Les Habits noirs/Partie 1/Chapitre 03

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Hachette (tome Ip. 25-38).
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Première partie


III

Cinquante don Juan.


Il nous faut rétrograder de quelques heures pour parler d’une chose encore plus célèbre que la caisse à secret et à défense de M. Bancelle. En ce temps-là, Caen était une ville un peu tapageuse ; les étudiants et les militaires faisaient beaucoup de bruit autour des jolies femmes.

La plus jolie personne de Caen, la plus belle aussi, c’était Julie Maynotte, femme du ciseleur sur acier. La jeunesse dorée de Caen désertait le grand cours et le cours de la préfecture pour croiser sous les arbres lointains de la place des Acacias, depuis qu’André Maynotte avait ouvert, au coin de la promenade, un modeste magasin d’arquebuserie et de curiosités qui s’achalandait rapidement.

Les officiers de toutes armes, car la division militaire n’avait pas encore été transférée à Rouen, les étudiants des diverses Facultés et les lions du commerce se faisaient connaisseurs à l’unanimité et venaient admirer, du matin au soir, les objets modernes ou antiques, disposés avec un goût tout particulier dans la montre étroite. Le romantisme en bas âge n’avait pas inoculé aux fervents de la mode cette fièvre du moyen âge qui produisit de si drôles d’effets quelques années plus tard, mais un sourd travail de préparation avait lieu ; on voyait déjà quelques pendules dont les sujets n’étaient ni Fingal, ni Eucharis, ni Alonzo, ni Galathée ; certains bronzes audacieux montraient leurs reflets verdâtres parmi le blond fouillis de ces dorures mates dont la restauration combla l’univers ; on citait déjà des tailleurs qui ne gauffraient plus le collet des lévites ; les manches à gigot s’élançaient vers des excès révolutionnaires, et quoique assurément aucune barbe à la François Ier n’essayât encore de naître, les populations voyaient avec étonnement de rares et hardis novateurs se présenter en public sans lunettes.

Sans lunettes ! La police imprudente laissait passer ces nudités !

Une catastrophe était dans l’air. Victor Hugo tournait autour de Notre-Dame de Paris, et laissait croître ses cheveux ; Alexandre Dumas expédiait de sa plus belle main les premières scènes de Henri III, et M. Gaillardet, assis aux pieds de la statue, sur le Pont-neuf, voyait jaillir du noir, dans les nuits sans lune, le profil crénelé de cette Tour de Nesle où Marguerite de Bourgogne, selon lui, manqua si cruellement aux convenances !

Le commercé d’André Maynotte, étranger à la ville de Caen, et qu’on supposait d’origine italienne, pouvait donc être une innovation, mais ce n’était pas tout à fait un anachronisme. Il vendait des pistolets, des fleurets, des masques, des gants fourrés, en même temps que de fines lames espagnoles ou milanaises, des bahuts, des pierres gravées, des porcelaines et des émaux. Je ne prétends pas dire, néanmoins, que l’éblouissante beauté de sa jeune femme ne fût pas pour quelque chose dans le succès vraiment précoce d’une pareille industrie. Julie Maynotte, suave comme une vierge-mère de Raphaël avec un petit ange dans ses bras, avait été pour la maison une merveilleuse enseigne. Ces dames vont où courent ces messieurs ; la belle Julie rajeunissait avec une adresse de fée les dentelles de prix et les guipures authentiques, elle rendait aux soieries leurs couleurs, elle restituait aux tissus de l’Inde l’éclat premier de leurs broderies. Il y avait deux opinions parmi ces dames. Celles qui n’étaient pas mal disaient : « Elle n’a rien d’étonnant ; » celles qui étaient véritablement jolies et celles qui étaient franchement laides, réunies en un même sentiment, par des motifs fort opposés, la déclaraient délicieuse. Et toutes s’occupaient d’elle. Il faut de ces dissensions pour faire un succès. La maison prospérait.

Et vraiment André Maynotte, fier et vaillant garçon, tout jeune comme sa femme, intelligent, robuste, ardent, très amoureux, et qui n’eût point souffert que la vogue dépassât certaines bornes, n’avait pas trop à se plaindre. De la part de Julie, d’abord et Dieu merci, il n’avait pas à se plaindre du tout : Julie, tendre et sage, le rendait le plus heureux des hommes. Nous parlons des gentilshommes du commerce, des étudiants et des officiers, et nous répétons à la gloire de ces messieurs qu’André Maynotte n’avait pas trop à se plaindre. Ils admiraient de loin. Ces trois catégories de triomphateurs entreprennent moins qu’on ne le suppose. Don Juan bourgeois est un personnage déplorablement surfait ; soyez sûr qu’il tremblera toujours devant une honnête femme. Si donc il n’est pas mort de faim depuis le temps, c’est un peu la faute du sexe auquel, révérence parler, nous devons l’auguste poëme de M. Legouvé père.

Il nous faut ajouter cependant, que le commissaire de police, M. Schwartz, habitait le premier étage de la maison dont les Maynotte occupaient le rez-de-chaussée. Ces voisinages protègent aussi la vertu.

De ce qui précède, le lecteur a sans doute conclu que la chose plus célèbre que le coffre-fort de M. Bancelle, à Caen, était l’exquise beauté de Julie Maynotte. Nous excusons volontiers le lecteur, à charge de revanche, en lui faisant observer toutefois qu’un écrivain soigneux ne confond pas ainsi divers ordres d’idées. Pour faire concurrence à la fameuse caisse du banquier, c’est un objet matériel qu’il faut, et nous avons parlé des Maynotte, parce que l’objet resplendissait à la montre de leur boutique.

L’objet était un brassard de Milan, ou pour parler mieux le langage technique, un gantelet plein, composé du gant, de la garniture du poignet, articulé, et du brassard ou fourreau d’acier, destiné à emboîter l’avant-bras jusqu’au-dessus du coude. La pièce entière, damasquinée, or et argent brûlés, clouée de rubis aux jointures et ciselée dans la vigoureuse manière des armuriers du quatorzième siècle, était une œuvre à la fois très apparente et très méritante, faite pour attirer le regard des profanes aussi bien que l’attention des connaisseurs.

Caen tout entier connaissait déjà le brassard qu’André Maynotte avait eu dans un lot de vieille ferraille, et qui, restauré par ses mains réellement habiles, trônait à sa montre depuis huit jours. L’opinion générale était que, dans la ville, on n’aurait pu trouver un amateur assez riche pour payer le prix d’une pareille rareté, tant à cause du travail que pour la valeur intrinsèque des métaux et des pierres fines qui contribuaient à son ornementation. Une fois lancé dans cette voie, le bavardage provincial peut aller on ne sait où. On chiffrait des sommes folles, et les mieux instruits affirmaient qu’André Maynotte allait faire le voyage de Paris pour vendre son brassard au roi, directeur honoraire du musée du Louvre.

C’était à peu près l’heure où notre J.-B. Schwartz rencontrait ce brillant M. Lecoq sur le quai de l’Orne. Cinquante paires de lunettes, lunettes du commerce, lunettes de l’école, lunettes de l’armée, étaient braquées sur la montre d’André Maynotte où l’illustre brassard étalait ses dorures historiées entre une hache d’armes et un casse-tête, sous les festons formés par les dentelles de Julie. Ces cinquante paires de lunettes se promenaient sous les tilleuls de la place des Acacias ; elles cherchaient toutes derrière la ferraille et les guipures une charmante vision qui trop rarement s’apercevait, car Julie Maynotte fuyait devant cette vogue un peu embarrassante et se tenait avec son enfant dans l’arrière-boutique.

André travaillait en chantant devant son établi, repassant une paire de pistolets de tir et répondant çà et là par un signe de tête courtois au bonjour de ses clients.

La plupart des paires de lunettes, en effet, briguaient le salut d’André ; cela donnait bon air. Neuf fois sur dix, don Juan cadet travaille comme un nègre et se damne uniquement pour conquérir l’apparence du mal qu’il ne fait pas. Il y avait là de gracieuses figures, en dépit du stupide outrage des bésicles ; il y avait des joues roses, des tailles souples et fines : les jolis jeunes gens ne manquent pas plus à Caen qu’ailleurs, et tous ces chers garçons, depuis le premier jusqu’au dernier, auraient vidé leurs poches avec plaisir dans la main de quiconque les eût accusés de bonne foi d’avoir troublé cet invulnérable ménage d’artisans. La gloire !

À l’étage au-dessus, le commissaire de police et sa femme prenaient le frais à leur balcon. La dame appartenait à la catégorie hostile et prétentieuse de « celles qui ne sont pas mal. » Julie l’impatientait considérablement. Le commissaire, homme sage, esprit étroit et rigoureusement honnête, regardait un peu ses voisins comme des intrigants. Leur succès avait odeur d’émeute, et il avait eu des peines domestiques pour avoir dit autrefois que Julie Maynotte avait les yeux grands.

Mme la commissaire parlait de déménager, à cause de Julie, et regrettait la vue des arbres aigrement. Les paires de lunettes ne se dirigeaient pas assez souvent vers son balcon ; aussi disait-elle :

« C’est insupportable d’être ainsi regardée ! »

Le commissaire était de mauvaise humeur.

Vers six heures et demie, un vieux domestique, portant un costume hybride qui essayait timidement d’être une livrée, entra chez les Maynotte, et tout le monde à la fois de se dire :

« Tiens ! voilà M. Bancelle qui a besoin chez André ! »

Le vieux domestique appartenait à M. Bancelle.

Quelques instants après, André, tête nue et en manches de chemise, sortit avec le vieux domestique.

« C’est pour le coffre-fort, je parie ! s’écria Mme Schwartz. M. Bancelle devient fou !

— Fou à lier ! » approuva le commissaire.

Et sur la place, les cinquante paires de lunettes :

« M. Bancelle ne sait plus comment manier sa serrure de sûreté !

— Il a peur que sa mécanique ne le prenne pour un voleur !

— Peut-être qu’il a déjà la main pincée dans la ratière ! »

Et d’autres choses encore plus spirituelles.

Cependant, Julie était seule. Il se fit un mouvement parmi les séducteurs ; mais il y avait le commissaire et sa femme à la fenêtre. Sans cela, que serait-il arrivé ! On passa, on repassa devant la montre ; les poitrines s’enflaient, les jarrets se tendaient, les tailles se cambraient. Figurez-vous bien que chacun des cinquante, militaire ou civil, avait un secret espoir qui se peut formuler ainsi :

« Elle me regarde. »

En ce bas monde, il n’y a rien de si follement comique que don Juan cadet.

Tout à coup, Mme la commissaire, qui bâillait, s’interrompit et demanda :

« Qu’est-ce qu’ils lorgnent ? »

C’est que les cinquante, groupés en face de la porte, regardaient, en effet, de toutes leurs lunettes.

« Badauds ! » prononça le commissaire avec dédain.

Sa femme, à bout de patience, quitta la fenêtre.

Voilà ce que les cinquante regardaient :

Un rayon de soleil pénétrant dans l’arrière-boutique par une fenêtre de derrière, dont la belle Julie venait d’ouvrir les contrevents, brillantait tout à coup le modeste intérieur des Maynotte ; c’était comme un lever de rideau : tout ce que contenait la petite chambre, meubles et gens, sortait vivement de l’ombre. Les meubles étaient bien simples, et ce qu’on distinguait le mieux, c’était le lit des jeunes époux dominant le berceau de l’enfant, comme le navire, solide sous sa toile, traîne et protège la chaloupe frêle. De l’autre côté du lit, un fourneau fumait ; au milieu de la chambre, une table de bois blanc supportait l’ouvrage de Julie : un monceau de guipures.

Julie avait ouvert sa fenêtre pour mieux voir à peigner un blond Chérubin dont le soleil dorait gaîment l’abondante chevelure. Avez-vous remarqué comme les choses vulgaires s’élèvent sous un certain jour et font de miraculeux tableaux ? Julie ne songeait point qu’on la voyait, accoutumée qu’elle était à l’ombre de son arrière-boutique ; elle se donnait tout naïvement au bonheur de ses caresses maternelles. Le rayon l’enveloppait amoureusement, découpant les suaves lignes de son profil, massant ses cheveux prodigues, diamantant le sourire de ses prunelles et donnant à la grâce délicate de ses doigts roses je ne sais quelle idéale transparence. L’enfant tantôt la baisait, tantôt se débattait en de jolies révoltes. La croisée du fond s’encadrait de jasmins parmi lesquels pendait une cage où des oiseaux fous se démenaient. Le fourneau rendait des flocons bleuâtres qui allaient tournoyant dans la lumière.

Les cinquante regardaient cela : un groupe de Corrége dans un intérieur de Greuze.

Et comme, à un certain moment, Julie rougit depuis le sein jusqu’au front en s’apercevant qu’elle était en spectacle, ils eurent honte et se dispersèrent.

Julie ferma à demi la porte de son arrière-boutique et acheva de peigner son petit garçon.

C’était le moment où les élégantes de la ville de Caen venaient faire leur promenade. Nos cinquante don Juan avaient chacun plus d’une intrigue, bien entendu. Tel gaillard du jeune commerce, tout en séduisant Julie Maynotte dans ses rêves, payait le loyer d’une prolétaire et adressait des vœux insensés à une dame de la société. Jugez par là de ce qu’il en devait être des étudiants, encore plus effrontés, et des officiers, dont un poète a pu chanter :

Est-il beauté prude ou coquette
Que ne subjugue l’épaulette ?

Subjuguer est bien le mot.

Nous l’avons dit, la place des Acacias était à la mode. Il vint des dames de la noblesse et des dames de la haute fabrication, des dames officielles aussi, soit qu’elles ressortissent du ministère de l’intérieur, soit qu’elles relevassent du garde-des-sceaux. Caen est une capitale. Les dames qui servent l’État, transportant çà et là leurs ménages, selon les exigences de la patrie, aiment le séjour de Caen, où la société est agréable, l’air pur et la vie à bon compte. Telle présidente de chambre qui a maigri à Rennes ou à Angers, retrouve l’embonpoint au milieu de ces vertes prairies ; les préfètes s’y plaisent, les générales y font des économies.

Le croiriez-vous, cette belle Maynotte, cette madone de l’école italienne, fut un peu troublée par la promenade de ces dames ; elle mit fin brusquement à la toilette de son cher amour et ne donna plus qu’un regard distrait au souper d’André, son mari, qui chauffait sur le fourneau. Pourtant, elle aimait bien son André, l’époux le plus amant que vous puissiez rêver. C’était un mariage d’amour s’il en fut jamais au monde, — mais la belle Maynotte, cachée derrière la porte, se mit à regarder les robes de soie à bouillons et à volans, les crêpes de Chine aux lourdes broderies qui font à l’œil l’effet de cette crème onctueuse, honneur des meringues, les écharpes légères, les chapeaux de paille d’Italie, que sais-je ? Les cinquante, eussent-ils été cinq cents, n’auraient pas obtenu un coup d’œil ; mais la belle Julie soupirait en regardant les plumes et les fleurs.

Le pavé sonna sous des pas de chevaux. La belle Maynotte pâlit.

C’était une calèche découverte, corbeille balancée qui apportait tout un bouquet de marquises normandes, jolies comme des Parisiennes.

Julie ferma sa porte, s’assit et soupira.

L’enfant voulut monter sur ses genoux, elle le repoussa.

Ce fut l’affaire d’un instant, et cela valut au cher petit un redoublement de caresses. Mais elle l’avait repoussé.

Mais elle restait rêveuse.

Mais elle prit dans le tiroir de la table de bois blanc un jeu de cartes. Elle venait du Midi, cette splendide créature ; elle n’avait pas vingt ans.

Elle se fit les cartes ; il ne faut pas reculer devant les mots techniques. Le petit s’amusait à voir cela et restait sage. À mesure qu’elle se faisait les cartes, la figure admirablement correcte et intelligente de la jeune femme s’animait ; il y avait de la passion, maintenant, sous sa beauté ; elle suivait d’un œil brillant et avide les évolutions de son jeu, et parfois des paroles involontaires venaient jusqu’à ses lèvres.

« Tu seras riche ! » dit-elle à l’enfant avec un geste violent qui le fit tressaillir.

Puis elle laissa tomber sa tête entre ses mains, — puis encore elle rassembla les cartes et les remit dans leur cachette en murmurant :

« Elles ne disent pas quand ! »

André rentra vers la brune. Les promeneurs devenaient plus rares au dehors. Le commissaire de police venait de partir pour le cirque, laissant sa femme avec Éliacin Schwartz. Éliacin était l’Alsacien qui avait pris les devants sur notre J.-B. Schwartz. Sans Éliacin, notre J.-B. Schwartz eût été accepté peut-être dans les bureaux du commissaire de police. Aussi, plus tard, J.-B. Schwartz, devenu millionnaire, — car il devint millionnaire et plutôt dix fois qu’une, — fit une position à cet Éliacin, auteur indirect de sa fortune.

La meilleure chance est souvent de perdre les petites parties.

Éliacin avait les cheveux, les cils et les sourcils d’un blond incolore, la peau rose, les épaules larges, les dents saines, les yeux à fleur de tête : c’était un fort Alsacien. Il faisait bien son ouvrage au bureau, et disait à la commissaire que Julie n’avait que la beauté du diable. On était assez content de lui.

En bas, dans l’arrière-boutique, ce fut un souper d’amoureux. Il y avait de l’enfant chez cet André, malgré la mâle expression de son visage. Il était heureux avec folie parfois, et quand il regardait sa femme, son adoré trésor, il avait peur de rêver.

Notez qu’il n’ignorait rien, quoiqu’il fît semblant de ne pas savoir. Il connaissait la cachette du jeu de cartes. Et quand passaient, sous les arbres du cours, les belles robes bouillonnées, les crêpes de Chine, les chapeaux de paille d’Italie, il sentait battre dans sa propre poitrine le petit cœur de la fille d’Ève. Oh ! il aimait bien, et son cœur à lui était d’un homme !

Mais Julie ne songeait plus à tout cela. Quand les yeux de son André se miraient dans les siens, elle ne savait qu’être heureuse et défier la félicité des reines. Je le répète, c’étaient deux amoureux. L’enfant jouait parmi leurs baisers, riante et douce créature qui était entre eux deux comme le sourire même de leur bonheur.

On causait de tout excepté d’amour, car les joies du ménage ne ressemblent point aux autres, et c’est le tort qu’elles ont peut-être ; l’amour emplit la maison sans rien dire, tant il est sûr de son fait ; il se sous-entend, il est insolent de confiance. La jeune femme demanda :

« Pourquoi es-tu resté si longtemps chez M. Bancelle ?

— Sa caisse ! répondit André. Toujours sa caisse ! Il en perdra l’esprit !

— Que veut-il faire à sa caisse ?

— Façonner les clous, ciseler les boutons, dorer les moulures, bronzer les méplats, changer le meuble en bijou. Il est fou. »

Un léger bruit se fit dans le magasin. Ils écoutèrent tous deux, mais sans se déranger. Bien que la soirée fût déjà fort avancée, on entendait encore les promeneurs de la place.

« Est-ce que ça pourrait vraiment prendre un voleur ? demanda encore Julie.

— Je crois bien ! c’est un piège à loup ! M. Bancelle m’a montré le mécanisme en détail. Quand le système est armé, un collet mécanique sort au-dessus de la serrure, au premier tour de clef, de manière à saisir le bras du voleur. Les ressorts sont d’une grande puissance, et la chose joue à merveille. De telle sorte que si M. Bancelle, un jour qu’il sera pressé, oublie de désarmer la machine…

— Y a-t-il beaucoup d’argent dans la caisse ? interrompit la jeune femme curieusement.

— Toute son échéance du 31 et le prix de son château de la côte : plus de quatre cent mille francs. »

Un soupir passa entre les fraîches lèvres de Julie. André poursuivit :

« M. Bancelle le chante à tout le monde. On dirait qu’il a envie de tenter un voleur pour faire l’épreuve de sa caisse. Nous étions trois chez lui, ce soir ; il nous a montré ses billets de banque et nous a dit : « Cela se garde tout seul ; mon garçon de caisse m’a quitté, je ne songe même pas à le remplacer. Personne ne couche ici, personne. » Il a répété deux fois le mot.

— Plus de quatre cent mille francs ! murmura la belle Maynotte. Voilà des enfants qui seront riches ! »

Un nuage vint au front d’André.

« Ah çà ! s’écria-t-il en se levant brusquement ; il y a quelqu’un au magasin ! »

Une vibration métallique, tôt étouffée, avait sonné dans le silence qui succédait aux dernières paroles de Julie.

André s’élança dans le magasin, suivi par sa femme qui portait un flambeau. Le magasin était vide et rien n’y semblait dérangé.

« Quelque ferraille qui se sera décrochée… commença Julie, ou le chat ! Tiens ! le chat du commissaire ! »

Un matou passa fuyant entre les jambes d’André qui se mit à rire en le poursuivant jusque sur la place.

Sur la place, il n’y avait plus de promeneurs. André n’aperçut qu’un seul passant qui, lentement, se perdait sous les arbres. C’était un rustaud en pantalon de cotonnade bleue, blouse grise et bonnet de laine rousse.

« Couche le petit, dit-il en rentrant. Il faut que je te parle. »

Julie se hâta, curieuse. Quand elle eut baisé l’enfant dans son berceau, elle revint, et André jeta un châle sur ses épaules, disant :

« Nous serons mieux dehors par la chaleur qu’il fait. »

Il y avait dans ces paroles une certaine gravité qui intriguait la jeune femme.

Au moment où André donnait un tour de clef à sa porte avant de s’éloigner, le commissaire de police arriva devant la maison, revenant du cirque Franconi. Sa dernière entrevue avec J.-B. Schwartz l’avait mis d’humeur détestable. Il dit à sa femme qui se déshabillait pour se mettre au lit :

« Ces petites gens d’en bas ont de drôles de manières, Je les ai rencontrés qui vont courir le guilledou. »

À quoi la commissaire répondit en style familier :

« Ça fait une vie d’arlequin ! On ne sait pas d’où ça tombe. À ta place, moi, je les surveillerais. »

Ils allaient tous les deux, André et Julie, les bras entrelacés, contents d’être seuls, sans crainte ni défiance ; ils allaient lentement, échangeant des paroles émues ; ils causaient de l’avenir que l’homme propose sans cesse et dont Dieu dispose toujours.