Les Hauts de Hurlevent (trad. Delebecque)/Chapitre 30

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Traduction par Frédéric Delebecque.
Payot (p. 402-411).

Chapitre XXX


J’ai fait une visite à Hurle-Vent, mais je ne l’ai pas revue depuis son départ d’ici. Joseph n’a pas lâché la porte pendant que je parlementais et n’a pas voulu me laisser passer. Il m’a dit que Mrs Linton était occupée et que le maître n’était pas là. Zillah m’a donné quelques nouvelles de l’existence qu’ils mènent, sans quoi je saurais à peine s’ils sont morts ou vivants. Elle trouve Catherine hautaine et ne l’aime pas, cela se devine à la façon dont elle en parle. Ma jeune dame lui a demandé quelques services, lors de son arrivée, mais Mr Heathcliff lui a prescrit de s’occuper de ses affaires et de laisser sa belle-fille se débrouiller toute seule. Zillah s’est volontiers conformée à ces instructions, car c’est une femme égoïste et à l’esprit étroit. Catherine a manifesté une contrariété enfantine d’être ainsi négligée ; en retour, elle n’a pas caché son dédain pour Zillah et l’a rangée de la sorte dans le camp de ses ennemis, aussi infailliblement que si elle lui avait causé un grand tort. J’ai eu une longue conversation avec Zillah, il y a environ six semaines, un peu avant votre arrivée, un jour que nous nous étions rencontrées dans la lande. Voici ce qu’elle m’a raconté :


La première chose qu’a faite Mrs Linton en arrivant à Hurle-Vent, a été de courir en haut, sans même nous souhaiter le bonsoir à Joseph et à moi ; elle s’est enfermée dans la chambre de Linton et y est restée jusqu’au matin. Puis, pendant que le maître et Earnshaw étaient à déjeuner, elle est entrée dans la salle et a demandé, toute tremblante, si l’on ne pourrait pas envoyer chercher le docteur ; son cousin était très malade.

— Nous connaissons cela, a répondu Heathcliff ; mais sa vie ne vaut pas un liard et je ne dépenserai pas un liard pour lui.

— Mais je ne sais que faire. Si personne ne veut m’aider, il va mourir !

— Sortez de cette pièce, a crié le maître, et que je n’entende plus jamais un mot à son sujet ! Personne ici ne s’inquiète de ce qui peut lui arriver. Si vous vous en souciez, faites la garde-malade ; sinon, enfermez-le et laissez-le tranquille.

Alors elle s’est mise à me tarabuster et je lui ai répondu que j’avais eu assez de tracas avec cet être insupportable. À chacune sa tâche : la sienne était de soigner Linton, et Mr Heathcliff m’avait prescrit de la lui laisser.

Comment se sont-ils arrangés ensemble ? c’est ce que je ne saurais dire. J’imagine qu’il s’est beaucoup tracassé, qu’il a gémi nuit et jour, et qu’elle a eu bien peu de repos : cela se voyait à sa pâleur et à ses yeux lourds. Elle venait parfois dans la cuisine, l’air tout égaré, et elle paraissait avoir envie de demander assistance. Mais je n’allais pas désobéir au maître ; je n’ose jamais lui désobéir, Mrs Dean. Bien qu’à mon avis on eût tort de ne pas envoyer chercher Kenneth, ce n’était pas mon affaire de donner des conseils ou de faire entendre des plaintes, et j’ai toujours refusé de m’en mêler. Une ou deux fois, après que nous étions allés nous coucher, il m’est arrivé de rouvrir ma porte et de trouver Mrs Linton en pleurs, assise en haut de l’escalier : je suis vite rentrée chez moi, craignant de me laisser entraîner à intervenir. J’avais pitié d’elle, à ces moments-là, bien sûr ; pourtant, je ne tenais pas à perdre ma place, vous comprenez.

Enfin, une nuit, elle est entrée hardiment dans ma chambre et m’a épouvantée en disant :

— Avertissez Mr Heathcliff que son fils est mourant… j’en suis sûre, cette fois-ci. Levez-vous à l’instant, et allez l’avertir.

Puis elle disparut. Je restai un quart d’heure à écouter en tremblant. Rien ne bougeait. La maison était calme.

« Elle s’est trompée », pensai-je. « Il s’en est tiré. Ce n’est pas la peine de les déranger. » Et je m’assoupis. Mais mon sommeil fut une seconde fois troublé par un violent coup de sonnette… la seule sonnette que nous ayons, qui a été installée exprès pour Linton. Le maître m’appela pour me prescrire d’aller voir ce qui se passait et leur signifier qu’il ne voulait pas que ce bruit se renouvelât.

Je lui fis la commission de Catherine. Il poussa un juron, sortit au bout de quelques minutes avec une chandelle allumée et se dirigea vers leur chambre. Je le suivis. Mrs Heathcliff était assise à côté du lit, les mains croisées sur ses genoux. Son beau-père s’avança, dirigea la lumière sur la figure de Linton, le regarda et le tâta ; puis il se tourna vers elle.

— Eh bien ! Catherine, dit-il, comment vous sentez-vous ?

Elle resta muette.

— Comment vous sentez-vous, Catherine ? répéta-t-il.

— Il ne souffre plus, et je suis libre, répondit-elle. Je devrais me sentir bien… mais, continua-t-elle avec une amertume qu’elle ne pouvait cacher, vous m’avez laissée si longtemps lutter seule contre la mort, que je ne sens plus et ne vois plus que la mort ! Je me sens comme morte !

Et elle en avait l’air aussi ! Je lui donnai un peu de vin. Hareton et Joseph entrèrent ; ils avaient été réveillés par le coup de sonnette et le bruit des pas, et ils nous avaient entendus du dehors. Joseph n’était pas fâché, je crois, de la disparition du jeune homme ; Hareton paraissait un peu troublé, quoiqu’il fût plus occupé à regarder Catherine avec de grands yeux qu’à penser à Linton. Mais le maître l’invita à retourner se coucher : on n’avait pas besoin de lui. Il fit ensuite porter le corps dans sa chambre par Joseph, me dit de rentrer dans la mienne, et Mrs Heathcliff resta seule.

Le matin, il m’envoya lui faire savoir qu’elle devait descendre pour déjeuner. Elle s’était déshabillée, semblait vouloir dormir, et répondit qu’elle était souffrante, ce qui ne me surprit guère. J’en informai Mr Heathcliff, qui répliqua :

— Bon, laissez-là tranquille jusqu’après les obsèques ; montez de temps à autre voir si elle a besoin de quelque chose et, dès qu’elle paraîtra aller mieux, dites-le moi.

Catherine resta en haut pendant une quinzaine, d’après Zillah, qui allait la voir deux fois par jour et qui se serait volontiers montrée un peu plus affectueuse, si ses tentatives d’amabilité n’eussent aussitôt été repoussées avec hauteur.

Heathcliff monta une fois pour lui montrer le testament de Linton. Celui-ci avait légué à son père tout ce qu’il avait et tout ce qu’elle-même avait eu de biens meubles : le pauvre malheureux avait été déterminé, par la menace ou la cajolerie, à signer cet acte pendant l’absence d’une semaine qu’avait faite Catherine lors de la mort de son père. Quant aux terres, comme il était mineur, il ne pouvait pas en disposer. Quoi qu’il en soit, Mr Heathcliff les avait réclamées et les gardait en vertu des droits de sa femme et des siens propres aussi : je suppose que c’est légal. En tout cas, Catherine, sans argent et sans amis, ne peut lui en disputer la possession.

Personne que moi, dit Zillah, n’a jamais approché de sa porte, sauf en cette seule occasion ; et personne ne s’est jamais inquiété d’elle. La première fois qu’elle est descendue dans la salle, c’était un dimanche après-midi. Elle s’était écriée, quand je lui avais apporté son dîner, qu’elle ne pouvait plus endurer le froid. Je lui dis que le maître allait à Thrushcross Grange, et que ni Earnshaw ni moi ne l’empêcherions de descendre. Aussi, dès qu’elle eut entendu s’éloigner le trot du cheval de Heathcliff, fit-elle son apparition, vêtue de noir et coiffée avec une simplicité de Quaker, ses boucles blondes plaquées derrière les oreilles ; elle ne pouvait pas les faire bouffer.

Joseph et moi, nous allons en général à la chapelle le dimanche. (L’église, vous le savez, n’a pas de ministre en ce moment, expliqua Mrs Dean ; et on donne le nom de chapelle au temple méthodiste, ou baptiste — je ne sais pas lequel des deux c’est — de Gimmerton). Joseph était parti, mais j’avais jugé bon de rester à la maison. Il vaut mieux que les jeunes gens soient sous la surveillance d’une personne plus âgée, et Hareton, avec toute sa timidité, n’est pas un modèle de bonnes manières. Je l’avertis que sa cousine allait très probablement descendre avec nous et qu’elle avait toujours été habituée à voir respecter le jour du Seigneur ; je lui conseillai donc de laisser ses fusils et toutes ses bricoles pendant qu’elle serait là. À cette annonce, il rougit et jeta les yeux sur ses mains et sur ses vêtements. L’huile et la poudre de chasse disparurent en une minute. Je vis qu’il avait l’intention de lui tenir compagnie et je devinai, à ses façons, qu’il désirait être présentable. Aussi, riant comme je n’oserais quand le maître est là, je lui offris de l’aider, s’il voulait, et plaisantai sur sa confusion. Il devint sombre et se mit à jurer.

Eh bien ! Mrs Dean, poursuivit Zillah, qui voyait que sa conduite ne me plaisait guère, vous pensez peut-être que votre jeune dame est trop distinguée pour Mr Hareton ; et peut-être avez-vous raison. Mais j’avoue que j’aimerais à rabaisser d’un cran son orgueil. À quoi lui serviront maintenant toute son instruction et tous ses raffinements ? Elle est aussi pauvre que vous ou moi, plus pauvre, je parierais. Vous faites des économies, et moi aussi je tâche d’amasser un petit magot.


Hareton se laissa aider par Zillah dont les flatteries lui rendirent sa bonne humeur. Quand Catherine arriva, il avait presque oublié les insultes qu’elle lui avait prodiguées jadis et il s’efforça de se rendre agréable, s’il faut en croire la femme de charge.

Missis entra, dit Zillah, froide comme un glaçon et hautaine comme une princesse. Je me levai et lui offris mon fauteuil. Non, elle faisait fi de mes civilités. Earnshaw se leva, lui aussi, et la pria de venir sur le banc et de s’asseoir près du feu : il était sûr qu’elle gelait.

— Il y a un mois et plus que je gèle, répondit-elle en appuyant sur le mot avec tout le dédain qu’elle put y mettre.

Elle prit elle-même une chaise et la plaça à bonne distance de nous deux. Après s’être réchauffée, elle regarda autour d’elle et découvrit un certain nombre de livres sur le buffet. Aussitôt elle se leva et se haussa pour les atteindre ; mais ils étaient trop haut pour elle. Son cousin, après avoir observé, quelque temps ses efforts, finit par s’enhardir à l’aider. Elle tendit sa robe et il y mit les premiers volumes qui lui tombèrent sous la main.

C’était une grande avance de la part du jeune homme. Elle ne le remercia pas ; il se sentait pourtant tout heureux qu’elle eût accepté son assistance. Il se hasarda à se tenir derrière elle pendant qu’elle examinait les livres, et même à se pencher et à montrer ce qui frappait son imagination dans certaines vieilles images qu’ils contenaient. L’impertinence avec laquelle elle chassait son doigt en faisant tourner la page ne le rebutait pas ; il se contenta de reculer un peu et de la regarder au lieu de regarder le livre. Elle continua de lire, ou de chercher quelque chose à lire. Quant à lui, il concentra peu à peu son attention dans l’étude de ses boucles épaisses et soyeuses ; il ne pouvait pas voir sa figure, et elle ne pouvait pas le voir. Sans bien se rendre compte peut-être de ce qu’il faisait, mais attiré comme un enfant vers une chandelle, il finit par passer du regard au toucher ; il avança la main et caressa une boucle, aussi doucement que si c’eût été un oiseau. À la façon dont elle tressaillit et se retourna en sentant cette caresse, on aurait dit qu’il lui avait plongé un couteau dans le cou.

— Allez-vous-en à l’instant ! Comment osez-vous me toucher ? Que faites-vous là derrière moi ? cria-telle d’un ton de dégoût. Je ne puis vous souffrir ! Je vais remonter, si vous vous approchez de moi.

Mr Hareton recula d’un air parfaitement stupide. Il s’assit sur le banc, où il resta très tranquille, et elle continua de parcourir ses volumes pendant une autre demi-heure. À la fin, Earnshaw traversa la salle et me dit à voix basse :

— Voulez-vous lui demander de nous faire la lecture, Zillah ? J’en ai assez de ne rien faire ; et j’aime… il me semble que j’aimerais à l’entendre. Ne dites pas que c’est moi qui le désire, mais demandez-le lui comme de vous-même.

— Mr Hareton voudrait que vous nous fissiez la lecture, madame, dis-je aussitôt. Il vous en saurait beaucoup de gré… il vous serait très obligé.

Elle fronça les sourcils, puis, levant les yeux, répondit :

— Mr Hareton, et tous tant que vous êtes, vous aurez la bonté de comprendre que je repousse toutes les affectations de bienveillance que vous avez l’hypocrisie de m’offrir. Je vous méprise et ne veux adresser la parole à aucun de vous. Quand j’aurais donné ma vie pour un mot affectueux, pour la simple vue d’un de vos visages, vous vous êtes tous tenus à l’écart. Mais je ne veux pas me plaindre à vous. C’est le froid qui m’a chassée de ma chambre ; je ne suis venue ici ni pour vous amuser ni pour jouir de votre société.

— Qu’aurais-je pu faire ? commença Earnshaw. En quoi ai-je mérité le blâme ?

— Oh ! vous, vous êtes une exception. Ce n’est pas votre sollicitude qui m’a jamais manqué.

— Mais je l’ai offerte plus d’une fois et j’ai demandé, dit-il, excité par son impertinence, j’ai demandé à Mr Heathcliff de me laisser veiller à votre place…

— Taisez-vous ! J’irai dehors, n’importe où, plutôt que d’avoir dans l’oreille votre désagréable voix.

Hareton grommela qu’elle pouvait aller au diable pour ce qu’il s’en souciait. Puis, décrochant son fusil, il ne s’abstint pas plus longtemps de ses occupations dominicales. Il parlait à présent, et assez librement ; elle jugea bientôt convenable de retourner à sa solitude. Mais le temps s’était mis à la gelée et, en dépit de son orgueil, elle fut forcée de condescendre à rester en notre compagnie de plus en plus longtemps. Seulement j’ai pris soin qu’elle n’ait plus à dédaigner mes bonnes intentions : je n’ai plus cessé d’être aussi roide qu’elle. Chez nous, personne ne l’aime, elle ne plaît à personne ; elle ne mérite d’ailleurs pas qu’on l’aime, car, dès qu’on lui dit le moindre mot, elle se renfrogne sans respect pour qui que ce soit ! Elle insulte le maître lui-même, elle va jusqu’à le défier de la frapper ; et plus elle s’attire de châtiments, plus elle devient venimeuse.

Tout d’abord, en écoutant ce récit de Zillah, j’avais résolu de quitter ma place, de prendre une petite maison et de décider Catherine à y venir vivre avec moi. Mais autant eût valu parler à Mr Heathcliff d’installer Hareton dans une maison à lui. Je ne vois d’autre remède, pour le moment, que dans un nouveau mariage ; et c’est là un projet dont la réalisation n’est pas de ma compétence.


Ainsi finit l’histoire de Mrs Dean. En dépit des pronostics du docteur, je reprends rapidement des forces. Bien que nous soyons seulement dans la seconde semaine de janvier, j’ai l’intention de sortir à cheval dans un jour ou deux pour aller jusqu’à Hurle-Vent informer mon propriétaire que je vais passer à Londres les six mois prochains et que, si cela lui convient, il peut chercher un nouveau locataire après octobre. Je ne voudrais pour rien au monde passer un autre hiver ici.