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Les Hallucinations du professeur Floréal

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LES HALLUCINATIONS

DU PROFESSEUR FLORÉAL


Au temps de ma jeunesse, — « il n’y ha pas trois jours, » dirait Panurge, — j’avais pour compagnon un jeune homme qui était élève à l’École des Chartes ; nous vivions côte à côte, épris l’un pour l’autre d’une de ces belles amitiés qui sont la gloire de la vingtième année, et partageant nos travaux, qui ne se ressemblaient guère. Quand il était fatigué de déchiffrer les vieux documens de la diplomatique, il venait me trouver et me suivait dans les courses à travers les musées, les hôpitaux, les bibliothèques, le théâtre et la campagne, qui se partageaient ma vie. Il m’accompagnait tantôt à l’École de Médecine, tantôt à la Sorbonne, tantôt au Collège de France, suivant que mon goût de ce jour-là avait été de faire de la physiologie, de la philosophie ou de l’histoire. Ah ! le bel emportement qui vous pousse à tout apprendre, et qui dure jusqu’à l’heure où l’on s’aperçoit que l’on n’a rien appris ! Bien souvent nous sommes allés ensemble visiter à Charenton ou à la Salpêtrière ces pauvres êtres vers qui m’entraînait mon insatiable curiosité, et que leur raison trop faible ou trop forte a séparés du reste des hommes. Au retour de ces excursions, c’étaient entre nous des discussions interminables, où l’harmonie préétablie de Leibnitz, le médiateur plastique de Cudworth, l’âme et le corps, l’esprit et la matière, jouaient un grand rôle ; la nuit se passait quelquefois dans ces ardentes causeries ; la fatigue et le soleil levant nous arrêtaient, et nous en étions quittes pour dormir une partie de la journée. Nous nous promettions d’être plus sages à l’avenir, mais le diable de la jeunesse soufflait méchamment sur nos résolutions, et nous recommencions le lendemain.

Cette bonne vie de recherches, de rêveries, de curiosités toujours nouvelles et de développement forcé dura jusqu’au moment où mon ami quitta subitement ses études et Paris pour aller se marier en province. Il habitait Caen. Notre correspondance était active et régulière ; chaque semaine m’apportait une lettre volumineuse à laquelle je répondais longuement : nous échangions nos idées, nous reprenions nos discussions d’autrefois ; la distance qui nous séparait et quelques années de plus n’avaient rien changé à notre vieille amitié.

Dans les derniers mois de 1847, je reçus une lettre timbrée de Caen et d’une dimension inusitée ; elle était de mon ami, qui m’écrivait : « Je t’envoie un récit qui m’a paru de nature à t’intéresser et à éclaircir peut-être quelques points de cette philosophie indécise qui nous a si souvent fait discuter dans notre bon temps. Le pauvre diable dont tu vas lire l’histoire, écrite par lui-même, inspire ici une sorte de compassion que méritent l’honnêteté et la douceur passées de sa vie, car il est question de l’envoyer en cour d’assises. » Je lus cette bizarre confession, et je la reproduis textuellement.


Je m’appelle Marius-Floréal Longue-Heuze : les deux premiers de ces noms disent assez que je suis né pendant l’époque que la banalité des métaphores françaises appelle obstinément la tourmente révolutionnaire ; le dernier indique que j’appartiens à la vieille race normande, et qu’il fut certainement donné à l’un de mes aïeux comme un surnom, devenu par l’usage un nom patronymique pour ses petits-fils. J’ignore quel est celui de mes ascendans dont la difformité mérita cette appellation de Longue-Heuze, qui, comme on le sait, signifie longue-jambe ; ce qui est certain, c’est que toutes mes recherches furent inutiles pour découvrir notre vrai nom originel.

Ma famille était une famille de petits robins et mon père tenait l’emploi de greffier d’une justice de paix, charge fort honorable sans contredit, mais peu lucrative, et qui le laissa pendant toute sa vie dans un état assez voisin de la gêne pour qu’il ait souvent côtoyé la misère. J’étais le dernier de six enfans, le plus chétif et peut-être le moins désiré. Je grandis entre les taquineries de mes frères et le dur service qu’exigeait l’entretien de la maison, dont ma mère seule était chargée. — Floréal, va chercher du bois. — Floréal, apporte-moi de l’eau. — Floréal, va voir chez le boulanger si le pain est cuit. — Floréal par-ci. Floréal par-là ! — Et j’allais, sans jamais murmurer, portant les falourdes, tirant de l’eau du puits, soutenant dans mes bras trop faibles de grosses piles de pains brûlans ; j’allais toujours, n’obtenant souvent, en guise de remercîmens, qu’un mot bien sec et des reproches sur ma maladresse. J’étais fort maladroit en effet, je ne puis en disconvenir ; ma croissance avait été extraordinairement rapide. Il semblait que je fusse arrivé tout exprès au monde pour affirmer la justesse du nom de notre famille, car la longueur démesurée de mes jambes et de mes bras faisait de moi un être osseux, mal attaché et sans proportions ; je ressemblais à un pantin dont les fils se sont desserrés. Les autres enfans riaient de moi quand je passais dans la rue, et les beaux-esprits du voisinage prétendaient que je pouvais, sans fléchir les reins, nouer les cordons de mes souliers. Sans altérer la douceur qui est le fonds de mon caractère, ces plaisanteries, que je savais justifiées par mes allures inharmonieuses, m’avaient rendu extrêmement timide. Je fuyais mes camarades parce qu’ils me raillaient sans cesse et que je ne savais pas me mêler à leurs jeux ; je n’accompagnais pas mes frères quand ils se rendaient aux assemblées des bourgs voisins de la ville ; je restais seul à la maison, mais je ne m’ennuyais guère, car, dévoré par un perpétuel besoin de lecture, je lisais ardemment tous les livres qui me tombaient sous la main. Je grandissais cependant ou plutôt j’allongeais, et le temps vint de me faire commencer des études plus sérieuses. Les services obscurs, mais dévoués, que mon père avait rendus pendant de longues années, sa pauvreté, sa probité proverbiale, sa nombreuse famille, lui valurent la protection du préfet, qui obtint pour moi une bourse au collège. Ce fut un éclat de rire général lorsque j’y fis mon entrée, vêtu d’un vieil habit trop court d’où mes bras s’échappaient à moitié et couvert d’un pantalon qui faisait paraître mes jambes plus grêles et plus démesurées encore. Ce fut à qui s’en moquerait. On m’avait surnommé Cotret Ier ou le prince Échalas ; je m’en consolais en travaillant, et j’étais d’une nature si placidement douce que mes camarades finirent par s’accoutumer à moi, comprenant que ce qu’ils appelaient volontiers ma bêtise n’était peut-être bien que la mansuétude d’une âme incapable de méchanceté. Dans les compositions, j’étais souvent le premier ; à la fin de l’année, j’obtenais presque tous les prix ; les professeurs m’aimaient pour mon assiduité au travail, les maîtres d’étude pour la régularité de ma conduite ; en somme, j’étais heureux.

Lorsque j’eus terminé mes études en méritant le prix d’honneur, ce qui me valut une aubade des deux tambours du collège, tout était bien changé dans ma famille. Mon père et ma mère étaient morts ; deux de mes frères, enlevés par la conscription, servaient à l’armée ; deux autres étaient allés tenter la fortune en Amérique ; ma sœur mariée habitait Saint-Malo, et mon dernier frère venait de s’établir marchand de bonneterie à Rouen. Je restais donc seul, ayant pour toute fortune mes vingt ans près de sonner, mon diplôme de bachelier ès lettres, et une somme d’environ trois mille francs, qui était toute ma part dans l’héritage paternel. Néanmoins je ne me trouvais pas à plaindre ; les privations ne m’ont jamais beaucoup effrayé ; n’ayant pas grands besoins, il ne me coûta guère de mener une vie restreinte. Je donnais des répétitions au collège, j’avais quelques leçons particulières en ville, et tout en continuant mes études classiques, car je voulais être nommé professeur titulaire, je trouvai facilement moyen de mener une très passable existence.

J’eus à cette époque une aventure qui fit grand bruit et me fut utile au lieu de me nuire, ainsi que j’aurais pu le craindre. Un régiment de la garde royale tenait garnison dans la ville, et je dois dire que la conduite agressive des officiers amenait entre eux et les étudians des rencontres continuelles. Des idées politiques se mêlaient à tout cela, les mots les plus inoffensifs étaient pris pour des provocations, et presque chaque jour les querelles se dénouaient, les armes à la main, dans les prairies de Saint-Pierre. La police impuissante fermait les yeux ; en effet, que pouvait-elle contre des officiers qui appartenaient, pour la plupart, aux premières familles du royaume ? L’irritation était extrême entre les péquins’’et les militaires, ainsi que l’on disait ; insensiblement la ville se divisa en deux factions, et le préfet avait fort à faire pour calmer un peu les esprits. Je restais naturellement étranger à ces déplorables disputes : je n’aime point la violence ; je n’ai jamais pu m’intéresser à une opinion politique quelconque, et je vivais enfermé dans mon travail, beaucoup plus occupé de Silius Italiens et de Velleius Paterculus que des discours ministériels ou libéraux qui à cette époque passionnaient le pays. Une inexplicable fatalité qui semble peser sur ma vie et la diriger devait cependant me faire jouer un rôle dans les luttes insensées dont la ville était le théâtre. Un soir, dans un café où j’allais quelquefois pour causer avec les étudians qui s’y réunissaient d’habitude, j’étais assis sur un tabouret, et j’avoue que, sans méchante intention de ma part, mes malheureuses jambes s’étendaient jusque sur l’espace libre ménagé entre les tables pour la circulation des allans et venans. Un officier entra, le chapeau sur l’oreille, l’œil provocant et la moustache en crocs ; je le regardais, admirant ses allures hardies et dégagées, lorsque, passant près de moi, il s’embarrassa dans mes jambes et tomba. Chacun éclata de rire, et ce fut à qui dirait sa plaisanterie ou son insolence : « Il est tombé pile. — Il est tombé face. — Éteignez les bougies, monsieur est couché ! » Ce fut un concert de lazzis plus grossiers les uns que les autres. J’étais désespéré de cet accident dont j’avais été la cause fortuite. L’officier se releva rouge de colère, et comme je me penchais vers lui pour lui faire mes excuses, il me frappa au visage. Malgré l’étonnement que me causa cette injustifiable agression, je lui fis observer qu’il avait tort de répondre par un acte de brutalité réfléchie à une maladresse involontaire. Il répliqua que je l’avais fait exprès, qu’il saurait bien mettre à la raison les petits bourgeois libéraux, et que si je n’étais pas content il me couperait les oreilles ; puis il me jeta sa carte au nez et sortit. J’étais fort penaud et tout à fait humilié d’avoir été souffleté devant tant de monde. Chacun m’entourait et me criait aux oreilles : « Il faut vous battre. — Nous serons vos témoins. — Vous ne pouvez garder sans vengeance un affront pareil. » Tant de clameurs m’assourdissaient, et je me sauvai, ne sachant auquel entendre.

Je rentrai chez moi fort perplexe et je passai une mauvaise nuit, ballotté entre toute sorte de projets contraires. J’étais cependant très décidé à ne point me battre. Eh ! comment me serais-je battu ? Jamais je n’avais manié une arme, car j’ai une instinctive horreur pour ces outils de destruction ; le sang versé m’effraie, je déteste la guerre, que je trouve un fléau inutile, et j’aurais volontiers écrit sur les murs de ma chambre cette inscription qu’un notaire avait fait graver dans son étude : « Une plume d’oie vaut seule plus que vingt épées ! » Je ne me sentais donc pas l’homme de la circonstance où le hasard m’avait poussé, et j’en souffrais. Vers le point du jour, j’étais à peu près résolu à déposer une plainte régulière au parquet du procureur du roi, lorsque plusieurs jeunes gens qui avaient assisté à la scène de la veille entrèrent chez moi. « Allons ! êtes-vous prêt ? me dirent-ils. — Prêt à quoi ? — Mais prêt à vous battre ; votre adversaire est prévenu, toutes les conditions sont réglées, vous vous battrez au pistolet, à vingt pas. Allons vite, dépêchons ! Pour un duel, l’exactitude est plus que de la politesse. » J’eus beau protester, on ne m’écouta point, et l’on m’entraîna. Sous prétexte qu’il ne faut jamais se battre à jeun, on me fit boire plusieurs verres d’eau-de-vie qui me troublèrent la tête. J’allai au rendez-vous fixé par mes trop officieux amis avec la persuasion que je marchais à la mort. Nous arrivâmes ; on me mit un pistolet dans la main en me disant comment je devais m’en servir. Je voulus faire bonne contenance ; mais ce n’était pas facile, car j’avais peur, je l’avoue sans honte, n’étant pas homme de guerre, mais homme d’étude et de contemplation. Je ne me rappelle plus trop ce qui se passa. Je sais seulement qu’à un signal donné je fis feu, que j’entendis un grand cri, et qu’en rouvrant les yeux, que j’avais fermés pour tirer, j’aperçus le pauvre officier étendu la face contre terre et sans vie, car ma balle lui avait brisé le crâne. J’étais désespéré, et je me mis à pleurer en voyant cette sanglante besogne que l’on m’avait forcé de faire. Mes amis voulaient me rapporter en triomphe ; je me débattis, je luttai contre eux, mais ce fut en vain, et ils me ramenèrent dans le café où j’avais reçu l’insulte qui venait, hélas ! d’être si cruellement expiée. On but à ma santé plus que je n’aurais voulu, j’avais le deuil dans l’âme ; mais j’étais obligé de répondre aux toasts que l’on me portait. Quel supplice ! On fit tant et si bien que ma raison, déjà fort ébranlée par les émotions du matin, m’abandonna tout à fait, et qu’on fut dans la nécessité de me reporter chez moi. C’est la seule fois de ma vie que je me sois enivré, et j’en rougis encore lorsque j’y pense.

J’étais devenu le héros du moment ; on ne parlait que de mon courage. Moi qui savais à quoi m’en tenir, je cherchais où me cacher lorsque j’entendais vanter ma bravoure. On composa sur cet événement un mauvais couplet qui faisait allusion à la longueur de mes bras :


Déployant son bras surhumain,
À vingt pas, la distance est belle.
Sur son front il posa la main
Et lui fit sauter la cervelle !


Cette ineptie courut la ville ; les gamins me la chantaient aux oreilles lorsqu’ils me voyaient passer. J’étais honteux, désolé, et je croyais que ce grand scandale allait ruiner toutes mes espérances. Ce fut le contraire qui arriva. Les hommes qui appartenaient aux fonctions civiles du département prirent parti pour moi, qui, disait-on avec plus de rhétorique que de vérité, avais enfin mis un terme au despotisme d’une soldatesque effrénée. Le régiment reçut l’ordre de changer de garnison ; la victoire fut complète du côté des bourgeois, et l’on m’en attribua toute la gloire. Des personnages importans, qui déjà commençaient contre le gouvernement des Bourbons cette opposition systématique qui devait aboutir à la révolution de 1830, s’intéressèrent vivement à mon sort : je devins momentanément une sorte de point de mire vers lequel tous les yeux se tournaient ; l’opinion générale de la ville s’était prononcée en ma faveur, et l’on crut faire un acte de bonne et conciliante politique en me nommant d’emblée professeur titulaire de la classe de cinquième au collège. C’est plus que je n’avais espéré dans mes rêves les plus ambitieux, et il se trouva que je dus à un déplorable malheur une position que dix années de travail ne m’auraient pas value.

Arrivé à une situation stable qui me permettait de vivre honorablement en me livrant à mes études les plus chères, étais-je heureux ? Oh ! non pas ! Jamais au contraire je n’avais été plus tourmenté, car je sentais s’agiter dans les profondeurs de mon âme un drame terrible qui ne me laissait plus aucun repos. Je venais de faire sur moi-même une découverte psychologique extrêmement grave, et j’en suivais avec anxiété les résultats, qui bien souvent m’ont épouvanté. On a cru jusqu’à ce jour que les morts enlevés du milieu de nous n’existent plus, si ce n’est par le souvenir que nous en conservons et par les regrets qu’ils nous inspirent. C’est là une erreur capitale de nos philosophies incomplètes. Je fis sur moi la triste expérience que certains morts vivent toujours, que leur âme ne suit pas leur corps, disparu à jamais, et qu’elle vient au contraire se mêler à l’âme des vivans pour l’effrayer, la diriger, la conduire, selon ses propres tendances, au bien et au mal. Ce jeune officier que j’avais tué, que j’avais vu tout sanglant étendu à mes pieds, qu’on avait enterré en grande cérémonie militaire, et dont je connaissais le tombeau, cet homme, dont on m’avait contraint de devenir le meurtrier, cet homme n’était point mort ; il vivait en moi, visible, presque palpable, me raillant, m’accablant de reproches, et bouleversant incessamment mon esprit en faisant combattre ses idées contre les miennes. Parfois, lorsque j’étais absorbé dans mon travail, lorsque, toutes les fibres de mon cerveau tendues vers le but que je poursuivais, je cherchais à rétablir les mots à demi calcinés de quelque palimpseste retrouvé à Herculanum, je voyais tout à coup ce jeune homme apparaître en moi, alerte et bruyant comme au premier jour où j’admirais sa fière tournure. Une indicible terreur me saisissait, les sueurs froides de l’angoisse mouillaient mes tempes, tout l’échafaudage scientifique que j’avais construit avec tant de peine s’écroulait, et je restais saisi de vertige, fasciné, sans force et sans volonté pour repousser ce fantôme qui s’évoquait lui-même en mon âme. Ce n’était point une hallucination, et je n’étais pas fou ; je le sentais bien à la logique serrée avec laquelle je conduisais mes raisonnemens ; je n’étais pas malade, et je n’ai jamais été très nerveux : non, j’étais habité par ce mort, et j’étais devenu sa proie. Lorsque, tout tremblant, je lui disais, comme Horatio à l’ombre du roi de Danemark : « S’il y a quelque bonne action à faire pour te soulager, parle-moi ! » je le voyais qui se mettait à rire, et j’entendais sa voix mordante qui me disait : « Laisse donc là ton fatras de grec et de latin, va faire danser les fillettes dans les faubourgs, va au café boire avec tes amis et chanter quelqu’une de ces bonnes chansons grivoises qui valent mieux que toutes les odes de ton Horace. La vie est courte, la seule loi est le plaisir ; dépêche-toi de jouir, ou tu mourras sans avoir vécu. » J’avais beau raisonner avec ce tyrannique interlocuteur ; il raillait mes résolutions, bafouait mes argumens, et se moquait si fort de mes douces occupations, qu’il m’en rendait honteux. Je quittais mon travail alors, j’allais au café, j’y restais tard, m’amusant aux sornettes que l’on y débitait, mais troublé cependant par la voix de ma propre conscience, qui me disait : « Tu as tort, Floréal, la voie droite n’est pas celle où tu t’engages. » Après ces soirées, qui n’eussent été des excès pour personne, mais qui pour moi étaient presque des débauches, j’avais un sommeil agité et tout troublé de rêves étranges ; il me semblait que j’étais un beau capitaine reluisant d’or, buvant de larges rasades, embrassant des femmes charmantes, et donnant de grands coups d’épée à tout venant.

Au matin, je me réveillais triste et découragé de n’être qu’un pauvre professeur dans un collège de province. On avait remarqué que parfois je fréquentais les cafés, et déjà j’avais entendu dire : « Floréal se dérange ! » Je rougissais alors de ma conduite, je me répétais la belle phrase de Montaigne : « Le vice laisse comme un ulcère en la chair, une repentance en l’âme qui toujours s’égratigne et s’ensanglante elle-même, » et je me promettais de ne plus me montrer dans les lieux publics, où, pour obéir à des suggestions qui m’étaient odieuses, je compromettais ma dignité, mon savoir et ma considération. Je tenais ma promesse, mais ce n’était pas sans supporter des luttes terribles contre cet ennemi intérieur qui m’était, pour ainsi dire, inhérent et subjectif. Quand à force de ténacité j’avais réussi à le vaincre, il se retournait avec une prestesse merveilleuse vers quelque autre défaut qu’il essayait de faire naître ou de développer en moi. Ses évolutions me déroutaient, et je tombais innocemment dans les pièges qu’il me tendait. « Si tu savais, me disait-il, comme on se moque de toi dans la ville, tu n’oserais plus sortir ; c’est à qui raillera ta grotesque tournure et tes mouvemens de télégraphe cassé ; on se retourne pour te voir, les enfans te suivent en te montrant la langue ; tu es un objet de ridicule pour tout le monde, et tu ferais bien, dans ton propre intérêt, de donner une bonne leçon au premier drôle qui rira de toi. » Je lui répondais, mais, hélas ! sans pouvoir le convaincre, que les défauts physiques sont insignifians et que les beautés de l’âme importent seules à la grandeur humaine. « Esope était bossu, disais-je, Tyrtée contrefait, Annibal borgne, Démosthènes a été bègue, Alexandre avait le cou de travers. Marins avait les jambes couvertes de verrues, César était chauve, Charlemagne avait les pieds hors de toute proportion, ce qui ne les a pas empêchés d’être de grands hommes. » Vains argumens, rhétorique inutile ! l’officier maudit faisait si bien que ce jour-là je sortais sentant en moi une hardiesse inconnue ; j’allais par la ville, donnant à ma démarche tout ce qu’elle pouvait avoir de martial et à mes regards tout ce qu’ils comportaient de provocant. On s’étonnait de ces façons d’être si étrangères à ma nature et si incompatibles avec ma profession. Quelquefois des amis m’arrêtaient et me disaient : « Qu’est-ce donc, Floréal ? et que vous prend-il ? Pourquoi portez-vous ainsi votre chapeau sur le coin de la tête ? Pourquoi ces regards irrités que vous lancez aux passans ? Êtes-vous donc devenu querelleur, et le souvenir de votre fameux duel vous pousse-t-il à chercher de nouvelles disputes ? » Ces paroles fermes et raisonnables me faisaient reprendre possession de moi-même. Je ne pouvais répondre à mes amis : « Je ne suis pas coupable de ces sottes puérilités, ce n’est pas moi qui les commets, c’est le capitaine que j’ai tué jadis et qui vit en moi pour me tourmenter. » Je ne pouvais dévoiler cette simple vérité, car personne ne l’aurait crue, et l’on m’eût ri au nez. Je baissais d’un air contrit mon chapeau sur mes yeux, et je rentrais chez moi, irrité contre cet être dont j’étais doublé, et que je ne parvenais à réduire au silence qu’après des combats d’où je sortais épuisé.

J’avais compris cependant que tous les conseils qu’il me donnait étaient pernicieux, et qu’il tentait sans cesse de substituer à mon caractère doux, tolérant et pacifique jusqu’à l’excès son caractère violent, querelleur, habile à excuser le mal et porté à tous les genres de plaisir. Il me sembla qu’il n’était venu se réfugier en moi après sa mort que pour se venger du meurtre que j’avais presque innocemment commis. Je me décidai alors à lutter contre lui sans relâche jusqu’à ce que j’eusse remporté une victoire si complète qu’elle me remît dans l’absolue possession de mon être réel et primitif. Cette lutte entre deux créatures qui n’en faisaient qu’une, entre deux âmes qui se confondaient dans la même monade, entre deux tendances unies qui se contrariaient sans repos, cette lutte fut longue, acharnée, pleine de péripéties étranges qui parfois ont lassé mon courage, mais ne l’ont jamais abattu. J’en sortis victorieux, ayant forcé mon ennemi au silence et l’ayant réduit à subir le triomphe de ma raison supérieure à la sienne ; je pus enfin me ravoir tout entier, et si quelquefois encore il éleva sa voix mauvaise conseillère, ce ne fut plus que timidement, comme une dernière protestation d’un prisonnier enchaîné, et non plus avec cette tyrannie qui pendant les premiers temps m’avait tenu courbé sous sa volonté. Il ne m’avait point quitté cependant, et je ne puis dire qu’il fût mort en moi, car je le sentais toujours ; non, il dormait, incapable de prendre goût aux travaux qui faisaient ma joie, trop brutal pour jouir des belles leçons de l’antiquité et trop matérialiste pour s’élever aux contemplations philosophiques dont je nourrissais mon esprit. S’il s’agitait encore, c’était pendant mon sommeil, et alors il me promenait, sous sa forme passée, à travers des rêves souvent grossiers que je me dépêchais d’oublier au réveil. Une seule fois il me tourmenta encore. C’était au moment où la guerre d’Espagne venait d’être décidée à la suite du congrès de Vérone. Un matin, avant de me rendre au collège pour faire ma classe, je parcourais un journal qui racontait qu’une partie de nos troupes avait reçu l’ordre de franchir les Pyrénées ; je lisais cette nouvelle avec indifférence, lorsque tout à coup je vis l’officier surgir en moi. Ce me fut un battement de cœur affreux, car depuis bien longtemps j’avais perdu l’habitude de le voir. Il était pâle, des pleurs gonflaient ses yeux, une large plaie sanglante ouvrait son front comme au jour de sa mort. « Ah ! me dit-il d’une voix lente et profonde, pourquoi m’as-tu tué ? » À ce mot, je compris la douleur poignante et les regrets qui travaillaient cette pauvre âme en peine, et, laissant tomber ma tête dans mes mains, j’éclatai en larmes, en m’écriant : « Ah ! pardonne-moi ! » Hélas ! ce mot que je prononçais avec un si sincère repentir, je devais l’entendre souvent plus tard dans les circonstances cruelles qui ont perdu ma vie. De ce jour, une curiosité que je n’avais jamais éprouvée, moi qui avais traversé les jours de l’empire, me saisit pour le sort de notre armée ; je lisais les journaux avec avidité, j’allais aux nouvelles, j’espérais une victoire avec un emportement inexplicable, et j’étais pris de frisson à la seule idée d’une défaite. Quand arriva enfin la dépêche qui annonçait la prise du Trocadéro, je ne me tins pas de joie ; je courus par la ville, je payai à boire à tous les soldats que je rencontrai, j’eus envie d’embrasser le drapeau qui flottait sur la caserne, et le soir je mis des lampions sur mes fenêtres. « Qu’a donc Floréal ? disait-on ; quelle mouche patriotique l’a piqué ? d’où lui vient cette joie de conscrit ? » Le lendemain je fus surpris moi-même de mes extravagances de la veille ; mais j’aurais bien étonné les gens si je leur avais dit : « Il y a en moi un être qui se réjouit de cette victoire, dont pour ma part je ne me soucie guère. » C’eût été la vérité pourtant. De ce jour, l’officier et moi nous vécûmes en paix, et je repris, sans plus m’en départir, l’existence studieuse que j’avais toujours aimée.

Je me suis étendu longuement, trop longuement peut-être, sur cette aventure et sur les conséquences psychologiques qu’elle eut pour moi ; mais je ne crois pas avoir eu tort. Il était nécessaire d’expliquer les curieux phénomènes dont j’ai été le siège, afin qu’on pût bien comprendre comment j’ai été amené, sans participation morale, à commettre un crime inexplicable.

Chaque année cependant, le temps impassible retournait son sablier ; un gouvernement nouveau avait remplacé un gouvernement tombé ; j’avais revu ce drapeau tricolore, égalitaire et symbolique, qui flottait pendant les jours de ma jeunesse. Le bruit de l’écroulement de la vieille monarchie vint à peine jusqu’à moi, et, dans la retraite profonde où j’avais enfermé ma vie, j’aurais pu l’ignorer toujours, si parfois le soir je n’avais entendu retentir au loin des chants patriotiques, qui tombaient dans mon oreille comme l’écho de ma première enfance. Cela n’interrompit point mes études, qui me devenaient plus chères à mesure que j’avançais en âge ; elles étaient le seul intérêt sérieux de ma vie, et quoique depuis plusieurs années j’eusse passé la trentaine, elles satisfaisaient à tous mes besoins et me tenaient l’âme en équilibre. Je n’étais point de complexion fort amoureuse ; les femmes ne me causaient pourtant aucune répugnance, mais elles m’inspiraient un respect tel qu’on eût pu le prendre volontiers pour de la terreur. Parfois, je dois l’avouer, j’ai essayé quelques galanteries avec des femmes qui me semblaient avenantes ; mais ce fut en vain : ma maladresse native paralysait mes efforts. Je me consolais de mon mieux de ces défaites en lisant quelques passages du Stratagematicon de Frontin, dont je préparais les commentaires, dernière satisfaction donnée à ce mort qui dormait en moi ; mais, il faut bien le confesser, les ruses d’Archidamas, d’Iphicrate, de Sulpicius Peticus et de Memnon de Rhodes n’étaient qu’une médiocre compensation aux besoins d’aimer qui me tourmentaient ; je prenais mon parti de ma solitude, mais difficilement, et j’éprouvais souvent une certaine peine à calmer le sentiment qui regimbait dans mon cœur. « Allons, me disais-je alors avec quelque mélancolie, je ne suis et ne serai jamais qu’un pauvre professeur ; mes amours habitent les temps passés, elles s’appellent Hélène, Lesbie, Lalagé, et les tendresses de ce monde sont fermées pour moi. »

Ces révoltes n’étaient point trop fréquentes. Habitué à ma solitude, j’avais fait mon deuil de bien des choses, ainsi que disent les gens illettrés, et je me croyais sûr de moi pour l’avenir, lorsqu’un matin, en sortant pour aller faire ma classe au collège, je rencontrai sur l’escalier une jeune fille que je ne connaissais pas. Elle me salua d’un sourire ; je lui rendis son salut en rougissant. Je me retournai pour la voir ; elle était arrêtée, et me regardait. Je fus honteux d’être pris en flagrant délit de curiosité, et je hâtai le pas. Tout en marchant, je me rappelai que, peu de jours auparavant, j’avais vu, devant la porte de la maison que j’habitais, une voiture chargée de meubles. « Ah ! me dis-je, c’est la fille des nouveaux locataires. » J’espérais la rencontrer en revenant du collège, mais je ne l’aperçus pas ; j’en fus contrarié et même un peu triste.

Le soir, pendant que je travaillais à la clarté de ma petite lampe, j’entendis tout à coup une jeune voix dont les accens semblaient se marier au ronflement d’un rouet. J’écoutai ; nulle parole distincte n’arrivait jusqu’à moi ; je ne percevais qu’un chant léger auquel le bruit monotone du rouet faisait une basse continue. Je laissai là ma besogne ; je repoussai de la main une longue dissertation que je venais de terminer sur l’acies obliqua d’Épaminondas, et, mettant ma tête dans mes mains, je m’abandonnai tout entier au plaisir que j’éprouvais. Quand la chanson eut cessé et que tout fut rentré dans le silence, je fus surpris de me trouver les yeux humides. Je me levai, je marchai dans ma chambre ; pour la première fois, elle me parut triste, trop grande et comme déshabitée. Il me sembla qu’elle serait égayée, et que je serais plus heureux, si près de ma table il y avait un rouet qu’une jeune fille semblable à celle que j’avais rencontrée le matin tournât en chantant. Je me couchai ; mais, au lieu de prendre Frontin pour continuer mon travail avant de m’endormir, j’ouvris un volume d’Ovide, et, lisant le treizième livre des Métamorphoses, j’eus quelque pitié du sort de Polyphème.

Le lendemain matin, comme je venais de descendre pour aller chercher, chez la crémière, la tasse de lait qui compose, avec un petit pain de seigle, mon déjeuner quotidien, je rencontrai une vieille voisine avec qui je causais quelquefois, et que j’aimais beaucoup, car elle m’avait soigné dans une maladie que j’avais eue peu de mois auparavant. Je l’abordai et lui dis en souriant : « Quel est donc le rossignol qui, le soir, chante si bien dans notre maison ? — Ah ! dit-elle, il ne faut pas lui en vouloir, à la pauvrette, si sa chanson vous a empêché de travailler ; elle est aimable et ne recommencera plus, si elle apprend qu’elle vous a dérangé ; mais, vous savez, ces jeunesses, il faut que ça chante, ou bien ça étouffe. C’est la fille de Darnetal, le gros mercier de la rue Saint-Jean ; la mère est morte il y a six mois ; le père est devenu paralytique ; il a fallu vendre le magasin ; ce pauvre M. Darnetal s’est retiré avec un peu d’argent, pas grand’chose, vous pensez bien ; alors il est venu habiter notre maison avec sa fille. Lorsqu’elle chante en filant au rouet, cela amuse son pauvre homme de père qu’il faut soigner comme un enfant, car il ne peut plus remuer les jambes, c’est une pitié que de le voir ; la pauvre Célestrie est bonne pour lui et ne le quitte pas, quoique ce soit bien triste pour une fille de vingt ans passés de vivre toujours avec un impotent, sans compter que cela pourrait bien l’empêcher de s’établir. » La bonne femme continua, et, comme elle était fort bavarde, se perdit dans mille détails qui m’intéressaient, quoique je les jugeasse superflus. Elle ne cessait de parler et je ne cessais de l’écouter, lorsque, se retournant tout à coup, elle me dit : « Tenez, la voilà, cette belle chanteuse ! » Et s’adressant à Mlle Darnetal : « Bonjour, ma mignonne, lui dit-elle, voilà monsieur Floréal, un savant tout entier dans ses livres, qui se plaint que vous l’empêchiez de travailler avec vos chansons. » Célestrie me regarda d’un air boudeur en me disant : « Excusez-moi, monsieur ; je ne chanterai plus, puisque cela vous gêne. » J’aurais voulu disparaître sous terre, tant j’étais troublé et furieux de la façon ridicule dont cette sotte vieille femme avait interprété ma question ; je me sentais très rouge et tout paralysé par ma timidité. Je fis un effort, et je répondis quelques phrases sans suite, mais qui purent faire comprendre à la jeune fille que, loin de me déplaire, son chant m’avait charmé. Elle tenait sa boîte à lait d’une main et de l’autre un panier plein de provisions. Je m’enhardis jusqu’à lui demander la permission de l’aider et de porter son panier jusque chez elle. « Ce sont, lui dis-je, de petits services qui sont permis entre voisins. » Elle me laissa faire avec bonne grâce, et comme elle s’excusait de la peine qu’elle me causait, je lui répondis avec une certaine galanterie que le chant que j’avais entendu la veille me récompensait, et au-delà, de toutes les peines que je pouvais prendre pour elle. Je la quittai à sa porte en lui disant que je serais heureux si je pouvais rendre quelques soins à son père, dont je connaissais la triste situation. La vieille voisine nous avait suivis ; au moment de rentrer chez elle, lorsque déjà Célestrie avait disparu, elle me heurta le coude d’un air railleur, et avec ce rire bête des gens maladroits qui croient faire une finesse, elle me dit : « Ah ! grand séducteur, vous en tenez pour la petite ! » Je m’éloignai sans même daigner lui répondre.

Sa phrase maligne m’était cependant restée au cœur, et j’y pensais en me rendant au collège : « Séducteur, me disais-je ; non pas ! j’ai de la probité ; il ne faut pas qu’on puisse m’appliquer les paroles de Virgile : Vetitos invasit hymenæos ! Cette jeune fille est charmante, et j’en veux bien faire la compagne de ma vie, mais devant Dieu, dont les ministres nous béniront, en loyal mari et non pas en abusant de sa sainte innocence. » J’aurais été, je l’avoue, fort embarrassé pour abuser de son innocence, car, je l’ai dit, j’étais un pauvre séducteur, ignorant toutes les choses de l’amour et sans pouvoir sur moi-même pour les affronter. J’étais honnête, voilà ce que je savais. Bien des idées confuses m’assaillaient à travers lesquelles je démêlais seulement que j’étais fort troublé, et que pour la première fois de ma vie j’étais préoccupé par une image de femme. Cette préoccupation se fit jour, pendant ma classe, au moment où j’expliquais à mes élèves un passage de la Pharsale de Lucain. Je m’interrompis tout à coup, oubliant où j’étais, et, répondant à mes propres pensées : « Célestrie, dis-je, n’est qu’un nom de baptême, il est vrai ; mais ce nom était, comme mon nom de famille, souvent porté chez nos pères les vieux Normands. En effet, j’ai découvert dans une charte datant du roi Guillaume qu’un certain Noël, accompagné de sa femme Célestrie, se rendit en Angleterre après la conquête : Quidam Noel nomine et Celestria uxor ejus venerunt in exercitu Wilhielmi bastardi, in Angliam… Ce rapprochement est digne de remarque et peut même servir de base à de sérieuses négociations matrimoniales. » Les rares écoliers qui m’écoutaient éclatèrent de rire, et le tumulte de cette joie me rappela douloureusement que je devais faire un grand effort sur moi-même pour rester maître de mon esprit.

J’abrège par raison ce récit, sur lequel il me serait si doux de m’étendre. J’aurais voulu raconter les émotions dont débordait mon cœur, peu accoutumé à de pareilles fêtes ; mais à quoi bon ces détails dont ma mémoire est pleine et qui n’ont de charmes que pour moi ? Qu’il suffise de savoir que j’allai voir M. Darnetal, qui m’accueillit avec bonté, que mes visites se renouvelèrent jusqu’à devenir quotidiennes, et qu’au bout d’un mois j’étais amoureux fou de Célestrie. Chaque soir, je descendais près de son père, et je jouais aux dominos avec lui ; on approchait la table du fauteuil où le retenait son infirmité, et pendant qu’il me gagnait facilement, car ma pensée était loin de mon jeu, Célestrie faisait tourner son rouet au bruit de ses chansons. J’avais tout oublié, le grec, le latin, Homère, Horace, Virgile, Ovide lui-même, car ses poèmes sur l’amour me semblaient une fade rhétorique en comparaison de ce que j’éprouvais. Célestrie me recevait gracieusement, mais je ne remarquais en elle aucun de ces symptômes extérieurs par où la passion qui me dévorait éclatait au grand jour. M’aime-t-elle ? était l’incessante question que je me posais sans pouvoir la résoudre. « Si tu veux le savoir, demande-le-lui, » me disais-je ; mais mon indomptable timidité me fermait les lèvres et refoulait vers mon cœur déjà trop plein toutes les pensées que je n’osais en laisser échapper.

Ces tourmens ou plutôt ces délices duraient depuis six semaines déjà, et je ne pouvais me décider à faire au père de Célestrie une demande définitive. Je croyais me donner du courage et me mettre moi-même au pied du mur en allant à la mairie retirer les papiers qui pouvaient m’être nécessaires pour mon mariage ; mais ce fut en vain : je lisais ces paperasses qui me parlaient de la mort des miens, et je ne prenais aucune résolution. Chaque jour, en revenant de faire ma classe et en me promenant dans les prairies que baigne l’Odon pour distraire, par un exercice violent, les angoisses qui m’étouffaient, je me disais : « Ce soir, je parlerai. » Le soir venait, j’allais près de M. Darnetal, et nous commencions à jouer. Je me disais alors : « À la fin de cette partie-ci, je parlerai. » La partie finissait, nous en recommencions une autre, et je ne parlais pas. Dix heures sonnaient au coucou pendu à la muraille et je remontais chez moi, désespéré de ma sottise et me disant : « Ce sera pour demain ; » mais les mêmes scènes se renouvelaient le lendemain, car mon trouble ne diminuait pas. Enfin, comprenant que jamais je n’oserais parler, je me décidai à écrire. Je fis une lettre, je la recommençai bien vingt fois, où je demandais à M. Darnetal la main de Célestrie. Je donnai sur ma position tous les renseignemens désirables, et je détaillai le chiffre de mes économies ; je terminai cette lettre par un post-scriptum où je disais : « J’attends votre réponse avec une anxiété inexprimable ; si elle est négative, adieu, car je quitterai la maison et ne vous verrai plus ; je ne sens pas dans mon cœur le courage d’affronter, après un refus, la vue de celle que j’aime. Si cette réponse doit être favorable, ne me faites pas languir ; frappez trois coups au plafond de votre chambre, je les entendrai, et j’irai me jeter dans les bras de celui qui veut bien faire mon bonheur et devenir mon père en me donnant sa fille ! » A l’heure où j’avais l’habitude d’aller chez M. Darnetal, j’envoyai cette lettre, et j’attendis. Jamais damné heurtant aux portes du ciel ne fut dans une telle angoisse. J’étais immobile, n’osant remuer dans la crainte de faire du bruit. Je savais que le sort de ma vie se débattait au-dessous de moi, à mes pieds ; je tremblais de tous mes membres et je me disais : « Malheureux ! jusqu’à quelle espérance as-tu osé monter ? on va te rire au nez et te renvoyer ta lettre. » Je m’appuyais contre la muraille pour ne pas tomber ; il me sembla qu’au-dessous, chez M. Darnetal, j’entendais remuer une chaise ; mon cœur battait à rompre. Un premier coup retentit, je n’attendis pas le second, je descendis l’escalier je ne sais comment, j’ouvris la porte, je me jetai aux pieds de Célestrie. Je voulus parler, lui dire que je l’aimais, que j’étais l’être le plus heureux du monde ; mais le cantique d’amour qui chantait dans mon cœur ne put parvenir jusqu’à mes lèvres, et je m’évanouis.

Un mois après, nous étions mariés. Je ne dirai rien de mon bonheur, car je ne sais point de mots humains qui puissent, non pas le raconter, mais en donner seulement une idée. Il fut momentanément troublé par la mort de mon beau-père, qui s’éteignit près de nous, heureux de savoir l’avenir de sa fille à jamais assuré ; mais, à la honte du cœur humain, je dirai que ma douleur ne fut pas de longue durée, et que toute pensée donnée à ce pauvre mort qui avait été si bon pour moi me semblait un vol fait à la félicité au milieu de laquelle je vivais. Ma femme était charmante, et je l’adorais ; le petit avoir qu’elle m’avait apporté, joint à mes émolumens de professeur et au revenu de mes économies, nous mettait dans une situation excellente. Nous n’avions que des goûts simples, et les six ou sept mille livres de rente que nous parvenions à réunir suffisaient amplement à nos besoins. Nous avions déménagé et pris un appartement plus grand, plus gai, ayant vue sur des jardins, et que ma chère Célestrie s’était plu à orner avec le goût exquis qu’elle mettait en toutes choses. Par ses soins, nos fenêtres s’entourèrent de plantes grimpantes, un gros tapis s’étendit sous mes pieds dans mon cabinet de travail, deux chardonnerets presque apprivoisés chantèrent dans leur cage, et pour la première fois mes livres, rangés par ordre de taille, s’alignèrent régulièrement sur de belles planchettes en bois de Norvège. Ah ! le bon petit nid que nous avions là, et les belles heures que j’y ai passées !

J’adorais ma femme, je le répète ; mais il ne suffit pas d’aimer, il faut encore savoir aimer, et c’est là peut-être le plus difficile de tous les arts. Cet art, je l’ignorais ; j’étais trop pris par ma tendresse pour pouvoir la diriger. Toutes les volontés de Célestrie étaient sacrées pour moi, et je m’efforçais de les accomplir en me donnant cette joie égoïste de plaire à celle que j’aimais plus que tout au monde. Dans les premiers jours qui suivirent notre mariage, j’avais essayé de parfaire son éducation, qui, sous le rapport des lettres et de l’histoire, avait été quelque peu négligée ; mais comment y parvenir ? Elle m’échappait toujours. Lorsque, voulant lui donner une idée des grandeurs de la langue latine, je cherchais à lui faire comprendre les beautés du procumbit humi bos de Virgile, ou les difficultés du devium scortum de l’ode d’Horace à Quintius Hirpinus, elle hochait la tête d’un petit air mutin qui lui allait à ravir, et, me passant sur les bras un écheveau de fil qu’elle voulait pelotonner, elle me disait avec un sérieux désespérant : « Comment dis-tu dévidoir en latin ? » Lorsque, désirant l’intéresser aux origines de notre cité, je lui disais que le nom de Caen est la contraction du mot saxon Cathem, qui signifie demeure de guerre, elle profitait de ce que le mot Caen revenait souvent dans ma phrase, et chantait : « Quand, quand, quand les cannes vont aux champs ! » Je me mettais à rire, je l’embrassais, et la leçon était terminée. Quelquefois je lui lisais l’Histoire des Empereurs romains, par Crevier, et ce n’est pas sans étonnement que je lui voyais préférer à ces récits sérieux, écrits en bon langage, les romans modernes infectés alors du virus romantique. Quand par hasard nous allions au spectacle, j’aurais choisi de préférence le jour où l’on jouait une tragédie célèbre ; mais ma femme ne l’entendait pas ainsi, et j’allais avec elle entendre des drames invraisemblables qui choquaient le bon sens et la grammaire. De tout ce qui précède et des efforts que je faisais incessamment pour lui plaire, on a conclu que j’étais soumis sans réserve à Célestrie, et que, pour me servir d’une expression triviale, elle me menait par le bout du nez. Cela est faux ; je ne demandais qu’à la rendre heureuse, et naturellement je m’arrangeais de façon à être toujours d’accord avec elle. C’est à cela que se bornaient les prétendues concessions humiliantes qu’on m’a souvent reproché de lui avoir faites.

Quelques voisins, méchans hors de toute mesure, ont même été jusqu’à oser dire qu’elle me battait. C’est là une calomnie sans pareille et qui se réfute d’elle-même, car il n’est pas supposable qu’armé d’une force naturelle supérieure à la sienne, je lui aie jamais permis de se porter sur moi à des voies de fait que rien du reste ne pouvait motiver. Non certes, elle n’était ni méchante, ni acariâtre, ni même impérieuse ; mais le sang qui coulait dans ses jeunes veines lui mettait parfois au cœur des vivacités singulières : elle s’emportait alors et dépassait peut-être les saines limites de la raison ; pouvais-je lui en vouloir de ces élans d’ardeur et de vie où se manifestait sa jeunesse ? Elle eut un défaut cependant ou plutôt une imperfection : elle était jalouse. Elle ne supportait pas que je regardasse une autre femme dans la rue ; lorsque par hasard je revenais du collège un peu plus tard que de coutume, elle me boudait et se livrait à des suppositions dont j’avais quelque peine à lui faire comprendre l’invraisemblance. Lorsque, pendant l’été, nous allions le dimanche en voiture jusqu’à Dives (c’étaient là nos grands jours de fête), et que nous nous promenions sur les bords de la mer en ramassant des coquillages, elle se fâchait gravement contre moi quand il m’arrivait de suivre des yeux une de ces femmes vaillantes qui vont, jambes nues, à la marée basse, chercher sur la grève des équilles et des vignots. Sa jalousie s’exerçait surtout contre une de ses amies que nous voyions assez fréquemment, et qui se nommait Henriette Fatargolle. C’était une fort aimable personne, blonde, blanche, douce, timide même, et dont le mari, petit homme haut en couleur, chauve, reluisant, jovial, quelquefois même un peu grossier dans ses plaisanteries, était employé dans un des greffes du palais de justice. Henriette et ma femme s’aimaient beaucoup, quoiqu’il n’y eût aucun point de ressemblance entre elles ; autant l’une était calme et lente, autant l’autre était vive et impétueuse. Faisant allusion à la couleur différente de leurs cheveux et aux aptitudes plus différentes encore de leurs caractères, j’avais coutume de les appeler « le jour et la nuit. » Célestrie goûtait peu cette comparaison, et prétendait qu’elle était faite à son désavantage. Henriette avait été élevée avec ma femme, et de la vie commune du pensionnat elle avait conservé l’habitude de supporter ses petites tyrannies sans jamais murmurer contre elle. Souvent je m’étais hasardé à faire à Célestrie de légères observations sur la façon un peu dure dont elle traitait son amie ; elle n’en avait tenu aucun compte et m’avait même répondu : « Vous la défendez parce que vous lui faites la cour ; elle est blonde et vous l’aimez mieux que moi ; toutes les fois que je ne vous regarde pas, vous essayez de lui prendre les mains. » Je repoussai avec horreur une si grave accusation, mais je l’excusai bientôt en me disant que le soupçon avait pu naître dans l’esprit de Célestrie, car j’avais eu en effet avec Mme Fatargolle quelques-unes de ces petites familiarités innocentes que l’intimité de nos relations me paraissait devoir expliquer suffisamment. Parfois, abusant de ce qu’elle était très craintive, j’avais tout à coup poussé un cri dans son oreille afin de l’effrayer ; un jour qu’elle avait très froid, je lui pris les mains et les tapotai dans les miennes pour les lui réchauffer. Il n’y a pourtant là, ce me semble, rien qui dépasse les bornes des convenances ; Célestrie n’avait donc aucune raison de paraître choquée, car moi, je ne me choquais pas lorsque je voyais Étienne Fatargolle lui prendre aussi les mains après quelques-unes de ses vivacités et lui dire avec un gros rire retentissant : « Eh bien ! madame Longue-Heuze, nous sommes donc toujours méchante ? » Malheureusement elle était ainsi faite, la pauvre chère âme ; elle se tourmentait, se troublait, et avait des crises violentes lorsqu’on lui résistait. Elle ne raisonnait pas ses impressions, elle les subissait ; mais elle rachetait ce léger défaut par tant de qualités exquises, par tant de prévoyante bonté, tant de charité naturelle, tant de franchise dans l’esprit, qu’on ne pouvait lui en vouloir longtemps, et que ceux même qui en souffraient se hâtaient de lui pardonner. Néanmoins, malgré mes explications loyales et malgré mes efforts pour détruire des soupçons que rien ne justifiait, elle voyait Henriette avec peine ; elle l’avait « prise en grippe, » ainsi qu’elle disait elle-même.

Une scène insignifiante en apparence, et qui eut sur ma vie une influence incalculable, vint briser tout à coup les relations que nous entretenions avec M. et Mme Fatargolle. C’était pendant cette foire qui commence le second dimanche après Pâques et dure quinze jours. Cette année-là, le printemps fut précoce et le mois de mai d’une douceur charmante. Dès que la nuit venait, les habitans de la ville allaient dans les prairies de Saint-Pierre se promener à travers les boutiques illuminées, les bruyantes baraques de saltimbanques et les jeux de toute sorte établis en plein air. Un soir, imitant la foule et nous mêlant au profanum vulgus, nous étions allés avec les Fatargolle voir toutes ces choses futiles et mondaines. Célestrie et Henriette, qui avaient toujours entre elles de ces petites rivalités auxquelles les femmes ne savent pas renoncer, avaient mis leurs plus belles toilettes et s’en étaient mutuellement fait mille complimens avec un air trop aimable pour ne pas cacher quelque jalousie. Nous avions parcouru tout le champ de foire, nous arrêtant tantôt à écouter les paroles ridicules que les paillasses débitent du haut de leurs tréteaux, tantôt à regarder les élans d’une danseuse de corde qui bondissait au bruit d’un mauvais orchestre, perdant notre temps en un mot à mille spectacles sans goût, dont Henriette et Célestrie se divertissaient. Nous étions même entrés dans une tente où une somnambule débitait ses oracles. Cette femme m’avait pris pour un capitaine, ce qui me causa un grand trouble, car je pensai tout de suite au malheureux que j’avais tué jadis, et qui si longtemps avait revécu en moi. Nous revenions donc, et je marchais en baissant les yeux, préoccupé de mes souvenirs, lorsque Henriette s’arrêta devant une boutique où s’étalaient des bimbeloteries, des rubans, des pains de savon et quelques menus bijoux. Elle prit un collier d’ambre transparent qui reposait sur un lit de coton, et le marchanda. On lui demanda cinquante ou soixante francs, je ne sais plus au juste, et, comme elle se récriait sur ce prix élevé, on lui fit remarquer que les perles étaient fort grosses, bien taillées, sans défaut et toutes à peu près de même dimension. M. Fatargolle dit alors à sa femme qu’une pareille dépense serait une folie, et qu’il ne fallait plus y penser. Henriette rendit en soupirant le collier d’ambre à la marchande, et nous continuâmes notre route. Henriette était triste et ne parlait pas ; son mari semblait contrarié de n’avoir pu lui donner ce qu’elle désirait ; Célestrie riait et disait : « L’ambre ne sied pas aux blondes, et c’est faire preuve de goût que de vous refuser cette babiole. » Sur ce propos, les deux femmes se querellèrent, Célestrie avec sa vivacité habituelle et Henriette avec une raideur que je ne lui connaissais pas encore, et qui prouvait combien elle avait été humiliée de ne pouvoir obtenir de son mari le cadeau qui l’avait tentée. M. Fatargolle intervint dans cette petite dispute, et au moment où, arrivés devant la porte de ma maison, nous allions nous séparer, il dit à sa femme : « Voyons, mauvaise tête, calme-toi ; demain soir, nous irons acheter ce collier d’ambre, puisqu’il te fait envie. » Henriette fut si contente qu’elle embrassa son mari au milieu de la rue.

Tout le reste de la soirée, Célestrie fut de méchante humeur, et, quelques efforts que je fisse, je ne pus parvenir à l’adoucir. « Cette Henriette est une coquette avec ses airs de sainte nitouche, disait-elle, et son mari est un pauvre sire de ne pas savoir lui résister. » Je hasardai une timide observation qu’elle reçut fort mal, et je me couchai sans avoir pu réussir à calmer son inexplicable irritation. Le lendemain, en revenant du collège à mon heure ordinaire, après avoir fait ma classe du matin, je fus très surpris de ne point trouver Célestrie à la maison ; j’allais m’enquérir de cette absence inaccoutumée, lorsque je la vis entrer. « Eh ! d’où viens-tu donc ? lui demandai-je. — Du champ de foire, me répondit-elle, où j’ai acheté le collier d’ambre. — Ah ! bonne, aimable et douce créature ! m’écriai-je en la prenant dans mes bras, par quelles prévenances charmantes tu sais réparer les vivacités où ton cœur n’a point part ! Allons vite porter ce collier à Henriette, qui sera d’autant plus ravie de le tenir de toi que tu l’as plaisantée un peu durement hier au soir. » Elle se dégagea brusquement de mon étreinte. « Tu te trompes, me dit-elle, j’avais vu ce collier avant-hier, et j’en avais eu envie ; par conséquent il est juste que je l’aie : c’est pourquoi je l’ai acheté et c’est pourquoi je le garderai. Du reste, il irait très mal à Henriette, qui ne voulait l’avoir que parce qu’elle avait deviné que je le désirais. Ce bijou serait ridicule pour elle, car les Fatargolle, tout le monde sait cela, ne sont pas en position de faire une aussi grosse dépense. » En achevant ces paroles, elle attacha le collier autour de son cou, et comme j’essayais de la faire revenir à des sentimens plus équitables envers son amie : « Ah ! tu m’ennuies ! me dit-elle ; si tu n’aimais pas Henriette, tu ne prendrais pas toujours son parti contre moi ! Si elle n’est pas satisfaite, elle n’a qu’à rester chez elle ; nous y gagnerons tous ! »

Le soir, M. et Mme Fatargolle vinrent nous voir vers les neuf heures. Henriette avait le visage allongé d’une personne qui a supporté une déconvenue ; son mari riait, selon son invariable habitude. « Le sort nous force à être sages malgré nous, me dit-il en entrant, le collier d’ambre n’y est plus, et ma pauvre femme en est toute contrariée. » J’étais fort troublé, car plus j’avais réfléchi, plus j’avais trouvé le procédé de Célestrie agressif et peu aimable. En levant les yeux, Henriette aperçut le collier, dont les perles, pénétrées par la lumière de la lampe, brillaient comme des gouttes d’or liquide au cou de Célestrie. « Ah ! dit-elle avec un cri d’étonnement qu’elle ne put réprimer, c’est vous qui l’avez ? — Eh ! pourquoi donc ne l’aurais-je pas ? repartit Célestrie avec aigreur. Mon mari ne me refuse jamais rien pour ma toilette, et Dieu merci nous sommes assez riches pour acheter des colliers. » Commencée sur ce ton, la conversation dégénéra bientôt en dispute. M. Fatargolle et moi, nous nous regardions sans mot dire, pendant que les deux femmes, debout, rouges, parlant à la fois, s’accablaient de reproches qui ressemblaient bien à des injures. Suffoquée par ses larmes, Henriette prit tout à coup le bras de son mari. « Sortons d’ici, lui dit-elle, et n’y revenons jamais. » Ils s’en allèrent sans même nous dire adieu. Je ressentis une douleur sincère en les voyant s’éloigner, car cette relation était agréable pour nous, et il n’y avait aucun motif plausible de la briser. J’en fis l’observation à Célestrie, qui me répondit : « Si tu les aimes mieux que moi, tu n’as qu’à les suivre, je ne te retiens pas. » Je savais déjà par expérience qu’il est inutile de raisonner avec une femme, lorsqu’elle est en colère, et je me tus, tout en donnant intérieurement tort à Célestrie. Henriette ne revint plus nous voir, et lorsque, seul dans les rues, je rencontrais M. Fatargolle, j’osais à peine lui serrer la main, dans la crainte que ma femme ne le sût et s’en irritât.

On eût dit vraiment que cette scène et la rupture qui en fut le résultat avaient éveillé en Célestrie des sentimens de coquetterie que je ne lui connaissais pas encore : elle aimait à se mettre en toilette pour avoir l’occasion de se parer de son collier d’ambre. Bientôt même elle ne le quitta plus, elle le portait tous les jours, le nettoyait sans cesse, le regardait, admirait les jeux de la lumière à travers ses grains à facettes, s’en servait quelquefois en guise de bracelet, et semblait enfin ne pouvoir le quitter. Je souriais à ces enfantillages, et je la laissais faire. Elle sauta de joie en m’entendant dire que les anciens croyaient voir dans les perles d’ambre les larmes cristallisées des sœurs de Phaéton. Un soir qu’elle jouait avec son collier pendant que je travaillais, elle en rompit le fil, et toutes les petites boules, chassées violemment de sa main, s’éparpillèrent sur le parquet. Il fallut tout quitter et rattraper une à une, sous les meubles, les perles égarées. Célestrie les mit précieusement dans une boîte, et me chargea d’aller, dès le lendemain matin, chez un bijoutier, les faire réunir de nouveau à l’aide d’un fil qui ne se pourrait briser. Je n’oublierai jamais qu’en me rendant le collier qu’il venait de réparer, le bijoutier me dit : « J’ai remplacé le cordon rompu par une petite corde à violon que je vous défie bien de casser. Elle est si solide, monsieur Floréal, ajouta-t-il en souriant, que vous pourriez étrangler votre femme avec. » Je frémis encore quand je pense à cette sinistre parole, qui n’était cependant qu’une plaisanterie de mauvais goût.

Plusieurs fois je fis des efforts pour amener Célestrie à aller voir Mme Fatargolle et lui dire qu’elle regrettait ses vivacités passées ; mais il me fut impossible de vaincre sa résistance. Par un effet de la passion que les femmes mettent dans les choses les plus simples, elle en était arrivée à se persuader que Henriette avait tous les torts. « Pourquoi, disait-elle sérieusement, a-t-elle voulu s’approprier un collier que je désirais acheter ? » Elle était sincère en parlant ainsi ; sans s’en douter, elle avait interverti les rôles, et elle avouait elle-même qu’elle aimait d’autant plus son collier d’ambre qu’il avait failli lui échapper.

Quoiqu’il me fût pénible de ne plus voir les Fatargolle, j’avais fini par prendre mon parti de leur absence, et mon bonheur n’en fut pas atteint. Rien ne l’interrompit ; il coulait pur et profond ainsi qu’un beau fleuve limpide, et peut-être durerait-il encore, comme il a duré pendant dix ans, s’il n’avait été arrêté dans sa course par une effroyable catastrophe. Célestrie tomba malade ; son indisposition, qui dans le principe paraissait n’avoir aucune gravité, prit tout à coup un caractère inquiétant. J’obtins aussitôt l’autorisation de me faire remplacer au collège, et je soignai jour et nuit la chère créature à qui je devais toutes les joies de mon existence. J’appelai à mon aide les médecins les plus renommés ; nulle dépense, nulle fatigue ne m’arrêtèrent ; mais hélas ! ce fut en vain, la mort l’avait touchée déjà, et l’implacable déesse allait me la ravir. Chaque jour, chaque heure l’affaiblissait, et la nuit, pendant que je la veillais à la pâle lueur d’une lampe à demi baissée, je suivais avec épouvante les ravages que le mal creusait sur sa pauvre figure. Je voyais s’agrandir ces yeux si doux qui m’avaient regardé avec indulgence et qui ne s’étaient point fermés devant ma laideur ; je voyais se contracter et se déformer cette bouche charmante d’où était sorti ce oui tant attendu qui m’avait fait son époux. Ses mains amaigries, déjà revêtues de blancheurs transparentes, erraient machinalement comme à la recherche de choses indécises. Le bleu des veines marbrait ses tempes, auxquelles maintenant la chevelure semblait trop lourde. Ah ! quels instans ! quel silence, interrompu çà et là par quelques plaintes de la mourante, et où j’entendais seulement les battemens de mon cœur et le balancement régulier de la pendule !

Célestrie sentait bien que ses heures étaient comptées, et courageusement elle surmontait ses souffrances pour apaiser ma douleur. À sa voix, j’éclatais en larmes, je laissais tomber ma tête sur son lit, je criais : « Ne meurs pas ! ne meurs pas !… » La pauvre femme essayait de se soulever ; ses mains froides passaient sur mon visage comme une caresse de neige : « Du courage ! me disait-elle, ne pleure pas, garde mon souvenir… » Puis sa raison paraissait l’abandonner tout à coup, et elle parlait de grands oiseaux qui lui frappaient le front en volant auprès d’elle. L’accès aigu passait ; elle retrouvait sa sérénité résignée, elle me prenait la main, et s’endormait ainsi pendant que je ne la quittais pas des yeux. Une fois elle se réveilla, c’était vers les heures suprêmes qui précèdent la dernière : « Floréal, me dit-elle, promets-moi, quand tout sera fini, de laisser mon collier d’ambre à mon cou et d’empêcher Henriette de venir me le voler dans ma tombe. » Je jurai. « Mais tu ne mourras pas ! m’écriai-je. — Tais-toi, reprit-elle, pense à ta promesse ; ne parle pas, laisse-moi, le calme vient, mon âme est en repos, et je ne souffre déjà plus ! »

Elle mourut !… Ce qui se passa alors, je ne pourrais le dire. Des voisins compatissans m’entraînèrent, et je ne sais plus rien de ces heures exécrables. À ces instans où mon âme sombrait dans un vertige sans fond, je vis apparaître en moi celui qui m’avait habité si longtemps. « fantôme, lui criai-je, que me veux-tu ? Pourquoi ne m’as-tu pas tué jadis aux jours de ma jeunesse ? Si j’étais resté sur la prairie qui fut teinte de ton sang, je n’aurais pas connu le bonheur qui vient de m’être arraché, et dont la disparition fait ma vie misérable à jamais. » Les personnes qui étaient près de moi me crurent fou. « La douleur lui trouble l’esprit ! » disaient-elles, et elles s’empressaient à me soigner, baignant mes tempes, me faisant respirer du vinaigre, et débitant devant moi ces phrases de convention dont la banalité exaspère la douleur au lieu de la calmer.

Vint l’enterrement ; je suivis le cercueil malgré toutes les observations que l’on put me faire. On me disait : « Ce n’est point l’usage ; ce n’est pas convenable, ce n’est pas ainsi qu’agissent les gens bien élevés. » Eh ! que me faisait cela ? Est-ce que j’appartiens à telle ou telle catégorie de la société ? Je ne suis qu’un homme, et rien de plus. En dépit des efforts conjurés contre moi, j’allai où mon cœur m’entraînait. Tête nue, dévasté, secoué par ma douleur comme un arbre est secoué par l’orage, je marchais derrière la voiture qui emportait tout ce que j’avais aimé ; des amis me soutenaient ; je me tournais vers eux en gémissant et en cherchant dans leurs regards quelque commisération pour mon infortune, car il me semblait, tant mon malheur était grand, que chacun devait s’apitoyer sur moi. A l’église, j’assistai à cette cérémonie théâtrale et farouche où des versets terribles semblent s’interpeller et se répondre avec des paroles de menace et de colère. Les psalmodies, accompagnées du murmure profond des orgues, montaient sous les voûtes et retombaient sur moi ainsi qu’un ouragan de désolation. Tout à coup, à l’un de ces instans où les chantres disent en chœur : Requiescat in pace ! je me sentis illuminé par une clarté intérieure qui m’envahit tout entier, et en moi, dans mon cœur gonflé, dans ma poitrine brisée par les sanglots, je vis surgir, semblable à un ange rayonnant, Célestrie, ma Célestrie, cette chère compagne dont je pleurais la mort et dont j’escortais la dépouille. « Me voici, me dit-elle avec un sourire que sa pâleur rendait plus charmant encore, me voici avec toi, à toi, et pour toujours ! » Je me levai en poussant un cri : « Elle vit ! elle vit ! elle n’est point morte ! » Tout le monde courut vers moi, le prêtre même quitta l’autel, on s’empressait autour de la bière, qu’on avait déjà débarrassée de ses noires tentures, et qu’on voulait briser. « Où donc ? me disait-on. L’avez-vous entendue remuer ? — Je l’ai vue ! je l’ai vue ! répondais-je en levant vers le ciel des yeux pleins d’extase et de reconnaissance. — Mais où donc ? demandait-on. — Là, répliquais-je en frappant sur mon cœur, — Ah ! le pauvre homme ! dirent les assistans en se regardant entre eux et en haussant les épaules par un geste de pitié. Il est fou ! » Non, vraiment, je n’étais pas fou, je ne l’ai jamais été, et je ne le suis pas. Suis-je coupable, et faut-il calomnier ma raison, parce que je subis des phénomènes inconnus à la plupart des autres hommes ? La messe interrompue reprit son cours ; on m’entraîna, on voulut me calmer et me prouver que j’avais tort. « Elle est là, elle est là, je la vois, je la sens ! » criais-je toujours en pressant ma poitrine ; mais j’avais été battu par de si violentes émotions que j’en fus accablé : je tombai sans connaissance, et l’on m’emporta.

Lorsque je rentrai dans mon appartement, qui me parut plus désert et plus sinistre qu’une ville ravagée par la peste, ce fut avec un sentiment d’inexprimable tristesse. Je le parcourus comme si j’y cherchais l’hôte chéri que la mort en avait enlevé ; je touchais avec une sorte de recueillement religieux à tous les objets qui avaient appartenu à Célestrie, et pendant ce temps je voyais cette même Célestrie sourire dans mon cœur et tourner vers moi des regards pleins de commisération. Les larmes coulaient de mes yeux. Comme tout était triste ! Les chardonnerets, si babillards ordinairement, se taisaient dans un coin de leur cage ; les fleurs, qu’on avait oublié d’arroser durant ces jours cruels, penchaient leurs tiges souillées de poussière. L’appartement me semblait agrandi et rempli d’un silence qui m’effrayait ; quelque chose de nouveau venait d’y entrer : la solitude, que j’avais désapprise pendant tant de bonnes années auprès de Célestrie ; oui, la solitude, car je sentais bien que l’image qui vivait en moi, invisible pour le monde extérieur, ne remplacerait jamais l’être charmant près de qui j’aurais voulu vivre toujours. Je continuai ma lugubre inspection, je rassemblai tous ces gracieux petits outils dont les femmes se servent, le dé, les aiguilles, les ciseaux, l’ouvrage que la mort avait interrompu. Je rangeais le livre de messe à côté d’une vieille Bible qui avait autrefois servi à ma mère, lorsque, levant les yeux, j’aperçus tout à coup le collier d’ambre sur un meuble ! Je jetai un cri de désolation. Dans le tourbillon de douleur où j’avais disparu après la mort de Célestrie, je n’avais plus pensé à sa recommandation dernière, et les voisines qui prirent soin d’elle crurent bien faire en lui retirant ce collier avec lequel elle avait voulu être ensevelie et enterrée. Que faire ? J’avais beau fatiguer mon esprit, je n’inventais aucun moyen de réparer cet oubli déplorable qui me faisait manquer au vœu sacré d’une mourante. Je regardai Célestrie : son visage était sévère et son regard sans douceur. « Je te jure que je le conserverai toujours comme un précieux dépôt que tu m’aurais confié, » m’écriai-je en appuyant le collier contre ma poitrine. Célestrie secoua la tête, et des pleurs affluèrent à ses yeux. Sous un globe de verre, je réunis le bouquet qu’elle portait le jour de notre mariage et la couronne virginale qui avait pressé son front ; j’y joignis le collier d’ambre, et je déposai ces pieuses reliques devant moi, près de ma table de travail, afin de les avoir toujours sous les yeux.

Je repris ma vie bien tristement et sans courage. Le cher fantôme qui m’habitait et ne me quittait plus avait beau rappeler mon énergie, je me traînais à tâtons dans l’existence comme un aveugle qui a perdu son guide. Ce n’est pas que Célestrie eût cessé de me conseiller ; au contraire plus que jamais, maintenant que disparue pour tous elle ne vivait absolument que pour moi, elle dirigeait mes actions et substituait peu à peu ses pensées à celles qui jusqu’alors m’avaient conduit. Je sentais en moi son influence permanente toujours éveillée. Elle me donnait des vertus que je n’avais pas, et aussi, je dois le dire, des vivacités, des emportemens que mon caractère n’avait pas encore connus. Que de fois, ayant passé indifférent et songeur devant des mendians qui tendaient leurs mains vers moi, je me suis arrêté, je suis revenu sur mes pas, j’ai déposé mon humble aumône pour obéir à Célestrie, qui disait dans mon cœur : « Donne, celui qui donne aux pauvres prête à Dieu ! » Ce n’est pas moi, c’était elle qui faisait la charité. Bien souvent, au collège, j’avais contre mes élèves trop turbulens des colères que j’ignorais jadis : je les grondais, je les punissais à outrance ; une fois même je m’abandonnai jusqu’à en frapper un qui m’avait appelé vieux fou ! Lorsque j’étais revenu à moi, je déplorais ces excès et je disais à Célestrie : « Pourquoi donc te mets-tu ainsi en colère ? »

On pourrait croire que, réuni et pour ainsi dire indissolublement mêlé à celle que j’aimais, j’étais heureux. On se tromperait. J’étais le plus infortuné des hommes. Pour ne pas m’éloigner des lieux où j’avais vécu près de Célestrie et pouvoir sans cesse contempler les muets témoins de mon bonheur passé, j’avais conservé notre appartement, qui était pour moi comme un temple. Ô faiblesse des hommes ! ce fut là cependant que je commis le crime, mon vrai crime, celui d’avoir trompé tant de chers souvenirs, crime punissable bien plus que l’accident fatal qui s’ensuivit… Passons, passons : l’instant ne viendra que trop vite de raconter cet événement funeste dont la responsabilité m’écrase, quoique aux yeux de Dieu elle ne doive pas m’incomber. C’est donc dans cet appartement qu’elle s’était plu à orner pour en faire l’asile de notre heureuse existence que je vivais maintenant, cherchant en vain à tromper par mes occupations accumulées les pensées de désolation qui ne cessaient de m’obséder. J’étais, pour ainsi dire, environné de regrets qui, à toute heure, me parlaient de celle que je ne voyais plus que par les yeux de l’esprit. Son âme identifiée à la mienne était en moi, je le sais, et ce fut un incomparable adoucissement à mes peines ; mais son corps, ce corps charmant qui avait la blancheur du duvet de cygne, où était-il ? Rien ne pouvait suppléer à son absence, et je me désespérais d’être seul après avoir été deux. Non, non, son âme ne me suffisait pas : elle m’aimait encore, elle me soutenait dans mes défaillances, c’est vrai ; mais l’apparence, cette apparence que j’avais idolâtrée, que je regrettais sans relâche, à laquelle j’avais dû tant de joies ineffables, cette apparence n’était plus là, et je m’agitais dans le vide, sans savoir que faire des trésors de tendresse que je sentais amassés en moi. Bien souvent, lorsqu’entraîné par mes rêveries douloureuses, je m’écriais en pensant à Célestrie : « Où es-tu ? » je l’ai vue apparaître en moi, me disant : « Me voilà ! — Non, lui répondais-je alors, tu n’es pas celle que j’appelle, pauvre âme évoquée qui crois suffire à mon bonheur ! Non, tu n’es pas telle que je te voudrais. Où est ton regard limpide ? où est ton rire étincelant ? où sont tes mains si douces que je frémissais tout entier lorsqu’elles passaient sur mon visage ? où sont tes lèvres si regrettées, et dont les miennes restent altérées jusqu’à en mourir ? Où es-tu, toi qui étais mes délices et mon idole ? Que veux-tu que je fasse de la vie maintenant que je ne t’ai plus ? » Célestrie ne répondait pas, et qu’aurait-elle pu répondre ? Que de fois, la nuit, assis sur mon lit, si tristement solitaire, je suis resté jusqu’au point du jour, la tête dans mes mains, pleurant, appelant Célestrie et ne pouvant écouter les consolations qu’elle me prodiguait au dedans de moi-même !

Un an s’était écoulé ainsi dans une peine constante qui souvent s’exaspérait jusqu’à devenir une souffrance aiguë. Pour tous ceux qui me connaissaient, je n’étais qu’un pauvre homme accablé d’un chagrin auquel le temps devait apporter son infaillible remède ; mais pour moi, qui savais de mes douleurs tout ce que je n’en voulais pas dire, j’étais un être misérable, d’autant plus à plaindre que la présence intérieure de Célestrie me rendait insupportable son absence réelle. Je fuyais le monde, je remplissais exactement mes devoirs de professeur, mais sans plaisir, comme une besogne à laquelle j’étais machinalement accoutumé ; en dehors de mes heures de classe, où je me trouvais forcément en rapport avec mes élèves, je vivais dans une solitude absolue, ayant brisé le peu de relations que j’avais et redoutant d’en créer de nouvelles. Je marchais beaucoup, je faisais de longues courses à travers la campagne, mais sans trouver le repos qui semblait s’obstiner à me fuir.

Un soir qu’au soleil couchant, plein de mélancolie, je suivais, en songeant à mon bonheur envolé, les bords de l’Odon, je me trouvai face à face avec Fatargolle. Il vint cordialement à moi, la main ouverte ; son premier mot fut une doléance sur le malheur qui m’avait frappé. Il répondait si précisément aux pensées qui m’agitaient à ce moment même que j’en fus touché, et que, me laissant tomber dans ses bras, j’éclatai en sanglots. Il me consola par de bonnes paroles : « Venez donc nous voir, me dit-il ; toutes nos petites querelles sont oubliées depuis longtemps, Henriette m’a parlé bien souvent avec regret de cette pauvre Célestrie : si vous êtes libre, venez passer la soirée avec nous, ma femme en sera ravie, et nous renouerons notre vieille amitié que rien jamais n’aurait dû rompre. » Il y avait si longtemps que j’amassais mes douleurs sans les épancher que je ne refusai point l’offre de Fatargolle, et que, prenant son bras, je le suivis. Pendant le trajet, je regardais en moi-même, je voyais Célestrie : son visage paraissait joyeux ; on eût dit qu’elle était heureuse de se réconcilier en moi et par moi avec l’amie qu’elle avait jadis injustement blessée. Henriette me reçut à merveille ; je la trouvai peu changée, légèrement engraissée peut-être, mais toujours charmante et portant dans ses regards une douceur pénétrante qui était son plus sérieux attrait. Ai-je besoin de dire que toute notre soirée fut employée à causer de Célestrie ? Dans mon cœur, elle se réjouissait et s’attristait en même temps des regrets qu’elle avait inspirés. On me fit promettre de revenir souvent. « Voyez, me dit Mme Fatargolle, je suis bien seule : Étienne est toute la journée occupé à son greffe, et moi je reste à la maison : venez quelquefois me tenir compagnie dans l’intervalle de vos classes, nous parlerons de votre pauvre femme, et au moins vous ne vivrez plus comme un ours, enfermé dans votre chagrin et votre solitude. »

Cette visite me fit un grand bien, car elle diminua le poids qui m’oppressait, et, loin de déplaire à Célestrie, elle parut lui avoir été agréable. En effet, lorsque, resté seul avec cette chère apparition, je l’interrogeai, je ne vis en elle aucun signe de colère ; elle souriait doucement lorsque je lui faisais l’éloge d’Henriette, approuvant ma conduite et m’encourageant à chercher dans cette intimité non pas un oubli, mais un allégement à mes chagrins. Toutes ces mesquines jalousies qui jadis l’avaient séparée de son amie semblaient mises à néant, et pour la première fois depuis bien des jours je m’endormis le cœur moins attristé.

Le soir souvent, au lieu de m’enfermer chez moi ou d’errer sur les routes, j’allais passer une heure avec Étienne et sa femme. Quelquefois, dans la journée, j’allais voir Henriette ; il me plaisait singulièrement d’être seul près d’elle, je causais avec plus d’abandon, et nous n’étions pas dérangés par Fatargolle, dont l’intarissable gaieté me fatiguait beaucoup. Insensiblement ces visites se renouvelèrent jusqu’à devenir quotidiennes, et bientôt elles furent pour moi une telle habitude que le matin, en sortant du collège, je prenais instinctivement le chemin de la maison d’Henriette. Lorsque j’entrais, j’étais toujours accueilli par un : « bonjour, monsieur Floréal ! » accompagné d’un beau sourire avenant. Je m’asseyais, et pendant qu’elle se livrait aux soins de son ménage ou à ces petits travaux d’aiguille auxquels elle excellait, je causais avec Henriette. Elle m’écoutait, me redonnait du courage quand j’étais triste et m’admirait même un peu. « Vous êtes si savant ! » me disait-elle. Peu à peu, fortifiée par les confidences, notre confiance mutuelle devint extrême. Je pus alors connaître sa vie dans tous ses détails. La pauvre femme n’était pas heureuse ; trop douce pour se plaindre, elle ne souffrait pas moins ; son mari la négligeait fort ; il s’était lié avec une ouvrière du voisinage, il passait chez elle une partie de son temps, et presque tout l’argent qu’il gagnait s’en allait en dîners qu’il faisait avec elle dans les petits restaurans de la ville. Une fois ou deux Henriette avait essayé d’adresser quelques remontrances à son mari ; il lui avait ri au nez en lui répondant qu’il était fait ainsi et qu’il ne pouvait se changer. Elle se l’était tenu pour dit et n’avait point recommencé. Elle n’avait point d’enfans, et parfois elle trouvait les journées bien longues, seule, travaillant dans sa chambre, pendant qu’Etienne courait la prétantaine. Elle s’ennuyait, et mes visites lui étaient d’un grand secours ; nous nous consolions ; elle me plaignait d’être isolé dans la vie, et moi je la réconfortais de mon mieux lorsque Fatargolle avait fait quelque nouvelle fredaine. « C’est un mari semblable à vous qu’il m’aurait fallu, me dit-elle un jour, doux, rangé et instruit comme un livre. — Ma pauvre tournure mal gracieuse ne vous aurait donc pas rebutée ? » lui demandai-je. Elle me regarda avec ses bons yeux doux et me répondit : « On aime tout dans ceux qu’on aime. » Ce jour-là, je me retirai fort troublé ; une sorte de sensation nouvelle qui ressemblait à une espérance indécise m’agitait. Dans mon cœur, Célestrie se remuait confusément. « Qu’as-tu donc ? lui disais-je. — Ah ! répliqua-t-elle, tu vas l’aimer ; je ne saurais t’en vouloir, car tu ne peux pas toujours vivre seul parce que je suis partie ; elle est douce et soumise, vous êtes malheureux tous les deux ; aime-la donc, mais n’oublie pas cependant ta pauvre Célestrie ! »

Étais-je donc amoureux ? Je ne sais, mais à coup sûr je ne tardai pas à le devenir, et sans oser dévoiler à Henriette l’état de mon cœur, où se livraient de grands combats, je fus très attentif et plus assidu près d’elle. Nos causeries se prolongeaient plus intimes chaque jour et plus émues ; je me sentais troublé jusqu’au plus profond de mon être, j’éprouvais des angoisses poignantes qui ne ressemblaient en rien au sentiment presque éthéré qui jadis avait envahi mon cœur avant mon mariage. « Que faire ? disais-je à Célestrie. — Aime-la, me répondit-elle, mais ne m’oublie pas ! »

Un hasard, fut-ce bien un hasard ? précipita ma chute. Un soir que je m’étais plaint devant Henriette du désordre qui régnait chez moi depuis la mort de Célestrie : « Les hommes n’entendent rien à tout cela, me dit-elle ; demain, si vous me le permettez, j’irai chez vous visiter votre linge et donner un coup d’œil à vos armoires. » J’acceptai avec reconnaissance. Le reste de la soirée se traîna languissamment ; nous avions peine à reprendre notre conversation, qui, faute d’aliment, tombait à chaque minute. Lorsque je quittai Henriette, elle me serra la main, et je crus sentir dans sa pression quelque chose de plus doux que d’ordinaire, et qui ressemblait à une promesse. Je dormis mal ; à demi éveillé, en proie à des cauchemars qui participaient du rêve et de la vie réelle, je ne cessais de m’entretenir avec Célestrie ; parfois elle m’encourageait à aimer Henriette et parfois au contraire elle entrait dans des violences excessives et s’écriait : « Ah ! comme tu trahis notre amour ! » J’étais comme une boussole affolée entre deux courans magnétiques contraires : je cherchais mon pôle à travers ces hésitations où le souvenir et l’espérance se combattaient, et je ne pouvais parvenir à le trouver. Le lendemain, j’allai au collège ; c’était un mardi, jour de composition par bonheur, car, une fois la dictée faite, je n’avais d’autre devoir à remplir que de surveiller mes élèves. Je pus donc, sans contrainte, m’abandonner à toutes mes pensées, que Célestrie dirigeait ou plutôt bouleversait sans pitié. On eût dit que son souvenir, si précieusement conservé et personnifié en moi par sa permanente apparition, se révoltait à l’idée d’une liaison nouvelle qui peut-être allait l’affaiblir. Je luttais, ou, pour parler plus exactement, Célestrie luttait dans mon cœur. Ses irrésolutions se reflétaient dans mon esprit ; balancé entre deux extrémités, je ne savais que résoudre. Ah ! qu’ils sont heureux, ceux qui ont une volonté !

Je revins chez moi lentement et tout à fait bouleversé. Devant la porte de ma maison, Henriette m’attendait. « Fi, que c’est laid d’être en retard ! » me dit-elle en souriant. Nous montâmes l’escalier sans parler. A peine entré dans l’appartement, Célestrie m’enveloppa pour ainsi dire, et je ne pensai plus qu’à elle. « C’est ici qu’elle s’asseyait pour coudre, disais-je à Henriette ; c’est là qu’elle était lorsque je lui faisais la lecture ; c’est ainsi qu’elle parlait à ses oiseaux… Ah ! je suis bien malheureux ! » m’écriai-je. Henriette me prit la main, et, me regardant avec ses yeux dont l’étrange douceur avait le don de me troubler jusqu’au fond de l’âme, elle me dit : « Pauvre monsieur Floréal ! » Je laissai tomber ma tête sur son épaule, et je pleurai. Elle me caressait le visage de sa main, comme on fait aux enfans qu’on veut calmer. Dans mon cœur, Célestrie fermait les yeux et semblait se raidir contre une insupportable émotion. « Ah ! Henriette, disais-je, qui remplacera jamais celle que j’ai perdue ? » Il me sembla que sa bouche murmurait à mon oreille : « Moi ! » Je relevai le front, nos lèvres se rencontrèrent, et, avant même que j’eusse pu combattre, j’étais vaincu.

Nous fûmes coupables, si c’est être coupable que d’obéir aux impulsions terribles de la nature ; je trahissais un ami : bien plus, je trahissais un souvenir sacré, et lorsque je restai seul après cette crise, je demeurai longtemps absorbé dans un engourdissement douloureux. Mon trouble intérieur n’était pas près de finir, et il se refléta dans ma vie d’une façon déplorable. Célestrie me dirigeait, je subissais son influence sans pouvoir m’y soustraire, et cette influence étrange et mobile imposait à ma conduite d’inexplicables contradictions. Quand j’étais seul, Célestrie, douce, charmante, quoique attristée, me parlait d’Henriette sans colère. Je me trouvais heureux alors, un grand calme se faisait dans mon cerveau, si souvent battu d’idées contraires, et j’estimais que nul au monde n’avait ce bonheur de posséder une maîtresse enviable et de sentir exister en soi une créature autrefois adorée ; mais il n’en était plus ainsi lorsque, dans nos rendez-vous, Henriette et moi nous étions réunis ; on eût dit alors que Célestrie devenait folle ; elle s’agitait dans mon cœur comme si elle eût voulu se jeter sur sa rivale ; toute son ancienne jalousie contre elle se réveillait avec des ardeurs d’injustice que je ne soupçonnais pas, mais que je subissais avec ma passivité ordinaire, tout en m’en effrayant. Pour le plus léger motif, profitant d’un prétexte souvent insensé, j’entrais dans d’absurdes colères contre la pauvre Henriette, qui supportait ces bourrasques sans pouvoir en deviner la cause. « Ah ! Floréal, me disait-elle, mon Dieu ! comme vous êtes méchant, vous que je croyais si doux ! » Ces paroles me rappelaient à moi-même, je faisais un effort désespéré, je réduisais Célestrie au silence, et, m’inclinant vers Henriette, qui pleurait, je lui disais en lui baisant les mains : « Ah ! je vous aime tant et je suis si bon pour vous quand vous n’êtes pas là ! » Elle riait de cette phrase, qu’elle appelait une naïveté, car elle ne se doutait guère de l’inconcevable réalité que ces mots renfermaient. Je pourrais affirmer, sans crainte de me tromper, que Célestrie s’efforçait de se substituer en moi à Henriette, et il me semble, tant l’apparition était violente, que parfois je n’ai pas su laquelle des deux je tenais dans mes bras.

Cette vie de lutte était affreuse ; je souffrais beaucoup, et j’essayais en vain de calmer le fantôme jaloux qui m’habitait. Pendant mes nuits sans sommeil, je suppliais Célestrie de me donner enfin le repos dont j’avais tant besoin ; elle s’attristait alors de ma douleur, elle me jurait d’être plus sage à l’avenir, me parlait d’Henriette en termes affectueux ; mais dès qu’elle la revoyait près de moi, elle oubliait ses résolutions promises et entrait dans des colères nouvelles, dont je faisais injustement supporter le poids à mon innocente maîtresse. Vingt fois, pour éviter ces combats où je perdais le meilleur de mes forces, j’ai voulu tout quitter, m’enfuir, aller cacher ma vie dans quelque coin ignoré de tous ; mais je n’avais pas l’énergie nécessaire pour accomplir un projet pareil, et puis j’aimais Henriette, et je restais.

Je lui avais remis une clé de mon appartement afin qu’elle pût y entrer pendant mon absence et m’attendre ; elle pouvait se rendre assez secrètement chez moi par une sorte d’allée qui aboutissait à ma maison, et lui épargnait, par son obscurité, les regards indiscrets du voisinage. Elle rangeait mes affaires, raccommodait mon linge et donnait à tout mon intérieur une proprette élégance. J’aimais à la trouver chez moi quand j’arrivais. « Ne me querellez pas trop aujourd’hui, mon cher Floréal, » me disait-elle en me voyant paraître. Je le lui promettais en l’embrassant, et j’étais bien heureux quand j’avais pu tenir ma promesse.

« J’ai quelque chose à vous demander, me dit-elle un jour. — Faites vite, lui répondis-je, afin que j’aie la joie de vous obéir promptement. — Ce collier d’ambre que j’ai tant désiré autrefois et qui n’est plus pour vous aujourd’hui qu’un souvenir insignifiant, donnez-le-moi, car je le désire encore. » À ces mots, Célestrie fit un bond dans mon cœur. « Jamais vous n’aurez ce collier, dis-je sévèrement à Henriette ; je vous défends de m’en parler de nouveau, et si vous redoutez un grand malheur, évitez même d’y toucher lorsque vous viendrez ici. » Henriette voulut insister, j’entrai en fureur ; elle pleura et partit en me disant : « Vous êtes en vérité trop méchant pour moi ! »

« Pourquoi ne veux-tu pas lui donner ton collier ? demandai-je à Célestrie, quand, resté seul, je pus l’interroger. — Tu m’avais promis de l’enterrer avec moi, me répondit-elle. N’est-ce donc pas assez déjà de t’avoir pardonné ta négligence ? Ce collier est à moi, il ne doit appartenir à personne ; si cette créature y touche, je l’étrangle. » Que faire ? Je me tus sans oser répliquer. Henriette ne me parla plus du collier ; mais son désir persistait toujours, je m’en apercevais facilement aux regards de convoitise qu’elle jetait souvent sur ce pauvre bijou, qui m’avait déjà valu tant de contrariétés et qui devait encore me valoir bien des douleurs. Toutes les fois qu’Henriette contemplait le collier d’ambre, je sentais les tressaillemens irrités de Célestrie. Une fois j’eus envie de le prendre et d’aller le jeter à la rivière ; Célestrie me fit de tels reproches, si douloureux et si acres en même temps, que je n’eus pas le courage de mettre mon projet à exécution. Je comprenais vaguement qu’un malheur planait sur nous ; mais l’inconcevable fatalité de ma vie déjouait mes projets les plus sages, et la catastrophe s’abattit sur moi comme la foudre.

C’était pendant les premiers jours du mois d’août. Une chaleur accablante rampait sourdement sous un ciel de plomb. Les oiseaux se taisaient parmi les feuilles immobiles ; un air épais et carbonique miroitait au-dessus des prairies desséchées comme au-dessus d’un terrain sulfureux. Voilé de gros nuages blanchâtres que nulle brise ne remuait, le soleil laissait tomber sur nous des effluves semblables à l’haleine d’un four embrasé. Les chiens haletans, couchés à l’ombre, le museau étendu sur leurs pattes, tiraient la langue et ne luttaient plus contre les mouches voraces qui les harcelaient ; les hirondelles même, moins rapides dans cette atmosphère alanguissante, volaient mollement en rasant la surface des eaux où nul poisson n’apparaissait. Parfois on entendait à l’horizon le bruit sourd d’un tonnerre lointain. Je revenais du collège, me traînant à peine, sentant un cercle de fer presser mes tempes : un engourdissement singulier m’avait saisi ; mes pensées étonnées et comme disloquées s’agitaient dans ma tête sans pouvoir se rejoindre, pareilles aux tronçons d’un serpent coupé. Ma peau brillait, et cependant une sorte de froid glacial circulait jusque dans la moelle de mes os. Avant de rentrer chez moi, je fus obligé, par lassitude, de m’arrêter sur les bords de la rivière ; j’y trempai mon front pour en dissiper l’insupportable douleur ; les objets dansaient devant mes yeux et prenaient des formes étranges ; j’entendais de grands bourdonnemens dans mes oreilles ; j’étais comme ivre, tout à fait étourdi, et je trébuchais à chaque pas.

Henriette était chez moi lorsque j’y arrivai ; en m’apercevant, elle fit un geste d’effroi que je me suis rappelé depuis, mais que je ne remarquai pas sur le moment même. Une fatigue trop énervante était en moi pour que je pusse faire attention à quoi que ce soit ; je me laissai tomber sur une chaise en prenant ma tête dans mes mains. « Qu’avez-vous donc. Floréal ? me demanda Henriette. — Je souffre, lui répondis-je, cette chaleur me fait mal. » Elle me baigna les tempes avec de l’eau fraîche, et comme je levais les yeux vers elle pour la remercier, j’aperçus le collier d’ambre qui brillait à son cou comme un chapelet de feu. La malheureuse avait profité de mon absence pour l’essayer, et mon retour l’avait surprise avant qu’elle eût pu le retirer. À cette vue, Célestrie se dressa en moi comme une furie ; je la sentais littéralement qui trépignait dans mon cœur en criant : « Mon collier ! mon collier ! » Une rage aveugle m’envahit, je me levai d’un bond ; un nuage de sang troublait mes yeux, et comme celle qui s’agitait en moi, je me mis à crier : « Mon collier, mon collier ! — Le voilà ! le voilà ! » répondit Henriette éperdue, courant dans la chambre pâle de frayeur, et ne pouvant parvenir à dénouer la corde qui rattachait les perles. Je la poursuivais en répétant toujours : « Mon collier ! mon collier ! » sans conscience de mes paroles, sans conscience de mes actions, ivre, fou peut-être, à coup sûr stupide ! Henriette s’était jetée sur mon lit, ramassée dans un coin, les deux mains sur son visage, grelottant de terreur. « Je ne voulais pas le garder, disait-elle, c’était pour l’essayer. Floréal ! ô monsieur Floréal ! ne me maltraitez pas ; je vais m’en aller, jamais je ne le ferai plus,… je n’y toucherai plus jamais, » Je n’écoutais ou plutôt je n’entendais rien. Une force invincible me poussait. » Mon collier, m’écriai-je, ah ! misérable, tu m’as pris mon collier ! » J’allongeai le bras, je saisis le collier à pleines mains, je criais : « Veux-tu me le rendre ? » Une voix étranglée répondit quelque chose que je n’entendis pas ; je tirai le collier à moi, et comme il ne cédait pas à mon mouvement, je me mis à le tordre en fermant les yeux, n’apercevant plus en moi et autour de moi que Célestrie debout, furieuse, effrayante à voir. — Je tordais toujours cet infernal collier. Il me semble que j’entendis une sorte de râle étouffé, que des mains battirent mon bras avec une rapidité indicible ; il me semble qu’il y eut près de moi des convulsions dont je ressentis le contre-coup, mais je ne puis rien affirmer ; ce qui se passa dans cette chambre fut un rêve. Combien cela dura-t-il ? Je ne sais ; une éternité sans doute, car le temps me parut très long. Les yeux clos, raidissant toujours ma main dans son étreinte terrible, je regardais Célestrie, qui éclata d’un rire farouche. Puis peu à peu, par d’insensibles gradations, le calme se fit sur son visage ; à la colère qui l’animait tout à l’heure succéda une impression d’épouvante et de désespoir : de grosses larmes roulèrent sur ses joues, et, levant ses regards comme si elle eût voulu me voir, elle me dit d’une voix que secouaient des sanglots : « Ah ! mon pauvre homme ! qu’avons-nous fait ? »

Je rouvris les paupières ; ce que je vis fut horrible ! Henriette, couchée en travers sur mon lit, avait le visage tout pâle, marbré de taches violettes ; ses yeux renversés en arrière ne montraient que leur orbe blanc traversé par des filets sanguins que couvrait une teinte laiteuse ; sa langue tuméfiée apparaissait livide sur le bord de ses lèvres ; ma main, ma main meurtrière tenait encore le collier, dont quelques perles brisées jonchaient les draps blancs. Je dégageai mes doigts lentement, avec un effroi qui me remua tout entier. Une ligne rouge traçait autour du cou un cordon sanglant ; nulle respiration ne soulevait la poitrine immobile. Je mis la main sur le cœur, il ne battait plus ; la douce Henriette était morte !…

Je tombai anéanti, à genoux, le front appuyé sur le lit où gisait le corps de la pauvre créature, ne comprenant rien au forfait que je venais de commettre, en proie à une sorte d’abrutissement aigu qui me faisait douter de ma raison ; des bruits de cloches sonnaient dans ma tête, et mes pensées indécises s’envolaient confusément sans que je pusse les saisir, semblables à des oiseaux de nuit effarouchés. « Ah ! malheureuse ! qu’as-tu fait ? disais-je à Célestrie. — Pardonne-moi, » me répondit-elle en pleurant. Je pleurais comme elle, et je restais prosterné, n’osant lever les yeux dans la crainte d’apercevoir la chose affreuse qui était étendue près de moi. Je demeurai là longtemps, longtemps, dans une somnolence douloureuse, abattu par une lassitude sans nom, et hors d’état de faire un mouvement ; je crois même que je m’assoupis pendant quelques minutes. Tout cela du reste est plein de confusion dans mon esprit ; c’est un cauchemar qui, pour moi, disparaît dans les épouvantes de mon souvenir. Mon nom prononcé à haute voix, puis des coups précipités frappés à ma porte me tirèrent de ma léthargie. Je me levai avec un battement de cœur affreux. « Est-ce qu’on vient m’arrêter ? » La voix disait : « Monsieur Floréal, il est plus de deux heures, vous êtes en retard ; on vous attend au collège pour faire votre classe, le censeur m’a envoyé vous prévenir. » Je me tins immobile, n’osant même plus respirer. « Il n’y est pas, » reprenait la voix. Une autre voix répondit : « Ah ! il y était ce matin, je vous assure, car on a fait un beau vacarme dans sa chambre. » J’entendis encore quelque mots, puis tout rentra dans le silence.

Je m’assis dans un coin, la face contre la muraille, tournant le dos au lit, et j’essayai de réfléchir. Chose étrange ! dans cet instant, l’idée de mourir ne me vint même pas. « Allons, me dis-je après une longue méditation, c’est un irrémédiable malheur ; je suis l’instrument du meurtre plutôt que le meurtrier ; ce que j’ai de mieux à faire, c’est de me remettre loyalement entre les mains de la justice et de dire la vérité. « Au moment de sortir, je pensai à Fatargolle, et j’éclatai en larmes. Quand je fus un peu remis, j’ouvris ma porte avec mille précautions, je descendis l’escalier sur la pointe du pied ; dans la rue, je me glissai le long des murailles, et j’arrivai chez le commissaire de police ; je le connaissais, car son fils était un de mes élèves. Dès qu’il me vit entrer, il vint à moi en me tendant la main. « Eh ! bonjour, cher monsieur Floréal, comment allez-vous par cette chaleur ? — Monsieur, lui répondis-je, je vais très mal, et je viens de tuer une femme. » Il éclata de rire. « Joli, joli ! s’écria-t-il ; ah ! la plaisanterie est vraiment excellente ! — Je ne plaisante pas, repris-je en sentant les pleurs déborder de mes yeux, le malheur que je viens vous annoncer n’est que trop réel ; j’ai commis un crime. — Mais alors, dit le commissaire de police en prenant tout à coup un maintien sévère, c’est à l’officier public et non à l’ami que vous vous adressez ; quelle est cette femme ? Comment l’avez-vous tuée ? Est-ce à l’aide d’un instrument contondant ? — Non, c’est avec le collier. — Quel collier ? C’est donc par mode de strangulation ? » Il appela son secrétaire, ceignit son écharpe, envoya chercher deux agens de police entre lesquels il me fit placer, et nous nous rendîmes ainsi à ma maison. La honte m’étouffait ; ah ! si la terre avait pu m’engloutir !

Nous pénétrâmes dans ma chambre ; en voyant sur le lit Henriette morte et encore crispée par les dernières convulsions, le commissaire s’écria : « C’est donc vrai ! » Puis, approchant d’elle, il voulut détacher le collier en disant : « Je saisis cette pièce de conviction. » Un nouvel accès de fureur s’empara de moi, je me jetai sur le commissaire en lui criant : « N’y touchez pas ! » Ses hommes m’arrêtèrent, me lièrent les bras, me firent asseoir sur une chaise et me gardèrent à vue. Le commissaire m’interrogeait, je répondais. Il haussait les épaules pendant que son secrétaire écrivait, et il me disait : « A qui voulez-vous faire croire de semblables sornettes ? » Je n’inventais rien cependant, et Célestrie, qui se désespérait dans mon cœur, était là pour m’affirmer que je ne mentais pas. Quand il fallut sortir, ce fut affreux ; tous les voisins remplissaient la rue ; c’est à peine si je parvins, toujours tenu par les deux agens, à traverser la foule. Chacun cherchait à me voir ; les uns me plaignaient, les autres m’accusaient. « Mais il est fou depuis la mort de sa femme ! — Bath ! c’est un vieil hypocrite ; autrefois déjà il a tué un homme en duel. — Il avait l’air doux comme un mouton. — Il aura eu un transport au cerveau. » Je baissais la tête, n’osant pas regarder autour de moi ; je souffrais cruellement de cette implacable curiosité, et je disais à Célestrie : « Tu vois, malheureuse, où tu m’as conduit ! Que t’ai-je fait, et ne t’avais-je donc pas assez aimée ? »

On me mena dans la prison, où l’on m’enferma dans une cellule, tout seul, en présence d’un crucifix en bois noir pendu contre la muraille. Je me jetai tout habillé sur le lit, et je dormis longtemps d’un sommeil lourd, sans rêve, comme on doit dormir dans la tombe. A mon réveil, j’eus beau me raconter les événemens de cette journée maudite ; je ne pus pas mieux les comprendre. J’eus une terreur indicible en pensant que sans doute Henriette allait apparaître en moi, comme jadis y avait apparu le capitaine ; mais il n’en fut rien heureusement, car je serais devenu fou. Gardienne vigilante de ce cœur où elle avait régné de son vivant et où elle voulait régner après sa mort, Célestrie n’en permit pas l’accès à sa rivale.

Un médecin vint, qui me palpa le front, me fit longtemps causer sur différens sujets et me quitta en secouant la tête ; un prêtre vint aussi, qui n’écouta rien de ce que j’essayai de lui dire ; il me débita une sorte de sermon qui paraissait avoir déjà servi dans d’autres circonstances. « Ce sont vos mauvaises passions qui vous ont conduit au crime, me disait-il ; votre impiété vous a poussé vers l’amour déréglé des femmes ; Dieu maudit les unions illicites, et vous auriez dû vous rappeler qu’on lit dans l’Ecclésiaste : « La femme est plus amère que la mort, son cœur est un piège, et ses mains sont des chaînes. » Hélas ! nul ne compatit à mes douleurs ; le remords me déchire, et je suis très malheureux. C’est à peine si j’ose parler à Célestrie ; dès que je lui adresse la parole, elle fond en larmes et ne peut me répondre qu’un seul mot : « Pardonne-moi ! »

Mon interrogatoire est commencé. Je me perds dans ce dédale où nul fil ne me conduit, et cependant je puis dire en toute sincérité : « J’ai perpétré le crime ; mais je ne l’ai pas conçu ; je suis inconscient de mon forfait, comme le couteau est inconscient du meurtre qu’il sert à commettre. Que Dieu me pardonne si je prononce un blasphème, mais j’affirme sans honte que je suis innocent. »


Tel était le récit de Floréal. Ainsi qu’on a pu le deviner en le lisant, il croyait être prochainement traduit devant la cour d’assises ; mais, grâce à Dieu, la justice des hommes est trop perspicace pour commettre de pareilles erreurs. Une commission de médecins-légistes examina Floréal avec soin, et leur rapport le déclara un halluciné sujet à des colères pouvant dégénérer en folie furieuse. Ce rapport mettait toute procédure à néant. Floréal, par mesure de sûreté, fut enfermé à l’hôpital Saint-Yon, un des plus remarquables asiles que la France ait ouverts à la folie. Ce fut là que je le vis et que je le vis souvent, dans les courses fréquentes que je faisais à Rouen. Sa vue ne me surprit pas, car il s’était dépeint assez fidèlement dans son récit. C’était un grand homme d’une cinquantaine d’années, disgracieux et remarquable surtout par la forme fuyante de son front et de son menton, qui donnait à sa figure l’apparence d’une grosse tête de lièvre ; cette similitude était rendue plus frappante encore par des yeux saillans, des tempes creuses, et par l’incessant mouvement des narines, qui indiquait les tressaillemens nerveux d’une insurmontable inquiétude. Ordinairement il était silencieux et solitaire, absorbé, comme on dit en style de maison de santé, très doux du reste pendant des mois entiers, et tout à coup pris d’inexplicables fureurs dont il s’excusait, quand l’accès était passé, en disant : « Ce n’est pas moi, c’est ma femme. »

Il ne se plaignait pas, acceptait son sort avec humilité, était persuadé que ce n’était pas lui-même, mais Célestrie qu’on retenait en prison pour le crime qu’elle avait commis sur Henriette, lisait beaucoup et écrivait souvent pendant des heures entières. « Il faut qu’on sache la vérité, disait-il ; je compose un grand traité qui est toute une philosophie nouvelle. » On lui laissait, dans ses jours de calme, une liberté relative dont il n’abusait pas ; un matin même il alla trouver le directeur et lui dit : « Monsieur, je vous prie de me faire surveiller, parce que ma femme s’ennuie ici et désire se sauver ; je ne veux point prêter les mains à un pareil projet, et je vous serai obligé de mettre obstacle à sa fuite. La détention qu’elle subit par moi est la juste punition de son crime. »

A certaines époques de l’année, vers les équinoxes surtout et les jours caniculaires, il se troublait, abandonnait ses tranquilles occupations, injuriait les gardiens et semblait prévoir ses accès furieux. « Prenez garde, disait-il, je sens que Célestrie va se mettre en colère. » Jamais ces avertissemens singuliers n’ont trompé. On l’enfermait alors dans ce triste préau qu’on appelle la cour des agités. On fut obligé parfois de le revêtir de la camisole de force.

En vieillissant, il devint plus calme ; sa santé s’altérait visiblement ; il se traînait affaissé sur lui-même, et n’en profitait pas moins de tous ses instans de repos pour écrire. Bientôt il ne put quitter son lit ; on l’entoura de soins, car il était bon homme, serviable et avait su se faire aimer. Il s’en allait peu à peu, sans secousses, sans angoisses, avec une résignation qui ressemblait bien à la joie d’une délivrance. Son dernier mot fut pour sa femme. « Ah ! ma chère Célestrie, nous allons donc partir ensemble ! »

On découvrit après sa mort, sous son matelas, un énorme manuscrit ; c’était le fameux traité dont il s’était tant occupé, un gros volume, tout en langue latine et intitulé : De la Résurrection des morts dans les vivans, et des modifications que cette importante découverte doit apporter aux lois morales, philosophiques et politiques qui sont actuellement en vigueur, par Marius-Floréal Longue-Heuze, autrefois professeur au collège de Caen. On garde encore ce manuscrit à l’hôpital, et on le montre aux curieux qui visitent la maison.


Maxime Du Camp.