Les Heures de mystère/14

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SŒUR


Durant l’absence de son mari, que des Anglais avaient emmené comme domestique à Montréal, Louise Lerey maria sa fille Clémence à un menuisier des Loges, nommé Thuileau, et se plaça au Havre, chez un célibataire dont elle devint la maîtresse.

Clémence, pour augmenter les ressources de son ménage, s’établit couturière. Au bout de deux ans, Thuileau mourut, la laissant enceinte.

L’époque de la délivrance approchait, quand sa mère la manda précipitamment. Elle accourut. Louise Lerey lui avoua, en pleurant, sa grossesse. De plus, son mari la priait de le rejoindre en Amérique, où ses maîtres lui réservaient une place. Elle suppliait sa fille de la sauver.

Clémence y consentit. Elles s’installèrent chez une sage-femme. Louise mit au monde un fils que l’on dissimula et, à peine rétablie, partit.

Huit jours après, Clémence accouchait d’un fils également. Elle appela son enfant Placide, son frère Gaston, et les déclara sous le nom de Thuileau. Puis, elle revint avec eux au bourg des Loges.

Tout de suite elle les fit passer pour jumeaux. Mais sous prétexte que sa santé ne lui permettait pas un double allaitement, elle garda Placide auprès d’elle et confia l’autre à une voisine.

La voisine tomba malade. Une seconde tentative ne réussit pas mieux. Le petit dépérissait. Inquiète, elle prit une résolution brusque. Elle apporta l’enfant chez elle et lui tendit le sein. Le malheureux s’y abreuva goulûment. Sa sœur tout émue, le regardait avec tendresse boire à la source de vie qui s’épanchait d’elle. Elle le berçait, elle le caressait, les mains douces, les bras protecteurs, l’âme maternelle, sans songer un instant à la bizarrerie de l’acte qu’elle commettait.

Et c’est ainsi qu’elle fut amenée à nourrir, en même temps que son fils, son propre frère.

Les deux poupons grossirent. Clémence n’établissait entre eux nulle distinction. Elle les aimait comme ses enfants, les enfants de sa chair et de son cœur. À tous deux pareillement ne donnait-elle point son lait, sa vie, ses pensées ?

Pour ne les jamais négliger, elle manifesta son intention de demeurer veuve. Elle gagnait de l’argent. L’existence s’annonçait donc bonne.

Mais vers dix-huit mois, Placide eut des convulsions. Elles se répétèrent. Les conséquences n’en purent être entièrement abolies. Il resta chétif, déjeté.

Clémence en ressentit un profond chagrin. Elle ne parvenait pas à s’illusionner. Chaque jour, au contraire, se découvrait quelque tare nouvelle. Le développement du corps s’arrêtait. La peau du visage jaunit. En outre de mauvais instincts percèrent en lui. À plusieurs reprises, il la mordit violemment au sein, jusqu’à la faire saigner. Elle patienta longtemps. Puis elle dut le sevrer.

Alors elle éleva son fils au biberon, tandis qu’elle continuait de nourrir son frère et de le gorger de son lait réconfortant.

Gaston, lui, croissait en force et en santé. Entre les deux enfants la différence s’accentuait rapidement. Même à la mère, elle s’imposait, malgré la partialité avec laquelle elle eût voulu les juger. Elle laissait tomber son ouvrage et les considérait, tous deux enfermés dans leurs petites chaises à roulettes. Et une tristesse l’envahissait à comparer la vivacité de l’un, sa grâce, ses yeux clairs, ses lourdes joues roses, et l’engourdissement de l’autre, son aspect maladif, ses mornes prunelles où ne brillait aucune lueur.

Un jour Gaston balbutia : « Maman ». Elle l’empoigna, l’étreignit contre sa poitrine, et des larmes de joie se mêlaient à ses baisers. Le doux nom d’amour lui fondait le cœur. Elle le lui fit répéter, avide d’entendre cette bouche inhabile articuler les deux syllabes magiques. Et comme il s’y prêtait complaisamment, elle ne cessait de lui demander :

— Comment m’appelles-tu ?

Elle dirigea ses bégaiements. Elle lui apprit des mots. Et c’étaient de grands éclats de rire quand il composait quelque phrase baroque. Elle le soutint dans ses premiers pas. Elle partagea ses jeux, lâchant la jupe ou le corsage qu’elle confectionnait pour se rouler à terre et faire le cheval ou le chien, ou le loup, selon le caprice de l’enfant.

Il grandit, se hasarda dehors. La maison donnait sur la rue principale. De sa fenêtre elle le voyait barboter le long du ruisseau avec des gamins de son âge, autoritaire, batailleur, victorieux presque toujours. Elle ne le quittait point des yeux, tremblait à la moindre querelle, s’enorgueillissait de la suprématie visible qu’il exerçait autour de lui.

Dans un coin de la chambre, Placide poussait de petits grognements rauques.

Elle prit l’habitude d’emmener Gaston chez ses clientes. Elle s’en plaignait, de cette voix radieuse des mères qui accusent leurs enfants d’indiscipline :

— Pardonnez-moi, mais il est si diable que je n’ose pas le laisser seul, je ne puis en venir à bout.

Invariablement on lui disait :

— Quel joli garçon ! Vous devez en être fière !

Oui, elle en était fière. Il la consolait de l’avortement de ses espérances maternelles. Elle y pensait de toutes ses forces, dans le but inconscient de moins penser à l’autre.

Au fond elle avait un peu honte de son fils. Elle sentait si bien l’apitoiement maladroit de ses interlocuteurs ! On lui citait des cas analogues, aboutissant tous à une guérison absolue. Certes, il se remettrait. D’ailleurs on lui trouvait plus bel aspect et meilleure mine.

Ces réflexions la déchiraient. Elle ne le sortit plus, le reléguant dans un jardinet situé derrière la maison. Elle le cacha.

Gaston causait maintenant. Ils avaient d’interminables conversations. Elle lui attribuait un jugement au-dessus de son âge, du sérieux, de l’esprit. Ses réparties l’émerveillaient.

À sept ans, elle le mit à l’école. Il s’y distingua. La première place lui échut de façon immuable. Le soir, au retour, il travaillait auprès d’elle. À table, il bavardait, racontant des anecdotes sur ses camarades, des détails sur ses amitiés et ses antipathies. Comme elle l’écoutait avidement !

De temps à autre, les cris de Placide coupaient leur entretien. Aussitôt ils se regardaient, en hochant la tête, d’un air sombre. Ne pouvait-on découvrir un remède ?

Gaston entreprit cette cure difficile. Il se montra parfait de gentillesse, de dévouement, de patience. Et, soit hasard, soit résultat d’une influence secrète, l’enfant subit une certaine transformation. Il se développa. Son intelligence sembla s’éveiller.

La mère se réjouit, moins cependant de l’amélioration produite chez son fils que du succès obtenu par son frère.

Une année passa, puis une autre. Gaston était un petit homme, sage, ordonné, grave. Clémence le consultait. Ils bâtissaient des plans ambitieux.

Une catastrophe anéantit leur tranquillité. Clémence reçut une lettre d’Amérique. Son père venait de mourir. La veuve Lerey, ayant amassé quelque argent, annonçait son intention d’ouvrir un magasin de modes. Enfin elle réclamait son fils. Il suffisait de le conduire au Havre, tel samedi, à l’hôtel d’Espagne. Un individu de ses amis se présenterait et l’accompagnerait durant le voyage.

Clémence fut atterrée. Elle n’avait jamais prévu cette éventualité monstrueuse. Pas une seconde l’idée d’obéir ne l’effleura. Gaston faisait partie d’elle-même, comme ses yeux, comme ses mains, et elle n’admettait pas que rien pût l’éloigner de lui. Que faire ? Ne pas répondre ? La mère s’épouvanterait, croirait à un malheur, la harcèlerait de lettres et de supplications.

Alors un projet très simple lui apparut : elle se séparerait de son propre fils.

Assurément elle lutta. Elle fit de louables efforts pour se révolter contre un tel projet. Elle n’y parvint point. Ses lèvres le qualifiaient d’infâme, mais son cœur le trouvait tout naturel. La pensée que Gaston s’en irait à jamais et qu’irrévocablement elle ne le verrait plus, supprimait en elle toute hésitation.

Son fils partirait. Elle prépara son trousseau, et cela, sans effroi, sans remords, comme si c’était son devoir. Elle eut tout accepté pour garder son cher Gaston. N’était-elle pas sa maman, à lui aussi, sa maman réelle, l’être unique qui sature de tant d’affection notre âme vierge que le bienfait s’en répand sur toute la vie, si dure et si décevante qu’elle soit ? Qu’importait que ses entrailles ne l’eussent point conçu ! Fils, frère, ou étranger, il tenait à elle par des fibres plus intimes que l’enfant même de sa chair. Elle l’avait nourri, elle l’avait élevé. Il représentait l’avenir triomphant, le bonheur, la fortune.

Son fils partirait ! Elle l’aimait pourtant, mais d’une tendresse apaisée, qui tolérait l’absence, même la séparation définitive. Elle ne savait pourquoi, rien ne l’attachait à cet être. Qu’il fût bien portant aujourd’hui, capable de satisfaire son ambition, cela ne prévalait pas contre le souvenir lamentable de ses premières années. Aux yeux de sa mère, il restait l’infirme, le difforme, le misérable.

Escortée de Gaston, elle le conduisit au Havre. L’individu attendait. Ils marchèrent vers le port. Le petit pleurait.

La mère se dit : « Comme c’est triste, tout de même ! »

Le bateau s’en alla. Ils agitèrent leurs mouchoirs. Longtemps elle suivit des yeux le point qui diminuait. Son fils partait… pour toujours…

Elle s’assit sur un banc, défaillante. Ses larmes coulèrent. Mais Gaston lui ceignit le cou de ses bras. Et, consolée déjà, elle appuya la tête contre son épaule, sourit et l’embrassa.

MAURICE LEBLANC