Les Gueux de mer/01
Les guerres de religion ont toujours été des guerres cruelles. Ce sont aussi les guerres les plus difficiles à raconter. Ne peut-on cependant regretter profondément les événemens à la suite desquels se brisa dans l’Europe troublée la puissante unité du dogme chrétien, et obéir en même temps sans crainte à ce sentiment d’équité qui nous fait reconnaître et proclamer la grandeur de l’homme partout où nous rencontrons le dévoûment et l’esprit de sacrifice ?
« Nous vivons libres ; nous vivons joyeux, » chante aujourd’hui la chanson hollandaise. — « Nous servons le même Dieu. — S’il est quelque différence dans la façon de le servir, — La loi ne s’en inquiète pas. — Unis comme des frères, nous répétons avec allégresse : — Béni soit notre sort ! »
N’est-ce point là un progrès notable sur les doctrines intolérantes qui gouvernaient le monde il y a trois cents ans ? Personne, je pense, ne songerait, en l’année 1891, à le contester. En tout cas, ce ne seraient pas les catholiques ; ils ont trop à gagner au respect de la liberté de conscience. Ce qu’ils demandent, c’est qu’on leur accorde, sans arrière-pensée, la balance égale ; je serais presque tenté de dire, les immunités du franc jeu. À ce prix, — ou je me trompe fort, — ils ne refuseront pas d’admettre, sincèrement et du fond du cœur, que la tolérance religieuse a été une des plus belles conquêtes du monde moderne.
La chose, à vrai dire, n’est pas venue toute seule ; la reconnaissance du principe nouveau a été singulièrement pénible. Les provinces unies des Pays-Bas se sont vues obligées d’endurer quatre-vingts années de guerre pour établir sur une base enfin inébranlable leur autonomie. C’est assurément une des pages les plus intéressantes des annales politiques de l’Europe, une des pages les plus instructives de l’histoire de la marine à voiles.
« La guerre d’Espagne m’a perdu, » disait Napoléon à Sainte-Hélène. « Sans la révolte des Flandres, eût pu dire Philippe II, j’aurais conquis l’Angleterre. » L’expédition de 1588 eût très probablement, en effet, présenté de tout autres résultats, si Philippe II avait encore eu à sa disposition, comme jadis Charles-Quint, la marine agile et à faible tirant d’eau qui, sous les ordres de Justin de Nassau, retint bloquée dans le port de l’Écluse la flottille destinée au transport de l’armée du duc de Parme[1]. Singulière coïncidence, qui ne laisse pas d’éveiller l’attention ! Notre impuissance maritime en 1870 n’eut pas, elle aussi, d’autre cause que la lourdeur massive et monumentale de notre flotte. Je l’avais prédit deux mois avant l’ouverture des hostilités. M. Louis Reybaud le rappelait, non sans quelque tristesse, au milieu des angoisses du siège de Paris[2].
Un éminent critique, me voyant poursuivre avec acharnement l’histoire de la marine à travers les âges, me conseillait, il y a quelques années, de m’en tenir aux « points lumineux. » J’éprouve, au contraire, un penchant invincible à rechercher dans les profondeurs du passé les points restés jusqu’ici obscurs. Ce n’est peut-être pas toujours sans profit que je me suis efforcé de les mettre à leur tour en lumière. Les points lumineux, tout le monde les connaît ; ce sont des sommets que le premier voyageur venu a gravis. Descendons, au contraire, au fond des vallées ; nous y trouverons des trésors ignorés du vulgaire, des enseignemens qui nous feront remonter à l’origine des choses. Ruyter et Tromp sont peut-être les plus imposantes figures de l’histoire navale. Au temps où ils vécurent, ils ne se détachaient certainement pas avec cette majesté de la foule des vaillans capitaines qui furent leurs lieutenans ou leurs précepteurs. La marine néerlandaise, on peut le supposer, eût été grande, eût été victorieuse sans eux.
L’école d’où sortit cette glorieuse élite, cette élite qu’on vit, à l’étonnement du monde, tenir si longtemps en suspens l’épée jusqu’alors triomphante de l’Angleterre, ne ressemblait guère aux académies où nous allons puiser aujourd’hui nos combattans. Elle fournissait surtout aux amirautés de Zélande et de Hollande des caractères éprouvés. Il n’est pas d’examens qui puissent constater ce que sera un jour le caractère d’un homme. Le même métal reçoit cependant des qualités différentes suivant les procédés de la trempe. Il faudra beaucoup d’instruction, beaucoup de dispositions natives, pour suppléer cette école de misères, de périls, de souffrances, par laquelle ont passé les grands hommes de mer du XVIe et du XVIIe siècle. Duguay-Trouin clôt la liste ; Suffren et Nelson eux-mêmes n’y figurent pas. Nous devons voir en eux de bons écoliers, les meilleurs, à coup sûr, qu’ait formés une marine à demi savante ; ces écoliers n’ont déjà plus la verdeur d’instinct que l’habitude déjouer sa vie tous les jours, de la jouer dès l’enfance, imprimait aux commandans des flottes sorties des embouchures de la Meuse et du Zuyderzée.
Deux fois dans des périodes séparées par deux siècles et demi d’intervalle, le même fait s’est produit : un petit peuple qu’une puissance colossale se flattait d’écraser sans peine a conquis son indépendance à l’aide de sa marine. Les gueux de mer ont affranchi les Pays-Bas du joug de l’Espagne ; les corsaires d’Hydra et d’Ipsara ont arraché la Grèce à la tyrannie ottomane.
Sortie victorieuse de la journée de Lépante, l’Espagne possédait une, marine à rames qui lui garantissait l’empire de la Méditerranée ; l’annexion du Portugal en 1580, joignant les ressources de Lisbonne aux ressources de Cadix, lui donnait une flotte à voiles à laquelle semblait devoir appartenir sans conteste la suprématie navale sur l’Océan : des mers difficiles, des navires peu maniables, firent échouer presque au port la fortune de Philippe II. Deux cent cinquante ans plus tard on voyait également, dans les eaux de Cos, les bricks de Miaulis combattre avec avantage les trois-ponts du sultan Mahmoud.
Il est fort heureux que l’entreprise du fils de Charles-Quint contre les États échus après la mort de la reine Marie à la fille d’Anne Boleyn ait avorté. L’établissement de la monarchie universelle eût arrêté la civilisation chrétienne dans son essor ; elle aurait consacré des prétentions qui semblaient à jamais disparues avec les Pharaons. Quelque goût prononcé que nous puissions avoir pour la paix sociale et pour les grandes agglomérations politiques, il ne nous est pas plus possible de regretter l’émancipation des provinces néerlandaises que l’affranchissement de la Grèce. Tout ce qui peut honorer la nature humaine, la relever à ses propres yeux eut part à ce double et généreux triomphe. Le sentiment religieux poussé jusqu’à ses dernières limites soutint, dans les jours les plus désastreux, les combattans de 1821 aussi bien que ceux de 1568. Il faut y joindre la haine de l’étranger, levier non moins puissant et non moins respectable.
Ce fut surtout ce dernier sentiment qui, au temps de l’empereur Napoléon, combattit contre nous en Espagne. Ni par la violence, ni par la conciliation, on n’aurait habitué des Flamands au joug espagnol, des Espagnols au joug français. Le duc d’Albe, pas plus que le prince Murat, Marguerite de Parme pas plus que le roi Joseph n’étaient de force à opérer ce miracle. Quand un peuple a pris pour bannière le désir impérieux de rester maître du sol qui l’a vu naître, il faut l’exterminer ou s’incliner devant sa fantaisie. Le duc d’Albe n’aurait pas répudié l’emploi de l’extermination, — de la transplantation tout au moins ; — Albe n’était qu’un bâton dans la main de son maître. Chrétien fervent, il eût, sans sourciller, clos la lutte à la turque. Nos vues sur l’Espagne étaient plus clémentes. Nous voulions, suivant le mot du vainqueur d’Austerlitz, « débarrasser l’Espagne de ses hideuses institutions. » Ce sont là des bienfaits qui gardent un goût amer quand ils nous sont offerts à la pointe de l’épée.
Ne comparons pas cependant la guerre de 1808 à la guerre de 1568. Il n’y a qu’un rapprochement naturel, un rapprochement pour ainsi dire qui s’impose ; c’est celui auquel nous convient la parité du but poursuivi et jusqu’aux moindres détails de la lutte. Le peuple néerlandais a été, le peuple néerlandais demeure encore, le plus grand des petits peuples. Ne lui refusons pas ce titre payé de tant de sang et de tant de labeur. S’il fallait cependant classer les peuples d’après le prix auquel ils ont acheté leur liberté, on hésiterait peut-être à reléguer les Grecs au second rang.
Que d’analogies d’ailleurs dans l’origine, dans les péripéties des deux insurrections ! Sans la révolte d’Ali-Pacha, sans la trame lentement ourdie par le prince d’Orange, les mécontens en Grèce comme dans les Pays-Bas n’auraient pas eu beau jeu. Le mouvement populaire a été secondé, encouragé, provoqué même, au sein des deux pays, par des satrapes infidèles. « J’ai toujours honoré le roi d’Espagne, » proclame le taciturne stathouder de Hollande. Le pacha de Janina ne croira pas davantage s’être dégagé par sa rébellion de l’hommage auquel il est tenu vis-à-vis le chef de l’Islam. Tous deux cependant, Guillaume d’Orange, aussi bien qu’Ali-Pacha, — ont mis sans scrupule au service d’un peuple insurgé l’influence qu’ils possédaient en vertu de la délégation trop confiante du souverain. La trahison a quelquefois de nobles visées ; elle n’en est pas moins la trahison. On conçoit à la rigueur un gouvernement sans ducs d’Albe ; il n’en est pas qui puisse subsister, si l’on admet qu’un Ali-Pacha, un prince d’Orange quelconque, ne commet pas un crime le jour où, au nom d’une douteuse justice, masque trop facile d’une coupable ambition, il ose prendre parti contre le maître dont il accepta devant Dieu et devant les hommes d’être à la fois l’humble serviteur et le majestueux représentant. La notion du devoir est toujours claire pour les âmes simples ; elle ne devient obscure que pour les esprits compliqués.
Ce qu’on peut reprocher au sultan Mahmoud et à Philippe II, ce ne sont pas leurs soupçons ; c’est bien plutôt leur hésitation à étouffer dans l’œuf la sédition qui couve. A quoi bon des reproches, quand les reproches ne doivent être suivis d’aucun acte ? C’est une faiblesse de plus que de révéler hors de propos sa méfiance. « Que parlez-vous du vœu des États ? » crie à Guillaume d’Orange la voix soudainement irritée de Philippe II, « ce ne sont pas les États qui m’inquiètent ; c’est vous, c’est vous, c’est vous ! » Guillaume d’Orange est averti ; croyez-vous qu’il soit corrigé ?
Dans les grands événemens de ce monde, n’exagérez pas la part de la fatalité. A tout progrès matériel, — invention de l’imprimerie, de la poudre à canon, de la boussole, entrée en scène de la vapeur et de l’électricité, — correspond sans doute une transformation sociale inévitable ; la force latente n’en a pas moins besoin d’une main qui se charge de lui donner issue. A côté du travail mystérieux des atomes, cherchez l’homme que ce bouillonnement souterrain suscite.
Que d’élémens divers concourent à une révolution ! Des hautes régions où l’avenir s’élabore, il faut parfois, pour pressentir l’éclosion des événemens qui vont briser leur coquille, se résigner à descendre sur un terrain plus infime. La monarchie française a succombé, en 1789, sous une dette de 600 millions ; l’appauvrissement graduel de l’Espagne, la prospérité croissante des Pays-Bas, enrichis par la pêche et par le commerce, expliquent peut-être mieux que des considérations transcendantes les oscillations de la fortune passant à tout propos, pendant plus d’un demi-siècle, du camp espagnol au camp néerlandais. Le plus grand général ne saurait découvrir de combinaisons qui le dispensent de payer ses troupes. La marine, dans ce long débat, de 1568 à 1648, ne fut pas seulement pour les provinces révoltées un admirable instrument de guerre ; elle fut aussi, dès le premier jour, un incomparable instrument de trésorerie.
Par quel enchaînement de circonstances peut-on, en quelques années, passer du rêve de la monarchie universelle à l’effacement politique le plus complet ? Quand survient le soulèvement des Pays-Bas, l’Espagne possède encore la première armée du monde, des trésors qu’on serait tenté de croire inépuisables, une flotte à la hauteur de son armée. A partir de Lépante, son dernier succès, rien ne lui réussit plus ; une fatalité implacable semble s’attacher à toutes ses entreprises. Ses trésors, ses vaisseaux, ses soldats s’égrènent comme les grains d’un chapelet dont le cordon viendrait de se briser ; ses meilleurs capitaines ne remportent plus que des victoires inutiles. La grande monarchie de Charles-Quint va s’amoindrissant de jour en jour. Il n’y a que ses colonies, malgré les attaques incessantes dont elles seront l’objet, qui ne participeront pas de longtemps à ce rapide déclin. L’esprit catholique les a trop profondément pénétrées. Contre l’irruption étrangère, la foi des Cortez et des Pizarre demeure encore une impénétrable armure.
Pour la conservation de l’empire ébranlé, cette foi, malheureusement, en Europe ne peut rien. Il s’est rencontré, pour lui tenir tête, une foi non moins robuste, une foi non moins ardente, et, — grand désavantage pour les champions du catholicisme, — une foi qui a compris la puissance de l’épargne et qui saura en faire, comme aux jours d’Israël, une vertu. L’Espagne a trop pris à la lettre la parole de l’Evangile : « Mon royaume n’est pas de ce monde. » De Marthe et de Marie, ce ne sera point Marie qui triomphera. La victoire des Pays-Bas reste, malgré tout, inexplicable. Les huguenots de France, les protestans d’Allemagne, y ont sans contredit beaucoup aidé. L’honneur définitif n’en revient pas moins à ce peuple héroïque, persévérant, ingénieux, qui trouva le moyen de grandir et de s’enrichir dans la souffrance. On peut lui appliquer le mot du poète latin sur Rome. Il fallait qu’il fût bien nécessaire que la nation néerlandaise vînt au jour pour que la lutte engagée dans des conditions aussi monstrueusement inégales eût un pareil résultat. Quand Dieu l’a résolu, des bandes de klephtes ou des flottilles de gueux peuvent donner à un peuple opprimé une patrie.
En l’année 1558, la vieille rivalité de François Ier et de Charles-Quint, recueillie comme un héritage par leurs successeurs, avait dit son dernier mot. La France était abattue ; le comte d’Egmont venait d’assurer à Gravelines, le 13 juillet, la prépondérance de l’Espagne. Un long avenir de paix semblait garanti aux Flandres. Les Flandres n’en étaient pas seulement redevables aux vieilles bandes espagnoles ; elles pouvaient, avant tout, en remercier leurs enfans. Aussi avec quel orgueil, avec quels accens joyeux et reconnaissans, les poètes néerlandais s’appliquaient-ils à célébrer à l’envi ce triomphe !
« O Brabant ! chantaient-ils, belle, heureuse et féconde mère, mère d’une foule savante et d’un peuple pieux, accepte la couronne que t’apporte Van der Noot : il l’a gagnée avec son épée dans le combat. Si Egmont vit encore, c’est à Van der Noot qu’il le doit. Intrépide, vigoureux et brillant de jeunesse, Egmont avait poussé son cheval au plus profond des bataillons français. Il se voit bientôt entouré, assiégé par la foule, qu’il a traversée d’une façon sanglante. Il lui faut soutenir un combat sans merci. Mais Van der Noot accourt : « Courage, mon bon seigneur ! Nous aurons honneur et butin. » Et soudain Van der Noot se range près d’Egmont pour combattre avec lui. Tels qu’on voit deux lions assaillis avec des cris de joie et de grandes clameurs par de grossiers paysans, au lieu de fuir devant les flèches pointues, devant les fusils, devant les arcs, devant les épieux, faire face à l’ennemi, qui se flatte de les accabler, ainsi les deux héros se débattent au milieu des bandes françaises. Le cheval d’Egmont tombe à terre mortellement blessé. Les cavaliers crient au vaillant seigneur : « Rendez-vous ! votre cheval est mort et vous vous.trouvez en détresse ! »
Remarquez, maintenant, un trait de fidélité, digne de louange s’il en fut jamais ! Quand Van der Noot vit Egmont à pied, après la mort de son cheval, il lui dit d’une bouche sincère : « Ne craignez rien, camarade, et ne gémissez pas pour si peu. Sautez sur mon cheval. Ce cheval, désormais, est le vôtre. » Il se jette à terre, sans s’inquiéter des Français qui l’entourent ; Egmont, de son côté, saute lestement en selle. — O action fidèle et audacieuse ! — Des deux mains, Van der Noot saisit la queue du cheval. Van der Noot et Egmont traversent ainsi les rangs ennemis en combattant toujours fortement. Par une inspiration heureuse, Van der Noot a maintenant tourné la queue du cheval autour de sa main gauche, couverte de blessures ; de la main droite il manie avec avantage son épée. Comme deux vigoureux chiens courans qui volent à travers un verger, faisant tomber les fruits sur leur passage, on voit courir ces deux hommes, et de chaque côté les Français rouler renversés à terre.
Pendant qu’ils combattent, arrivent les Bourguignons, pour mettre les Gascons en fuite. Les Bourguignons ont traité les Gascons comme le chat traite la souris. Beaucoup de Gascons ont été faits prisonniers, beaucoup se sont noyés, le reste s’est tiré le plus vite possible du jeu. Ainsi se comportait déjà, il y a un an, cette canaille sans foi, quand elle voulut secourir Saint-Quentin assiégé.
Maintenant, par la paix, la prospérité va renaître dans notre pays. Que la guerre s’éloigne avec honte : le temple de Janus est fermé. La rhétorique et la musique peuvent se livrer sans crainte à leurs amours plus purs.
On sait quelle fut à cette époque, dans les Flandres, l’influence des chambres de rhétorique, académies de village auxquelles, sous le manteau de la poésie, étaient dévolues, comme aujourd’hui à la presse quotidienne, la poursuite des abus et la satire des scandales. Toute la Hollande, toute la Zélande, tout le Brabant, toute la Flandre, toute la Gueldre, chantaient. On ne vit jamais peuple s’adonner avec une telle unanimité au culte des belles-lettres. L’esprit d’opposition qui a toujours fait le fond du caractère flamand y trouvait son compte. Les colonies américaines se détachèrent de la métropole anglaise aussitôt qu’elles n’eurent plus rien à craindre de la France ; les Flandres commencèrent à s’agiter quand les victoires de Saint-Quentin et de Gravelines eurent assuré la sécurité de leurs frontières. Ce fut alors que la présence des troupes espagnoles leur devint particulièrement odieuse.
Les villes de Flandre, on ne saurait trop le répéter, avaient toujours fait preuve d’un singulier penchant à la révolte. Quelle est la grande cité industrieuse que l’histoire pourrait nous montrer moins sage et moins respectueuse de son repos ? L’humeur turbulente des Flandres s’était trouvée d’ailleurs, dès le début du XVIe siècle, » attisée par les premières étincelles du grand incendie qui allait causer tant de ravages en Allemagne. A la prédication des indulgences venait alors de répondre, en Saxe, l’affichage des 95 propositions placardées sur la porte de l’église de Wittemberg. Le zèle imprudent du moine dominicain Tetzel avait engendré l’opposition inattendue du moine augustin Martin Luther. Si on eût bien sondé les motifs de cette résistance et du concours empressé qu’elle rencontra, on aurait probablement trouvé, chez l’apôtre, l’irritation de l’amour-propre blessé, chez la majeure partie de ses prosélytes une immense convoitise. De tout temps l’opulence a paru coupable : le clergé catholique, personne ne l’ignore, était puissamment riche. De tout temps aussi les plus basses passions ont fait pousser des fleurs sur leur fumier. Un mélange de foi et de brutalité farouche entretenu par le secret besoin de détruire, par la recherche toujours inassouvie du nouveau, a marqué la plupart des grands progrès de l’esprit humain.
Dès les premières agitations religieuses qui troublèrent l’Allemagne, Charles-Quint eut le sentiment du danger que la vieille société allait courir. Il se déclara sans hésiter l’adversaire résolu des adeptes de « la nouvelle lumière. » La contagion gagnait rapidement les Pays-Bas. En 1522, François Van der Hulst, investi des redoutables fonctions d’inquisiteur, fut chargé d’arrêter le fléau dans sa marche. Les efforts de Van der Hulst parurent pendant quelque temps couronnés de succès. Comprimé à la surface, le mouvement religieux cheminait sous terre. En 1530, il fait explosion ; les anabaptistes entrent en scène. Une armée de fanatiques s’est emparée en 1534 de Munster ; un tailleur de Leyde, Jan Bockelson, est devenu le chef du « nouveau royaume de Sion. » Triomphe éphémère presque aussitôt noyé dans le sang.
Ce qui caractérise cette époque en travail, c’est surtout la piété agressive où revit le vieil esprit des Hébreux. Le Dieu des Machabées est devenu le seul Dieu que la rébellion invoque ; de modernes prophètes voueront au feu du ciel la pompe mondaine devant laquelle une société corrompue s’incline. Le culte des lettres antiques avait eu pour premier résultat d’incliner le catholicisme à un scepticisme indulgent. La réforme n’est pas sceptique : elle croit à la Bible et se soucie peu de Platon ou d’Aristote. Ce n’est point la raison qui revendique ici son empire, c’est l’érudition qui prétend reprendre, par une plus saine interprétation des textes sacrés, le gouvernement de l’esprit humain. La nouvelle doctrine ne connaît pas le doute ; tout à l’heure elle consentait encore à discuter, maintenant elle affirme. Les colloques ont fait place aux prédications, les prédications au combat. Les psaumes de Marot ne sont plus qu’un chant de guerre. Le peuple élu, flambeau et armes en mains, marche d’un pas ferme à la conquête de la terre promise.
Par quels sentiers étroits, grand Dieu ! il prétend y arriver. Le fanatisme de Philippe II se montrera-t-il beaucoup plus exclusif, beaucoup plus intolérant, que celui des sectaires prêts à monter sans doute intrépidement sur le bûcher, également prêts, hélas ! à y faire monter les autres ? La poursuite est puérile, la poursuite est implacable. Et pourtant de ces aspirations rétrogrades qui ont pris soudain possession de tout un peuple, naît bientôt, de désordres en désordres, de folies sanglantes en folies ridicules, une civilisation infiniment supérieure à celle que nous préparait le détachement religieux du saint-siège. Tant il est vrai que croire c’est revenir à la vie, tant il est vrai surtout qu’on ne s’efforcera jamais en vain de remonter aux sources du christianisme, unique et saint berceau de toutes les vérités sociales !
Un prêtre transfuge, Menno Simons, a succédé à Jan Bockelson : le siècle ne peut plus se passer de prophètes. L’un condamnait le baptême des enfans ; l’autre prescrit le baptême des adultes. Tous deux, au fond, ne sont que les apôtres d’une agitation stérile, d’une agitation inquiète, encore impuissante à trouver sa voie. Avec Calvin, la réforme va prendre un tout autre aspect.
Les divergences dogmatiques ont cédé le pas aux préoccupations morales. Le peuple de Dieu ne veut plus être confondu avec les Gentils. Le mouvement religieux a, dès ce moment, pour base une doctrine austère, pour adhérens non plus seulement des princes ou des nobles révoltés contre la suprématie de Rome, mais des masses populaires altérées d’une foi pure, indignées de la dépravation d’un clergé décrié, avides de recueillir des enseignemens qui leur promettent le retour aux traditions oubliées de la primitive Église. De Genève, le calvinisme s’était rapidement propagé en France ; les prédicateurs français l’importèrent dans les Pays-Bas : il y poussa, dans le court espace de quelques années, de profondes racines. La guerre sourde à la papauté en acquit promptement une impulsion nouvelle.
La doctrine de Calvin, dans sa sombre énergie, s’adaptait merveilleusement au tempérament opiniâtre du peuple néerlandais, le plus entêté des peuples. Elle flattait à la fois son humeur indépendante et son goût prononcé pour cette poésie biblique qui fait de tout chef de famille un patriarche. L’autorité absolue au foyer, la liberté illimitée à l’église, tel était, vers le milieu du XVIe siècle, le vœu presque unanime d’une population docile à la voix de ses pasteurs, parce qu’elle avait cessé depuis longtemps de l’être à celle de ses princes. L’hérésie eût peut-être été moins odieuse à Charles-Quint et à Philippe II s’ils n’avaient, dès le principe, constaté qu’elle avait pour le moins autant en vue « la guerre à Saül, que la chasse à la bête romaine. » La liberté politique et la liberté religieuse ont eu dans les Pays-Bas la même semence. Elles sont nées toutes les deux, à la fois, du sang des martyrs.
En 1524, Van der Hulst a livré aux flammes Guillaume Dirksz, compagnon tonnelier ; en 1525, Jan de Bakker, pasteur à Werden. En 1550, l’édit promulgué à Augsbourg, par Charles-Quint, prétend couper le mal à sa racine. Il est interdit d’imprimer, de copier, de garder, de cacher, de vendre, d’acheter aucun des écrits ou livres de Martin Luther, de Jean Œcolampade, d’Ulrich Zwingle, de Martin Bucer, de Jean Calvin, ou tous autres hérétiques condamnés par la sainte Église. Converser ou discuter sur la sainte Écriture, principalement sur les matières douteuses et difficiles, enseigner ou expliquer les Écritures à quiconque n’aura pas étudié la théologie et n’aura pas été reçu par quelque université en renom, prêcher en secret ou en public, entretenir aucune des opinions professées par les hérétiques, est également un crime passible de la peine capitale. Les hommes périront par l’épée, les femmes seront enterrées vives, si un repentir sincère a expié leur funeste erreur. Les pécheurs obstinés seront brûlés vifs. Loger, soigner, nourrir, chauffer, vêtir un hérétique, ne conduit pas moins sûrement au supplice. Aux grands maux les grands remèdes.
La guerre a ralenti le cours de la justice ; maintenant que l’abdication solennelle de Charles-Quint vient de faire passer le pouvoir aux mains de Philippe II, maintenant surtout que la paix est conclue, prêtez l’oreille aux gémissemens qui s’élèvent d’Anvers :
« Dieu, père céleste, écoute notre plainte ! sois notre gardien, ô Seigneur ! Satan est plein de haine ; il veut perdre nos âmes et anéantir les fidèles. Sa rage est sans limites. O Seigneur, Dieu tout-puissant, vois d’en haut ma détresse ! Tant de gens ont déjà souffert ou sont morts pour la vérité ! L’échafaud, le bûcher, la noyade, nos persécuteurs, à leur honte, emploient tout contre nous. N’est-ce pas là une grande calamité ? Voyez ce qui s’est passé à Anvers : le margrave de Rijen, le chevalier Jan d’Immerzeel, est venu dans cette ville en l’année 1555. Il a commencé à poursuivre ceux qui ne cherchaient qu’à vivre en paix et à marcher dans la voie droite. Bientôt Pierre au pied-bot, Jean le tondeur de draps, Hans le brodeur, Frans l’armurier, ont quitté cette vie sur le marché, pour aller rejoindre le doux fiancé. Jeannette van der Leyen, jeune fille de Gand, ne pleurera plus. Sa vie s’est terminée dans l’Escaut. Barthélémy le potier et la bonne Rommeken, — Dieu les avait élus, — ils sont morts, eux aussi, sur la place du Marché.
« Dans l’année 1556, deux encore sont allés en paix. C’étaient des hommes sages et prudens, des hommes doux d’esprit. Abraham faisait beaucoup de bien ; Jan de Cudse également. La place du Marché à Anvers les a vus tous deux mourir.
« En l’année 57, ont à leur tour souffert dans leur chair, dans leur chair fragile : Martin le tisserand, George le vieux marchand d’habits, Guillaume le tondeur de draps, Pierre le boulanger et Victor. Jérôme et Laurent van Gelder, Pierre le meunier, Jacques d’Ypres, Martin de Wael ont été jetés en prison, parce qu’ils se confiaient en Dieu. On les a décapités sur le quai d’Anvers, sur le Steen. L’épouse de Jérôme, Marguerite ; Jeannette qui vivait près de Dentelaar et Clairette, ont été noyées publiquement dans l’Escaut. On a vu flotter sur l’eau leurs beaux corps blancs. »
Ces répressions sévères, avant-courrières d’exécutions en masse, ne paraissent pas avoir eu le don d’émouvoir beaucoup la noblesse. En revanche, elle n’essaya pas de cacher son mécontentement, quand Philippe II s’avisa de porter atteinte à ses privilèges. Philippe II était aussi, à sa façon, un réformateur. Il s’indignait, et à trop juste titre, de l’ignorance et de l’insouciance du clergé des Pays-Bas. Il voulut y porter remède et chargea un chanoine d’Utrecht, Sonnius, de régler cette affaire avec le pape. Par une bulle promulguée en 1559, Paul IV porta de quatre à dix-huit le nombre des évêchés. Noblesse et clergé s’indignèrent à l’envi. Les abbés se voyaient contraints d’abandonner une large part de leurs bénéfices aux nouveaux évêques ; les nobles perdaient l’espoir d’obtenir, comme par le passé, des dignités ecclésiastiques. Ces dignités, en effet, allaient être désormais réservées aux docteurs en théologie : — « Évêque Sonnius, disait, dans sa parodie sacrilège de l’oraison dominicale, la chanson effrontée des chambres de rhétorique, votre nom est haï, votre royaume n’est d’aucune valeur ni dans le ciel, ni sur la terre. Vous mangez aujourd’hui notre pain quotidien. Nos femmes et nos enfans en ont grand besoin pourtant. O Seigneur, vous qui êtes aux cieux, délivrez-nous d’un pareil évêque ! Ne nous laissez pas succomber à la tentation, mais gardez-nous de tous ces tonsurés. Amen. »
On a reproché à Philippe II, — les historiens ne se font pas faute, pour peu que l’occasion s’en présente, de faire la leçon aux rois, — on a reproché, disons-nous, à Philippe II de n’avoir pas apporté le secours de sa présence à la répression des premiers troubles : — « Les Flandres, répète encore aujourd’hui un blâme aussi prompt que facile, ne pouvaient pas être gouvernées de loin. » — N’oublie-t-on pas un peu, quand on formule avec tant d’assurance cette critique, l’immense étendue des domaines que le fils de Charles-Quint avait à surveiller ? Les Flandres n’étaient pas son seul embarras, et jamais l’échiquier politique n’imposa au souverain des devoirs plus multiples. Ne pouvant être partout à la fois, ce joueur patient et laborieux s’était, comme l’araignée, placé au centre de sa toile. Napoléon Ier non plus ne pouvait pas être en même temps à Madrid et à Moscou. Ses affaires s’en seraient-elles plus mal trouvées s’il était resté à Paris ? Philippe II, d’ailleurs, semble avoir, en s’embarquant pour l’Espagne, le 26 août 1559, laissé derrière lui une administration sérieuse et digne de sa confiance. Sans vouloir méconnaître le prestige qu’exerçait au XVIe siècle la royauté, il est permis de mettre en doute l’efficacité de l’intervention personnelle du monarque dans une crise qui avait pris sa source au cœur de la nation. L’ardeur de la séparation était telle qu’elle aurait probablement franchi cette barrière comme elle a franchi toutes les autres.
Le duc de Savoie, gouverneur des Pays-Bas aux jours des batailles de Saint-Quentin et de Gravelines, était rentré dans les états que lui restituait la victoire. Il avait fallu lui trouver un successeur. Le choix fut heureux. Au prince d’Orange et au comte d’Egmont, le premier peu sûr, le second peu capable, Philippe II préféra sagement sa sœur la duchesse de Parme, fille naturelle de Charles-Quint. Issue d’une famille respectable d’Oudenarde, adoptée par la grande maison de Hoogstraten, confiée dès son enfance à Marguerite de Savoie, tante de l’empereur, d’abord, puis, à la mort de Marguerite, à la reine douairière de Hongrie Marie, sœur de son père, c’est-à-dire à deux princesses successivement régentes des Pays-Bas, Marguerite était née Flamande, avait reçu une éducation flamande, et semblait particulièrement désignée pour gouverner des Flamands. Il y avait du moins quelque chance pour qu’elle les comprît et qu’elle les aimât, circonstance qui aida singulièrement le gouvernement de Charles-Quint et qui eût complètement manqué au gouvernement direct de Philippe II, Espagnol de naissance, Espagnol par ses goûts, Espagnol on peut presque dire d’instinct. Philippe II entoura d’ailleurs sa sœur de trois conseils : un conseil des finances, un conseil privé, un conseil d’État. En réalité, il remit le pouvoir aux mains exercées de l’évêque d’Arras, Antoine Perrenot, plus connu dans l’histoire sous le nom de cardinal Granvelle. Au milieu des grands hommes d’État qu’a produits l’Église romaine, le cardinal Granvelle a droit à une place à part. Il avait alors quarante-deux ans. Brave jusqu’à l’imprudence, doué d’une finesse extrême, entièrement dévoué à son maître, enclin "néanmoins par tempérament aux moyens habiles plutôt qu’aux moyens extrêmes, fort occupé de mettre de l’ordre dans ses propres finances, l’évêque d’Arras, devenu archevêque de Malines, offrait le plus complet contraste avec ces seigneurs bruyans, endettés, presque toujours ivres, qu’il tenait en respect par sa réserve hautaine.
« Nous ne sommes plus que bien peu en ce monde, lui écrivait Philippe II, qui ayons souci de la religion. Mieux vaut tout perdre que manquer sous ce rapport à notre devoir. » — Tout perdre ! ce n’était pas l’avis de Granvelle. L’astucieux prélat estimait au contraire qu’un mélange de douceur et de force pouvait encore tout sauver. Il ne se montra jamais partisan de la politique du désespoir. Déjà, au mois d’octobre 1560, il avait eu le courage de représenter au roi la nécessité de céder au vœu le plus ardent, le plus énergiquement renouvelé des Pays-Bas, en leur accordant le rappel en Espagne des troupes espagnoles : — « Le cœur me saigne, disait-il, quand je songe que cette belle infanterie va nous quitter, mais 3,000 ou 4,000 soldats ne suffiraient pas pour contenir les provinces et le trésor royal n’a pas même le moyen de payer une compagnie. » — Avec son flair subtil, Granvelle n’aurait probablement pas reculé devant certaines concessions ; il n’en pouvait faire ou conseiller sans s’exposer à devenir suspect aux passions froidement exaltées du monarque. S’il pesait sur les Flandres, l’Inquisition pesait également sur lui. Tout avait paru juste contre les Maures ; les mêmes rigueurs pouvaient-elles s’appliquer sans inconvénient aux hérétiques ? Granvelle, au fond, ne le pensait pas ; il se voyait contraint d’agir comme s’il le pensait.
Le 27 avril 1562, deux ministres de l’Évangile, Faveau et Mallart, condamnés depuis plusieurs mois pour infraction notoire aux édits de 1550, épargnés cependant jusque-là par une magistrature hésitante, sont, d’après l’ordre formel et sans réplique du cardinal, conduits au bûcher qu’on vient de dresser sur la grande place de Valenciennes. Une émeute habilement concertée délivre ces malheureux au moment où la flamme commence à les envelopper. Le peuple entier se prête à favoriser leur fuite. Deux jours après, les troupes de Berghen et de Bossu entrent dans la ville. Hommes et femmes remplissent à l’instant les prisons. Le 16 mai, la majesté royale est vengée ; des centaines de victimes ont expié, les unes sur l’échafaud, les autres sur le bûcher, l’insolent succès d’un moment.
Force reste à la loi. Seulement, depuis longtemps odieux à la noblesse, Granvelle est devenu dès ce jour le point de mire de toutes les chansons, le principal objet de l’exécration populaire. L’orage qui grondait se concentre avec une rapidité redoutable au-dessus de sa tête. Granvelle reconnaît sans peine la gravité du mouvement. Ce ne sont plus des mécontentemens isolés qu’il s’agit de conjurer, c’est une révolution menaçante dont il faut retarder l’éclat par un sacrifice encore possible. D’accord en secret avec Philippe II, le cardinal renonce à la lutte, et sans bruit, sans folle terreur non plus, bat prudemment en retraite. Le 13 mai 1564, il sort des Pays-Bas. Les loups ont maintenant la partie belle ; ils ont commencé par obtenir, il y a trois ans, l’éloignement des chiens ; aujourd’hui, c’est la retraite du berger lui-même qu’on leur concède. Toutes les révolutions ont suivi le même chemin : on s’attaque d’abord au ministre ; l’assaut au souverain viendra ensuite. « L’acharnement des nobles contre moi, écrit Granvelle, se comprend aisément ; ils veulent réduire le gouvernement à la l’orme républicaine. » La république pourtant était encore loin : si la noblesse en préparait les voies, elle apercevait à coup sûr moins clairement que Granvelle le but auquel elle allait aboutir. Quelques pasteurs peut-être rêvaient déjà l’établissement de la cité de Dieu ; les nobles songeaient surtout à écarter la concurrence étrangère et à rétablir leur situation obérée.
Rien n’est logique dans le cours des événemens auxquels se mêle la passion de la foule. L’affolement d’un peuple en délire est contagieux. Il gagne presque toujours le pouvoir même qui se sent avec effroi battu en brèche. Par la retraite de Granvelle, la régence se désarmait ; elle ne changeait pas pour cela de politique. La persécution religieuse, excitée par les commandemens réitérés venus de Madrid, reprenait avec un redoublement de rigueur. Au mois d’octobre 1564, quelques mois à peine après le départ de l’archevêque de Malines, un ancien carme, Christophe Fabricius, prêchait à Anvers. « Il tendait partout ses mauvais filets pour séduire les pauvres gens. » La trahison le guettait ; l’arrêt de mort ne se fit pas attendre. Les doléances d’un peuple terrifié sont venues jusqu’à nous.
« O Anvers, opulente Anvers, cité impériale, infidèle à toi-même, ne pourra-t-on jamais vivre en paix dans tes murs ? Tous tes marchands sont semblables aux habitans de Capharnaüm. Dieu pour cela les plongera dans l’abîme. Tyr n’a jamais fait ce que tu as osé faire et Tyr pourtant a été engloutie. Sidon, dans sa rage, n’a jamais bu, comme toi, le sang chrétien. Ta tyrannie ne se lassera-t-elle pas enfin ? La trahison occupe ton enceinte. Le méchant curé de l’église Notre-Dame, aidé par une rusée femelle, a mis sa perfidie à l’œuvre. Son nom est Simon ; la femme s’appelle la grande Marguerite. Elle appartient à la secte jésuite qui met toujours les enfans de Dieu dans l’embarras.
« Cette femme perfide alla trouver un ancien. — Ami, dit-elle, mon esprit est très abattu. Donnez-moi un bon conseil : comment puis-je plaire à Dieu ? Notre misérable curé m’accable. Ce n’est pas moi, pauvre femme, qui puis le contredire. Mais vous, vous connaissez la vérité. Si moi pauvre brebis j’entendais vos pasteurs discuter avec le curé, mon cœur peut-être saurait quel parti prendre. »
Toujours intrépide et ponant le Christ dans son cœur, Christophe, par charité, accueille cette demande. Deux fois, il discute avec le curé. Le papiste vaincu doit se retirer honteusement. « Ami, dit Marguerite, le curé ne me plaît plus ; c’est à vous que je veux m’attacher. Désignez-moi un jour où je puisse vous entendre. Je cherche la vie éternelle. » La chose est convenue, le jour fixé. Mais sur-le-champ le margrave est averti. Le 2 juillet, à six heures du matin, Christophe, n’écoutant que son courage, se présente au rendez-vous. Marguerite lui donne la main. C’est ainsi qu’elle a promis de le livrer.
Le margrave sanguinaire fait à l’instant saisir le bienfaisant pasteur. Il ordonne qu’on le conduise au Steen. Christophe est étendu sur le banc de torture. « Quels sont tes adhérens ? lui demande-t-on. — Demandez-moi ce que vous voudrez, répond Christophe ; je ne trahirai pas ma foi, j’ai confessé le Christ ; pour le Christ j’abandonne ici ma vie. » Le tribunal s’assemble. Christophe s’adresse doucement au margrave : « Monsieur le bailli, lui dit-il, vous ne devriez pas juger contre le droit. Je vais appeler de votre sentence auprès de Dieu. » Le bailli confus s’écrie alors : « N’enseignez-vous donc jamais à la maison, dans les bois, dans les champs ? — Oui, certes, réplique le pasteur, j’enseignais ; Dieu le sait. Si j’éprouve aujourd’hui quelque regret, c’est de n’avoir pu le faire davantage. » Le bailli en colère lui rappelle les ordonnances du roi. « Les ordonnances du roi, répond l’honnête Christophe, ne vous serviront guère quand vous comparaîtrez devant le souverain juge, quand la trompette sonnera pour que vous receviez le salaire après l’ouvrage. » Telle fut la seule défense de Christophe. Ceci se passait le 4 octobre 1564.
« La victime s’en allait résignée porter son offrande à la mort : on entendait tout à coup les frères chanter en grande détresse. « Allons, bourreau, cria le bailli, hâte-toi ! achève ton office ! » Christophe était attaché au poteau. Le bourreau le transperça. En ce moment le bas peuple accourait et dispersait les soldats en leur jetant des pierres. Hélas ! l’agneau était déjà mort, brûlé, étouffé par les flammes. N’y a-t-il pas lieu de verser des larmes ? »
A partir de ce jour le mouvement aristocratique passe au second plan. Le drame est mûr ; le rideau va se lever sur la plus épouvantable tragédie des temps modernes. En 1564, les mécontens se tenaient pour satisfaits d’avoir obtenu l’éloignement du cardinal Granvelle et la retraite des troupes espagnoles ; en 1565 déjà, les exigences vont plus loin ; c’est à l’Inquisition même qu’on s’attaque. Sous l’impulsion de trois zélés calvinistes, — Jean de Marnix, seigneur de Toulouse, Nicolas de Hames, héraut d’armes de la Toison d’or, et Gilles Le Clercq, — la moyenne noblesse associe à ses revendications la haute bourgeoisie. Un pacte séditieux est signé à Bruxelles : il portera le nom de Ligue des nobles ou de Compromis. En 1566, trois cents gentilshommes ayant à leur tête le seigneur de Brederode, le plus brutal, le plus emporté des seigneurs, et Louis de Nassau, le propre frère de Guillaume d’Orange, viennent présenter à la gouvernante une requête. La démarche est audacieuse. C’est le bonnet rouge qu’on offre à Louis XVI. La requête ne vise à rien moins qu’à l’adoucissement des ordonnances, autant dire à la méconnaissance complète des ordres du roi.
L’indignation fut grande dans le conseil. « Qu’avez-vous à craindre de pareils rebelles ? s’est écrié Berlaymont, ce ne sont que des gueux. » Oui, des gueux ! mais des gueux qui mendient l’épée à la main et la carabine sur l’épaule. Tous ces seigneurs grossièrement égoïstes, qu’une prompte révolution peut seule mettre en règle avec leurs créanciers, acceptent gaiement l’injure et la prennent à l’instant pour devise. Ils avaient formé une ligue, signé un engagement : le comte de Berlaymont vient de leur fournir un drapeau. Dans un de ces festins qui se prolongeaient bien avant dans la nuit et d’où les convives ne sortaient jamais qu’en complet état d’ivresse, le sieur de Brederode fit attacher à la voûte de la salle une besace de frères mendians. Les initiés prêtèrent sur cet emblème le serment de résister à l’oppression espagnole.
- Par le pain, par le sel, par la besace,
- Les gueux ne changeront quoi qu’on face.
Sans un drapeau distinct et sans une Marseillaise, il n’y a pas de révolution possible. On vit bientôt apparaître dans les rues de la capitale les plus nobles gentilshommes « accoutrés de draps gris, portant, avec la barbe courte, de longues moustaches à la turque, » et, pendue au cou, une médaille d’or. Sur un des côtés de cette médaille on remarquait l’effigie de Philippe II entourée de ces mots : En tout fidèles au roi ; sur l’autre face on trouvait deux mains jointes et une besace.
Fidèles au roi ! ce fut de tout temps la prétention des oppositions étourdies ou hypocrites. En connaissez-vous de plus pernicieuses au bon ordre et à la royauté ? Des seigneurs débauchés qui chantaient à tue-tête les psaumes de Marot :
- Tailler ne te feras imaige
- De quelque chose que ce soit.
- Sy honneur luy fais ou hommaige,
- Bon Dieu jalousie en reçoit,
auraient eu, quelle que fût leur fidélité prétendue envers le souverain, mauvaise grâce à vouloir réprimer les excès des iconoclastes. Le 20 août 1566, la cathédrale d’Anvers est envahie par une multitude fanatique et hurlante. Les statues du Christ, de la Vierge, des saints sont mises en pièces ; les tableaux, œuvres des plus grands maîtres, sont arrachés des murs ; les vitraux sont brisés. La foule dans sa furie répand sur le parvis les hosties consacrées, boit dans les calices d’or, à la santé des gueux, le vin destiné au sacrifice ; brûle les missels, livre les vieux manuscrits du moyen âge aux flammes et se sert des huiles saintes pour graisser ses chaussures. En quelques heures le plus beau temple des Pays-Bas n’est plus qu’une horrible ruine, une ruine souillée dans ses plus intimes mystères par l’ignoble orgie populaire. Au bout de quelques jours quatre cents temples ou couvens, ravagés d’une extrémité à l’autre des Flandres, ont subi le même sort.
Ce n’était pas là ce que voulaient les nobles. La plupart se rejetèrent effrayés en arrière, et la ligue, sans que la gouvernante eût besoin de s’en mêler, se trouva de fait dissoute. Il était trop tard. Philippe II, à cette heure, ne pouvait plus pardonner : le peuple ne songeait pas davantage à se soumettre. Il avait pris goût au martyre et à la licence ; deux choses qui séduisent presque à un égal degré les masses. Pendant que du fond de son palais le souverain ruminait et préparait sa vengeance, il se trouva dans les Pays-Bas des fous pour oser compter sur la clémence royale. S’ils l’avaient encore humblement implorée ! Mais avec une légèreté, une imprudence vraiment inexplicables ils continuaient leur jeu dangereux d’opposans sous la griffe prête à se détendre. Ils croyaient naïvement qu’il leur suffisait de répudier toute solidarité avec le désordre pour pouvoir avec impunité se permettre de peser, par leurs doléances importunes et par leurs représentations légalement hypocrites, sur la politique plus que jamais irrévocable du prince.
Guillaume d’Orange connaissait mieux Philippe. Dès les premiers jours du mois d’avril 1567, il se démettait de toutes ses charges et se disposait à quitter les Pays-Bas. Parti d’Anvers le 11 avril, il arrivait le 28, après avoir passé par Breda, par le duché de Grave et par le duché de Clèves, à son château héréditaire de Dillenbourg. Un accueil complaisant l’attendait en Allemagne. L’empereur Maximilien II ne voyait pas sans une satisfaction secrète les embarras naissans de son cousin Philippe. Les souverains ont toujours aimé à voir leurs voisins occupés ; les rapports de puissance à puissance en deviennent plus faciles. Sans la connivence de l’Allemagne, les proscrits, assez nombreux déjà, auraient manqué d’asile.
Tous n’allaient pas cependant chercher un refuge à l’étranger. Les forêts marécageuses, sur quelques points presque impénétrables, se peuplaient peu à peu de rebelles. Ceux-là, c’étaient les gueux des bois. Armés d’un mousquet jeté sur le dos, d’un poignard à la ceinture et d’une longue demi-pique qui les aidait à franchir les fossés, ces bandits, gens vigoureux et décidés s’il en fut, répandaient la terreur autour d’eux. Ils en voulaient surtout aux prêtres et aux officiers de justice. Quand ils tombaient eux-mêmes aux mains des Espagnols, leur sort était vite réglé. Les Espagnols les enfermaient tout vivans dans un tonneau et les faisaient rôtir à petit feu.
Frères des gueux des bois, les gueux de mer étaient tout simplement des pirates. De temps immémorial, les côtes de la Mer du Nord avaient été infestées par la piraterie. On se rappelait encore cette association redoutable de brigands qui, sous le nom de frères vitaliens, vécut pendant plus d’un siècle aux dépens des villes hanséatiques. Chassés de l’île de Gothland, les vitaliens s’établirent, vers l’année 1397, sur le littoral de la Frise. Ils y occupèrent des repaires fortifiés, se firent battre, sans se laisser détruire, par les vaisseaux de Lubeck et de Hambourg unis aux vaisseaux de Brème, de Groningue, de Kampen, de Deventer, s’allièrent aux « Chenapans » et aux « Flibustiers, » autres hordes de bandits maritimes, et finirent, après avoir ravagé les embouchures de l’Ems et du Weser, par disparaître devant une indignation générale. Les gueux de mer furent les héritiers naturels des vitaliens. Toutes les côtes profondément découpées ont eu, chaque fois que la police navale s’est relâchée, leurs vitaliens, leurs gueux de mer, ou leurs Uscoques.
Des brigands, des pirates, si audacieux qu’ils soient, ne composent pas une armée. Donnez-leur un chef respecté, ils sont capables de fonder Rome. Guillaume d’Orange fut le chef que toutes ces bandes éparses attendaient.
« On a vu affichée à Anvers, » chantait la chronique rimée dont les fragmens composent encore l’Iliade de la révolution flamande, « une ordonnance du conseil. Cette ordonnance défendait d’enseigner la parole de Dieu aux gens simples. Les bourgeois se sont lamentés, à la réjouissance des papistes. Le 11 avril, à sept heures du matin, le prince se présente avec sa suite sur la place de Meyr. « Qui aime la parole de Dieu me suive ! » dit-il à la foule. Il pleurait, en songeant à la grande oppression qui allait peser sur nous. Tous, grands et petits, pleuraient avec lui ; tous lui criaient : « Nous vous suivrons et n’en suivrons pas d’autres. Ne nous abandonnez pas, car avec vous nous voulons vivre et mourir. » Les uns le suivaient à pied, les autres à cheval. Beaucoup cependant hésitaient encore, retenus par leur intérêt. « Éloignez-vous, gens irrésolus, » leur criait le prince. De honte on les voyait rougir. Combien d’entre eux eurent sujet de se repentir ! Il y eut bien vingt mille élus qui ce jour-là quittèrent Anvers. Un long gémissement parcourait la ioule. En Flandre aussi l’alarme était grande. Le peuple avait peur partout. Chacun se sentait persécuté, parce qu’il ne voulait pas adorer Bel. La duchesse de Parme a aiguisé ses dents sanglantes, avec tous ses rusés gens d’armes qu’elle pousse en avant contre les chrétiens. Le comte d’Egmont, — notez bien ceci, — a conduit par sa perfidie les gueux dans le filet. Il combattait pour les églises catholiques. On peut le comparer au vieux roi Saül, à ce roi qui oublia les commandemens de Dieu pour les biens de ce monde. Son empire a été ainsi miné ; il a été détruit par le Seigneur. Serviteurs de Bel, rappelez-vous ce qui est arrivé au roi Saül !
Ne désespérez pas, chrétiens ! vous souffrirez de grands troubles, vous allez tomber dans la pauvreté, saigner de maintes blessures. Ayez foi néanmoins dans les promesses du Christ. Réjouissez-vous quand même il vous faudrait errer nus. Le Christ lui-même a connu la souffrance. Combattons pieusement aujourd’hui. On peut nous haïr en ce monde ; nous nous réjouirons dans l’éternité avec le Christ. Les temps sont venus qu’annonçait saint Mathieu dans son XXIVe chapitre. Beaucoup de tyrans résistent maintenant à la parole de Dieu ; il est aussi beaucoup de gentilshommes qui l’acceptent. Brederode et le comte palatin, le comte Louis et le prince de Condé inaccessible à la peur, l’amiral de Coligny lui-même, ont confessé la foi pour nous rendre pieux. On veut faire aujourd’hui pleurer les gueux ; ils finiront bien par se venger un jour des perfides papistes. Les principaux seigneurs allemands sont d’accord pour introduire la vraie doctrine dans les Pays-Bas. Gueux, croissez en nombre et invoquons tous ensemble la protection de Dieu ! qu’il garde ces nobles seigneurs de quelque contretemps, afin qu’ils puissent librement et sans crainte suivre son Évangile, combattant, comme David, pour la vraie foi chrétienne ! »
Le moment est critique. Les gueux traversent cependant une période d’espoir. Assisté en secret par la reine Elisabeth, le prince d’Orange rassemble en toute hâte des troupes. On en trouvait toujours en Allemagne quand on était en mesure de les payer. Dès les premiers jours du mois de mai, en l’année 1568, le comte Louis de Nassau pénétrera en Frise à la tête d’une armée de 10,000 fantassins et de 3,000 cavaliers. Il était temps que le duc d’Albe arrivât. Voilà donc Philippe II et Guillaume d’Orange ouvertement aux prises.
Le beau drame ! Philippe II et Guillaume d’Orange y tiendront jusqu’au bout les principaux rôles. Si importans qu’ils soient, Albe, Egmont, de Horn, Louis de Nassau ne sont que des instrumens ou des comparses. Philippe II est un passionné ; Guillaume est un flegmatique. Camarades d’enfance, élevés sous le regard de Charles-Quint, leur antipathie mutuelle s’est révélée de bonne heure. Philippe est de son temps ; Guillaume ne déparerait pas le nôtre. La tolérance dont on lui fait honneur semble toucher de bien près à l’indifférence religieuse. Tour à tour luthérien, catholique, calviniste, quatre fois marié, à une catholique d’abord, à une protestante ensuite, puis successivement à une abbesse échappée du cloître et enfin à la veuve d’une des victimes de la Saint-Barthélémy, abandonnant son fils aîné aux enseignemens de l’université de Louvain, l’exposant même par sa fuite précipitée à ceux de la cour d’Espagne, s’il a jamais connu un fanatisme, ce ne peut avoir été que le fanatisme de la cause nationale. Il aime d’une ardeur sincère le sol injustement foulé par l’étranger, le peuple dont le cœur bat à l’unisson du sien. C’est un grand patriote et un froid chrétien, en dépit de la ferveur apparente de ses prières. Philippe aussi aime l’Espagne ; avant tout il chérit le Dieu dont il se croit, — avec une naïve, disons mieux avec une attendrissante confiance, — le représentant sur la terre. Nul plaisir ne saurait le détourner de sa tâche, nulle épreuve ne le rebutera, nul échec ne le fera douter de la sainteté de sa mission. Le dieu des armées ne lui ménage que des défaites ; il n’en reste pas moins convaincu qu’il est le soldat de Dieu. Le sacrifice d’Isaac ou d’Iphigénie ne l’effraierait pas. Il travaille pour le ciel. Sous ce rapport, il est grand comme tout être qui s’oublie lui-même et qui obéit à une conviction profonde, — grand comme Agamemnon et comme Abraham. Ses facultés sans doute ne sont pas à la hauteur de son zèle ; telles qu’elles sont, il les consacre toutes, sans réserve, sans scrupule, sans tiédeur, au triomphe de la cause qu’il a embrassée. On lui reproche d’avoir été soupçonneux, dissimulé, impitoyable. Comment ne le serait-il pas ? Il vit entouré de trahisons. Son secrétaire intime est le correspondant secret du prince d’Orange ; on lui a dérobé jusqu’à la clé de la cassette où il croit avoir enfermé en toute sécurité ses papiers. Quand l’âme est naturellement religieuse, elle se donne à Dieu avec d’autant plus d’abandon que l’expérience de la vie l’a plus complètement détachée de la créature. Philippe et Guillaume ne se rencontrent que dans un seul sentier, dans le sentier épineux du devoir. Seulement le devoir, ils ne l’entendent pas de la même façon.
Ne prêtons pas à l’homme d’État néerlandais des visées trop hautes, une ambition par trop philosophique. Si grand que soit un homme, il est impossible qu’il ne porte pas dans une certaine mesure l’empreinte du siècle où il a vécu. Faire de Guillaume d’Orange un précurseur de Washington serait tomber dans le plus impardonnable des anachronismes. Philippe et Guillaume ont été deux ouvriers de bonne foi ; le ciel les aura probablement jugés sur leurs intentions. L’histoire n’est pas tenue à la même indulgence. Elle a toujours eu cependant un secret respect pour les plus grandes erreurs, quand ces erreurs ont inspiré de grands dévoûmens. Nous sommes assurément plus éclairés, plus doux, jusqu’à un certain point même plus vertueux que l’étaient nos pères. Ils possédaient sur nous un grand avantage : ils étaient fiers. Ils l’étaient, parce qu’ils croyaient à l’importance de l’homme. Je ne connais point, pour ma part, de doctrine plus funeste, plus ennemie de tout ordre social, que l’humilité abjecte à laquelle un scepticisme railleur nous condamne. Cette humilité exagérée ne peut engendrer que la destruction de toute idée de devoir.
« Quel est celui, demanderons-nous par la bouche de Vondel, le grand poète néerlandais, qui est assis là-haut dans la lumière sans fond, qui existe par lui-même, sans aucun appui du dehors ? Nommez-le-nous, décrivez-le-nous avec une plume de séraphin. » — « C’est Dieu ! vont nous répondre les anges. C’est Dieu, l’être infini, éternel, auteur de toute chose. Vouloir le décrire, lui donner un nom, n’est que profanation et indignité. Chacun a un nom, excepté lui. Il fut, il est, il reste immuablement le même. Seul il se connaît. A qui cette lumière a-t-elle été révélée ? A qui la splendeur des splendeurs est-elle apparue ? »
Voilà de belles paroles. Laissons-les planer au-dessus de nos discussions puériles et de nos querelles sanglantes. Le dogme a ses mystères : respectons-les, sans chercher à les éclaircir. Trop longtemps des mains indiscrètes se sont obstinées à vouloir soulever le voile qui nous dérobe la vue du sanctuaire. Le plus sûr moyen d’honorer la divinité est peut-être de montrer à toute heure, par nos actes, que nous avons conscience de notre origine divine. Bien des martyrs, sans doute, seront morts dans l’erreur : ils n’en auront pas moins été des martyrs, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus grand et de plus respectable au monde. Donner sa vie pour sa foi, c’est rendre le plus inappréciable des services à l’humanité, car c’est lui attester, par une affirmation solennelle, qu’il est quelque chose en nous destiné à survivre à la destruction de la matière. Que l’humanité le croie, et elle n’aura plus sujet de maudire avec Job les genoux qui l’ont portée.
JURIEN DE LA GRAVIERE