Les Heures de mystère/02

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L’INDESTRUCTIBLE ILLUSION


La vie leur était inclémente. Le volume de vers publié par Marescaux, et les maximes philosophiques semées par Chancerel dans les journaux, ne leur avaient pas donné la gloire littéraire. L’amour, ils ne le connaissaient que sous forme de brèves liaisons, nouées sans ardeur et dénouées sans regret. Le plaisir, ils ne s’en souciaient plus.

— Un cœur desséché, une imagination éteinte, des sens indifférents, et la vieillesse qui approche, voilà le bilan actuel, se disaient-ils.

Ce désenchantement commun les rapprochait. Ils dînaient chaque jour ensemble. Et avant de se coucher, ils erraient en couvrant la vie d’invectives amères. De notables différences pourtant distinguaient leurs natures. Marescaux, le poète, était rêvasseur et respectait les vieilles croyances de nos ancêtres. Chancerel, le philosophe, se piquait d’observation et n’acceptait que les choses indiscutables. Mais lorsque leurs opinions se choquaient, ils souriaient d’un air indifférent. À quoi bon ! Pourquoi s’échauffer ! Rien ne vaut la peine d’une dispute.

Un soir, Marescaux dit d’une voix émue :

— Mon cher, ce qui m’arrive est stupéfiant. Je suis presque amoureux… Une femme rencontrée tantôt chez des petits bourgeois… une blonde oui, plutôt blonde et pas très grande… une figure douce et songeuse. Nous avons beaucoup causé, et j’ai découvert une âme exquise, une âme rare, sœur de la mienne.

Chancerel se mit à rire ; mais, le surlendemain, ce fut lui qui s’écria nerveusement :

— Eh bien ! moi aussi, j’ai mon aventure, et je n’y comprends rien. Jamais une femme ne m’a troublé comme celle que j’ai vue aujourd’hui dans un salon… Un visage sévère de brune… des attitudes hautaines… une conversation nette, claire, substantielle… Ça n’a pas traîné… Je lui plaisais, elle me l’a dit, en mondaine qui sait ce qu’elle fait.

Chacun d’eux désormais tint l’autre au courant de son intrigue. L’amie du poète était mariée à un voyageur de commerce toujours absent. Elle habitait un appartement exigu, simple, aux pièces intimes. Elle y vivait seule, souvent étendue en des poses de rêverie, le regard vague, ses cheveux blonds épandus sur ses épaules, comme une gerbe de blé.

— Elle résiste… et moi, je ne la presse pas trop. Le son de sa voix, le parfum de son être, autant de joies qui me permettent d’attendre la joie suprême. Quelle créature délicieuse, faite de poésie et de tendresse et de confiance !

Le philosophe ripostait :

— La mienne est veuve. Un intérieur luxueux, des tapis, des plantes, des velours. Dans ce cadre elle m’en impose, avec sa noblesse de patricienne, avec ses cheveux noirs, d’un noir aile de corbeau. Nous étudions nos sentiments… nous déchiffrons le mystère de nos âmes : l’amour les remplit et nous nous l’avouons orgueilleusement.

Ce fut lui le premier qui parvint au dénouement inévitable. Il raconta la chute en termes enthousiastes :

— Une bacchante, mon cher, une passionnée, une folle. De la mondaine s’est dégagée la courtisane, que dis-je ! la fille de volupté… des spasmes… des cris…

Marescaux ne tarda pas à obtenir le même bonheur que son compagnon :

— Quel enivrement ! Quelles heures délicieuses ! Je ne sais comment t’expliquer cette possession, — furieuse, je n’ai pas besoin de le dire, — mais alanguie en même temps. Nos deux âmes y avaient leur part. Cela vraiment se passait en un pays surnaturel, où les paroles semblaient neuves, et les baisers de goût inconnu.

La période des caresses exaltées dura quelques mois. Ils revenaient de leurs rendez-vous avec des exagérations de fatigue, le philosophe simulant une lassitude hébétée, le poète des distractions inadmissibles.

Cela s’atténua. Mais leur amour persistait, et ils s’accablaient de confidences.

— C’est une grande dame, déclamait Chancerel, partout elle sait se tenir. Que je la mène dans des restaurants à la mode ou dans des bals de barrière, elle est à son aise. Indifféremment elle boira du champagne ou videra un saladier de vin chaud. Et puis, — ce qui n’est pas à dédaigner, — elle mange fort bien et comprend ce qu’elle mange.

— Homme matériel, ricanait l'autre. La mienne, je la conduis dans les bois, nous cherchons les prairies vertes, les étangs, les clairs de lune. Et elle est toujours un peu triste, d’une tristesse de femme qui sent la mélancolie des choses.

— Tu es d’un poétique !

— Ça vaut mieux que de se traîner dans l’ornière comme toi.

Ils se taisaient, froissés de l’ironie que chacun devinait en l’autre, insultés dans leur amour et dans leur façon de l’entendre.

Ils en arrivèrent à échanger parfois des mots aigres. Ils se trouvaient en opposition si violente sur le sentiment qui dominait leur vie, leurs deux maîtresses étaient des créatures si absolument diverses, si lointaines l’une de l’autre, si irréductibles l’une à l’autre, qu’ils voyaient entre eux s’élargir un infranchissable fossé. Le besoin leur vint d’avoir des opinions, et, les ayant, de s’y cramponner, comme si elles en eussent valu la peine.

Ainsi ils eurent de terribles querelles sur tout ce qui divise l’humanité. Ils ne faisaient nulle concession. Leur amour était là, tout puissant, modelant leur âme, leur intelligence. Chacune des deux aimées représentait pour son champion l’ensemble des idées qu’il défendait, et il ne fallait point la renier ni la trahir. Invisibles, elles assistaient à ces batailles, elles ranimaient les courages, elles soufflaient les paroles qui attisent les haines, — même, plutôt qu’eux, elles combattaient l’une contre l’autre, les deux rivales, les deux ennemies mortelles !

Or, un soir, du carnet de Marescaux, un portrait tomba. Chancerel s’en empara, éperdu :

— Qui est-ce, cette femme ?

— Ma maîtresse, parbleu.

De sa poche, Chancerel tira une photographie.

— Tiens, compare.

Marescaux examina. C’était la même. Ils aimaient la même femme !

La même femme ! Ils se regardaient, stupides, muets, l’œil vide de pensées, le cerveau hanté de ces seuls mots : La même femme ! Leur aventure les épouvantait, comme un mystère devant lequel on tremble et que l’on n’ose scruter. Enfin Chancerel dit :

— Mais tu me racontais qu’elle était blonde comme les blés.

— Comme les blés, non, mais blonde, ou châtain ardent, si tu veux… châtain, quoi ! Et la tienne, qui était brune ?

— Pas absolument brune, un brun tirant sur le châtain.

Et ils durent aussi supprimer à leur maîtresse l’un la grande, l’autre la petite taille qu’ils lui accordaient, l’un les gestes nobles dont il la dotait, l’autre les manières simples et bourgeoises qu’il avait vantées. Et ils en firent ce qu’elle était, une femme de taille moyenne et de classe ordinaire.

Aisément ils s’expliquaient que, dans ces menus détails, leur imagination se fût échauffée jusqu’à transformer les réalités matérielles, et à voir, selon des préférences intimes, la couleur des cheveux et le genre de l’appartement. Mais le mystère résidait ailleurs. Comment avaient-ils pu méconnaître l’essence même de cette femme au point que chacun d’eux se représentait la maîtresse de l’autre comme un être totalement différent de la sienne ?

Toute la soirée ils réfléchirent. Pais, en reconduisant son ami, Chancerel, le philosophe, résuma ses méditations :

— Vois-tu, mon vieux, l’illusion ne ment jamais. De la naissance à la mort, elle nous soutient, contre-poids de l’infinie souffrance. Dans les cœurs les plus secs, c’est une plante qui fleurit malgré tout. Nous déplorions notre amertume et notre désenchantement, et néanmoins nous connaissons l’amour, la plus illusoire des illusions. Nous disséquions notre âme et celle d’autrui, et néanmoins l’âme de cette femme, nous ne l’avons vue qu’à travers les brouillards de l’illusion. Nous l’avons vue, comme il nous plaisait de la voir. Nous l’avons dotée du caractère, des défauts, des perfections qui correspondent à notre propre idéal. J’aime les brunes, je l’ai faite brune. Tu aimes les simples, tu l’as faite simple. Qu’est-elle, en réalité ? Je ne sais pas. Elle est ce que nous voulons qu’elle soit. Pour nous, hommes, chacun des autres n’existe que par nous. Leur personnalité gît dans notre cerveau, et non dans le leur.

Marescaux interrompit :

— Soit, mais comment fut-elle si différente ?

— Elle n’était pas différente, c’est nous qui le sommes, ce sont nos illusions, nos désirs, nos tendances. Elle, ce n’est qu’une femme, c’est-à-dire un merveilleux instrument sur qui se jouent des airs variés. La femme ment toujours, ou plutôt elle s’adapte aux circonstances, elle se plie aux nécessités, elle subit les influences, elle est comme l’eau qui prend la forme du vase. Elle fut à son insu chaste et rêveuse avec toi, aussi facilement qu’elle était avec moi ardente et perverse. J’irai jusqu’à dire qu’elle était vraiment blonde devant tes yeux et vraiment brune devant les miens.

Ils se turent. Au seuil de sa porte, Marescaux soupira :

— Hélas ! que faire maintenant ?

— Que faire ! s’écria Chancerel. Mais continuer, continuer, pour cette raison indiscutable que nous ne sommes nullement rivaux. Vois-tu, quoi que nous fassions, ce n’est pas la même femme que nous aimons : ce sont bien deux femmes distinctes, dont l’une est aussi loin de l’autre que nous le sommes nous-mêmes.

MAURICE LEBLANC