Les Heures de mystère/11

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LA GOUTTE DE SANG


… Je voudrais bien cependant ne pas me tuer. Comme c’est horrible d’y être contraint ! Et par quoi, hélas ? Le sais-je ?

J’envie ceux qui s’assoient à leur table, l’arme libératrice devant eux, et qui écrivent : « Je suis las de l’existence… »

Pour leurs épaules, le poids de la vie est trop lourd. Elle ne leur apporta qu’amertume et déception. Leur amour fut dédaigné, leur jalousie trop affreuse, le mal de leur chair trop cuisant : ils s’affranchissent. La mort leur paraît l’unique refuge. Ils meurent. Mourir ainsi, c’est presque de la joie.

Mais moi j’aime la vie, elle m’est douce et favorable. J’ai la santé, la fortune, la jeunesse, assez de rêves réalisables pour connaître l’assouvissement, assez d’impossibles pour pouvoir toujours désirer. J’aime les fleurs, les bêtes, les hommes, le bruit des rues, le silence des campagnes. Je sais pleurer et rire. J’ai des gaietés d’enfant, de délicieuses douleurs, des extases fortifiantes. Le charme des femmes m’émeut. Mes sens sont ardents. La prose des penseurs et le vers des poètes m’exaltent.

Et cependant je me tuerai…

… Il y a un demi-siècle, un homme habitait en un vieil hôtel branlant. Des experts lui dirent : « Votre demeure n’est plus solide. Elle s’écroulera ». Un jour il prit une pioche et, furieusement, attaqua la grosse poutre vermoulue du vestibule. Et la maison s’effondra sur lui.

Il y a vingt-cinq ans, un riche possesseur de terres visita ses granges. Elles débordaient de fourrages. Un des paysans dit : « Tout de même, si ça brûlait ! » Le soir même, le maître se glissa parmi la paille et le foin jusqu’au centre du plus grand hangar. Et il y mit le feu.

Je suis le fils et le petit-fils de ces deux hommes. Et de même qu’ils se sont tués, il faudra que je me tue.

… Celui dont les mains tiennent l’arme fatale, sait que l’instant est arrivé. Il a choisi son heure. Il est libre. Il est maître de son sort. Le suis-je, moi ? Sais-je à quelle heure le hasard me condamnera ?

Quelle angoisse ! Au plus fort de mes ivresses l’idée m’étreint : c’est peut-être la minute solennelle. La barque frêle où je m’étends, la tête sur des genoux de femme, sous les yeux des étoiles, ne vais-je pas la démolir à coups de bottes ? La roche où je rêve parmi l’entassement des montagnes, ne sera-ce pas de là que je m’élancerai vers l’abîme ?

Doute implacable ! poison de mes bonheurs ! La coupe où je bois la vie est pleine de liqueurs exquises, mais elle est faite d’un métal amer qui souille mes lèvres tandis que mon gosier se délecte à la douceur des breuvages.

… Ô femme, toi dont l’amour aujourd’hui céda noblement à mon amour, courbé sur ton visage las, mes yeux reconnaissants mêlés à tes yeux amoureux, j’ai pensé ceci : « Ne serait-ce pas toi, l’instrument du suicide inévitable ? Ne vais-je pas tenter d’épuiser ma force par l’excès de tes caresses, jusqu’à ce que ton corps soit le tombeau de mon corps ? »

… Cette nuit, ma sœur s’est pendue. Jamais nous n’avions causé de cela. J’ignorais qu’elle sût. Mais voilà, elle savait, et il a bien fallu qu’elle se tuât. Cette nuit ma sœur s’est pendue.

… L’heure approche. L’heure s’éloigne. De fausses intuitions me guident, auxquelles je m’abandonne. C’est bien inutile. Le mystère est impénétrable. Ceci seul est certain : je me détruirai. Où ? Quand ? Je ne sais pas. Pourquoi ? Oh ! le pourquoi de cet acte nécessaire, c’est cela surtout qui me révolte ! Se tuer pour ne pas souffrir, soit ; mais se tuer parce que son père s’est tué, quelle chose monstrueuse !

Je me dis souvent : « Eh bien ! non, je ne peux pas. Ma volonté sera plus puissante que le destin. L’amour de la vie me protégera contre le vertige de la mort. Je vivrai. » Pauvre insurgé ! tu connais pourtant les lois rigoureuses. Certes, ton sang se renouvelle avec l’air absorbé et les matières avalées. Mais, parmi les gouttes rouges, il en est de furtives, de sommeillantes, qui te viennent de ton père et du père de ton père et de leurs aïeux. Chacune d’elles t’apporta sa part de leur humanité, et l’une contenait, sois-en sûr, le grand instinct d’anéantissement. Il était, en eux, le plus fort et le plus autoritaire. Le globule qui te le transmit est le plus vivace et le plus résistant.

Je me sens comme un esclave en liberté. Sa chaîne est lâche. Et il marche, et il court voluptueusement. Mais il sait qu’à tel moment, peut-être au plus doux de sa promenade, la chaîne sera tendue et le ramènera vers la prison. Quelque jour, du fond de moi, de la cachette où il se blottit, l’instinct, petite source lointaine, s’enflera soudain en un torrent de dévastation qui m’emportera comme un brin de paille.

… C’est lui, je l’affirme, c’est lui qui m’a conduit ici, sur cette plage déserte. Ce n’est pas moi qui l’ai voulu. J’y suis contre mon gré.

J’ai peur. Il a sans doute ses raisons. J’ai peur. Comme il est déjà puissant pour contrarier ainsi tous mes autres instincts !

Ô mer effrayante, est-ce à ton baiser froid que je suis destiné ?

… J’erre sur la dune. En vérité, mes yeux cherchent autour de moi. Oui, démence infernale, ils s’inquiètent des possibilités de mort qui m’environnent ! Je m’efforce de remettre mon esprit en place. Mais il est là, lui, il tourne mes yeux vers cette falaise à pic, vers ce bloc de rochers qui surplombe…

… Je sais… je sais maintenant où et comment. Oh ! c’est monstrueux ! J’ai voulu fuir. Mais la chaîne s’est tendue, le carcan a serré mon cou. Je lutte. Je me débats. J’espère un peu…

… C’est fini. L’heure est venue. Je suis plus calme. Cependant, l’épouvantable chose ! Que ne me suis-je jeté de la falaise ? Mourir très vite ! Ce sera si long…

C’est la phrase du pêcheur qui me tue : « Ça, monsieur, c’est la Grotte-à-l’Étouffe, la mer haute l’emplit. » Et l’instinct a surgi, maître. Dès qu’il se fut éloigné, je me suis rué dans la grotte.

Ma prison est petite. Un peu de sable en tapisse le fond. J’y suis couché. De la lumière filtre par une fissure invisible, là-haut…

… Je pourrais m’enfuir. L’eau ne doit pas être profonde encore. Mais cela n’est pas possible. J’ai essayé : mes jambes sont trop faibles. C’est lui qui les a brisées.

Je n’ai nullement la sensation de me tuer. On me tue, oui, mais je ne me tue pas. Que ce soit un homme ou un instinct, c’est une force en dehors de ma volonté.

Par l’orifice rond, je ne vois que de la mer bleue. Elle entre…

Oh ! si c’était un homme qui me maintînt ici, un adversaire, comme je me débattrais ! Mais l’ennemi est en moi. Il me lie les nerfs, il me coupe les muscles. Le fourbe, il me verse l’indifférence, presque l’ivresse.

Nature stupide ! l’homme ne peut donc pas naître vierge de toute empreinte, ne dépendre que de lui, de ce qu’il apprendra, de ce qu’il fera ! Pourquoi ces dépôts de vase où germent les plantes qui l’empoisonneront ?

Père, père de mon père, vous ne pouviez donc pas mourir entièrement ! Avec l’amour de la vie, pourquoi me léguer, plus puissant, l’amour de la mort ?

L’eau me glace les pieds. Elle monte. Je ne bouge pas. Elle est paisible. Elle me bercera.

Qu’elle est froide, mon Dieu ! J’ai peur, tout de même. Je souffrirai trop. Instinct mortel, tu m’as vaincu. Aie pitié de moi. Délie mes jambes que j’aille me casser la tête contre le roc…

Une torpeur me retient. L’eau monte. Ô l’homme, esclave d’une goutte de sang !…

MAURICE LEBLANC.