Les Heures de mystère/26

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CONTE DU DIMANCHE

ESSENCES D’ÂMES


Mon voisin baissa la glace de son côté. Un courant d’air s’établit dans le compartiment. Mais, quelques instants après, sortit d’un monceau de couvertures et de châles un jeune homme qui releva la vitre. Le premier voyageur bougonna :

— On étouffe.

Ce à quoi, d’une voix simple, sans bravade ni tristesse, le jeune homme répondit :

— Je vous demande pardon, je suis poitrinaire.

Plus que le mot peut-être et sa signification atroce, la manière dont il fut prononcé troubla les assistants. Ainsi quelqu’un pourrait dire avec la même insouciance du mal prétexté : « J’ai le rhume », ou : « Je tousse beaucoup. »

Une même impression de gêne, visible dans les regards échangés, nous réduisit tous au silence. À peine osait-on remuer. Personne ne se plaignit de la chaleur.

J’ai revu deux fois ce singulier personnage, le surlendemain, puis six mois plus tard, la semaine de sa mort. Le double état d’âme où je le surpris à ces deux dates mérite, je crois, d’être exposé.

La première rencontre se fit à Ouchy, dans un de ces vastes hôtels dont les jardins ombreux descendent au bord du lac de Genève. Je l’aperçus de grand matin, en un fauteuil d’osier, parmi les cèdres lugubres et les saules-pleureurs qui livrent au frisson de l’eau le frisson de leur chevelure. Une brume noyait les montagnes en face. L’haleine du lac se répandait en parfum de fraicheur.

Ma curiosité abolit les obstacles de discrétion et de convenance qui m’eussent dû retenir. Je l’abordai.

— Ne craignez-vous pas le froid, monsieur ?

Il ne s’étonna nullement de ma démarche et répliqua :

— L’air est d’une telle pureté que les poumons les plus grincheux s’en accommodent.

Et il ajouta, de son même ton résigné :

— D’ailleurs, il faut bien mourir.

Son caractère le portait-il, en général, aux expansions immédiates ? Ou bien éprouva-t-il seulement à cette minute le besoin de parler ? En tous cas, de lui-même, il reprit après un moment de silence :

— Il faut bien mourir. De tout ce qui peut arriver au courant de la vie, c’est l’unique certitude. On élabore des projets, l’avenir apparaît sous forme de faits successifs. Or, le seul fait inévitable, c’est la mort, et on le néglige. Moi, j’ai prévu la catastrophe, et sentant l’échéance prochaine, je me prépare. Ah ! comme on s’y habitue vite, et comme déjà je fais bon ménage avec la mort ! Nous somme une paire d’amis. Elle m’a pris un poumon, elle s’amuse à grignoter l’autre : je ne lui en veux pas. Je me l’imagine avec de grands bras où il est doux de se coucher. J’y suis blotti et j’attends qu’elle les referme tout à fait, pour y dormir à mon aise.

Je grimaçai :

— Vous n’êtes pas gai.

— Pas triste non plus, je vous jure. Tout homme se propose des buts successifs dont la réalisation lui procure ce qu’il appelle le bonheur. Eh bien ! moi, j’ai choisi comme but la mort. Je veux qu’elle me soit l’occasion d’assouvir la totalité des rêves que j’accumule depuis des années. Et je déclare ceci : « Je connaîtrai un bonheur auquel nul ne peut prétendre. »

Du bout de sa canne, il traçait des figures géométriques comme s’il eût démontré quelque théorème.

— Mes sensations seront autant supérieures aux vôtres que la minute même sera plus solennelle relativement à la minute où votre plaisir se manifeste. Comprenez-vous ? Vos joies surviennent dans la monotonie de l’existence. Les miennes jailliront à l’instant le plus grandiose de la vie, la mort ! heure, j’en suis sûr, de plénitude intense, d’émotion religieuse, sacrée. Au moment de mourir, on doit vivre cent fois plus. Les sens s’exaspèrent. Les oreilles entendent jusqu’au silence, les yeux voient jusqu’à l’obscurité, et l’odeur de la matière vous envahit à larges flots. C’est la dernière extase possible. Si on la sait cueillir, auprès d’elle que valent vos mesquines voluptés ?

Il se renversa la tête et continua doucement :

— En prévision de cette allégresse ardente, je me dispose. Ce qui me préoccupe, avant tout, c’est le décor. Je le veux noble, harmonieux, splendide, conforme à mes instincts de beauté et à mon idéal artistique. Mourrai-je sous la blancheur molle d’un paysage lunaire, ou dans l’éblouissement du soleil ? Je ne sais. Je cherche, je tâtonne. L’aurore me tente, on y respire si aisément ! Le crépuscule me sollicite, on y rêve en un tel apaisement !

Et je vais de ville en ville, de pays en pays. Je connais tous les endroits réputés. En tous j’ai imaginé la tragédie de mon trépas, choisi la place, réglé les détails. Ah ! mon âme frémit au souvenir de certaines exaltations, où j’ai souhaité la bien-aimée ! Et j’évoque, et j’espère. À Sorrente, c’est le trouble des parfums. Le myrte et l’oranger versent les philtres qui grisent. Le golfe est bleu. Des voiles blanches se penchent. Je me dissous dans l’infini, parmi l’azur, parmi les fleurs… Amalfi ! c’est à mi-côte un ancien couvent, une longue allée où des lucioles clignotent comme des yeux, et comme les deux dernières apparues, mes yeux s’éteignent, s’allument, s’éteignent pour toujours, tandis qu’en bas, la mer chante… Lucerne, lac de poésie… le Rhin, fleuve de mystère… Écosse, vallées de tendresse… Bretagne, forêts de légendes… Et des coins plus intimes, plus à moi, les bois de Saint-Honorat, où passent des visions de vierges grecques… et les gorges du Tarn, abîmes où l’eau parfois se fige, profonde comme de l’eau de miroir… En vérité, pour moi la mort n’est pas la fin, c’est la promesse d’une apothéose, et j’ai comme un égarement, non de peur, mais d’hésitation… Je veux mourir… mais où ? Quelles choses susciteront la fièvre de mon dernier regard ? Nice ? Venise ? Grenade ? Syracuse ? Où mourir, mon Dieu, où mourir ?

Je l’ai revu, ces jours-ci, dans une vieille cité des bords de la Seine, magnifique entre toutes par la gloire de ses églises. Il m’effraya. La peau de son visage s’appliquait strictement sur ses os. Elle était livide. Il me dit :

— C’est ici ma sépulture.

Je l’approuvai, prônant l’art et les cathédrales. Il m’interrompit :

— Ce n’est pas cela, ce n’est pas cela. D’ailleurs, comment pourriez-vous deviner ? Votre psychologie s’arrête aux vivants, le cerveau d’un moribond, une énigme…

Sa voix et son attitude me semblèrent plus mélancoliques. Je le soupçonnai de faiblesse, maintenant que le terme se précisait. La preuve en fut cette exclamation sourde :

— J’ai failli.

Je dois, pour rendre compréhensible l’explication qu’il me fournit en phrases incomplètes, la développer, la traduire, de même que ses gestes et sa physionomie me la traduisaient à moi.

— Taormine, quel éblouissement ! l’Etna, rose de soleil ; les rives de Sicile et d’Italie, bordées de mer bleue. On est très haut, parmi les colonnes d’un temple grec, dans l’immensité. J’avais élu cet endroit, entre mille, le plus digne de ma mort. J’y passai des jours, attendant. Et peu à peu, phénomène que je me refusais à constater, des tristesses m’alourdissaient. Je regardais et mon regard d’admiration se voilait de larmes. Et un soir, l’écroulement se produisit… oui, monsieur, un soir, tout l’infini du monde visible, je le sentis, l’infini tout entier se rua sur moi et me terrassa, et je m’écriai, pantelant :

— Je ne veux pas mourir, je ne veux pas mourir.

» C’était la vie de ce monde où je ne cherchais que l’ivresse et qui sournoisement se mêlait à mon souffle et le ressuscitait. Elle avait raison de moi. Elle est trop belle, voyez-vous. J’aimais les paradis terrestres, leurs floraisons, leurs parfums, leurs harmonies. Comment me déterminer à les fuir ? Les paradis du ciel ne les valent peut-être pas.

» Qui me donnerait, désormais, la haine de l’existence ? La nature m’avait abreuvé d’amour et de regrets. Restait l’humanité, toujours méprisable et infâme, source jamais tarie d’immondices et de boue. À son contact, ne trouverais-je pas l’écœurement ?

» Ce contact, mon expérience m’induisit à ne le point subir ailleurs que dans nos villes de province, afin de l’éprouver dans toute sa force malfaisante. Ayant demeuré jadis ici, j’y vins. Aujourd’hui, je suis sauvé, j’abhorre la vie. »

Il s’approcha de moi et se mit à parler très bas, d’une voix mystérieuse, comme s’il m’eût dévoilé des secrets surnaturels. Même, il me prit la main et l’appliqua sur son front par un mouvement bizarre d’illuminé qui veut transmettre sa pensée obscure. Et il prononça confidentiellement :

— Les âmes ont une odeur.

Redoutant mon incrédulité, il serra plus fortement ma main contre son front et répéta :

— Oui, les âmes ont une odeur. Pour les âmes affinées par la maladie, par la souffrance, par la sélection des siècles, ainsi pour la mienne que l’obstacle du corps inquiète si peu, les âmes voisines ont une odeur. Les belles me grisent comme une essence rare, les vilaines m’importunent comme un âcre relent. Oh ! les vilaines âmes ici, âmes basses, rabougries, sales, vulgaires, difformes. Depuis des semaines, je marche et je respire au milieu d’émanations affreuses. L’âme du passant que je rencontre laisse derrière elle une traînée pestilentielle. L’âme de tout interlocuteur a mauvaise haleine. Une atmosphère de pourriture pèse dans les endroits publics, dans les rues. Des courants s’entre-croisent ou grouillent les intérêts, les avarices, les égoïsmes, la rancune, l’anonymat, la lâcheté, l’ignorance, la bêtise. Jamais ne s’y mêle l’effluve d’une jolie pensée.

» Et mon âme étouffe. Délicate, elle se flétrit et s’étiole. J’aspire à de l’air, à de l’espace, à de la pureté. Et je veux, je veux encore une fois, je veux mourir ! »

Il avait abandonné ma main et les deux siennes flottaient au-dessus de terre, évocatrices de fantômes, tandis qu’il s’exaltait, les lèvres tordues de dégoût :

— Petites âmes en formation, ébauches d’âmes inconsistantes comme des feux follets, comme eux voltigeant parmi les marais et parmi l’ombre, âmes aveugles, âmes sourdes, âmes de chrysalides, âmes de fœtus, — je vous dois la joie de mourir, car vos puanteurs me donnent la nausée de vivre. Vilaines petites âmes fétides qui composez à peu près l’humanité, quelle délivrance de m’envoler loin de vous vers la grande Âme consciente où se diluent les âmes nobles.

Maurice Leblanc