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Les Hauts de Hurlevent (trad. Delebecque)/Chapitre 28

La bibliothèque libre.
Traduction par Frédéric Delebecque.
Payot (p. 383-392).

Chapitre XXVIII


Le matin, ou plutôt l’après-midi du cinquième jour, j’entendis un pas différent… plus léger et plus court ; et cette fois on entra dans la chambre. C’était Zillah, vêtue de son châle écarlate, un chapeau de soie noire sur la tête et un panier d’osier au bras.

— Eh ! mon Dieu ! Mrs Dean ! s’écria-t-elle. Eh bien ! on parle de vous à Gimmerton. J’étais persuadée que vous étiez noyée dans le marais du Cheval noir, et Miss avec vous, quand le maître m’a appris que vous étiez retrouvée et qu’il vous avait logée ici. Seigneur ! il faut que vous ayez atterri sur une île, pour sûr ? Combien de temps êtes-vous restée dans le trou ? Est-ce le maître qui vous a sauvée, Mrs Dean ? Mais vous n’êtes pas trop maigre… vous n’avez pas trop souffert, n’est-ce pas ?

— Votre maître est un fieffé scélérat. Mais il répondra de sa conduite. Il n’avait pas besoin d’inventer cette histoire ; tout sera connu.

— Que voulez-vous dire ? L’histoire n’est pas de lui. On en parle dans le village ; on raconte que vous vous êtes perdue dans le marais. Quand je suis rentrée, j’ai dit à Earnshaw : « Eh bien ! il s’est passé de drôles de choses, Mr Hareton, depuis mon départ. C’est bien triste pour cette belle jeune demoiselle et pour cette brave Nelly Dean. » Il m’a regardée d’un air surpris. J’ai vu qu’il n’avait entendu parler de rien et je lui ai raconté le bruit qui courait. Le maître écoutait ; il s’est mis à sourire et a dit : « Si elles ont été dans le marais, elles en sont sorties maintenant, Zillah. Nelly Dean occupe en ce moment votre chambre ; quand vous monterez vous pourrez lui dire de décamper : voici la clef. L’eau du marais lui est entrée dans la tête et elle aurait couru chez elle l’esprit tout dérangé ; mais je l’ai gardée jusqu’à ce qu’elle ait repris sa raison. Vous lui demanderez d’aller sur-le-champ à la Grange et d’annoncer de ma part que la jeune dame la suivra en temps utile pour assister aux obsèques de son père. »

— Mr Edgar n’est pas mort ? dis-je d’une voix étranglée. Oh ! Zillah ! Zillah !

— Non, non ; rasseyez-vous, ma bonne dame, vous n’êtes pas bien remise. Il n’est pas mort ; le docteur Kenneth pense qu’il peut vivre encore un jour. Je l’ai rencontré sur la route et l’ai interrogé.

Au lieu de m’asseoir, je saisis mon manteau et mon chapeau et je me hâtai de descendre pendant que le chemin était libre. En entrant dans la salle, je regardai s’il y avait quelqu’un qui pût me donner des nouvelles de Catherine. La pièce était inondée de soleil et la porte ouverte ; mais je n’apercevais personne. Comme j’hésitais à partir aussitôt, ou à revenir sur mes pas et à chercher ma maîtresse, une légère toux attira mon attention du côté du foyer. Linton était couché sur le banc, tout seul dans la salle, en train de sucer un bâton de sucre Candie, et suivant tous mes mouvements d’un œil apathique.

— Où est Miss Catherine ? demandai-je d’un ton sévère.

Je supposais que, le tenant ainsi tout seul, je pourrais, en l’effrayant, le déterminer à me donner des indications. Il continua de sucer son bâton comme un innocent.

— Est-elle partie ?

— Non ; elle est là-haut. Elle ne partira pas ; nous ne la laisserons pas.

— Vous ne la laisserez pas ! petit idiot ! m’écriai-je. Conduisez-moi à sa chambre sur-le-champ, ou je vais vous faire chanter de la belle manière.

— C’est papa qui vous ferait chanter si vous essayiez d’y aller. Il dit que je n’ai pas à être doux avec Catherine ; elle est ma femme, et c’est honteux de sa part de vouloir me quitter. Il dit qu’elle me hait et qu’elle souhaite ma mort, pour avoir mon argent ; mais elle ne l’aura pas ; et elle ne retournera pas chez elle ! Elle n’y retournera jamais ! Elle peut pleurer et se rendre malade tant qu’elle voudra.

Il reprit sa première occupation en fermant les paupières comme s’il voulait s’endormir.

— Master Heathcliff, lui dis-je, avez-vous oublié toutes les bontés qu’a eues pour vous Catherine l’hiver dernier, quand vous lui affirmiez que vous l’aimiez, qu’elle vous apportait des livres, vous chantait des chansons et venait bien souvent vous voir par le vent et par la neige ? Elle pleurait si elle manquait à venir un soir, à l’idée que vous seriez désappointé. Vous sentiez bien alors qu’elle était cent fois trop bonne pour vous ; et maintenant vous croyez tous les mensonges de votre père, quoique vous sachiez qu’il vous déteste tous les deux. Vous vous joignez à lui contre elle. Voilà de belle reconnaissance, n’est-ce pas ?

Les coins de la bouche de Linton s’abaissèrent, et il retira le sucre Candie de ses lèvres.

— Est-ce par haine pour vous qu’elle est venue à HurleVent ? continuai-je. Raisonnez vous-même ! Quant à votre argent, elle ne sait même pas si vous en aurez jamais. Vous dites qu’elle est malade ; pourtant vous la laissez seule, là-haut, dans une demeure étrangère, vous qui avez éprouvé ce que c’est que d’être négligé ! Pour vos souffrances propres, vous trouviez de la pitié ; et elle en avait aussi ; mais vous n’en avez pas pour les siennes ! Je verse des larmes, Master Heathcliff, vous voyez… moi, une femme d’âge, et une simple servante… et vous, après avoir joué l’affection, et quand vous devriez presque l’adorer, vous gardez toutes vos larmes pour vous-même et vous restez là, étendu, bien à l’aise ! Ah ! vous êtes un sans-cœur et un égoïste !

— Je ne peux pas rester avec elle, répondit-il d’un ton bourru. J’aime mieux rester seul. Elle pleure tant que ce n’est pas supportable. Et elle ne veut pas s’arrêter, même quand je lui dis que je vais appeler mon père. Je l’ai appelé une fois ; il l’a menacée de l’étrangler si elle ne se tenait pas tranquille. Mais elle a recommencé dès qu’il a eu quitté la chambre, et toute la nuit elle a gémi et s’est lamentée, malgré les cris que me faisait pousser la contrariété que j’éprouvais de ne pouvoir dormir.

— Mr Heathcliff est-il sorti ? demandai-je, voyant que cette misérable créature était incapable de sympathie pour les tortures morales de sa cousine.

— Il est dans la cour ; il parle au docteur Kenneth, qui dit que mon oncle est en train de mourir pour de bon, enfin. J’en suis heureux, parce qu’après lui c’est moi qui serai le maître de la Grange. Catherine en parle toujours comme de sa maison. Ce n’est pas à elle ; c’est à moi : papa dit que tout ce qu’elle a est à moi. Tous ses beaux livres sont à moi. Elle m’a offert de me les donner, ainsi que ses jolis oiseaux et son poney Minny, si je voulais me procurer la clef de notre chambre et la laisser sortir ; mais je lui ai répondu qu’elle n’avait rien à donner, que tout, tout était à moi. Alors elle s’est mise à pleurer, a pris à son cou une miniature et m’a dit qu’elle me la donnerait : ce sont deux portraits dans un médaillon d’or, d’un côté sa mère, de l’autre mon oncle, quand ils étaient jeunes. C’était hier… je lui ai dit que ces portraits aussi étaient à moi ; j’ai essayé de les prendre. La méchante créature n’a pas voulu ; elle m’a poussé et m’a fait mal. J’ai crié — cela l’effraie — elle a entendu papa qui arrivait, a brisé la charnière, partagé le médaillon et m’a donné le portrait de sa mère ; elle a tenté de cacher l’autre, mais papa a demandé ce qu’il y avait et je lui ai expliqué. Il m’a enlevé le portrait que je tenais et a ordonné à Catherine de lui remettre le sien ; elle a refusé, et il… il l’a jetée par terre, a arraché le médaillon de la chaîne et l’a écrasé sous son pied.

— Et vous étiez content de la voir frapper ? demandai-je ; j’avais mes raisons pour l’encourager à parler.

— J’ai fermé les yeux. Je ferme les yeux quand mon père frappe un chien ou un cheval… il frappe si fort ! Pourtant, j’ai d’abord été content… elle méritait une punition pour m’avoir poussé. Mais quand papa a été parti, elle m’a fait venir près de la fenêtre et m’a montré sa joue coupée à l’intérieur contre ses dents, et sa bouche qui se remplissait de sang ; ensuite elle a ramassé les débris du portrait, elle est allée s’asseoir face au mur et, depuis, elle ne m’a plus adressé la parole. Par moments, je me figure que c’est la douleur qui l’empêche de parler. Je n’aime pas à me figurer cela ; mais il faut être une vilaine créature pour pleurer continuellement. Elle est si pâle et a l’air si farouche qu’elle me fait peur.

— Et vous pourriez vous procurer la clef si vous vouliez ?

— Oui, quand je suis en haut ; mais je ne peux pas monter maintenant.

— Dans quelle pièce est cette clef ?

— Oh ! s’écria-t-il, je ne vous dirai pas où elle est ! C’est notre secret. Personne, ni Hareton, ni Zillah, ne doit le savoir. Allons ! vous m’avez fatigué… allez vous-en ! allez vous-en !

Il appuya son visage sur son bras et referma les yeux.

Je jugeai qu’il valait mieux m’en aller sans voir Mr Heathcliff et ramener de la Grange des renforts pour délivrer Catherine. En me voyant arriver, grands furent l’étonnement et aussi la joie des autres serviteurs. Quand ils surent que leur jeune maîtresse était sauve, deux ou trois d’entre eux se préparaient à courir pour crier la nouvelle à la porte de Mr Edgar ; mais je voulus la lui annoncer moi-même. Comme il avait changé en si peu de jours ! Il était couché, vraie image de la tristesse et de la résignation, attendant la mort. Il paraissait très jeune ; quoiqu’il eût en réalité trente-neuf ans, on lui en aurait facilement donné dix de moins. Il pensait à Catherine, car il murmurait son nom. Je lui pris la main et parlai.

— Catherine va venir, mon bon maître, dis-je doucement. Elle est en vie et bien portante ; elle sera là, j’espère, ce soir.

Je tremblai aux premiers effets de ces simples mots. Il se souleva à demi, jeta autour de la chambre un regard avide, puis retomba évanoui. Dès qu’il eut repris connaissance, je racontai notre visite forcée et notre détention à Hurle-Vent. Je dis que Heathcliff m’avait obligée d’entrer, ce qui n’était pas tout à fait vrai. Je chargeai Linton le moins possible ; je ne dépeignis pas non plus toute la brutale conduite de son père, mon intention n’étant pas d’ajouter, si je pouvais l’éviter, de l’amertume à sa coupe déjà débordante.

Il devina que l’un des objets de son ennemi était d’assurer à son fils, ou plutôt de s’assurer à soi-même, la fortune personnelle ainsi que le domaine. Mais pourquoi Heathcliff n’attendait-il pas sa mort ? C’était là une énigme pour mon maître, qui ignorait que son neveu et lui quitteraient cette terre presque en même temps. En tout cas, il comprit qu’il serait bon de modifier son testament : au lieu de laisser la fortune de Catherine à la disposition de celle-ci, il résolut de la placer aux mains de fidéi-commissaires qui lui en serviraient l’usufruit pendant sa vie, et après elle le serviraient à ses enfants, si elle en avait. Par ce moyen, la fortune ne passerait pas à Mr Heathcliff si Linton venait à mourir.

Ayant reçu ses ordres, je dépêchai un homme pour aller chercher l’attorney, et quatre autres, bien armés, pour aller réclamer ma jeune maîtresse à son geôlier. Tous mes envoyés furent retenus très tard. Le domestique parti seul revint le premier. Il expliqua que Mr Green, l’homme de loi, était sorti quand il arriva chez lui, qu’il avait dû attendre deux heures, et qu’alors Mr Green lui avait dit qu’il avait une petite affaire pressante dans le village, mais qu’il serait à Thrushcross Grange avant le matin. Les quatre hommes revinrent seuls également. Ils rapportèrent que Catherine était souffrante — trop souffrante pour quitter sa chambre — et que Heathcliff n’avait pas permis qu’ils la vissent. Je tançai très fort ces imbéciles d’avoir écouté ce conte, dont je ne voulus pas faire part à mon maître. J’étais décidée à emmener toute une troupe à Hurle-Vent, au point du jour, et à donner l’ assaut à la maison, à la lettre, si la prisonnière ne nous était pas rendue de bon gré. Son père la verrait, j’en faisais et j’en refaisais le serment, quand il faudrait tuer ce démon sur le seuil de sa porte s’il voulait essayer de s’y opposer !

Heureusement, cette expédition et cette peine me furent épargnées. À trois heures, j’étais descendue chercher une cruche d’eau et je traversais le vestibule en la tenant à la main, quand un coup sec frappé à la porte d’entrée me fit tressaillir. « Oh ! c’est Green », me dis-je en me ressaisissant… « ce n’est que Green » ; et je passai, avec l’intention d’envoyer quelqu’un d’autre lui ouvrir. Mais les coups se répétèrent : pas très forts, mais pourtant pressants. Je posai ma cruche au bas de la rampe et courus à la porte pour le faire entrer moi-même. Dehors, la lune de la moisson18 brillait en plein. Ce n’était pas l’attorney. Ma chère petite maîtresse me sauta au cou en sanglotant.

— Hélène ! Hélène ! Papa est-il vivant ?

— Oui, oui, mon ange, il est vivant. Dieu soit loué, vous voici de retour au milieu de nous saine et sauve !

Tout essoufflée qu’elle était, elle voulait courir en haut à la chambre de Mr Linton ; mais je la forçai de s’asseoir sur une chaise, je la fis boire et je lavai son pâle visage auquel je donnai un peu de couleur en le frottant avec mon tablier. Puis je lui dis que je devais monter d’abord et annoncer son arrivée ; je la suppliai de déclarer qu’elle serait heureuse avec le jeune Heathcliff. Elle parut surprise, mais comprenant bientôt pourquoi je lui conseillais ce mensonge, elle m’assura qu’elle ne se plaindrait pas.

Je n’eus pas le courage d’assister à leur entrevue. Je restai un quart d’heure à la porte de la chambre, puis j’entrai, osant à peine me risquer vers le lit. Tout était tranquille, cependant : le désespoir de Catherine était aussi silencieux que la joie de son père. Elle le soutenait avec un calme apparent, et il tenait fixés sur les traits de sa fille ses yeux levés, qui semblaient dilatés par l’extase.

Il mourut dans la béatitude, Mr Lockwood ; oui, dans la béatitude. La baisant sur la joue, il murmura :

— Je vais vers elle ; et toi, mon enfant chérie, tu viendras vers nous !

Puis il ne remua ni ne parla plus ; mais il continua de diriger sur elle ce regard ravi et lumineux, jusqu’au moment où son pouls s’arrêta insensiblement et où son âme s’envola. Nul n’aurait pu noter la minute exacte de sa mort, qui fut entièrement sans lutte.

Soit que Catherine eût épuisé toutes ses larmes, soit que son chagrin fût trop accablant pour leur permettre de couler, elle resta assise là, les yeux secs, jusqu’au lever du soleil ; elle resta encore jusqu’à midi, et ne se serait pas arrachée à ses méditations devant ce lit mortuaire si je n’eusse insisté pour l’emmener et lui faire prendre quelque repos. Il est heureux que j’y aie réussi, car à l’heure du dîner apparut l’homme de loi, qui était passé à Hurle-Vent pour y recevoir des instructions sur la conduite à tenir. Il s’était vendu à Mr Heathcliff : c’était la cause de son retard à obéir à l’appel de mon maître. Par bonheur, aucun souci des affaires de ce monde n’était venu troubler l’esprit de celui-ci après l’arrivée de sa fille.

Mr Green prit sur lui de commander tout et tout le monde dans la maison. Il congédia tous les domestiques, excepté moi. Il aurait voulu pousser l’autorité qui lui était déléguée jusqu’à insister pour qu’Edgar Linton ne fût pas enterré à côté de sa femme, mais dans la chapelle avec sa famille. Toutefois, il y avait le testament qui s’y opposait, ainsi que mes bruyantes protestations contre toute infraction à ses clauses. On pressa les funérailles. Catherine — Mrs Linton Heathcliff, désormais — fut autorisée à rester à la Grange jusqu’à ce que le corps de son père en fût parti.

Elle me raconta que son angoisse avait enfin décidé Linton à courir le risque de la libérer. Elle avait entendu discuter à la porte les hommes que j’avais envoyés, et compris le sens de la réponse de Heathcliff. Son désespoir fut alors au comble. Linton, qui avait été transporté en haut, dans le petit salon, peu après mon départ, fut tellement effrayé qu’il alla chercher la clef avant que son père remontât. Il eut la ruse d’ouvrir la serrure, puis de la refermer sans fermer la porte ; et, quand l’heure fut venue pour lui d’aller se coucher, il demanda à dormir avec Hareton, ce qui lui fut accordé pour une fois. Catherine s’enfuit avant le jour. Elle n’osa pas essayer les portes, par crainte que les chiens ne donnassent l’alarme. Elle visita les chambres inoccupées et en examina les fenêtres ; heureusement, elle put aisément passer par celle de la chambre de sa mère, et de là, atteindre le sol, grâce au sapin qui est tout contre. Son complice, malgré ses timides manigances, pâtit de la part qu’il avait prise à son évasion.