Les Habits noirs/Partie 3/Chapitre 11

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Hachette (tome IIp. 373-385).
Troisième partie


XI

Chambre noire.


« Les banquiers, dit Échalot, dont la douce gaieté brillait d’un plus vif éclat quand une bouteille ou deux de mauvais vin cuvait dans son estomac habitué à la sobriété forcée, les banquiers, c’est tous filous, pas vrai, Saladin, trésor ?

— Comme quoi, répliqua Similor, l’enfant n’est pas d’âge à te répondre que les progrès de la société est faite pour supprimer les inégalités de la fortune, dont les banquiers de la Bourse c’est la sangsue insatiable toujours altérée de nos sueurs… Allume, bibi !… Es-tu satisfait d’appartenir à cette entreprise-là ? »

Ah ! je crois bien qu’il était content, ce bon, ce sensible Échalot ! La terrible aventure de la femme tuée avait jeté un instant du sombre dans sa vie, mais Similor, plus homme du monde, lui avait fait sentir aisément que c’était là un des accidents inséparables du mystère, et que, toutes fois et quantes un jeune homme ne plongeait pas lui-même ses doigts dans le sang, sa délicatesse n’avait pas à souffler mot.

La lumière jaillit de la discussion, conduite avec bonne foi. La formule trouvée, la loi proclamée à l’unanimité par ces deux natures sincèrement bienveillantes, quoiqu’à des degrés différents, était celle-ci :

« Tuer, c’est des bêtises ; ça laisse des remords cuisants ; faut se borner à la ficelle, qui ne fait de mal à personne. »

Notez qu’ils ne parlaient jamais de vol, ces euphémistes ! Échalot avait eu des scrupules de conscience pour avoir emprunté le pot au lait de la voisine. L’idée d’introduire leurs mains dans la poche d’autrui les eût positivement révoltés. Mais la Ficelle ! jouer la comédie ! remplir un rôle ! déployer du talent ! briller parmi des artistes ! conquérir un grade parmi les habitués de ce bureau d’esprit : l’estaminet de l’Épi-Scié, et gagner de l’or à ce délicieux métier !

Certes, certes, Échalot était bien heureux d’appartenir à cette entreprise-là !

Et combien il faut peu de temps parfois pour changer la destinée des hommes ! Du jour au lendemain nos deux amis avaient conquis une position sociale. Ce n’étaient plus les premiers venus, des fantaisistes aspirants à la Ficelle, comme notre Étienne rêvait la gloire dramatique. Ils étaient assis, ils étaient casés, ils étaient arrivés.

Et ils en avaient l’air ! Au premier aspect, désormais, un observateur aurait reconnu qu’il avait affaire à des gens établis. Leur mine était rehaussée par la conscience nouvelle qu’ils avaient de leur valeur. Leurs costumes, sans atteindre encore à la somptuosité, dénonçaient des propensions naturelles à l’élégance : un peu frivole chez Similor, cossue chez Échalot. Ils avaient tous deux des souliers abondamment ressemelés, des casquettes d’occasion, des redingotes décrochées à la rotonde du Temple et chacun une chemise. Saladin, participant à ce bien-être, était enveloppé dans un torchon tout neuf, qui, ourlé pour un autre usage, écorchait sa jeune peau. Il criait, mais Échalot lui versait dans le bec des gouttes de café parfumé d’eau-de-vie. Ils présentaient à eux trois un tableau touchant et agréable.

Et ce n’était pas un bien-être passager que le dieu de Bohême répandait sur cette famille. Les grades que l’on acquiert dans l’art ne sont point, comme les emplois publics et les vulgaires honneurs, révocables à la volonté des tyrans. Le champ de la Ficelle est libre aussi bien qu’immense. Point de népotisme dans cette Arcadie ; le mérite seul y établit des distinctions entre les travailleurs, et le travail n’y manque jamais.

Le soir venu, nos deux amis, contents d’eux-mêmes et bienveillants à l’égard de l’univers entier, achetèrent chacun une contremarque et s’étalèrent aux avant-scènes du quatrième étage au Théâtre national de Merci-mon-Dieu ! Ils écoutèrent avec un voluptueux recueillement un drame populaire dont les scènes se développaient ingénûment tantôt au bagne, tantôt sous les ponts, tantôt dans les égouts de Paris, qu’on dit être fort proprement tenus. C’est là que les auteurs « populaires » placent toujours « leur peuple. » Au ciel ne plaise que nous fassions hisser aucun idiot à la lanterne ! Mais le peuple aurait un rude compte à régler avec les auteurs populaires.

Quoique gens de goût, Échalot et Similor aimaient cela. Ils furent heureux, car on noya le traître dans la mare de Montfaucon, au moment où il allait mettre le feu à la « maison isolée, » où la fille de l’officier avait trouvé un asile.

Noyé par qui ? Vous l’avez peut-être deviné. C’était lui !

Pendant les douze actes, les voisins engagèrent plusieurs fois nos amis à s’asseoir sur Saladin, rendu bruyant par le café ; Similor, honteux, le renia ; mais quelques-uns ayant cru reconnaître en lui l’enfant de carton du prologue, le vent tourna, et le Paradis réconcilié battit des mains avec fureur.

« C’est à moi ! s’écria, pour le coup, Similor. Et mon ami n’en est que le précepteur ! »

Ils sortirent, entourés de la faveur générale, dès que le premier rôle, surnommé le chien de Terre-Neuve parce qu’il sauve toujours quelqu’un, eut mis la main du jeune avocat dans celle de la fille de l’officier en prononçant des paroles abondamment connues.

« L’heure a sonné ! dit Similor, dès qu’ils furent sur le boulevard.

— C’est vrai que c’est l’instant solennel ! » répliqua Échalot.

Ils avaient du talent, ou plutôt ce talent est l’atmosphère même qu’on respire dans notre forêt enchantée. Tout en gagnant la rue d’Enghien, ils firent une petite répétition de leurs rôles. Échalot entra le premier et déposa Saladin dans un bas d’armoire. M. Champion, à la vue de son persécuteur, crut d’abord à une nouvelle exaction ; mais, aux premiers mots d’incendie, il perdit la tête. Ses lignes ! il avait cinq cent vingt-deux numéros dans sa collection ! Il s’élança dans la chambre de Mme Champion et lui dit :

« Une catastrophe nous frappe. Je pars pour la conjurer. Veille jusqu’à mon retour ! »

Et il partit. Le soin de retarder son retour appartenait à l’entreprise.

Céleste, tout habillée pour le bal, cherchait encore le mot de cette énigme, lorsque Similor fit son entrée, semblable au page de Malbrouk. Il fut distingué, adroit, mystérieux et touchant. Maître Léonide Denis, couché sur son lit de douleur, à Versailles, voulait voir encore une fois, avant de rendre l’âme, la femme, la fée, l’ange…

Ah ! comme Céleste trouvait cela naturel !

Céleste jeta une mante sombre sur sa toilette de bal, car, dans ce récit, tout le monde aime l’effet, jusqu’à Céleste elle-même ! Vous pouvez bien vous figurer l’attrait qu’une toilette de bal ajoute à une dernière entrevue. Elle appela le garçon de caisse ; elle lui dit ce qu’elle voulut : excusez-la : entre elle et le notaire, il n’y avait eu que d’antiques soupirs. Le garçon de caisse fut chargé spécialement de veiller jusqu’à la mort.

C’était au tour de Mazagran, la séduisante. Rifflard, infidèle neveu du concierge, fit entrer Mazagran et son complice, M. Ernest, comme il avait introduit déjà Échalot et Similor. Le garçon de caisse était honnête, mais sensible. Un quart d’heure après, le logis de M. Champion était à la garde de M. Ernest. La bergerie appartenait au loup.

Il est superflu d’ajouter que l’entreprise avait fait le nécessaire chez les voisins. Il ne restait personne à l’entre-sol.

Ce fut alors que le joueur d’orgue annonça pour la première fois sa lanterne magique. Il pouvait être une heure après minuit, quand M. Lecoq de la Perrière, obéissant à ce signal, quitta la salle de danse.

Deux autres appels du joueur d’orgue avaient eu lieu depuis lors et une demi-heure s’était écoulée.

De toutes les choses que nous avons racontées, ici et au précédent chapitre, rien n’avait transpiré, dans le bal, où le plaisir, au contraire, dominant de vagues préoccupations, prenait franchement le dessus.

Nous ne prétendons apprendre à personne qu’après une certaine heure et une fois franchi un certain degré dans l’échelle d’opulence, une fête ne s’aperçoit absolument pas de l’absence des maîtres de la maison. Cinq conviés sur dix, normalement, sont destinés à ne pas les entrevoir de toute la nuit.

La porte du couloir conduisant des appartements de M. Schwartz aux bureaux, en passant par le logis de M. Champion, était ouverte. André Maynotte en passa le seuil le premier. L’ancien commissaire de police et le magistrat suivirent.

Les lampes qui d’ordinaire éclairaient ce corridor étaient éteintes.

Une lueur faible venait seulement derrière eux par la porte du vestibule.

Ils marchaient tous les trois en silence. Le couloir avait toute la longueur de la cour. Arrivé à moitié chemin, André s’arrêta et dit :

« Vous faites trop de bruit, messieurs, celui qui est là ne parlera point, s’il me sait accompagné.

— Où nous menez-vous ? demanda le conseiller dont la voix était calme.

— Je dois vous prévenir que je suis armé, ajouta non sans émotion l’ancien commissaire de police.

— Moi, je suis sans armes, » dit André.

Il poursuivit, répondant au conseiller :

« Je vous mène à la connaissance de la vérité, touchant un crime que vous eûtes à juger autrefois, et un autre crime que vous aurez à juger demain, le vol de la caisse Bancelle, le meurtre de la comtesse Corona.

— Vous fûtes condamné pour l’un, vous êtes accusé de l’autre, murmura le magistrat.

— L’hôtel Schwartz est cerné par vos agents, prononça lentement André. Je n’ai ni le pouvoir ni la volonté de fuir. »

On ne répliqua point. Il continua sa route. Ses deux compagnons étouffèrent le bruit de leurs pas.

Nous avons dû dire quelque part que les somptueux bureaux de M. le baron Schwartz, établis au rez-de-chaussée des bâtiments considérables qui donnaient sur la rue d’Enghien, avaient leurs caisses de recettes et dépenses courantes, parlant au pluriel, car la maison centralisait plusieurs entreprises distinctes. La fameuse caisse de l’entre-sol, dite principale et centrale, était comme l’âme universelle de ce grand corps et agglomérait accidentellement les fonds des diverses compagnies.

C’étaient les finances de la maison Schwartz, proprement dites, placées sous la garantie immédiate d’un homme capable et tout particulièrement sûr, M. Champion. Capacité ne signifie pas du tout intelligence ; c’est un mot qui renferme toujours une réserve de spécialisme quelconque. Sur la place de Paris, il n’y avait pas de comptable mieux accrédité que M. Champion.

Dans la circonstance où nous sommes, c’était la caisse principale qui avait reçu les énormes réalisations opérées par le banquier dans ces derniers jours et dont le motif restait un mystère pour M. Champion lui-même.

Le couloir où nos trois personnages sont engagés, aboutissait à une double porte très parfaitement close, mais dont M. Champion n’avait pas fait mention dans son poëme descriptif, récité aux voyageurs de la patache, parce que cette porte était à l’usage exclusif de M. le baron Schwartz. André Maynotte avait les clefs des deux serrures qu’il ouvrit successivement avec précaution. Aucun bruit ne témoigna qu’on l’eût entendu de l’intérieur.

Il entra, toujours suivi de ses deux compagnons, et les battants étant retombés d’eux-mêmes, tous les trois se trouvèrent plongés dans une obscurité complète.

Je dis complète, car M. Champion nous a appris que les fenêtres de l’entre-sol avaient des fermetures de magasin.

Cette nuit profonde, cependant, ne devait pas durer depuis longtemps : une odeur de bougie éteinte flottait dans l’air et dénonçait la présence d’un être humain.

Pour André Maynotte, du moins, c’était là un signe certain. Il chercha et trouva la main de ses compagnons qu’il pressa en silence, indiquant par un mouvement expressif qu’ils avaient assez marché. Puis il continua d’avancer seul.

La porte du corridor s’ouvrait dans la pièce même, décrite par M. Champion et dans laquelle se trouvait la fameuse caisse à défense, que jamais nous n’avons vue, mais qui joua un rôle si important au début de ce récit ; seulement, cette porte s’ouvrait en dehors de la grille, qui avait été installée autrefois, lors de la naissance d’une compagnie célèbre dont les actions, recherchées avec fougue, réclamèrent cette fortification supplémentaire.

La pièce était très vaste, quoique basse d’étage. Elle servait de chambre à coucher au garçon, séduit par les charmes de Mazagran et dont le lit se dressait chaque soir en travers du coffre-fort. À droite et à gauche étaient situées les chambres de M. et Mme Champion.

En tâtonnant, André trouva l’ouverture de la grille. Il la franchit, et, repoussant les deux battants du même coup, il la ferma.

Ce bruit de ferraille retentit fortement dans le silence.

« Bon ! dit André à demi-voix, j’ai laissé retomber la trappe. Il fait noir comme dans un four ! »

C’était l’accent de Trois-Pattes et le ton d’un homme qui se parle à lui-même.

L’ancien commissaire de police et le conseiller restèrent immobiles auprès de l’entrée. Ils ne reconnaissaient plus la voix de celui qui venait de leur parler.

Trois-Pattes toussa, tâtonna et reprit brusquement :

« Dites donc, si vous êtes là, ne faites pas le mort ! Je ne suis pas venu pour jouer à cache-cache, patron !

— Je suis là, gronda une voix sourde vers le fond de la pièce, et que le diable nous brûle tous ! Je suis pris au piège comme un loup !

— Quel piège ? demanda Trois-Pattes. Vous n’aviez donc pas le brassard ? »

Pour être attentifs, nos deux témoins invisibles et muets n’avaient certes pas besoin d’excitation. Cependant ce dernier mot, « le brassard, » les heurta du même choc, et malgré eux ils firent un pas en avant. « J’ai entendu quelque chose, » dit la voix du fond avec une subite inquiétude.

Mais déjà on pouvait ouïr distinctement le frôlement d’un corps rampant sur le parquet. Trois-Pattes était en route.

La voix du fond reprit :

« J’ai le brassard, mais c’est le brassard qui m’a pris… ce scélérat de Bruneau creusait une contremine. C’est lui qui aura aposté la jeune fille sur mon chemin. Le drôle est forgeron ; il a mis un attrape-nigaud dans le brassard… et chaque fois que je veux retirer mon bras je m’enfonce un cent d’aiguilles jusqu’à l’os !

— Tiens, tiens ! fit Trois-Pattes qui marchait toujours, alors, c’est vous le nigaud ! »

Il n’eut pour réponse qu’un juron, exprimant énergiquement la souffrance et la colère.

« Tout le reste marche comme sur des roulettes, reprit l’estropié. On danse là-bas que c’est une bénédiction, et les histoires en question circulent… Vous savez, les brûlots ?

— Si je pouvais, je me couperais le bras ! grinça Lecoq.

— Faut un homme du métier pour cela, dit Trois-Pattes froidement, et un bon outil… Notre mécanique roule au dedans comme au dehors : la jeune Edmée Leber, nos trois jeunes gens… enfin tout !

— Sais-tu quelque chose de Bruneau ? demanda Lecoq.

— Néant. Celui-là, vous auriez peut-être mieux fait de l’acheter, coûte que coûte.

— C’est toi qui étais chargé de le surveiller… c’est toi qui es cause…

— Mon bon monsieur Lecoq, interrompit Trois-Pattes, moi je suis de votre bord ; mais quand les camarades vont venir, s’ils vous trouvent là, gare aux couteaux ! Ils devineront bien que vous avez voulu faire tort à l’association.

— Je suis le Maître, » dit Lecoq.

Puis il ajouta :

« Peux-tu te hisser jusqu’à moi pour essayer de démonter le brassard ?

— Nenni-dà ! vous n’êtes pas le Maître ! répliqua l’estropié. Je vais tâcher de vous tirer d’affaire tout de même. Pour sûr, vous n’êtes pas à la noce, ici ! »

Le pied de M. Lecoq, qui tâtonnait comme une antenne dans l’obscurité, rencontra en ce moment le flanc de Trois-Pattes.

La gymnastique des yeux, qui s’habituent à l’ombre, ne pouvait rien contre cette nuit complète. M. Lecoq reprit d’un ton bonhomme et caressant :

« Tu es mon ami, et tu sais bien que j’ai toujours eu l’intention de faire ta fortune… Lève-toi.

— Ma fortune ! répéta Mathieu. Hum ! hum ! patron ; avec vous, mieux vaut tenir que courir… On dit ça. »

Une sorte de gémissement annonça l’effort qu’il faisait pour se redresser.

« Passe de l’autre côté, fit Lecoq. Il me reste un bras pour t’aider. »

Trois-Pattes, accroché à ses vêtements, se halait comme un nageur qui, le corps dans l’eau, veut gravir une berge escarpée. Il semblait y aller de bon cœur.

M. Lecoq, dès qu’il put le saisir par le drap de sa redingote, l’enleva d’une puissante impulsion.

« Vous êtes fièrement fort, patron ! dit l’estropié avec admiration.

— Tu n’as pas ta veste de velours… murmura Lecoq d’un ton soupçonneux.

— Pour aller en société… commença Trois-Pattes bonnement.

— Tu as pu t’introduire à l’hôtel ?

— Vous savez, on passe un peu partout… »

Il souffla bruyamment et acheva comme étouffé par un spasme de brutale exaltation.

« Ah ! ah !… ah ! dame !… Le cœur n’est pas paralysé, patron. Ça se déshabille bien, vos dames honnêtes. Celles qui ne sont pas honnêtes ne m’ont jamais montré tant de peau blanche et rose !

— Farceur ! dit M. Lecoq. Vas-tu t’en donner quand tu seras riche ! N’appuie pas sur mon bras droit, malheureux !… Mais pourquoi as-tu dit tout à l’heure : « Nenni-dà, vous n’êtes pas le Maître ! »

— Parce que le MAÎTRE, répliqua Trois-Pattes, est celui qui possède le scapulaire et le secret.

— J’ai les deux.

— Vous n’avez ni l’un ni l’autre, patron… La comtesse était une belle femme.

— Tu me gardes rancune pour ce coup-là, hé ? »

Trois-Pattes répondit évasivement :

« Que vaut une belle femme morte ! »

Et il toussa, comme s’il eût voulu ponctuer pour ses compagnons invisibles le premier aveu de M. Lecoq.

« Seulement, reprit-il, ce coup-là ne vous a servi en rien. Un autre a le scapulaire et le secret.

— Qui, cet autre ?

— Dites donc, patron, s’écria subitement l’estropié, la caisse est ouverte, et, en avançant la main, je viens de sentir les liasses de billets. C’est doux. Il y en aurait qui vous planteraient là et qui s’en iraient riches ! »

M. Lecoq eut un rire rauque.

« Te crois-tu donc libre ? » murmura-t-il.

Les reins de Trois-Pattes sentirent la vigoureuse pression de sa main.

« Patron, ne serrez pas trop fort ! intercéda-t-il. Je suis une pauvre créature. »

Mais il ajouta d’un accent étrange :

« Quoique un homme robuste, dans votre position, ne vaille pas un éclopé comme moi. Raisonnons : vous n’avez qu’une main ; si vous ne me lâchez pas, je peux vous poignarder à mon aise, et, si vous me lâchez, bonsoir les voisins ! »

La respiration oppressée de Lecoq siffla dans sa poitrine.

« En sommes-nous là, bonhomme, hé ! gronda-t-il ; tu oublies une troisième alternative : au premier mouvement que tu fais, je te soulève et je te brise le crâne contre le fer de la caisse !

— Et puis vous attendez, l’arme au bras, on peut le dire, riposta Trois-Pattes en ricanant, l’arrivée des camarades d’un côté, l’entrée des corbeaux de l’autre… Car ce diable de Bruneau a dû fouiller en long et en large son chemin de taupe. On vous regardait là-bas, dans le bal, surtout le chef de division Schwartz et le conseiller Roland, comme s’ils avaient su que vous aviez la bonté de vous occuper d’Étienne Roland et de Maurice Schwartz, leurs fils, en même temps que de M. Michel et de la jeune Edmée Leber.

— Tu veux celle-là ! » s’écria Lecoq avec rage.

Trois-Pattes répondit :

« J’aime les femmes ! »