Les Habits noirs/Partie 3/Chapitre 09

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Hachette (tome IIp. 348-362).
Troisième partie


IX

Amour qui expie.


Ce beau Michel aurait été soucieux si Edmée Leber, pétillante de bonheur, ne l’eût enveloppé dans les mille rets de sa joie. Nous vous l’avions bien dit que celle-là savait sourire. Ce soir, vous eussiez juré que ses beaux yeux jamais n’avaient pleuré. Elle retenait Michel qui avait conscience de son inutilité en ces heures difficiles et qui s’en indignait ; elle enlaçait notre pauvre héros, condamné à sentir tout autour de lui les soubresauts du roman dont il était le centre ; elle le charmait, frémissant qu’il était et possédé par le généreux désir de combattre : elle lui faisait oublier le temps.

Quelqu’un avait dit à Edmée : Il ne faut pas que Michel bouge !

Mais s’il ne faisait rien, on s’occupait de lui. Je ne sais si les indiscrétions du puissant Domergue, parties de l’antichambre, avaient monté jusqu’au salon ou si quelque autre origine devait être attribuée aux bruits qui couraient, mais il est certain que tout le monde cherchait une ressemblance entre la mâle beauté de Michel et la figure de belette engraissée de M. le baron Schwartz. Il n’y avait pas à s’y méprendre : c’était le jour et la nuit ; mais la nuit est sœur du jour et « l’air de famille » sautait aux yeux.

Ce grand et noble garçon était fils d’un péché de jeunesse. On se souvenait de ses prodigalités d’un instant et du rang qu’il avait tenu parmi l’adolescence dorée. Sa disgrâce elle-même avait physionomie de châtiment paternel, et puis Mme la baronne avait dû travailler contre lui : mère d’une fille unique, c’était son droit et son rôle.

Vous voyez bien que Paris ne croyait pas au fantastique, puisqu’il épluchait avec soin ces bourgeoises réalités.

Vous ne voyez rien. Paris fait tout à la fois. Prêtez l’oreille encore un peu.

« Vous m’accorderez, madame la marquise, que M. le préfet de police n’est pas ici pour le roi de Prusse ?

— Tout le monde est ici, comte. Nous y sommes bien !

— La bombe éclatera, je vous le prédis. Gaillardbois, parlant à ma personne, m’a dit que ce M. Lecoq de la Perrière avait des accointances… Je m’entends !

— Un sorcier, ce Lecoq !

— Enfin, il y avait dans Paris, aujourd’hui, cinquante mille bouches toutes pleines de ce mot : les Habits-Noirs.

— Et le Messager de ce soir se moque des gobe-mouches qui croient à ces fables.

— Ah ! dit la marquise, c’est bien différent. Du moment que le gouvernement nie…

— Je propose une gageure : ce Lecoq entrera au cabinet !

— Sous quel prétexte ?

— Sous ce prétexte que M. le baron doublera bien la dot promise pour être le beau-père d’un prince du sang.

— Nous revenons à la plaisanterie de Louis XVII ! Charmant !

— Il n’y a pas eu encore un seul faux Louis XVII, possédant le nerf de la guerre… Si le bal était précisément donné pour ce fils de saint Louis ? Tenez plutôt ! voilà qu’on le présente en toute cérémonie à la baronne Schwartz.

— Cette femme est supérieurement belle !

— Il y a quelque chose entre elle et ce Lecoq !

— Et voilà que M. le duc… de Bourbon invite solennellement la petite mademoiselle Schwartz…

— Solennellement, ma parole !

— Où donc a-t-il trouvé ce profil ?

— Je suppose maintenant que toute cette machine des Habits-Noirs soit une conspiration à l’italienne… cela s’est vu…

M. Lecoq vient de parler bas à la baronne Schwartz, qui a pâli.

— Après tout, sous un régime pareil, il n’y a plus d’absurde !

— Mon avis, dit dans le coin humble l’adjoint de Livry à Mme Blot, rentière, c’est que la présence d’un particulier si riche dans ce pays-ci ne fait pas de mal. »

Il léchait son sixième sorbet avec plaisir.

La rentière répliqua d’un ton mystérieux :

« Savez-vous ce qu’on chuchote ? La maison est pleine de mouchards. Mon pauvre Blot avait des opinions : il les sentait d’un quart de lieue ! Il paraît que l’assassin de cette comtesse Corona est dans la fête ! »

Celui que nous avons nommé l’Inconnu sortit à ce moment avec quelque précipitation. M. le marquis de Gaillardbois resta. Il avait l’air soucieux.

Comme l’orchestre frappait le dernier accord du quadrille, une voix lointaine, et néanmoins distincte, monta par les fenêtres ouvertes. Elle apportait le cri plaintif, mais joyeux, aux oreilles enfantines, que les joueurs d’orgue lancent dans la nuit :

« Lanterne magique ! pièce curieuse ! »

« Où donc est ce fameux M. Lecoq ? demanda, l’instant d’après, la marquise.

— Disparu… le préfet de police aussi.

— Est-ce qu’il y aurait vraiment quelque chose ? »

La baronne avait pourtant des sourires si charmants et si tranquilles !

Et le baron Schwartz était si bourgeoisement beau dans son rôle de maître de maison dont la fête est un succès !

Presque au même instant, la personne qui avait parlé bas à M. Roland et au chef de division de la préfecture, s’approcha de la baronne et la salua. La baronne avait incliné, ce soir, sa tête charmante, devant bien des invités inconnus.

Celui-ci, avant de se redresser, laissa tomber ces mots qu’elle seule put entendre :

« Il vous attend dans votre chambre à coucher. »

Elle ne perdit point son sourire, mais un cercle s’assombrit autour de ses yeux.

Le messager passa. Elle se leva au bout de quelques secondes et prit le bras de Michel qui lui demanda d’un accent effrayé :

« Qu’avez-vous, ma mère ? »

Car il sentait, au travers des dentelles, son bras, plus froid qu’un marbre.

De loin, le baron les vit qui allaient à pas lents.

Dans le salon voisin, la baronne congédia Michel, disant :

« Je vais revenir. »

Et, comme il insistait pour savoir la cause de son trouble, elle ajouta :

« Retourne près d’Edmée : je le veux. »

Elle prit, toujours sereine en apparence, l’escalier conduisant aux appartements de famille.

Mais son cœur bondissait et blessait les parois de sa poitrine. Elle se demandait, plus folle qu’une jeune fille à son premier rendez-vous :

« Va-t-il m’appeler Julie ! »

Ce serait chose banale que de chercher ce qu’il peut y avoir d’angoisse douloureuse ou de furieux espoirs sous le calme sourire d’une femme. Depuis trois longues heures, Julie souriait et se taisait ; Julie qui avait des cris dans l’âme et des sanglots plein le cœur ; Julie ravivée et ressuscitée, car ce jour avait supprimé dix-sept ans de sa vie ; Julie, jeune, ardente, anxieuse, curieuse, passionnée et femme, plus femme mille fois qu’elle me l’était jadis. Depuis trois heures, Julie dissimulait, à l’aide de cet effort surhumain qui est un jeu pour elles toutes, un bonheur qui allait jusqu’à l’ivresse, une souffrance qui atteignait au martyre, des craintes poignantes, des espérances délicieuses, un monde de troubles violents, d’émotions épuisantes, de pensées fraîches comme l’éveil des seize ans.

À dater de cette soirée du mois de juin 1825, où elle avait murmuré l’adieu, en pleurant, penchée à la portière de la diligence qui l’emportait vers Paris, heure lointaine et toujours présente, pas une autre heure de son existence ne s’était écoulée sans qu’elle eût appelé ou redouté l’instant présent, l’instant suprême…

Combien de fois, éveillée ou rêvant, n’avait-elle pas entendu avec des tressaillements de fièvre cette parole impossible :

« Il est là ! il vous attend ! »

André ! L’homme qu’elle aimait, l’homme qu’elle se reprochait si amèrement de n’avoir pas assez aimé !

Je sais bien que vous avez jugé, tous, tant que vous êtes, jugé sévèrement et sans appel ; mais ils avaient jugé aussi là-bas, à Caen, sans appel et sévèrement.

Vous vous êtes dit : Cette femme manque de courage, il y eut dans son fait égoïsme et faiblesse.

Moi, je vous réponds : C’est vrai, mais ne jugez pas.

À la cour d’assises de Caen, ils se trompèrent purement et simplement. Vous, vous ne vous trompez point. Cependant, ne jugez pas.

Elle avait été lente à se développer, la merveilleuse beauté de ce corps ; aucune floraison hâtive n’avait escompté sa splendeur. L’âme était née tard dans cette enveloppe où Dieu avait pris son temps pour polir un chef-d’œuvre. Ne jugez pas ; l’âme était née enfin, une belle âme, brûlant à de magnifiques profondeurs. Il y avait ici, entendez-le, une femme vaillante et ardente, tressaillant à la passion dans toutes les parties de son être comme ces cordes sonores que le génie fait chanter ou gémir ; il y avait là un amour résolu, franc, sans bornes, élargi et sanctifié dans de navrantes veilles, un amour jeune et vivant, une chasteté de feu, une folie, une destinée.

Les jours passés ne comptent pas. La voici vierge, enfant, et si adorablement belle !

« Va-t-il m’appeler Julie ? »

Elle songeait à cela. Je vous dis qu’elle était enfant. Mais son sein battait, mais sa paupière tremblait, secouant des larmes. Dans cette route si courte qui la séparait de sa chambre à coucher, elle eut tous les souvenirs, toutes les aspirations, tous les désirs, toutes les terreurs qui avaient éprouvé les longues années de l’exil. L’idée de son crime l’écrasait ; mais André avait tant de miséricorde ! et il aimait si bien autrefois !

Que de changements en lui ! on disait que ses cheveux étaient tout blancs. N’importe : elle le voyait beau. Comme elle allait reconnaître son sourire !

Mon Dieu ! mon Dieu ! elle s’assit défaillante sur la dernière marche de l’escalier.

Personne n’était là pour épier cette étrange maladie. Il y avait eu sans doute des précautions prises. Elle ne rencontra ni Domergue, l’inévitable, ni Mme Sicard qui, d’ordinaire, était partout où on ne la voulait point. Les bruits du bal venaient jusque dans ces escaliers et ces corridors, discrètement éclairés. Julie avait peur, et ces accords lointains lui serraient la poitrine.

Vous souvient-il de la clairière dans le grand bois de Bourguebus ? Le ruisseau invisible chantait, les oiseaux riaient, le vent répandait dans les cimes de larges murmures. Et l’atmosphère tiède était pleine de langueurs embaumées.

Julie revit cela : son mari, son amant, ce martyr, ce noble jeune homme ; elle le vit. Le soleil, tamisé par les feuilles, jouait dans les boucles noires qui couronnaient son beau front. Oh ! certes, en ce temps-là, elle l’aimait de tout son cœur. Ce n’était pas assez. Son cœur avait grandi.

Il était là, à quelques pas d’elle ; pourquoi tarder ? pourquoi perdre une minute ? Elle se leva brusquement et marcha d’un pas rapide vers la porte de sa chambre. La porte était entrouverte. Avant de la pousser, ses deux mains froides étreignirent la brûlure de son front.

Elle entra enfin, mais un voile était sur son regard. Ses yeux incertains firent le tour de sa chambre, qui lui sembla déserte.

Tout à coup, un cri s’étrangla dans sa gorge. Elle venait d’apercevoir, presque au ras du sol et non loin de la porte qui conduisait aux appartements de Blanche, une tête bizarre et bien connue, un masque glacé, immobile, effrayant, au milieu d’une forêt de poils hirsutes : la figure de Trois-Pattes, l’estropié de la cour du Plat-d’Étain.

Elle recula, chancelante, et balbutia :

« Ce n’est pas lui ! »

En ce moment, il n’y avait qu’un point lucide dans son cerveau douloureusement exalté. Le voir : telle était son unique pensée. Elle avait tout oublié, hormis cela. Elle n’était, il faut l’exprimer nettement, ni la femme du baron Schwartz, ni la mère de Blanche ; elle était seule, elle était libre ; l’égoïsme de la passion victorieuse la tenait ; toutes les imprudences, elle les eût commises ; toutes les menaces, elle les eût bravées ; il n’y avait rien au monde, rien de terrible ou de sacré qui pût faire obstacle à son élan. Si son premier regard lui eût montré, au lieu de ce misérable, André, je dis André vieillard, lépreux, criminel, déjà, elle eût été dans ses bras !

Ce n’était pas lui ! Son premier mouvement fut de s’enfuir.

« Je viens de sa part ! » dit une voix morne qui l’arrêta comme si une lourde main se fût posée sur son épaule nue.

Jamais le mendiant de la cour du Plat-d’Étain n’avait parlé en sa présence ; d’un autre côté, cette voix ne ressemblait nullement à celle qui vibrait dans son souvenir, et pourtant cette voix la fit tressaillir de la tête aux pieds.

« Pourquoi n’est-il pas venu ? murmura-t-elle sans avoir conscience de ses paroles.

— Parce qu’aujourd’hui comme autrefois, lui fut-il répondu, il est accusé, c’est-à-dire condamné.

— Ah ! fit-elle en reportant malgré elle ses yeux sur l’estropié, car cette voix inconnue la troublait et la tourmentait plus cruellement, s’il est possible, que les paroles prononcées, il est accusé, c’est vrai ! encore accusé ! »

M. Mathieu fixait sur elle son regard, brillant et froid comme un reflet de cristal. Elle s’appuya à l’une des colonnes de son lit qui jetait des lueurs pâles et bleuâtres sous les plis nuageux des draperies, revêtue qu’elle était du haut en bas de nacre de perle. Sa pose abandonnée et découragée formait un étrange contraste avec sa toilette éblouissante et les richesses qui l’entouraient.

Elle avait cet œil inquiet de la créature aux abois, qu’elle soit bête fauve ou femme. La paupière de M. Mathieu se baissa.

Il n’avait pas pitié pourtant, car son accent glacé se fit entendre de nouveau, disant :

« Je suis ici pour le remplacer, et il faut m’écouter, madame.

— Parlez-moi de lui ! supplia-t-elle.

— Dans cette maison, dit M. Mathieu, au lieu de répondre, vous êtes entourée d’événements qui vont, qui se pressent et vous enveloppent. Tous ceux que vous aimez sont menacés…

— Je n’aime que lui, » balbutia Julie, qui s’affaissa sur l’édredon en tordant ses mains au devant de son visage.

Elle se reprit avec une sorte d’horreur et sanglota :

« Oh ! mes enfants ! mes enfants ! mon Michel qui est son fils ! ma petite Blanche chérie ! »

Ses doigts vibraient, sa voix se déchirait. Pourtant, elle ajouta, étreinte par une passion dont la peinture nous fait peur :

« Je vous en prie, parlez-moi de lui ! »

Le regard métallique de Trois-Pattes glissa entre ses paupières comme un rayon tranchant et rapide. La pâleur de ses traits changeait de ton et un cercle profond s’estompait au-dessous de ses yeux.

« Vous lui aviez dit, prononça-t-il à voix basse : « Il n’y a au monde que toi pour moi. La toute-puissance de Dieu elle-même ne pourrait me donner à un autre qu’à toi… »

Elle se leva toute droite, du fond de son affaissement. Sa beauté voilée se ralluma comme un incendie. Elle fit un pas ; toute son âme était dans ses yeux.

Mais son regard se choqua contre ce masque morne, plus inerte qu’une pierre. Une médaille, effacée par le travail des siècles, garde, du moins, quelques traces frustes qui trahissent pour la science son âge et son origine.

Ici, rien.

Comment cet homme savait-il ? Julie dévorait l’énigme insoluble.

C’était une lionne. Son sein battait superbement ; le sang, rappelé avec violence, brûlait d’un rouge vif les contours de sa joue ; ses cheveux, dénoués par un de ces robustes mouvements qui échappent à la passion, ondoyaient en tumulte sur sa gorge et sur ses épaules. Elle cherchait. Depuis que les savants cherchent, il n’y eut jamais dans la science de regard si puissant que le sien.

Mais jamais, non plus, jamais, devant un regard, il n’y eut de médaille plus muette.

Rien. Nulle trace. André avait-il raconté à ce bizarre confident les intimes secrets de sa torture ?

Les fenêtres de la chambre à coucher donnaient sur la cour, où, depuis longtemps, le va-et-vient des voitures avait cessé. Un son d’orgue arrivait par l’une des croisées entr’ouvertes. Quand l’orgue se tut, une voix éclata, criant :

« Lanterne magique ! pièce curieuse ! »

C’était la seconde fois. Le regard de M. Mathieu se tourna vivement vers la pendule.

Il prononça d’un ton froid et dur :

« Dans dix minutes, il faut que tout soit fini entre nous, madame ! »

Ces paroles allaient contre la volonté de celui qui les prononçait ; elles n’étaient point d’un envoyé, mais d’un maître. Julie n’entendait, Julie ne comprenait des choses que le côté qui flattait la folie de son espoir. Elle fit encore un pas, mais son regard inquisiteur, quittant ce visage, effrayant d’immobilité, interrogea le buste, puis les jambes.

André, pour elle, était la force ; quand elle fermait les yeux, elle voyait la vaillante statue de la jeunesse.

Une angoisse aiguë se retourna dans son cœur, et sa poitrine rendit un gémissement. Ce n’était pas lui, Dieu bon ! Elle ne voulait plus que ce fût lui ! Elle s’arrêta et retomba dans cette stupeur qui naguère l’engourdissait. Le sang opprimait son cerveau, car toujours quelques phénomènes morbides viennent compliquer les grandes angoisses de l’âme. Elle fut obligée de s’accouder au marbre de la cheminée, parce que la mosaïque du parquet tournoyait sous ses pieds, et sa pauvre tête lourde s’affaissa dans ses mains.

Là-bas, dans le salon, elle avait dépensé tant d’héroïsme à sourire !

Pendant qu’elle restait ainsi atterrée et brisée, les paupières de Trois-Pattes encore une fois s’entr’ouvrirent.

« M’écoutez-vous ? » demanda-t-il brusquement.

Le corps de la baronne eut un ressaut.

Elle ne répondit pas. Elle avait entendu, pourtant, et compris. Elle songeait. Dans ces brumes où la pensée se noie et qui ressemblent à un délire imparfait, il surnage une étrange faculté de percevoir certaines combinaisons, frivoles ou naïves. Elle songeait, se disant : Parfois, ces excès de rudesse servent de voile à une immense pitié qui craint de se trahir…

Le roman est le dernier refuge des condamnés.

« Je dois partir demain, s’écria-t-elle. Je veux le voir cette nuit. Je risquerai ma vie pour le voir, ne fût-ce qu’un instant. Où est-il ? J’irai. »

Les sourcils de M. Mathieu se froncèrent. Elle lui sourit comme les enfants qui veulent conjurer Un courroux avec une caresse.

« Je sais, je sais, dit-elle doucement, vous avez hâte. Vous n’êtes pas venu pour moi. Il ne m’aime plus, et n’est-ce pas là une juste peine ? Mais vous êtes bon, puisqu’il vous a dit son secret. Devinez-vous comme je souffre ? Monsieur… pauvre monsieur… allez ! vous n’avez pas besoin de dix minutes pour me parler comme on commande à une esclave. Vous venez de sa part : tout ce que vous voudrez, je le ferai…

— Il n’y a plus que cinq minutes, dit l’estropié, dont la voix, toujours rude, avait des intonations plus rauques.

— C’est trop pour obéir, fit-elle, abandonnant l’appui de la cheminée, chancelante qu’elle était. Pour dire un mot il ne faut qu’une seconde. Et pour parler de lui, moi, je n’ai plus que cet instant si court. Oh ! regardez-moi, j’ai les mains jointes ! S’il me voyait, il aurait grand’pitié… J’ai été folle, tout à l’heure… un torturé, terrassé… comme vous l’êtes… pauvre monsieur… »

Elle ne marchait pas, et cependant la distance diminuait entre eux.

Et certes, il y avait ici un fait inexplicable. La rudesse de cet homme avait porté à faux constamment.

Pourquoi ne prononçait-il pas le mot qui devait trancher l’entretien ?

Là-bas, dans l’antre de Lecoq, il s’était vanté d’aimer les femmes. Et Lecoq avait souri en philosophe qui regarde tranquillement les plus hideuses excentricités. Sommes-nous en présence d’un satyre ou d’un vampire, buvant le sang d’une agonie ?…

Certains auraient cru cela, car de mystérieux tressaillements trahissaient parfois la vie dans cette masse de chair pétrifiée.

Julie poursuivait :

« Pauvre monsieur… plus brisé, plus broyé encore que vous ne l’êtes… et mon cœur répondait : je l’aimerais ainsi… je l’aimerais cent fois, mille fois plus que la parole ne sait le dire… Ayez compassion, je suis folle, sans doute… et je parle malgré moi… j’ai pensé à tout, même à l’échafaud ! Je l’aimerais sur l’échafaud ! Je l’aimerais victime… Je l’aimerais bourreau ! »

Ce dernier mot jaillit de ses lèvres frémissantes comme le cri d’une idolâtrie suprême.

La respiration de l’estropié devint courte, mais il ne bougea pas.

Julie reprit, rejetant en arrière à pleines mains le voile importun de sa chevelure :

« Je suis belle ; Dieu m’a gardé cela pour lui. Si vous saviez comme il m’aimait autrefois. Moi… Oh ! j’ignorais mon propre cœur… C’était lui qui m’avait dit : Ne va pas en prison… Maintenant, s’il me disait : Ne viens pas en enfer !…

« Vos yeux ont brillé ! s’interrompit-elle avec un éclat de joie… Si c’était vous !… Mais non… vous auriez pitié ! »

Elle se pencha comme si une force irrésistible l’eût attirée. Il rouvrit ses yeux tout grands : deux prunelles glacées, puis sa paupière retomba bientôt, pendant qu’il disait :

« Le temps passe !

— Dites-lui cela, murmura-t-elle avec une tendresse que nulle parole ne saurait rendre ; je ramperais comme vous… comme lui, pour que mes lèvres fussent auprès de ses baisers… je mendierais, s’il est mendiant… dites-lui cela… et qu’il ne croie pas que j’ai oublié ma fille et mon fils… ma fille est à moi : elle viendrait avec nous… mon fils est à lui… dites-lui cela… dites-lui que vous avez vu une misérable femme… sa femme ! qui l’aime, comme il aimait ! Et davantage ! une femme qui est à lui, malgré lui-même, une femme qui mourrait heureuse pour acheter un mot de pardon… »

Elle reprit haleine par ses narines gonflées, et, traduisant d’avance l’énergie de ses paroles par un geste sublime, elle acheva :

« Une femme qui ouvrirait sa poitrine pour lui donner son cœur ! »

L’estropié gardait ses paupières obstinément baissées, mais la force humaine a des bornes. De larges gouttes de sueur commencèrent à couler de son front. Les muscles de sa face éprouvaient des frémissements, et sous la ligne de plomb qui encerclait ses yeux, il y avait des marques tour à tour ardentes et livides.

Julie se prosterna. Ce fut en se traînant sur ses genoux qu’elle alla vers lui.

Un grand soupir souleva la poitrine de l’estropié qui la sentait venir.

Quand elle fut tout près de lui, ses yeux rayonnaient de larmes, et ses lèvres avaient ce sourire des bien-aimées qui enveloppe l’âme comme un céleste embrassement.

« André ! » murmura-t-elle.

Il ne pouvait plus pâlir, mais sa tête s’inclina sur son sein.

Julie étendit ses deux bras et balbutia dans l’ivresse de sa joie :

« André, mon André chéri ! c’est toi ! je sais que c’est toi ! »

Mais ses bras retombèrent tout à coup et la parole s’étouffa dans sa gorge, tandis que ses yeux, élargis par l’épouvante, démesurément s’ouvraient.

La porte qui était derrière l’estropié, sans défense, venait de s’entre-bailler à l’improviste, montrant le visage bouleversé du baron Schwartz.