Les Héros/L’Entrée de Philippe le Bel à Bruges

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Deman (p. 19-25).

L’Entrée
de Philippe le Bel à Bruges



Cavalcadantes,
Au rythme clair d’un carillon de pas,
Dans le tumulte et le fracas
Des violents buccins et des trompes ardentes,
Les pans d’orfroi de leurs manteaux
Couvrant le trot massif de leurs chevaux,
Celles qui sont reine et duchesse, en France,
Le buste droit, le front debout,
Vers le beffroi qui boude et la foule qui bout
S’avancent.


Entre aujourd’hui dans Bruges
— Lances au clair, pennons au vent —
Le roi Philippe, arbitre et juge
Des querelles entre Flamands.
Gardant par devers lui, son oriflamme,
Il veut qu’un cortège de femmes
Belles d’orgueil
Passe avant lui-même, le seuil
De la cité, de fleurs et d’ors bariolée.
La fête, ainsi qu’un jardin d’or, s’est étalée :
Des draps épais et des velours
Tombent des toits, à grands pans lourds ;
Des feux brûlent : brasiers et torches ;
De l’encens fume, au coin des porches ;
Sur des velums rouges et clairs,
Des pivoines, comme des chairs,
Étincellent opulemment brodées.
Les carrefours sont pleins et les places bondées.
Le peuple accourt, comme la mer.

À Gand, c’étaient des cris ;
Ici,
C’est le silence ;
Bruges contient son âme et tait sa violence.


Le roi
Comprend et se défend contre l’effroi.
En souriant, il dit : « Ma foi, le beau cortège !
Manteaux d’argent, hennins de neige,
Et puis, là-bas, le vieux clocher béant
Auprès duquel, au long des étroites ruelles.
Porches, pignons, auvents,
Ont l’air d’un tas d’écuelles
Autour d’un broc géant. »
Et puis, il songe : « Il faut user de force souple ;
Partout les intérêts, ainsi que des chevaux
Rouges et violents, dans le printemps, s’accouplent,
Pour aussitôt ruer et se mordre à nouveau.
Chaque pouvoir n’est qu’un parti qui fait la guerre.
Moi seul, ferai de F ordre avec ce désarroi. »

Et regardant chacun, avec crainte, se taire.
Devant les magistrats hautains, rogues et froids,
Il suppute quelle aide il en pourrait attendre
Dans sa lutte de roi contre les gens de Flandre.

Après avoir songé ainsi, comme il s’en vint
Joindre ses courtisans et ses hommes de guerre

Et la reine qui l’attendait, les échevins
Très empressés et très courbés le saluèrent.
Leurs blancs chevaux caracolaient autour du sien,
Ils lui offraient de lourds joyaux de style ancien,
Et des tissus de pourpre, où de belles colères
De chiens et d’ours étaient peintes, parmi des fleurs ;
Des pucelles tenaient en main des branches vertes ;
Des roses s’échappaient de corbeilles ouvertes ;
Le roi remerciait gaîment, et les lueurs
Du frais soleil de mai jouaient dans sa couronne.

« Je suis, dit-il, quelqu’un qui juge et qui pardonne,
Il faut avoir créance en le pouvoir des Rois. »
Puis il cavalcada vers le beffroi
Qui se haussait, jusqu’aux nuées,
Plein de cloches qui menaçaient.

Au pied du monument rugueux, se convulsait
Un large et lourd reflux de foules remuées.
Les auberges, fourneaux ouverts, dardaient leurs feux
Et de brusques odeurs puissantes et bourrues
Serraient violemment la gorge, au coin des rues.
Le ciel était là-haut triomphalement bleu.
Tous les seigneurs s’étaient massés sur la grand’place :


Ils admiraient les deux estrades d’or
Qui s’y carraient, dans un décor
De guirlandes et de rosaces ;
Sous les porches profondément voûtés
Les plus belles femmes de la cité
Apparaissaient en souveraines ;
Et reine et roi disaient ne pas comprendre
Qu’il se montrât autant de reines
Que de dames, en Flandre.

Bientôt le moment vint
Des agapes et des festins :
En des verres profonds s’irradiaient les vins,
Des échansons passaient, jeunes, rieurs, alertes,
En pourpoint jaune, en toquets bleus, en manches vertes,

Des cuisiniers tendaient, du bout de leurs bras forts.
Les rouges venaisons saignant, sur des plats d’or ;
Les convives liaient d’amicales paroles ;
La méfiance quittait les yeux ; les banderoles
Laissaient avec leurs devises, jouer le vent.
Le roi conversait peu, mais souriait souvent.
Les échevins croyaient qu’ils n’avaient plus qu’à prendre
Pour l’étouffer, sous leur genou, la Flandre.


Quand tout à coup, vers le déclin du jour,
L’ample bourdon de révolte et de guerre
Sauta, d’un tel élan, dans sa cage de pierre.
Qu’il ébranla, de haut en bas,
La tour.

Il bondissait vers les campagnes ;
Ses chocs
Semblaient casser les blocs
D’une montagne ;
Ses hans fendaient, lourds et profonds,
Les horizons ;
Sa voix dorage et de tempête
Rompait la fête,
Il angoissait de ses clameurs
Les cœurs,
Si bien que son battant
Semblait le poing géant
Où se crispait l’amas des rages
Et des haines sauvages.

On alluma soudain de grands flambeaux.
On fit signe, d’en bas, de cesser le vacarme,
Mais le sonneur ne comprit rien, étant trop haut.

L’ardent repas finit : d’aucuns cherchaient leurs armes,
Et s’exaltaient entre eux, et s’apprêtaient à voir
Quelque embûche surgir des ténèbres du soir.

Le roi contint leur fièvre et se leva tranquille.
Mais les étoiles d’or illuminaient la ville
Que vainement encore, il cherchait le sommeil.
Tandis qu’obstinément et longuement pareils,
Toujours, les sons profonds ébranlaient l’étendue
Et tenaient leurs terreurs, sur sa tête, pendues.