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Les Gypsies

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LES GYPSIES.

THE ZINCALI,
BY G. BORROW.[1]

Voici l’un des livres les plus curieux qui aient paru en Angleterre depuis quelques années ; il est écrit sans philosophie et sans art. On peut lui reprocher surtout un défaut de naïveté et de simplicité qui altère ou détruit la confiance du lecteur : point d’ordre, des déductions souvent confuses et qui laissent dans l’ombre les question les plus intéressantes ; enfin quelques essais de fiction mal tissue, qui gâtent ou corrompent les vérités piquantes contenues dans l’ouvrage. Mais si vous brisez cette enveloppe, et que vous opériez le départ de ces élémens hétérogènes, vous vous étonnerez des résultats nouveaux qui s’offriront à vos yeux.

Suivez-moi. — Vous êtes à Séville. Dans une de ces rues étroites et obscures construites par les Maures, une grille de fer ouvre sur une cour intérieure pavée de marbre. Au centre, une vasque de marbre noir, fruste et détruit en plusieurs parties, reçoit la chute murmurante d’une eau limpide qui gémit. Tout autour, disposées dans les macetas ou jardinières, les roses et les plantes aromatiques étalent leur bouquets odorans, et vous reconnaissez mêlées et confondues les sauvages senteurs de l’aloès et du citronnier. L’obscurité de la rue antique, les balcons énormes qui surplombent, les grilles de fer qui menacent, les étroites meurtrières qui passent pour des fenêtres, voilà pour l’extérieur. Le soleil, qui miroite sur le marbre blanc, l’onde jaillissante qui sollicite le parfum de toutes les fleurs, la splendeur calme et la fraîcheur lumineuse, voilà pour l’intérieur. Nous sommes aux premiers jours de mai ; le toldo, ou pavillon d’étoffe blanche, étendu au-dessus de la cour, amortit la violence de ces rayons, que les plantes et les hommes ne soutiendraient pas impunément. Au fond, par de-là cette cour ou ce jardin, une volière dont le treillis de cuivre est brisé en plus d’un endroit, laisse parvenir à votre oreille le gazouillement des oiseaux. Les orangers poussent en pleine terre aux quatre coins de la cour, et un mélange d’insouciance et de volupté, de négligence et de luxe, règne sur toute la scène. Êtes-vous à Fez ou à Chiraz, à Ispahan ou à Delhi ? non, mais à Séville.

La femme du maître, assise sur des coussins près de la fontaine, rêveuse et inoccupée, écoute le babil de ses servantes qui brodent au tambour à côté d’elle.

Cependant un personnage singulier s’arrête devant la grille et jette les yeux sur ce tableau plus romanesque que les romans : c’est une femme de taille moyenne, brune ou plutôt noire, et dont tous les mouvemens annoncent l’agilité et la vigueur. Sa figure est ovale, ses traits réguliers sont durs et aigus, sa chevelure sans ornement, noire comme l’ébène, retombe en boucles naturelles sur ses épaules, son regard est farouche, pénétrant et rusé ; sa bouche, délicatement dessinée, laisse briller des dents fines et blanches, à faire envie aux plus coquettes et aux plus fières beautés de Naples ou de Paris ; à son col est suspendu un enfant noir comme elle, aux yeux étincelans et dont la physionomie porte déjà les caractères de sa race, malice, ruse et sagacité. De larges anneaux d’or faux sont suspendus à ses oreilles, et des sandales protégent ses pieds. Cette femme, qui se tient droite malgré son fardeau, agite la sonnette, et une voix douce, qui sort de la cour intérieure, répond à ce bruit : Quien es ? Puis la porte s’ouvre doucement et laisse pénétrer la Gitana ; la gypsy, la bohémienne, la sorcière du Moultan, la femme de cette race inconnue qui a couvert d’un flot immonde toutes les contrées de l’Europe, toujours misérable, coupable et inflexible. Elle entre sans se baisser, sans plier, le front haut, l’œil ardent, mais la parole douce et flatteuse. En la voyant, la doña de Séville et ses femmes répètent : Ave Maria purisima ; on la craint autant qu’on la désire. Elle commence par répéter les bénédictions sur la famille, bénédictions qu’elle récite avec une volubilité extrême, et dont le lieu-commun se trahit par l’emphase même des éloges et la monotonie d’une voix criarde ; alors commence, sans préparation, la romalis ou la danse gypsy, qui précède l’opération magique du baji ou de la bonne-aventure. Après avoir adressé à la dame espagnole, d’une voix glapissante et avec une fierté de gestes qui contredit singulièrement l’humilité hypocrite des paroles, un torrent de bénédictions que dans son cœur la bohémienne transforme en malédictions féroces, la jeune gypsy s’élance obliquement, les poings placés sur les deux hanches et imitant plutôt les bonds élastiques de la race féline que les développemens gracieux des attitudes humaines. L’enfant noir balancé à son col semble s’animer à ses accens ; il soulève sa tête maligne et hérissée de cheveux noirs, il hurle avec sa mère le chant sauvage qu’elle répète ; enfin elle le détache de son col, le saisit, le lance au-dessus de sa tête comme une balle, et, le front penché en arrière, le sein pantelant, les cheveux épars, toujours dansant, le reçoit en riant dans ses bras. Lorsque la gypsy exerce son art devant les hommes, cette danse de la ménade furieuse change de caractère ; c’est la licence dans ce qu’elle a de plus irritant et de plus nu, la violence de la volupté, mais non sa grace, la danse égyptienne dont parle Virgile dans son petit poème sur la taverne voisine de Rome. Mais l’étranger, l’Espagnol, le boussné qui céderait aux attractions lascives de la danseuse trouverait (c’est M. Borrow qui l’affirme) un poignard aigu prêt à le punir de son erreur.

’Tous les mauvais penchans de l’humanité sont servis et exploités par cette femme qui éveille la cupidité, dérobe les trésors, sert les intrigues, fraie la route aux assassins, indique les moyens et les ressources de la fraude, et conserve deux seules vertus, mais avec un étrange acharnement, la pureté féminine et l’amour de la famille. Sa journée finie, journée toute vouée au pillage, au dol, à la ruse, à la débauche qu’elle excite chez les autres, mais qu’elle repousse, elle rentre heureuse et fière dans son repaire, et là, elle retrouve sa caste qui parle le même langage qu’elle et qui habite une caverne dans un bois désert, une cave dans le faubourg, un grenier abject sous quelque toit de Séville, de Madrid ou de Cordoue ; car il y a de ces romi (tel est leur nom véritable et sacré) de ces kali (noirs) ou zinkali (noirs de l’Inde), non-seulement en Espagne, mais en Russie, en Hongrie, en Allemagne, en Angleterre, en Italie, où ils ont été tour à tour nommés égyptiens (gitani), gypsies, bohémiens, zingari, zigeuner. Partout ils ont les mêmes mœurs et se servent des mêmes mots, diversement modifiés par la syntaxe et les habitudes du pays qu’ils saccagent plutôt qu’ils ne l’habitent.

Tel est le peuple extraordinaire dont un Anglais, M. Borrow, agent de la société biblique de Londres, donne pour la première fois une description complète et détaillée.

Je ne connais rien de plus singulier et de plus curieux que la vie de M. Borrow, consacrée toute entière à l’observation d’une race d’hommes à laquelle lui-même n’appartenait pas. Chargé de répandre la Bible protestante dans les villages et les villes de l’Espagne, il s’occupe bien moins de son office que de l’investigation à laquelle toute son ame est attachée. C’est un personnage anglais vraiment complet. Il aime les bohémiens ; il ne sait pas pourquoi, il ne sait pas comment, mais il les aime. Partout où il espère les retrouver, il se porte d’un mouvement spontané et impétueux. Il dit lui-même, au commencement de son ouvrage, qu’il ignore d’où lui vient cette ferveur bohémienne. Il ne se montre pas seulement, dans son investigation, ardent et avide de renseignemens nouveaux, mais acharné à les poursuivre à travers tous les périls. Il étudie la langage des zinkali et ses dialectes ; il écrit ce langage, qui n’a jamais été écrit, et qui ne sert aujourd’hui qu’aux voleurs et aux plus déguenillés des hommes dans tous les coins de l’Europe moderne. Il descend dans les caves où les sorcières se consultent ; il donne à dîner à chaque bandit qu’il rencontre, et qui, se trouvant à merveille devant la table d’un gentilhomme, dévore le menu de cinq ou six repas ordinaires, non sans menacer l’amphitryon de son couteau.

Si le caractère des zingali est bizarre, celui de M. Borrow ne l’est pas moins. Nous ne sommes pas bien sûr qu’il se soit montré un fort zélé missionnaire, et que la société biblique lui doive des récompenses éclatantes ; mais, comme missionnaire de la science, et de cette science humaine aussi négligée que précieuse, il s’est montré vraiment infatigable. Tantôt dans un réduit infect, entouré de figures hâves et féroces, auprès du chaudron qui bout sur un brasier central, il transforme en littérateurs ces bizarres personnages, et leur fait traduire dans leur patois l’Évangile de saint Luc ; tantôt, visitant dans sa caverne une vieille sorcière malade, il la force, moyennant une aumône, de raconter pendant des heures les scandales de sa jeunesse, et comment elle a fait dupes tous ces boussnés ou païens qui la trouvaient belle, et qui n’obtenaient d’elle que la faveur d’être volés. Non, jamais naturaliste n’a poursuivi avec autant de zèle et de constance la solution d’un problème scientifique, jamais érudit ne s’est enchaîné à l’énigme obscure d’une inscription phénicienne avec un dévouement pareil.

Ce n’est pas que M. Borrow tire un grand parti de sa découverte. Il est peu philosophe et ne rapproche guère les prémisses des conséquences. Il n’érige point de système, et laisse à peu près à l’état brut tous les matériaux qu’il entasse. Mais son récit n’en est que plus pittoresque. Vous voyagez avec lui ; vous vous asseyez à l’ombre des cavernes dans les désertes sierras, sous les liéges verts qui peuplent ces solitudes ; vous suivez dans les auberges des côtes d’Afrique, sous les mansardes de Madrid, sous la tente des nomades russes, ce guide qui ne vous inspirerait pas autant de confiance, s’il était moins naïf. Il raconte une foule de superstitieux souvenirs auxquels il ne veut pas avoir l’air de croire, mais dont la légende le charme par son invraisemblance même. Ce caractère crédule, qui fait l’excellence du livre, se serait encore augmenté et aurait conquis tout son charme, si l’auteur n’avait cru devoir, dans une ou deux circonstances, orner de fleurs son récit. C’est chose curieuse alors combien la fiction qui perce, malgré l’écrivain, fait de tort à la vérité, ou plutôt combien cette dernière, dans sa brutale vigueur, triomphe aisément de la fiction

Vers le commencement de ce siècle, une femme de talent, Mme Coltin en a fait l’épreuve. Une anecdote touchante, brodée par elle sous le titre d’Élizabeth, ou les Exilés en Sibérie, avait obtenu un succès populaire. Tout-à-coup l’exacte reproduction des faits détruisit ce triomphe, lorsque M. Xavier de Maistre s’avisa de rédiger sous une forme simple le procès-verbal de l’anecdote primitive. Heureusement pour le livre de M. Borrow, les ornemens que nous signalons, ornemens malheureux, occupent une très petite place dans cette œuvre. Si M. Borrow nous avait parlé un peu plus de lui-même, et que, suivant le cours de ses voyages, il nous eût fait parcourir avec lui les régions diverses qu’il a traversées à la recherche de sa race favorite, le livre y aurait beaucoup gagné. Mais contentons-nous de ce qu’il nous donne. Nous sommes charmé de ces fragmens, même épars, de vérités lointaines, et nous estimons la chose trop excellente et trop rare pour ne pas l’accepter avec une reconnaissance véritable.

Il fallait, pour transformer en un livre admirable les matériaux excellens de l’histoire des gypsies, être à la fois un poète très naïf et un philosophe très profond. Ces deux qualités ne sont pas communes, et leur union est à peu près impossible. Il est donc arrivé à M. Borrow de manquer quelquefois de philosophie et quelquefois aussi de naïveté. Tantôt vous vous apercevez qu’il décore avec une habileté un peu gauche les peintures qu’il esquisse, tantôt vous regrettez que la lumière manque aux faits dont il jette sous nos pas les trésors, l’abondance et la singularité ; cette lumière, c’est la philosophie.

Rien de cruel et d’inquiétant pour l’esprit observateur comme ces énigmes qui restent devant vous, obscures et muettes, sphinx ironiques, bravant l’incrédulité de l’auditeur par une affirmation brutale que rien n’explique et que l’on ne peut contredire. L’intérêt excité ou plutôt irrité par le livre de M. Borrow se mêle souvent à ce sentiment pénible ; l’intelligence est comme saisie d’une vague inquiétude au milieu de ces ténèbres. On ne comprend point le mystère d’une race qui s’est répandue sur toute l’Europe, sans vouloir en prendre les mœurs, qui possède certains vices à titre de culte héréditaire, qui les aime et les défend comme une religion, qui les vante, les pare, les conserve et les ennoblit, tandis que d’autres vices, beaucoup plus pardonnables à la faiblesse et aux penchans de la nature humaine, ne parviennent jamais, à travers les siècles, et malgré tous les changemens de lieux à l’envahir et à la corrompre. Cette race dépravée, les zingali, vivant de vol, servant la débauche, pleine de haine pour les hommes civilisés, conserve ses vertus spéciales, la charité pour ses frères au sein de la violence et du meurtre, le sentiment de la pureté morale sous les haillons de la misère voleuse, la force de l’ame dans la bassesse de la vie, et la chasteté la plus rigide au milieu des impudicités que stimulent et ravivent sans cesse les danses lascives de ses femmes et de ses filles. Problèmes étranges et qui semblent extravagans. Traverser les mœurs des autres peuples sans s’y mêler, pratiquer le mal avec la rigidité la plus sincère, s’enorgueillir du vice comme d’un art qui a ses règles et d’une doctrine systématique dont il ne faut point s’écarter, préférer une vie pauvre, errante et criminelle à une vie civilisée et honnête, et cela dans tous les pays du monde, avec une fidélité séculaire et un inébranlable attachement aux misères et aux crimes des aïeux : ce sont là des caractères si bizarres, qu’ils appellent assurément toute l’attention des philosophes.

Tels se montrent les zinkali sous la plume de M. Borrow, tels ils sont dans tous les obscurs asiles de leur vice et de leur vagabondage, en Russie, en Angleterre, en Hongrie, surtout en Espagne. Partout leur plus haute ambition consiste à tromper le public sur le prix et la vigueur des bêtes de somme qu’ils vendent et achètent, ou à voler celles que l’on confie à leurs soins. Boxeurs en Angleterre, forgerons en Allemagne, sorciers en Espagne, toujours errans dans les forêts et stationnant au bord des routes écartées, dans les ravins et les ruines, ils ne veulent ni se grouper en colonies, ni s’astreindre à la résidence et, plus heureux du vol que de l’aumône, ils bivouaquent avec délices sous un ciel chaud et orageux, analogue à celui qui avait encouragé la vagabonde paresse de leurs pères, dans les gorges pelées et rouges de la Sierra-Morena et des Alpujarras. Ils ne servent point de maître, ils ne cultivent pas le sol. La civilisation les révolte comme un esclavage ; toute occupation sédentaire excite leur mépris. Adonnés à la ruse plutôt qu’à la violence, on les voit respecter chez leurs femmes et chez leurs filles un degré supérieur et extraordinaire de fourberie et de duplicité, joint à une chasteté invincible que l’horreur de toute race étrangère fortifie. Effrayés de leur persistance dans les mêmes vices, les Européens, qui, depuis le XVe siècle, les ont regardés comme des démons et des cannibales, n’ont pas cessé de les consulter pour le service secret de leurs passions, de leurs intrigues et de leurs crimes. D’ailleurs poursuivis et traqués par les lois, les romi, les zinkali, les enfans du ciel (chal), comme ils se nomment, restent invinciblement attachés à leurs habitudes nomades, et leur souplesse même est plus inflexible que le patriotisme légal des peuples sédentaires.

Si l’on cherche, ce que M. Borrow n’a pas essayé, à pénétrer et à résoudre le problème de cette persistance immuable, on ne peut en trouver l’explication que dans le génie propre des vieilles institutions hindoustaniques. Il est évident qu’à une époque plus éloignée que M. Borrow ne le suppose, une caste méprisée, peut-être expulsée par les autres castes de l’Inde, a quitté les régions baignées par le Gange, et de campemens en campemens, est arrivée jusqu’aux limites de l’Europe. Accueillie par l’étonnement et l’effroi des nations, condamnée, hors de son pays comme dans son pays, à l’humiliation et à la misère, elle a erré en Perse, en Turquie, en Bohême, en Hongrie, en France, en Italie, en Espagne ; elle a pénétré dans la Grande-Bretagne, toujours fidèle à son idiome, qui constituait le lien mystérieux de la race, toujours pratiquant, comme une science héréditaire, les mêmes fraudes et les mêmes violences qui avaient sans doute provoqué l’expulsion de ses aïeux. On sait que l’esprit de caste avait opéré, chez les Hindous, ce prodige extraordinaire, de rendre indestructible et comme sacrée dans quelques familles l’hérédité de certains crimes. Il faut voir, dans une des comédies que l’Anglais Wilson a traduites du sanskrit, un brahme-voleur exercer sa profession héréditaire avec la superstitieuse rigueur d’un puritanisme dévot. « Voyons, dit ce brahme. Il s’agit d’enlever quelques pierres de ce mur, et d’y pratiquer un trou pour y passer sa main et pour voler. C’est bien ; mais ce trou doit être d’une dimension et d’une forme spéciale, ainsi que l’indique le code de notre métier. » Il continue de cette manière, et opère son effraction et son vol avec une grande exactitude, suivant le formulaire qu’il tire de sa poche. Les débris de ces étranges institutions qui ont fait entrer le vice dans la loi, et qui ont organisé le mal, ne sont pas tout-à-fait anéantis dans l’Inde. Aujourd’hui même, les thugs étranglent encore le voyageur selon les règles, et, lorsque la justice anglaise s’empare d’eux pour les pendre, ils meurent contens d’avoir bien fait leur métier de thugs. La ténacité vitale des institutions humaines doit effrayer le philosophe.

Ainsi parquée à jamais dans certaines habitudes transmises, la caste méprise et abhorre le reste du genre humain. La persécution augmente cet amour des ancêtres, ce respect des coutumes, ce culte des souvenirs dont les juifs ont offert un exemple bien plus mémorable que les zinkali. Enfans d’une race plus ardente, plus forte et plus puissamment douée, les Israélites ont résisté, pendant des siècles, à la tempête des révolutions et des haines humaines, comme le rocher brave la foudre. Chez les zincali, la souplesse, la ruse et une disposition vagabonde dominent tous les autres penchans ; ils sont braves, mais non héroïques ; ils se battent pour se défendre ou pour voler, non pour l’honneur. La gloire ne les touche pas ; ils tiennent surtout à la pureté de la race, à la vérité de la famille, à l’intégrité séculaire de leur sang, et c’est là ce qui leur rend chère, au-dessus de tous les trésors, la chasteté de leurs femmes, la lacha, comme ils la nomment, devenue superstition pour eux. De là le nom même de leur caste, roma, la tribu du « mariage légitime, », des maris, nom sacré, car le mot kalès, « les noirs, » zinkalès (Hind-kalès), « les Hindous noirs, » n’en est que la désignation vulgaire. De là cette attention minutieuse à conserver le dialecte primitif de l’Hindoustan, si ce n’est avec ses flexions et sa syntaxe, du moins dans ses racines nécessaires. À peine le mot roma frappe-t-il l’oreille d’un de ces nomades, tout ce qu’il y a d’enthousiasme et d’amour dans ce cœur barbare et corrompu s’éveille. Ce mot, c’est la patrie, c’est le souvenir, c’est le culte, c’est la richesse pour des hommes qui n’ont ni richesse, ni culte, ni patrie.

M. Borrow, dans son voyage chevaleresque à la recherche des débris de cette caste égarée, reproduit sans cesse la même expérience, qui jamais ne manque son effet. Debout sur la porte d’une auberge, et voyant passer deux gitanes couvertes de guenilles, il prononce la parole magique, et elles accourent. Leurs regards sauvages s’arrêtent sur lui, et elles s’écrient ensemble dans leur patois : Que nous t’aimons ! C’est un frère. Armé de ce talisman, et sachant l’idiome des gypsies, il erre dans les bois, il s’assied près du foyer d’ossemens et de branches sèches que les sorcières alimentent ; il fait route avec un assassin de la caste des kalès, et il ne craint rien. Ces gens, qui se font un mérite d’égorger et de piller les boussnés, les païens, les étrangers, les hommes à sang blanc, lui prodiguent les soins et l’amitié, l’accompagnent, l’écoutent, supportent ses avertissemens et ses sermons, et se transforment, pour lui plaire, en traducteurs et en gens de lettres. Heureusement, il connaît d’avance les mœurs et les idées de ses étranges compagnons ; point de galanteries adressées aux jeunes kalis ; surtout point de dénonciation contre les bandits. Ces précautions une fois prises, il se trouve dans sa famille ; c’est un londoné kalé, un Indien noir anglais, et son frac noir, sa Bible, sa montre d’or et son portefeuille n’ont rien à redouter.

Nous ne reprochons pas comme une faute grave à M. Borrow de n’avoir pas établi avec soin ces déductions curieuses. Le philosophe ou le philologue aurait bien pu gâter, par quelque théorie plus ou moins absurde, l’ingénuité des observations, et sacrifier à je ne sais quel arrangement théorique les charmantes et fortes couleurs qui émanent de la réalité, couleurs qui rappellent en plus d’un endroit les teintes chaudes et solides de Decamps ou de Rembrandt. Il aurait pu sans doute, comme grammairien, soumettre à un travail plus complet et à un examen plus satisfaisant les divers patois de la langue indienne que parlent aujourd’hui les bohémiens de toute l’Europe. Au lieu de nous abandonner ce travail, il aurait pu sans doute l’achever et nous en délivrer. Il n’a pas recherché quelles classes de mots se rapportent, dans ce singulier glossaire, à l’antiquité la plus reculée, ni quels sont ceux qui, d’époque en époque et de migrations en migrations, sont venus y prendre place par gradations et comme par couches successives. Tous les mots nécessaires des gypsies sont hindoustaniques ou plutôt sanskrits. C’est le feu, l’eau, l’huile, le pain, le vin, le ciel, le père, la mère, le fils, l’homme ; ce sont surtout les noms de nombres, pierre de touche infaillible des affinités entre les peuples.

SANSKRIT. GYPSY ESPAGNOL. GYPSY HONGROIS. PERSAN. LATIN. ALLEMAND.
Ega. Yeque. Iek. Ek. Unus. Ein.
Dvaya. Dui. Dui. Du. Duo. Zwey.
Tréya. Trin. Trin. Je. Tres. Drei.
Tschatvar. Estar. Schtar. Chehar. Quatuor. Vier.
Pantscha Pansche. Pansch. Pansch. Quinque.
Schasda. Job, Zoy. Tschov. Schesche. Sex. Sechs.

Il est évident que la forme zinkali se rapproche infiniment plus de la forme sanskrite et persane que de la forme latine et allemande. Ces racines sanskrites primitives se sont alliées à des racines slaves, grecques et persanes, en moins grand nombre il est vrai, et ont composé l’étrange langage dont M. Borrow a donné le dictionnaire fort abrégé. Chaque nation y a laissé sa trace ; on y retrouve le kral ou « roi » des Slaves, le mol ou « vin » des Persans, le lolopaïdo ou « fou » des Grecs modernes. Mais, ce qui est plus étrange, c’est que les glossaires des peuples civilisés ont fait aux zinkali quelques emprunts ignorés.

Ainsi les philologues anglais se sont donné beaucoup de mal pour deviner l’étymologie du mot hoax, « mystification, attrape, escamotage, » et celle de l’expression vulgaire hocus-pocus, que le patois moderne de nos faubourgs rendrait trop bien par un mot ignoble : blague. Il est probable que les zinkali, ou voleurs indiens, depuis long-temps acclimatés en Angleterre, et dont le poète Crabbe trace un si piquant tableau, sont les pères véritables de ces deux vocables hocus et hoax, l’un et l’autre si cruels aux commentateurs et aux auteurs de dictionnaires anglais. Le hoax se rapproche excessivement du hokkano, mot consacré par des gypsies pour indiquer une mystification habile. Par hokkano-baro, ils entendent « la grande attrape, le grand tour, le meilleur des tours, » ce que nos avocats signalent sous le nom de vol à l’américaine. Hocus-pocus ressemble aussi singulièrement à ce même hokkano, venu, dit M. Borrow de jojana, « tromperie, » et joint à l’autre mot gypsy, poquinar, pocinar, pocino, qui signifie « compter de l’argent. » Étymologistes ! aviez-vous rêvé ces grands mystères ? Les juges et les jurés modernes, les avocats gausseurs et éloquens, qui tous les jours examinent de près et dévoilent discrètement, pour l’instruction de la jeunesse studieuse, les diverses nuances du vol, n’ont pas imaginé que l’art d’engager un homme à se duper lui-même descendît en ligne directe du sommet de l’Hymalaya. Ce piège tendu à l’improbité timide par la fraude expérimentée est en effet le roi des tours ; il est beau de forcer l’avarice à se duper elle-même, la cupidité à s’escroquer toute seule, et le désir du vol malhabile à devenir la proie du vol organisé. Je ne m’étonne pas de l’admiration sans bornes que M. Borrow a remarquée dans toute la race et parmi les diverses familles des zinkali pour ce hokkano-baro. C’est, disent les femmes zinkali, le fin du métier, la métaphysique la plus subtile de la ruse voleuse, l’excellence, et le dernier raffinement de l’art. Toute kali ou bohémienne bien apprise ne termine pas l’éducation de son fils par un autre enseignement. Elle lui dit comment on engage la cupidité d’autrui dans une entreprise fallacieuse qui lui promet un bénéfice, et combien il est facile à l’escroquerie prudente de faire tourner à son profit l’escroquerie niaise. Les mêmes histoires de sommes déposées dans des puits et sous des pierres, de rouleaux de papier farcis de cuivre et simulant des rouleaux d’or, de faux trésors cachés dans des ruines, que tous nos journaux nous racontent, se retrouvent parmi les gypsies ; M. Borrow les signale dans l’excellente ingénuité de leur finesse. C’est le symbole définitif et la perfection suprême de cet évangile des bandits.

Notre ami M. Borrow a pénétré dans tous ces détails de mœurs relatifs au baji (bonne aventure), au hokkano-baro et à la chalaneria (trafic de chevaux) ; il était admis dans la bonne société gypsie et entretenait surtout des relations fréquentes avec Pepa la sorcière, remarquable par l’élégance de son langage et de ses manières, mais qui « faisait le mouchoir » et dans l’occasion dépouillait le boussné voyageur ; avec Chicharona, sa belle-fille, remarquable par l’embonpoint et la belle humeur ; avec les filles de Pepa, le Scorpion (la Kasdami), active et méchante comme son nom l’indiquait, et la Tuerta, ou la Louche, sœur aînée de cette dernière. Quand ces diverses notabilités féminines se rassemblaient chez le saint homme, les conversations étaient fort intéressantes.

— Eh bien ! dit-il un jour à Pepa, je suis charmé de vous voir. Qu’avez-vous fait ce matin ?

— J’ai dit le baji (la bonne aventure) ; Chicharna a « fait la tire. » Nous n’avons pas été heureuses, et nous venons nous réchauffer à votre brasero. Quant à la Louche (la Tuerta), c’est une « holgazana, » une fainéante, qui ne veut ni dire le baji, ni voler.

La Tuerta, qui se sentit insultée, releva fièrement la tête, et regardant de travers la Pepa :

— Silence, mère des diables, dit-elle. Je vole quand il le faut, mais non pas à la tire ; je fais le hokkano, et je méprise la bonne aventure. Me diñela coche (mon cœur est plein de rage) quand on me parle du baji ! Vous savez d’ailleurs de quoi je suis capable !

Le « Scorpion » (la Kasdami), fille de treize ans, qui était debout près de sa sœur, prit alors la parole :

— Ma sœur a raison et je pense comme elle. Le métier de saltea-dora (voleuse de grande route), ou de chalana (maquignonne) vaut bien mieux que celui de diseuse de baji.

L’agent de la société biblique de Londres sentit qu’il était de son devoir de ramener la conversation de ces dames à une moralité et une convenance plus stricte, et s’adressant à la Tuerta :

— Vous ne prétendez pas, j’espère, Tuerta, que vos occupations ordinaires soient de voler sur la grande route ou de faire le maquignonnage ?

— Je suis chalana, frère, c’est-à-dire maquignonne, et tout le monde sait que je vole sur la grande route. Je m’habille en homme, et je vais ou avec les nôtres ou quelquefois seule, sur mon cheval, armée de mon escopette, comme cela m’est arrivé au passage de la Guadarrama. J’ai volé vingt Galiciens à la fois ; ils revenaient ensemble de la moisson, et sont tombés à genoux comme des lâches. J’aime un homme brave, qu’il soit boussné (étranger) ou kalo (de race noire). J’avais l’âge du Scorpion quand nous allâmes voler dans le cortijo d’un vieillard, à vingt lieues d’ici. Il était minuit quand nous pénétrâmes chez lui. Nous savions qu’il avait de l’argent, quoiqu’il ne voulût pas en convenir. Nous l’attachâmes et nous le torturâmes, lui brûlant les mains au-dessus de la lampe et le piquant de la pointe de nos couteaux sans succès. Enfin je m’écriai : « Essayons du poivre ! » Nous lui frottâmes donc avec le suc du poivre long l’intérieur des paupières ; c’était là le plus dur. Croiriez-vous qu’il ne broncha pas ? Nos gens disaient : « Il faut le tuer ! » Je leur dis Non ! ce serait dommage. Nous le laissâmes vivre, quoique nous n’eussions rien gagné à cette expédition. Depuis cette nuit-là, j’ai toujours aimé ce vieux pour sa fermeté de cœur, et j’aurais voulu l’avoir pour mari.

Olajai ! s’écria Le Scorpion ; j’aurais voulu y être !

Ces intéressantes créatures faisaient peu de progrès dans la lecture et l’étude des saintes Écritures, comme on peut le penser, et l’Embeo del Majaro Lucas, ou Évangile de saint Luc, traduit en zinkali par M. Borrow, qui parvint à le faire imprimer à Madrid en 1838, n’eut pas d’autre succès auprès des gypsies que de passer pour un talisman redoutable que les kali emportaient dans leurs poches quand ils allaient voler le prochain. Je doute que jamais auparavant l’Évangile de saint Luc eût servi à un pareil usage. Notre Anglais, qui comprenait que sa mission n’était pas de changer ainsi les attributions naturelles de l’Évangile de saint Luc, attira chez lui, un soir, plus de dix-sept gypsies, mâles et femelles, et leur fit la lecture de sa traduction en langue romani du Symbole des apôtres. Le plus profond silence régnait dans la salle. L’évangéliste leva les yeux après la prière ; puis, regardant autour de lui, il fut très étonné du spectacle que lui préparaient ces dix-sept figures noires. Elles avaient toutes les yeux fixés sur l’orateur ; mais quels yeux ! la direction des regards était uniformément et horriblement louche. La brillante Pepa louchait, la grasse Chicharona louchait, la mordante Kasdami louchait. Ajoutez à cet agrément factice, dont ces dames ornaient leur figure, celui de dix-sept bouches affreusement torses et toutes du même côté ; vous imaginerez le désappointement grotesque du prédicateur puritain.

Ces détails, si bizarrement et si brutalement puissans, ne brillent, on le voit, ni par la noblesse, ni par la grace, ni par le sentiment poétique. Ce que M. Borrow donne, dans son second volume, pour de la poésie gypsy, n’en est pas. Chez les zinkali, le besoin, le malheur, le vice et le désir, tout est matériel. La réalité ne s’est point transformée encore ; l’idéal n’est pas éclos ; les sentimens et les passions ne se sont pas épurés et exaltés pour former dans les régions supérieures et célestes ce nuage brillant qui retombe en rosée de poésie. Ici les cris de la faim retentissent ; les hurlemens de la fureur frappent les murailles humides de la prison ; le pied du cheval sans mors et sans bride dévore la terre et emporte le sauvage qui vient de voler ou d’égorger. Le rhythme de chaque stance bouillonne, violent et rapide comme la passion exprimée ; la parole est brutale et décharnée. D’où vient donc qu’une véhémence si ardente produit aussi peu de poésie véritable ?

C’est que le fait n’est pas la poésie. Le fait est brutal, la poésie divine. Ces deux mondes sont séparés à jamais.

Quand on étudie de près les natures criminelles et vicieuses, et que l’on interroge leurs profondeurs, soit dans les débats judiciaires qui déploient leurs ressources de défense, soit dans leurs rares écrits et leurs mémoires authentiques, on est frappé d’un caractère qui leur est commun. Elles ne sont jamais rêveuses, jamais idéales. Elles vont au fait, elles veulent la conquête, elles marchent à la victoire, elles frappent le but, elles ourdissent la ruse, elles versent le sang. Pour elles, l’idée de moralité est comprise dans l’idée de succès. Elles n’entendent rien aux circonstances et aux détails dont la vie humaine s’entoure comme d’une auréole, au voile lumineux ou sombre qui adoucit les contours des évènemens, à la vapeur ardente qui émane des passions. Ce qui constitue la divinité du caractère poétique, c’est son mépris pour le fait. Il l’accepte, mais il l’épure. Lorsque le Hamlet de Shakspeare est tenté de tuer sa mère et de venger le crime qu’elle a commis, il se demande, dans un monologue sublime, pourquoi la vigueur de son action est frappée de langueur par une méditation maladive,

« Sicklied o’er by the pale cast of thought. »

Ce même Shakspeare, le roi des psychologues, l’éternelle admiration de ceux qui aiment l’humanité plus qu’un livre et qui l’étudient plus curieusement qu’un hiéroglyphe, place, en regard l’un de l’autre, une femme criminelle, lady Macbeth, méprisant la pensée, courant au succès, et son mari, le guerrier, le vaillant, mais aussi le penseur, Macbeth, arrêté dans sa route d’ambition par le scrupule de la rêverie et le sentiment religieux qui touche au sentiment poétique par sa partie la plus élevée. Macbeth s’émeut de terreur et de superstition devant son propre crime ; les voix poétiques de la nature le frappent et l’attendrissent ; il a vu les créneaux de ses tourelles hospitalières se peupler d’oiseaux sauvages qui fuient à l’approche de Duncan ; il voit s’agiter dans l’air et marcher devant lui le poignard sanglant. Lady Macbeth, au contraire, n’aperçoit que son but ; elle veut voler un trône, égorger un roi. Il n’y a plus de lait dans ses mamelles, plus d’imagination dans sa tête, plus de trouble féminin dans son cœur ; the milk of womannish kindness is dried up. Elle demande au crime, par une des plus magnifiques hardiesses de l’expression humaine, de viriliser son sang, man my blood. Lady Macbeth, c’est le succès, le fait. Macbeth, c’est la poésie, engagée malgré elle hors de sa voie naturelle. Les poésies des escrocs de race bohême ou zingali que M. Borrow copie, offrent le commentaire le plus exact de ce que nous venons d’avancer.

Les systèmes et les théories sur la poésie ont abondé récemment, personne ne l’ignore. Entre autres singularités appuyées d’un grand renfort de préfaces, quelques critiques ont voulu nous persuader que la poésie brute était la meilleure ou plutôt la seule poésie. Afin de prouver cette assertion, les savans d’Allemagne, d’Angleterre et même de France ont publié des hymnes croates, des dithyrambes dalmates, des anthologies de Tombouctou et des tragédies tartares. Nous croyons peu à ces inventions, et nous ne sommes pas d’avis que l’essence de la poésie se trouve nécessairement dans le crime associé au laid et au grotesque. Cette intéressante triade ne représente pas plus la poésie que la nuit, l’ombre et l’obscurité ne représentent le soleil Par un effort d’agréable argumentation, l’on parvient sans doute à réconcilier ces contraires : « L’ombre suppose la lumière ; donc elle coexiste à la lumière ; d’où il résulte que la lumière et l’ombre ne font qu’un. » Procédé miraculeux qui atteste la puissance de la parole et l’infaillibilité du syllogisme.

Pourquoi cependant la laideur gigantesque du Satan de Milton ne révolte-t-elle pas le lecteur ? Pourquoi les héros de Byron, voués au pillage et au meurtre, excitent-ils l’intérêt ? Serait-ce que le crime passionné plaise à l’ame, ou que la laideur soit belle ? Non, certes. Mais l’art du poète, faisant pénétrer une sorte de beauté idéale au sein d’une idée brutale et farouche, accomplit ainsi une œuvre extraordinaire qui émeut et trompe l’esprit. Le chant des pirates dans le Corsaire, la résignation de Parisina dans le poème de ce nom, l’héroïque et indomptable fermeté de l’archange déchu dans le Paradis perdu, les développemens tendres et voluptueux qui abondent dans le poème de Don Juan, le dévouement naïf d’Haydée, l’aventureuse grandeur du Giaour, constituent les véritables élémens de l’intérêt poétique dont ces ouvrages sont pleins. C’est par un tour de force curieux à observer, et dont l’analyse philosophique n’a pas encore rendu compte, que l’essence divine de la poésie s’est ainsi déguisée sous l’apparence du fait brutal, et que le crime, le mal, le laid, le hideux, le grotesque, contraires par eux-mêmes et dans leur fonds réel à l’art véritable, ont paru le dominer, tandis qu’ils le subissaient.

Les deux volumes de M. Borrow ne contiennent guère que trois lignes poétiques, charmantes, il est vrai ; elles échappent à toutes les habitudes sauvages, vicieuses et criminelles des bandits que l’auteur étudie. C’est une comparaison orientale, née d’une pensée rêveuse et d’une méditation attentive que le calme et la réflexion reployée sur elle-même ont protégées et nourries. M. Borrow convient qu’il ne sait pas trop si ses chers zinkali en sont les auteurs ; pour nous, nous y retrouvons le caractère arabe dans sa vivacité et sa volupté. Les forgerons zinkali, réfugiés dans une forêt, font tomber en cadence le marteau pesant sur l’enclume qui gémit ; le métal rouge et ductile se plie et se tord comme la cire sous les coups mesurés qui l’assaillent ; le marteau tombe, se relève, retombe encore, et les étincelles jaillissent par milliers autour des cyclopes haletans : « Plus de cent belles filles du feu, dit le passage que nous citons, éclosent ardentes comme roses, puis en un clin d’œil expirent dans une ronde charmante[2]. » C’est de la poésie orientale parée de son prestige le plus vif. Mais les stances véritablement gypsies n’ont pas ce caractère :

On m’a mis dans une cave,
Pour me sauver de la prison.
J’ai dit à ma femme :
Je te laisse l’enfant.

ou bien :

Je n’aime pas la femme
Qui aime l’enfant.
Je vais chez les marchands d’eau-de-vie
Boire tant que je puis[3] !

ou bien encore :

J’ai bien froid ;
J’ai beaucoup de puces ;

Je vais dans une maison
Pour m’y chauffer[4] !

Poésie naïve en vérité !

Ce ne sont pas les ornemens qui manquent, selon nous, à cette poésie prétendue, c’est le sens poétique lui-même. Lorsque le bandit des Abruzzes, dans son patois de voleur, nomme la lune le lumignon du saint-là-haut (il mocoloso di sant’ alto), il est poète.

Il y a bien çà et là, dans les strophes informes et grossières que M. Borrow a recueillies, quelques accens qui annoncent la poésie, comme les cris de la passion annoncent la musique. On peut dire, jusqu’à certain point, que c’est de la poésie préparée, ou du moins on peut y reconnaître les matériaux qui auraient pu devenir de la poésie un jour :

Petit enfant, prie le bon Dieu,
Puisque tu es en grace auprès de lui !
Prie-le qu’il donne la paix
À mon cœur troublé[5].

La strophe suivante n’est pas moins touchante. Nous la traduisons en conservant l’inversion du langage zinkali :

Des chagrins, elle en a, ma mère ;
Des chagrins, j’en ai aussi ;
Ceux de ma mère, je les sens,
Les miens, non[6] !

Citons encore cette violente effusion d’une ame enflammée :

Si tu passes par l’église,
Trois années après mon enterrement,
Et que tu cries mon nom,
Mes os répondront[7].

La vérité est si belle, elle est si bien le fond de l’art comme de l’histoire, et la source nécessaire qui fournit même à l’idéal ses plus rayonnans prestiges, que les fragmens de vérité inconnue révélés par M. Borrow dans son ouvrage confus et quelquefois romanesque ou ignoble lui donnent une valeur importante. C’est un fait que l’histoire ne doit pas assurément négliger, que cette preuve d’une dernière migration hindoustanique, preuve indubitable et attestée par le langage actuel des gypsies. Il semble, grace à ces documens nouveaux, que le regard du philosophe puisse pénétrer au loin, par une échappée de vue, dans les profondeurs des temps obscurs. Sans doute, ces zinkali, les derniers représentans des essaims voyageurs qui ont peuplé l’Europe, sont des misérables sans pain, sans asile, sans foi, sans affinité avec nous. Ils vivent dans les plus affreuses solitudes et dans l’exercice calculé de tous les vices. Mais ils ont gardé la parole héréditaire, le témoin vivant de l’histoire, et avec ce verbe puissant, qui est le symbole des races, toutes leurs traditions.

Ainsi la vie des familles humaines est plus durable et plus solide que les philosophes ne l’ont pensé. Ainsi les institutions et le langage pétrissent l’ame de l’homme avec une puissance irrésistible, et qui serait éternelle si le croisement des races et leur mélange ne jetaient dans les annales du monde une variété rénovatrice. Quiconque a vécu sans sympathie et sans renouvellement, homme ou race, a été condamné par Dieu même ; c’est l’anathème des anciens Hébreux ; c’est celui des zinkali.


Philarète Chasles.
  1. Or an Account of the Gypsies of spain ; 2 vol. in-8o. – London, 1841.
  2. L’auteur anglais, en citant les lignes suivantes, que nous traduisons littéralement d’après son glossaire, n’affirme point qu’elles ne soient pas imitées de l’espagnol ou de l’arabe :

    Las muchisBus de gres chabalas orchiris man diqué a yes chiro purelar sistilias sata rujias, y or sisli carjibar dinando trutas discandas.

    Les étincelles — Plus de cent filles beautés je vis à un moment naître enflammées comme roses, et à l’instant mourir donnant rondes agréables.

  3. The Zincali, tom. II, pag. 40.
  4. The Zincali, tom. II, pag. 43.
  5. id., tom. II, pag. 1.
  6. Ducas tenela min dai
    Ducas tenelo yo,
    Las de min dai yo siento,
    Las de mangue, no !(Page 32.)

  7. Si pasaras por la cangri,
    Trin berjis despues de mi mular,
    Si araqueras por mi nao,
    Repondiera mi cocal.(Page 32.)