étendre son empire sur toutes les contrées riveraines de ce grand lac intérieur, si elle ne voulait pas rester toujours exposée à quelque coalition provoquée par la crainte même qu’elle inspirait désormais à tous. La Macédoine fut la première subjuguée. On se rappelle que son roi Philippe avait promis son concours à Hannibal. La Grèce suivit bientôt, puis l’Asie-Mineure.

Pendant ces cinquante années, Carthage, chose incroyable, se releva encore. Hannibal ne se montra pas moins homme d’état que grand capitaine. Élu suffète par le vote populaire, il renversa le système oligarchique auquel il substitua un conseil élu librement chaque année. Il ramena l’ordre dans les finances, qui avaient beaucoup souffert d’une administration sans contrôle, et il sut si bien faire que, sans imposer de taxes nouvelles, ses successeurs purent au bout de treize ans rembourser les emprunts qu’il avait fallu contracter pour payer les vainqueurs. Rome s’alarma ; elle reconnut la suprême habileté de son ennemi juré et exigea qu’on le lui livrât. Hannibal s’exila volontairement pour tirer ses concitoyens d’embarras. Il visita Tyr, le berceau de sa race, il put se dire, en la voyant réduite à n’être plus que l’ombre d’elle-même, que la destinée était cruelle pour les cités puniques ; pourtant il n’était pas abattu : il rêvait une grande coalition de l’Orient contre Rome. Il se rendit à Éphèse auprès d’Antiochus. L’Espagne était en pleine insurrection, Hannihal ne demandait au Séleucide qu’une petite flotte et une petite armée, il s’engageait à repartir pour l’Occident, à renouveler la guerre en Italie, et il donnait rendez-vous aux troupes d’Asie sous les murs de Rome. Mais il parla à des infatués qui, tout en le couvrant d’honneurs apparens, se moquèrent de lui, l’envoyèrent en Grèce, où il n’y avait rien à faire, l’en firent revenir, le lancèrent avec une flotte insignifiante contre la puissante marine de Rhodes. Son escadrille fut écrasée. En même temps l’armée d’Antiochus se faisait battre à Magnésie, et les Romains vainqueurs exigeaient de nouveau qu’on leur livrât Hannibal. Il s’enfuit en Crète, puis revint en Asie-Mineure auprès du roi Prusias de Bithynie. Ce Prusias était un pantin couronné dont il n’y avait rien à attendre. La haine de Rome poursuivit Hannibal dans ce dernier asile, et il allait tomber entre les mains des commissaires envoyés pour l’arrêter, quand il s’empoisonna pour échapper à cette honte suprême. Il avait soixante-quatre ans. Pendant plusieurs siècles, on montra aux voyageurs un tumulus élevé dans un recoin du littoral de la mer de Marmara en leur disant que c’était le tombeau d’Hannibal. Scipion l’Africain mourut la même année 183 avant notre ère.

Carthage, humiliée et asservie, était donc redevenue riche. Massinissa en profita pour faire des incursions sur son territoire. En vain Carthage demanda au sénat romain la protection garantie par îles traités, le sénat fit la sourde oreille. Elle crut alors qu’elle était en droit de se défendre elle-même, elle arma. Il n’en fallut pas davantage pour éveiller dans Rome les soupçons et les appréhensions. Caton l’ancien passa en Afrique ; il fut épouvanté de la richesse et des forces revenues à la cité détestée. Il reparut à Rome avec l’idée fixe du delenda Carthago, et, pour donner à ses craintes une expression symbolique, il déposa devant le sénat des figues carthaginoises d’une grosseur et d’une fraîcheur étonnantes. Le territoire, dit-il, sur lequel poussent de pareils fruits n’est qu’à trois jours de navigation ! La ruine totale et définitive de Carthage devint aussi l’idée fixe du peuple romain.

On commença par lui rogner dents et ongles. Carthage accorda tout ce qu’on lui demandait, trois cents otages des premières familles, ses provisions d’armes, ses deux mille catapultes ; mais, quand on exigea de ses habitans qu’ils consentissent à ce qu’elle fût rasée et rebâtie à 10 milles de la côte, l’indignation, de désespoir ne comment plus de bornes, et l’on se prépara à une défense acharnée. Jamais la mauvaise foi romaine n’avait été plus criante. On forgea des armes à la hâte, les femmes donnèrent leurs cheveux pour qu’on en tressât des cordes pour les machines de guerre, et les premières attaques des Romains furent victorieusement repoussées. Un moment même on put croire que l’expédition contre Carthage allait avorter ; mais Scipion Émilien vint remettre les choses en état, il rétablit la discipline, il refoula dans la place Hasdrubal, qui campait au dehors, et il commença le siège méthodiquement. L’un de ses grands travaux fut le barrage du port marchand. A sa grande déception, les Carthaginois, sans qu’il s’en doutât, creusèrent un nouveau chenal, perpendiculaire du port à la mer ; mais ils n’en profitèrent pas beaucoup. Ce siège dura plus de deux ans : à la fin, les Romains pénétrèrent par surprise dans le port marchand. Il fallut faire de là une guerre de rues pour arriver à la Byrsa, où Hasdrubal, qui régnait par la terreur, s’était réfugié avec sa femme, ses enfans et neuf cents déserteurs de l’armée romaine. Ce fut quelque chose d’épouvantable, comparable à ce qui se passa plus tard au temple de Jérusalem quand Titus en fit le siège après la prise de la ville. Hasdrubal prit peur et alla assez lâchement demander grâce à son ennemi. Mais sa femme, entourée des derniers défenseurs de la citadelle sacrée, mit le feu aux bâtimens et s’élança dans les flammes après y avoir jeté ses enfans avant elle. Ce fut un inénarrable massacre. Scipion en pleura. Le vœu du vieux Caton fut exaucé, il n’y eut plus de Carthage, la charrue fut promenée sur le sol qui l’avait vue naître et mourir, et des malédictions solennelles furent prononcées contre quiconque oserait la rebâtir ou s’établir sur son emplacement.

Et cette fois ce fut fini, bien fini. Il y eut, il est vrai, par la suite une autre Carthage construite sous Auguste, à côté de l’ancienne (pour éviter les conséquences d’une malédiction violée), mais il n’y eut de commun que le nom entre la nouvelle cité et l’ancienne. La civilisation spéciale de Carthage disparut sans retour. L’invasion arabe anéantit même cette ombre d’une illustre morte. Des tombeaux, des réservoirs d’eau gigantesques, des restes d’aqueducs, des mouvemens de terrains précieux pour l’archéologue, mais ne disant plus rien depuis longtemps au passant vulgaire, voilà tout ce qui reste de l’ancienne reine des mers. Par un contraste presque ironique, sur l’une des collines qui faisaient partie de sa vaste enceinte s’élève un village de marabouts qui s’appelle village du Saint et qui est en possession d’une grande renommée comme lieu de sainteté musulmane. Jamais un chrétien n’obtient la faveur d’y passer la nuit. M. Bosworth Smith l’a toutefois visité de jour, s’est entretenu avec le chef de la communauté, et sait-on quel est le saint qui vaut à ce lieu sacré la vénération dont il est l’objet chez les disciples du Prophète ? Ni plus ni moins que le saint roi Louis qui, d’après la tradition locale, sérieusement répétée par le révérend marabout, est mort près de Tunis en bon musulman et dont le corps sanctifie depuis lors la terre où il repose. Quelle étrange succession d’idées religieuses sur ce sol où fleurit un jour le culte de Moloch avec ses abominables rites, où Tertullien, Cyprien, Augustin, déployèrent avec tant d’éclat leurs convictions chrétiennes, où l’arianisme triompha avec les Vandales, où enfin le croissant, après avoir détruit ou absorbé l’une des plus illustres églises de la chrétienté, a trouvé moyen d’accaparer l’un des saints chrétiens les plus renommés !

M. Bosworth Smith envisage à plusieurs reprises la question de savoir s’il valait mieux pour les destinées de l’humanité que Carthage l’emportât sur Rome dans ce duel à mort, et il conclut, non sans une certaine mélancolie, que la loi « des mieux armés pour le combat de la vie » trouve là encore sa justification. Il est difficile de penser que Carthage eût été plus indulgente pour Rome que Rome ne le fut pour elle. Le grand, l’énorme défaut du génie carthaginois, ce manque de pouvoir assimilateur que Rome posséda à un si haut degré et qui seul explique la durée de son empire, eût toujours empêché la civilisation carthaginoise d’exercer l’action en définitive bienfaisante que le génie romain fit rayonner partout où il domina. Ce n’est pas Carthage qui aurait pu donner au monde une langue commune, des lois, des institutions, et surtout cet esprit de grande civilisation qui survécut aux invasions et ramena la civilisation elle-même après une longue éclipse. Pour cela, le génie carthaginois, malgré quelques exceptions brillantes, du reste à moitié désavouées par leur patrie elle-même, était trop dur, trop exclusif, trop replié sur lui-même. Par exemple, il est fort douteux que Carthage victorieuse de la Grèce eût profité comme sa rivale des trésors intellectuels et esthétiques de cette mère auguste des arts et des sciences.

Cependant il y a lieu de regretter vivement la destruction totale de ce foyer d’une civilisation sui generis, qui avait bien aussi ses qualités. N’y avait-il donc pas moyen de désarmer la ville ambitieuse et redoutable, tout en la laissant libre de continuer ses relations commerciales avec les pays lointains ? Il est certain que la grande civilisation gréco-romaine manqua presque complètement d’un mobile qui fait la force de la nôtre, et que Carthage possédait. Je veux parler de cette curiosité, de ce goût de l’inconnu, de l’invention, de la découverte, dont l’absence étonne toujours quand on pense aux cinq ou six siècles de paix et d’études que la domination romaine procura aux nations rangées sous ses lois. Comme on apprit peu ! comme on découvrit peu ! comme on inventa peu ! On a dit que l’avènement du christianisme, en concentrant les esprits sur la question religieuse, avait étouffé dans leurs germes les tendances expérimentales, vraiment scientifiques, positives, comme on dirait aujourd’hui, qui commençaient à poindre. Mais le christianisme ne devint absorbant qu’avec le IVe siècle, et qu’avait-on fait au siècle d’Auguste ? qu’avait-on fait sous les Antonins ou sous les Sévères ? Comment ! personne n’est curieux de sonder les profondeurs de l’Afrique et de l’Asie, de s’enfoncer dans les régions, inexplorées de la Germanie et de la Sarmatie, de vérifier les contes bleus qui courent sur les Indes et la Chine, de chercher ce qu’il pourrait y avoir encore de côtes accessibles au-delà de la Frise, et si Thulé est bien, comme on le dit, la dernière des terres ! Sénèque avait deviné qu’il n’en était rien, mais nul ne s’offrit pour aller voir ce qu’il en était. Même aux momens les plus brillans du monde antique, il règne je ne sais quelle timidité à l’endroit du lointain, du barbare, des contrées et des mers mystérieuses, qui marche de pair avec la routine scientifique et la peur de sonder les secrets de la nature. Quelques exceptions très rares que l’on pourrait citer n’ôtent rien à la vérité de cette observation.

Hé bien ! ce goût de l’inconnu, Carthage l’avait, et à un degré qui ne s’est plus retrouvé avant les temps modernes. Qui sait ce que la société antique serait devenue si elle s’était moins reposée sur son capital acquis de connaissances et d’arts utiles ? Ni Athènes ni Rome n’ont jamais rien fait de pareil au périple de Hannon, et en réalité les Grecs et les Romains ne connurent de notre globe que ce que les voyageurs tyriens et carthaginois avaient déjà exploré cinq ou six siècles avant notre ère.

Il est donc vrai que, même au nom d’une suprématie au fond justifiée, il est toujours mauvais de supprimer un foyer quelconque de la vie collective. Aucune nation n’a le droit de s’écrier : « Moi seule, et c’est assez ! » L’écrasement d’un peuple vivant, ayant son caractère, son histoire, ses aptitudes spéciales, son génie propre, appauvrit toujours l’humanité dans une certaine mesure, et il est bon que l’historien rappelle souvent aux adorateurs de la force brutale que le meurtre d’une nation est toujours un crime, — un crime qui s’expie toujours. Rome plus savante en géographie aurait mieux connu le monde barbare et mieux su ce qu’elle avait à faire pour conjurer sa perte. Plus curieuse, plus inventive, mieux armée, — et tout cela se tient, — elle aurait autrement résisté aux invasions germaines. Hannibal ne savait guère où se formait insensiblement la coalition des forces qui devaient un jour exécuter son grand dessein et célébrer la chute de Rome sur les tombeaux des Fabius et des Scipions.


ALBERT REVILLE.


  1. Les abords de cette île sont dangereux. C’est près de là qu’eut lieu le fameux naufrage de la Méduse en 1816.
  2. Monaco doit son nom au temple de Melcarth Monœkos, c’est-à-dire solitaire dans sa demeure. C’était donc un dieu sans compagne. Cela le rapproche bien du Jahveh primitif des Hébreux.
  3. Aujourd’hui Marsala, de l’arabe Marsa Allah, port de Dieu.
  4. Le talent enboïque pesait 25 kilos 196, ce qui ferait correspondre le total au poids de 18,627,200’ francs. Mais il faut multiplier ces chiffres au moins par vingt pour avoir une valeur réelle correspondante en monnaie moderne.
  5. Signalons toutefois, à ce propos, l’étude remarquable que le commandant Hennebert a consacrée au passage d’Hannibal en Gaule et à travers les Alpes, dans le grand ouvrage qu’il publie sur la vie du héros carthaginois, et dont les deux premiers volumes ont paru. Nous reviendrons sur ce chapitre intéressant de nos annales gauloises dans un travail spécial.
  6. On comprend aisément qu’on tel sujet ait souvent tenté les auteurs de tragédies, d’autant plus qu’on se conformait presque à l’histoire en se renfermant dans la règle des unités. La Sophonisbe de Mairet fut même la première tragédie française régulière. Outre Mairet, Corneille et Voltaire, trois auteurs moins connus ont mis ce sujet sur la scène. Malheureusement aucun de ces essais ne peut compter parmi les chefs-d’œuvre de la littérature.