Les Héros/Les Communiers

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Deman (p. 32-35).

Les Communiers



Soit instinct, soit hasard.
Toujours,
Au long des âges et des jours,
Ceux de la Flandre ample, rouge, féconde
Ont défendu à coups de dents.
Leur part
Dans la chair du monde ;
Ils possédaient comme un bon sens ardent ;
Ils savaient prendre et longuement attendre ;
Quand ils tenaient, ils ne lâchaient
Jamais.

La guerre ! ils l’acceptaient, la guerre et ses mêlées.
Sous les lions des étendards, ils s’ébranlaient
Malhabiles, balourds, compacts, épais.
Mais leurs terribles mains semblaient ensorcelées
Le jour qu’il leur fallut, parmi les chevaliers
Casqués d’acier léger et de française audace,
Saisir aux crins la victoire fallace
Et la dompter et la lier
À leur fortune et la dresser debout,
Comme la Flandre elle-même,
Là-haut, dans la nuée, aux sommets fous
Et batailleurs des beffrois blêmes !

Le bourdon sourd qui mugissait au loin
Célait en lui le cœur de leur colère
Et ses battants étaient leurs poings.
La haine ! ils la voulaient tragique et séculaire.
Ils l’attisaient, le soir, à leurs foyers,
Ils appelaient leurs fils pour la voir flamboyer
À la flamme familiale ;
Ils leur baisaient le front, la poitrine, les yeux,
Et tels leur transmettaient, en les serrant contre eux,
L’âme de Flandre et des aïeux,
Rude, féroce et partiale.

On parlait peu, mais on pensait d’accord.

La ville était armée et son trésor
Gonflé d’épargne ardente et large.
On se cabrait, sous les impôts et sous les charges ;
Et l’on traitait en ennemis, les rois,
Les ducs et les comtes, hommes de proie,
Et leurs blasons pareils à des buissons de griffes.

Comme sa vie, on défendait son droit :
Alliances, traités, contrats, tarifs
Brouillaient entre eux, marchands et maltôtiers.
Les ports étaient pareils à des maisons ouvertes,
Où l’on vendait la terre, en sacs et en setiers.
Les yeux étaient aigus ; les mains étaient expertes ;
On profitait de tout : on amassait les gains
Minces ou gros, rapidement, sans rien en dire ;
Des entrepôts de bois, de métaux et de vins
Semblaient surgir, comme un butin d’empire,
Là-bas, près des fleuves, d’où les hauts voiliers clairs
Disséminaient la Flandre autour de l’Univers.

Oh, les luttes, les révoltes et les rancunes !
Les franchises étaient conquises
L’autre après l’une ;

Certes, chaque métier voulait garder pour soi
Toute l’arène où se cabraient les droits ;
Certes, les cris, les querelles, les jalousies
Levaient, d’entre les maux, leurs floraisons moisies ;
Mais dès que s’imposait un unanime effort,
Foulons, brasseurs et tisserands marchaient d’accord.
Ils se ruaient fous de rage et grands d’espoir,
Contre l’arbre miné qu’était le vieux pouvoir ;
Ils lui volaient ses fruits ; ils lui coupaient ses branches ;
Des poings velus serraient la hache ardente et blanche ;
Les tocsins lourds réglaient la marche de l’effroi ;
Et soudain, se massaient à l’ombre des beffrois,
Les uns sortant des cours et les autres des bouges,
Les bouchers rouges.

Ainsi mettant leur vie aux ordres de la mort
Pour ériger, par blocs de volonté, leur sort,
Les gros bourgeois flamands et leurs femmes fécondes
Marquaient, au sceau de leur race
Tenace,
Le monde.