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Les Hipotiposes pirroniennes/Livre premier

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Livre premier[modifier]

CHAP. I. De la division des Filoſofes en Dogmatiques, & Sceptiques.[modifier]

eux qui cherchent une choſe, ou doivent la trouver, ou doivent dire qu’ils ne peuvent pas la trouver, & reconaitre qu’elle est incompréhenſible pour eux ; ou enfin, incertains s’ils peuvent la trouver ou ne pas la trouver, ils doivent continuer dans leur recherche. C’eſt là ce qui arive dans les diverſes queſtions de la filoſofie. Les uns diſent qu’ils ont trouvé la Vérité ; les autres diſent qu’elle eſt incompréhenſible ; & les autres continuent à la chercher. On apelle [2]Dogmatiques, Dogmatiques, ceux qui s’imaginent l’avoir trouvée ; tels sont Ariſtote, Épicure, les Stoïciens, & quelques autres. Ceux qui ont dit qu’elle était incompréhenſible, sont, par exemple, Clitomaque, Carnéade & les autres Académiciens. Et ceux qui la cherchent toujours, ce sont les Sceptiques. On doit donc diſtinguer trois manières générales de Filoſofer ; celle des Dogmatiques, celle des Académiciens, et celle des Sceptiques.

Je laiſſe à d’autres le ſoin de parler des deux premiéres ; & je m’attache ſeulement à traiter en peu de mots de la métode des Sceptiques. Mais avant toutes choſes je veux avertir mes lecteurs, qu’à l’égard des choſes que j’avancerai, je ne prétens établir quoi que ce ſoit, & que je ne veux point aſſurer que les choſes ſoyent come je les dis ; n’ayant d’autre deſſein, que d’expoſer d’une maniére hiſtorique, pour ainſi dire, les choſes telles qu’elles me paraiſſent pour le préſent.

Chap. II. Division générale de la Sceptique.[modifier]

La Filoſofie Sceptique a deux parties, l’une générale & l’autre particulière. La partie générale de la Sceptique, eſt celle dans laquelle on explique le caractére & la nature de cette ſorte de Filosophie. On y expoſe donc la notion de la Sceptique, on y examine quels ſont ſes principes, et ſes raiſons, ſon Criterium, c’eſt-à-dire, la régle qu’elle ſuit dans ſes jugemens ; quelle eſt ſa fin ou le but qu’elle ſe propoſe ; quels ſont les moyens de l’Époque, c’eſt-à-dire, les moyens dont elle ſe ſert pour s’abſtenir de décider en aucune ſorte ; coment on doit entendre les expreſſions négatives des Sceptiques ; & coment enfin cette Filoſofie, qui conſiſte à douter, & que l’on nome Sceptique, eſt diſtinguée de quelques autres maniéres de Filoſofer, qui ont quelque affinité avec elle. La partie particulière de la Sceptique, eſt celle, dans laquelle elle attaque en particulier les diverſes parties de la Filoſofie Dogmatique. Nous traiterons premiérement de la Sceptique en général, en commençant par expliquer les noms que l’on donne ordinairement à cette sorte d’Inſtitution.

Chap. III. Des différents noms que l’on donne à la Sceptique.[modifier]

La Sceptique eſt appelée Zététique, ou Inquiſitrice à cause de ſon action, qui conſiſte à rechercher & à examiner toujours. On l’appelle Efectique, comme qui dirait ſuſpendante, parce qu’elle enſeigne au Sceptique ou à l’Examinateur, à réprimer ou à ſuſpendre toujours ſon jugement : car c’est là la diſpoſi[4]tion d’esprit où se trouve le philosophe Sceptique après ses recherches. On la nomme Aporétique, c’est-à-dire, doutante ou hésitante : on l’appelle ainsi, ou parce qu’elle doute de toutes choses, et qu’elle cherche toujours, comme quelques-uns le prétendent ; ou parce qu’hésitant toujours, elle fait que l’esprit est toujours en suspens, soit quand il s’agit de consentir, soit quand il s’agit de contredire. Et come on croit que Pyrrhon a traité de la Sceptique d’une maniére plus étendue et plus claire que les autres Sceptiques, qui ont été plus anciens que lui ; à cause de cela on appelle cette philosophie, la philosophie pyrrhonienne, du nom de ce philosophe.

Chap. IV. Ce que c’est que la Sceptique[modifier]

La Sceptique est une Faculté ou une Métode d’examiner, qui compare et qui oppose en toutes les manières possibles, les choses apparentes, ou sensibles, et celles qui s’aperçoivent par l’entendement ; par le moyen de laquelle Faculté nous parvenons (à cause du poids égal qui se trouve dans des choses ou dans des raisons opposées) premièrement à l’Epoque, ou à la suspension de l’esprit, et ensuite à l'Ataraxie, c’est-à-dire, à l’exemption de trouble, ou à la tranquillité de l’âme.

Nous disons que la Sceptique est une Fa[5]culté, c’est-àdire, tout simplement, qu'elle est un Art, qu'elle est utile à quelque chose, qu'elle peut quelque chose : nous n'entendons point d'autre finesse dans ce mot là ; c'est une Métode d'examen.

Nous disons que la Sceptique compare les Choses aparentes ou sensibles, & par ces Choses aparentes & sensibles, nous entendons celles qui tombent sous les Sens : c'est pourquoi nous leur oposons, les Choses qui s'aperçoivent par l'esprit & par l'entendement.

Quand nous disons que la Sceptique est une Faculté qui compare & qui opose, en toutes les maniéres possibles, les Choses aparentes &c. ces paroles, en toutes les maniéres possibles, peuvent se raporter à la Faculté, pour faire voir que nous prenons ce mot de Faculté simplement & dans un sens étendu : ou bien elle se raporte à ce que nous disons que la Sceptique opose les Choses sensibles & les Choses intellectuelles. Car come nous oposons diversement ces Choses entr'elles, savoir, les sensibles aux sensibles, ou les intelligibles aux intelligibles ; ou en permutant, les aparentes aux intelligibles, &c. pour embrasser toutes ces comparaisons & ces opositions, nous disons que la Sceptique compare & opose toutes ces Choses en toutes les maniéres possibles. Ces termes, en toutes les maniéres Par raisons opposées, nous entendons tout simplement des raisons, qui paraissent se détruire les unes les autres, et ne pouvoir subsister ensemble ; et non pas seulement, ou nécessairement l’affirmation ou la négation, à l’égard d’une même question.

Nous appelons poids ou moments égaux dans les raisons, une certaine égalité de force et de persuasion, qui fait que l’on pourrait également se rendre à l’une ou à l’autre de ces raisons, ou ne s’y pas rendre, de sorte que l’on ne peut pas préférer une de ces raisons contraires à son opposée, comme si elle était plus digne de soi que l’autre.

L’Époque (dont parle la définition) ou sa suspension, est un état de l’âme par lequel nous n’établissons ni ne renversons rien, n’affirmant et ne niant quoi que ce soit.

Enfin l’Ataraxie, ou l’exemption de trouble, est le repos ou la tranquillité de l’âme. Quand nous parlerons de la fin ou du but du scepticisme, nous expliquerons cornment I’Ataraxie est une suite de l’Époque.

Chap. V Du philosophe sceptique.

On peut voir qu’en donnant, comme nous avons fait, la notion de la Sceptique, nous avons donné en même temps celle du philosophe pyrrhonien. Car un sceptique est un philosophe qui possède cet art ou cette faculté que nous avons décrite.

Chap. VI Des principes du scepticisme.

En prenant le terme de principe ou de cause, pour la fin ou pour la cause finale, nous disons que le principe, ou la cause, ou la fin de la Sceptique est l’espérance que le philosophe sceptique a de parvenir par le moyen de cette sorte de philosophie, à l’Ataraxie, c’est-à-dire, à l’exemption de trouble, ou à la tranquillité de l’âme. Car les grands génies, qui ont été les auteurs de cette discipline, voyant que cette égalité de raisons qu’ils remarquaient dans les choses, les troublait, ils commencèrent à examiner ce qu’il pouvait y avoir de vrai ou de faux dans les choses ; afin de se procurer une disposition exempte de trouble, par le discernement qu’ils feraient de ces choses. Mais si on demande le principe sur lequel la Sceptique se fonde principalement pour douter de tout, c’est celui-ci : Que toute raison peut être contredite par une raison opposée d’un poids et d’un moment égal. Ce principe-là nous conduit à reconnaître qu’il n’y a aucun dogme, rien que l’on ne puisse affirmer ou nier dogmatiquement et avec assurance.

Chap. VII Si les Sceptiques établissent quelques dogmes.

Nous disons que le sceptique n’établit aucun dogme ni aucune décision. Mais cela ne se doit pas entendre dans le sens, suivant lequel quelques-uns prenant ce terme de dogme d’une manière générale, disent qu’il signifie une assertion ou un assentiment à l’égard de quelque chose que ce soit. Suivant cette signification étendue, le sceptique avoue et assure ce que les sens et son imagination l’obligent d’avouer ; et s’il a chaud, par exemple, ou s’il a froid, il ne dira pas, je crois que je n’ai pas froid, ou que je n’ai pas chaud. Mais si l’on prend ce mot, dogme, pour une assertion, sur une chose douteuse et incertaine, telles que sont celles dont on dispute dans les sciences, nous disons qu’en ce sens-là, un sceptique n’établit aucun dogme. Car un Pyrrhonien n’assure rien à l’égard d’une chose incertaine et controversée. Bien plus, lors même, qu’il se sert de certaines locutions familières aux Sceptiques ; en raisonnant sur des choses incertaines ; comme quand il dit, pas plus ceci que cela, ou, je ne définis rien : ou quand il se sert d’autres expressions semblables, dont nous parlerons ensuite, il ne prétend par là établir aucun dogme. Celui qui établit ou suppose un dogme, établit ou suppose comme une chose qui est, ce sur quoi il fonde son dogme. Mais un sceptique ne dit pas que les termes dont il se sert, et par lesquels il paraît marquer et établir son doute, soient tels que l’on doive absolument s’en servir. Car il n’établit rien, non pas même son doute.

La pensée du Sceptique est donc, que, comme cette proposition, Toutes choses sont fausses, signifie qu’elle même est fausse, aussi bien que toutes les autres : ce qu’il faut dire de même de cette autre proposition, Il n y a rien de vrai, qui signifie qu’elle même n’est pas plus vraie, que toutes les autres choses ; la pensée du Sceptique est, dis-je, que tout de même cette expression, Pas plus, signifie qu’elle même n’est pas plus vraie, que ce qu’elle paraît nier, et qu’elle se comprend elle même avec toutes les autres choses qu’elle semble rejeter. Il faut dire la même chose des autres manières de parler des Sceptiques.

Maintenant donc, comme celui qui établit un dogme, suppose comme une chose qui est véritablement, ce sur quoi il établit son assertion dogmatique, et qu’au contraire un Sceptique déclare qu’il faut concevoir que ses prétendues assertions, ou que les expressions, sont comprises et renfermées elles-mêmes parmi les choses dont il doute ; c’est une conséquence, qu’il ne peut pas passer pour être auteur d’aucune assertion dogmatique. Ainsi quand il se sert de ces sortes de façons de parler, il ne prétend rien autre chose, que de dire et d’exposer ce qui lui paraît, ce qu’il sent, et quel est l’état passif de son âme, sans rien déterminer, et sans rien affirmer par rapport aux objets de dehors.

Chap. VIII Si le sceptique est de quelque secte.

Nous suivrons ici la même méthode que dans le chapitre précédent, pour répondre à ceux qui nous demandent si le philosophe sceptique est de quelque secte. Nous dirons qu’il faut distinguer : si l’on dit qu’une secte est un certain attachement à soutenir plusieurs dogmes, qui ont quelque convenance entre eux et avec les apparences sensibles et que l’on entende par dogme, un assentiment à une chose incertaine ; nous dirons que nous ne sommes d’aucune secte. Mais si l’on dit qu’une secte est une institution, ou une espèce de profession, que l’on fait de s’attacher à quelque raison, en suivant les apparences des sens ; en sorte que cette raison nous enseigne à bien vivre (soit par rapport à la vertu, soit en prenant le mot de Bien dans une signification plus étendue) ; et qu’elle tende à la suspension : alors nous répondrons que nous sommes d’une secte. Car nous nous attachons à une certaine raison, qui, en nous conduisant par les apparences des sens, nous enseigne à vivre conformément aux coutumes de la patrie, aux lois et aux institutions établies parmi nous, et aux dispositions passives de notre âme.

Chap. IX Si le philosophe sceptique traite de la connaissance des choses naturelles.

Nous répondons de même à ceux qui nous demandent si l’étude de la Nature appartient au philosophe sceptique. S’il s’agit de décider avec une ferme persuasion touchant quelques-unes des choses, que l’on établit dogmatiquement dans la Physique, en ce cas là nous ne sommes pas Physiciens. Mais nous traitons de la Physique, en ce que nous pouvons opposer aux raisons des dogmatiques quelques raisons égales aux leurs, et parvenir par ce moyen à l’ataraxie. C’est aussi à cet égard que nous traitons de la Logique, et de la Morale, ou de l’Éthique considérée comme une partie de ce que l’on appelle Philosophie.

Chap. X Si les sceptiques détruisent les apparences des sens.

Ceux qui disent que les sceptiques nient ou détruisent les apparences évidentes des sens, paraissent ne pas entendre ce que nous disons. Nous ne renversons point les choses, qui, parce qu’il y a de passif dans notre imagination, nous obligent bon gré, mal gré, de donner notre assentiment à quelque chose, comme nous l’avons dit : Or ces choses-là sont les apparences des sens. Quand nous recherchons si un objet est tel qu’il nous paraît, nous en avouons l’apparence ; nous ne disputons pas, et nous n’avons aucun doute sur ce qui nous paraît d’une chose, mais seulement sur ce qu’on dit de cette chose, qui paraît. Or cela est autre chose que de disputer sur ce qui paraît. Il nous paraît, par exemple, que le miel cause en nous une saveur douce ; nous convenons de cela, car nous en sentons la douceur : mais nous doutons, si le miel est doux, quand on voudra juger de cela par la raison et par l’intelligence. Or ce n’est pas là ce qui paraît, que ce jugement de l’entendement ; mais c’est ce que l’on affirme sur une apparence. Que si nous faisons aussi des difficultés, sur quelques apparences des sens, nous ne prétendons pas pour cela renverser ces apparences, et nous n’avons point d’autre intention, que de blâmer la témérité des dogmatiques. Car, si la raison nous trompe quelquefois jusqu’à nous empêcher presque d’apercevoir les apparences des sens, et ce qui est devant nos yeux ; combien ne devons-nous pas la tenir pour suspecte, dans des choses incertaines, si nous voulons éviter de tomber dans les jugements téméraires, où nous tomberions en la suivant ?

Chap. XI De la règle que le scepticisme suit dans ses jugements.

Ce que nous allons dire de la règle que la philosophie des sceptiques suit dans ses jugements, fera voir clairement, que nous acquiesçons aux choses apparentes. On peut distinguer deux sortes de règles des jugements, l’une qui sert à faire croire certainement qu’une chose est, ou n’est pas (de laquelle nous parlerons dans notre réfutation des dogmatiques), l’autre par laquelle on juge des actions, à laquelle on s’attache, et suivant laquelle on fait certaines choses, et l’on évite d’en faire quelques autres dans la conduite ordinaire de la vie. C’est de cette règle des jugements dont nous parlons ici. Nous disons donc que la règle des jugements de la philosophie des sceptiques, est ce qui paraît aux sens ; ou, ce qui revient à la même chose, nous disons que cette règle de nos jugements est l’imagination, ou la perception passive que nous avons de l’apparence d’une chose. Car comme cette perception passive consiste dans une persuasion, et dans une disposition nécessaire et non libre de l’âme, il n’y a point d’examen à faire à l’égard de cette perception, ou de cette apparence. Ainsi personne ne doutera peut-être, qu’une chose ne paraisse d’une telle manière ; mais on demande seulement si elle est telle qu’elle paraît. Nous vivons donc de manière que nous acquiesçons et que nous accordons notre assentiment aux choses apparentes, et que nous observons ce qui appartient à la conduite commune de la vie (sans établir néanmoins aucun dogme) parce que nous ne pouvons pas être absolument sans action. Or l’observation de ce qui appartient à la conduite de la vie s’étend à quatre choses : à l’instruction ou aux suggestions de la Nature ; à l’impulsion nécessaire de nos dispositions passives ; à l’établissement des lois et des coutumes, et à la culture des arts. Je dis, à l’instruction de la Nature parce que naturellement nous avons des sens et une intelligence pour nous conduire dans la vie ; à l’impulsion nécessaire de nos dispositions passives parce que, par exemple, la faim nous oblige à manger et la soif à boire ; à la constitution des lois & des coutumes parce que cet établissement nous fait croire que c’est une bonne chose de se gouverner avec piété dans la conduite de la vie, et que c’est un mal d’agir avec impiété ; à la connaissance pratique des arts parce que nous ne prétendons pas être inutiles et languissants dans les arts que nous entreprenons de cultiver. Au reste, nous disons toutes ces choses, sans établir aucun dogme.

Chap. XII Quelle est la fin du scepticisme.

Il est à propos de dire ici quelque chose de la fin du scepticisme. La fin en général, est ce pour quoi on fait, ou on considère toutes choses : c’est ce que l’on ne recherche point pour quelque autre chose : c’est ce qui est la dernière chose que l’on recherche. Nous disons donc maintenant, que la fin du philosophe sceptique est l’Ataraxie, ou l’exemption de trouble à l’égard des opinions, et la Métriopathie, ou la modération des passions ou des souffrances dans les perceptions nécessaires et contraintes. Le sceptique commençant à philosopher, et voulant discerner les différentes perceptions qu’il avait des objets, et connaître celles qui étaient vraies et celles qui étaient fausses, pour s’exempter par là d’inquiétude, si cela était possible ; ayant rencontré des raisons contraires de pareille force dans les différents sentiments des philosophes et ne pouvant juger de quel côté était la vérité, il suspendit son jugement ; et alors l’Ataraxie ou l’exemption de trouble, fut une suite heureuse, quoique fortuite, de cette suspension de son jugement à l’égard des opinions. Cette suite est juste ; car enfin celui qui opine dogmatiquement, et qui établit qu’il y a naturellement et réellement quelque bien et quelque mal, est toujours troublé. Tant qu’il manque des choses qu’il croit être des biens, il s’imagine que des maux vrais et réels le tourmentent, et il recherche avec ardeur ce qu’il croit être de vrais biens : et s’il les obtient enfin, il tombe encore dans plusieurs troubles ; soit parce qu’il n’agit plus alors conformément à la raison, et qu’il s’élève sans mesure, soit parce que craignant quelque changement il fait tous ses efforts pour ne pas perdre les choses qu’il regarde comme des biens. Au contraire, celui, qui ne détermine rien, et qui est incertain sur la nature de ce que l’on envisage comme des biens et des maux, cet homme-là ne fuit, ni ne poursuit rien avec trop de violence, et par conséquent il est exempt de trouble.

Il arrive au sceptique quelque chose de semblable à ce qui arriva au peintre Apelle, dont on dit que, peignant un cheval, et voulant représenter l’écume de cet animal, cela lui réussit si mal, que désespérant de son entreprise, il jeta contre son tableau l’éponge, dont il se servait pour nettoyer ses pinceaux : il arriva, dit-on, que cette éponge, ayant atteint le cheval, en représenta fort bien l’écume. Les premiers sceptiques de même espéraient de pouvoir parvenir à l’Ataraxie, en jugeant au juste de la différence des choses qui s’aperçoivent par les sens, et de celles qui s’aperçoivent par l’entendement : mais n’ayant pu venir à bout de parvenir à rien de certain, ils s’arrêtèrent à l’Époque ; ils suspendirent leur jugement ; et aussitôt par un bonheur inespéré, l’Ataraxie suivit l’Époque, comme l’ombre suit le corps.

Nous ne croyons pas néanmoins, que le sceptique soit tout à fait tranquille, et exempt de toute fâcherie ; nous disons qu’il est inquiété par la nécessité de souffrir, qui lui vient du choc ou de l’action de certains objets extérieurs ; et nous avouons que quelquefois il souffre le froid, la soif et d’autres incommodités pareilles. Mais il faut remarquer qu’à l’égard de ces incommodités, le commun des hommes souffre doublement : premièrement parce qu’ils en sont tourmentés et secondement parce qu’ils croient qu’elles sont de vrais maux par elles-mêmes et de leur nature : au lieu que le sceptique ne décidant pas qu’aucune des choses qui l’incommodent soit un mal par elle-même et de sa nature, il les souffre avec plus de modération que les autres hommes. Voilà pourquoi nous disons que par rapport aux choses qui dépendent de l’opinion, la fin du philosophe sceptique est l’Ataraxie, et qu’eu égard aux sentiments et aux perceptions involontaires, sa fin est la Métriopathie, qui est une souffrance modérée des douleurs. Quelques philosophes sceptiques distingués y ont ajouté l’Époque, ou là suspension de l’esprit à l’égard des questions qui partagent les dogmatiques.

Chap. XIII Des moyens généraux, dont les sceptiques se servent dans leur examen pour parvenir à l’Époque.

Nous avons dit que l’Ataraxie est une fuite de l’Époque, ou de la suspension du jugement en toutes choses. Il faut maintenant faire voir quels sont les moyens que nous employons pour en venir à l’Epoque. Or cela se fait, pour le dire en général, en opposant mutuellement les choses entre elles : nous opposons les choses apparentes ou sensibles aux apparentes, ou les intellectuelles aux intellectuelles ; ou en permutant, les choses apparentes aux intellectuelles ; etc. Nous opposons, dis-je, les choses apparentes aux apparentes ; comme, lorsque nous disons qu’une même tour paraît ronde, si on la regarde de loin, et carrée, si on la regarde de près. Nous opposons les intellectuelles aux intellectuelles ; comme, lorsque, quelqu’un concluant de l’ordre des corps célestes, qu’il y a une Providence, nous lui objectons que souvent les honnêtes gens sont dans l’adversité, pendant que les méchants sont dans la prospérité ; et que de là nous concluons qu’il n’y a point de Providence. Nous opposons les choses intellectuelles aux apparentes ; comme, lorsqu’à cette proposition, que la neige est blanche, Anaxagoras opposait ce raisonnement, que la neige est de l’eau durcie, mais que l’eau est noire, et que par conséquent la neige est noire. Nous opposons encore les choses présentes aux choses présentes ; comme dans les exemples précédents. Et quelquefois nous opposons aussi les choses présentes aux choses passées ou aux futures ; comme, lorsque quelqu’un nous propose un argument que nous ne pouvons pas résoudre, nous lui disons : Avant que l’auteur de votre secte fût né, les raisons qu’il a trouvées et qu’il a approuvé es, comme étant très bonnes, ne paraissaient pas encore être véritables ; et néanmoins, selon vous, elles étaient réellement et effectivement vraies : ne se peut-il pas faire de même, que des raisons opposées et contraires à celles que vous me proposez, soient réellement et effectivement vraies, et que cependant elles ne paraissent pas telles encore ? Ainsi nous ne devons pas encore donner notre assentiment à votre proposition, quoiqu’elle paraisse être appuyée sur une raison forte et solide. Mais, pour représenter ces oppositions plus exactement, j’ajouterai ici en particulier les moyens que nous employons pour conclure que nous devons suspendre nos jugements ; ce que je ferai, sans prétendre néanmoins rien assurer affirmativement, ni touchant leur nombre, ni touchant leur force. Car il se peut faire qu’ils soient faibles, et qu’il y en ait plus, que ceux dont nous ferons mention.

Chap. XIV Des dix moyens de l’Époque.

Les anciens sceptiques nous ont laissé dix moyens, desquels nous concluons que nous devons suspendre et retenir nos jugements : ils les ont appelés encore des raisons, ou des lieux communs, dans le même sens. Voici quels font ces moyens ou ces lieux.

Le premier est tiré de la diversité des animaux. Le second, de la différence des hommes. Le troisième, des instruments ou des organes des sens, comparés en diverses manières. Le quatrième, des circonstances. Le cinquième, des situations, des distances et des lieux. Le sixième, des mélanges. Le septième, des quantités et des constitutions, ou compositions des objets. Le huitième, de la relation, c’est-àdire, de ce qu’une chose se rapporte toujours à quelque chose. Le neuvième des choses qui arrivent fréquemment, ou rarement. Le dixième, des institutions, des coutumes et des lois, des persuasions fabuleuses et des opinions des dogmatiques. Voilà l’ordre que nous suivons, sans rien déterminer néanmoins, et seulement en le posant tel.

Au reste, on peut réduire tous ces moyens, à trois, qui les renferment tous. Le premier, se prend de celui qui juge ; le second, de ce dont on juge ; et le troisième de l’un et de l’autre ensemble. Sous le premier moyen, qui est pris de celui qui juge, sont compris les quatre premiers des dix. Car ce qui juge est, ou un animal, ou un homme, ou quelque sens, et cela dans quelque circonstance. Le second moyen, qui est pris de ce dont on juge, renferme le septième et le dixième des dix. Et le troisième moyen, qui est pris en même tems du juge et de la chose dont il juge, comprend le cinquième, le sixième, le huitième et le neuvième des dix.

Derechef ces trois moyens se peuvent rapporter au seul moyen qui est pris des relations, (De ce que toutes choses sont relatives, Omnia ad aliquid) en sorte que ce moyen pris des relations, sera un moyen généralissime, qui comprendra les trois moyens dont nous venons de parler comme ses espèces ; et ces trois moyens renfermeront sous eux les dix premiers moyens. Voilà ce que nous avions à dire de probable, touchant le nombre des Moyens de l’Époque. Nous expliquerons ensuite de quelle force ils peuvent être, pour nous obliger à retenir notre assentiment et nos jugements.

Du premier moyen de l’Époque.

Nous avons dit que le premier moyen est pris de la diversité des animaux ; d’où nous concluons qu’ils n’ont pas les mêmes images ou les mêmes perceptions passives des apparences des choses. Or il est aisé de remarquer qu’il y a une grande diversité dans les perceptions et dans les sensations des animaux, si l’on considère leur origine déférente et la diversité qui se rencontre dans les constitutions de leurs corps. A l’égard de leur origine, on voit qu’entre les animaux, les uns naissent par la voie ordinaire de la génération : et les autres sans l’union du mâle et de la femelle. De ceux qui naissent de cette dernière manière, les uns viennent du feu ou d’une grande chaleur, comme les animaux que nous voyons naître dans les fours : les autres viennent d’une eau corrompue, comme les moucherons : d’autres du vin gâté, comme les animaux que l’on appelle en Grec, Scnipes : quelques-uns viennent de la terre, comme les rats : d’autres naissent de la boue, comme les grenouilles : les uns du fumier, comme les vers, les autres des ânes, comme les escarbots : quelques-uns des plantes, comme les chenilles : d’autres des fruits, tels que sont des petits vers nommés en Grec Psènes, qui viennent du figuier sauvage : d’autres viennent des animaux corrompus ; comme les abeilles, qui viennent des taureaux, et les guêpes, des chevaux. A l’égard de ceux qui viennent par l’accouplement des sexes, les uns viennent d’animaux de même espèce, ce qui est le plus ordinaire : d’autres viennent d’animaux de différentes espèces, comme les mulets : derechef les uns naissent vivants des animaux, (ce qui est commun) comme les hommes : d’autres sortent d’un œuf, comme les oiseaux : d’autres sont mal formés, comme les ours. Ainsi il ne faut pas douter que les diversités et les différences, qui se trouvent dans les générations, ne produisent de grandes antipathies parmi les animaux, qui, sans contredit, tirent de ces diverses origines, des tempéraments tout à fait différents, et une grande discordance et contrariété les uns à l’égard des autres.

De plus la différence des principales parties du corps des animaux, et surtout de celles que la nature leur a données pour discerner et sentir les objets, doit causer une grande différence des imaginations et des sensations, selon la différence des animaux. Par exemple, parmi les hommes, ceux qui ont la jaunisse, disent que les objets qui nous paraissent d’un blanc éclatant, leur paraissent pâles et livides ; et ceux qui ont quelque épanchement de sang dans les yeux, voient les objets comme s’ils étaient de couleur de sang. Comme donc quelques animaux ont les yeux pâles et livides, et d’autres de couleur de sang, d’autres blanchâtres, ou de quelque autre couleur ; l’on peut dire avec raison, qu’ils ont aussi de différentes sensations ou perception des couleurs. Nous mêmes si nous regardons un peu trop longtemps le soleil fixement, et qu’ensuite nous jetions les yeux sur un livre, les lettres nous paraissent dorées, et il nous semble qu’elles tournent en rond. Puis donc qu’il y a des animaux, qui ont quelque espèce de lueur dans les yeux, et qui semblent darder quelques petites étincelles de lumière par les yeux, en sorte que même ils voient de nuit ; nous pouvons bien penser que leurs sensations ne sont pas semblables aux nôtres, et qu’ils ne sentent pas les objets de la même manière que nous. Ceux qui amusent les peuples par leurs tours subtils, en frottant les mèches des lampes avec du vert-de-gris, ou avec de l’encre, font paraître ceux qui sont présents, comme s’ils étaient de couleur de cuivre, ou noirs, seulement pour avoir mêlé un peu de ces matières dans des lampes. On peut donc juger de là que les yeux des animaux étant mêlés de plusieurs sortes d’humeurs, cela produit dans eux des imaginations, ou des perceptions des objets toutes différentes. Si nous nous frottons les yeux, les figures et les grandeurs des choses qui se présentent à nos yeux, nous paraissent allongées et étroites. C’est donc une conséquence, que tous les animaux qui ont la prunelle de travers, ou allongée, comme les chè vres, les chats, et d’autres animaux, ont une perception des objets tout autre, que ceux qui ont la prunelle ronde. Selon qu’un miroir est taillé, ou façonné, il nous fait voir les objets différemment ; s’il est concave, il nous représente les objets plus petits ; s’il est convexe, il nous les représente allongés et étroits : il y a des miroirs qui font voir à celui qui s’y regarde, sa tête en bas et ses pieds en haut. C’est pourquoi comme les parties qui appartiennent à l’organe de la vue sont toutes différentes, que les unes sont recourbées et sortent en dehors, que d’autres sont plus concaves, et que d’autres aussi sont plus aplaties, il est probable que ces choses-là font que les perceptions ou les sensations, ou les imaginations des animaux sont aussi toutes différentes, et que, par exemple, les chiens, les poissons, les lions, les hommes, les sauterelles, ne voient pas les mêmes objets sous des grandeurs égales, ou sous de semblables figures ; mais chacun selon l’impression qu’il reçoit par les organes propres à la faculté de voir qui lui est particulière.

Il faut raisonner de même à l’égard des autres sens. Car comment peut-on dire, par exemple, que l’attouchement, ou le sens du toucher, produise une semblable perception dans les animaux revêtus de coquilles, dans ceux qui sont couverts de chairs, dans ceux qui sont hérissés d’épines, ou garnis de plumes, ou qui sont écailleux ? Ou comment peut-on dire qu’un animal qui a l’organe de l’ouïe fort étroit, ait par ce sens des perceptions toutes semblables à celles d’un autre, qui aura cet organe fort large ; et que celui, qui a les oreilles garnies de poil en dedans, entende de même, que celui qui n’y a point de poil, puisque nous avons une autre perception des sons, lorsque nous avons les oreilles à demi bouchées, que lorsque nous les avons libres. L’odorat doit être aussi tout différent, selon la diversité qui se rencontre parmi les animaux. Car si nous sommes autrement affectés, quand nous sommes refroidis et quand la pituite nous incommode ; et autrement encore, quand une abondance de sang nous monte à la tête, de sorte que quelquefois nous avons de l’aversion pour des odeurs qui paraissent agréables à d’autres, et que nous nous en sentons incommodés, il ne faut pas s’étonner, si parmi les animaux, les uns étant naturellement pituiteux et humides, les autres étant fort sanguins, les autres étant d’un tempérament bilieux, & d’autres d’un tempérament mélancolique, ils sont aussi diversement affectés par les objets de l’odorat. Et à l’égard du goût, les uns ayant la langue âpre et sèche, et les autres l’ayant fort humide, et enfin tous les animaux ayant des humeurs différentes qui prédominent dans les uns ou dans les autres ; il faut qu’ils soient aussi diversement affectés par les objets qui appartiennent à l’organe du goût, et que par conséquent cette sorte de sensation produise en eux des représentations des mêmes objets, qui soient toutes différentes. Et cela se confirme par notre propre expérience : car, quand nous avons la fièvre, par exemple, et que nous avons la langue sèche, nous trouvons les aliments d’un goût terreux, ou insipide, ou amer ; ce qui arrive à cause de certaines humeurs différentes qui prédominent alors en nous. Comme donc une même nourriture étant digérée, se change dans notre corps, ici en veine, là en artère, ailleurs en os, quelquefois en nerf, ou en quelque autre partie du corps, et produit des effets différents, selon la diversité des parties qui la reçoivent : Comme l’eau, dont on arrose les arbres, tout une et simple qu’elle soit en son espèce, après avoir été, pour ainsi dire, digérée par la faculté vitale des arbres, se change ici en écorce, ailleurs en branche, ou en fruit ; comme elle se change tantôt en figue, et tantôt en grenade, ou en quelque autre sorte de fruit : Comme le souffle poussé dans une flûte, quelque unique et simple qu’il soit, forme tantôt un son aigu, et tantôt un son grave : Comme la main appliquée d’une même manière sur la guitare, rend pareillement des sons graves ou aigus : De même il n’est pas surprenant, si les objets extérieurs, doivent être considérés diversement, selon la constitution différente des animaux, qui en reçoivent les impressions et les apparences.

On se convaincra encore mieux de ce que je dis, si l’on pense que ce que quelques animaux recherchent, d’autres le fuient. Par exemple, le parfum liquide est très agréable aux hommes : mais c’est une chose insupportable aux escarbots, et aux mouches à miel. L’huile est bonne aux hommes : mais elle tue les guêpes et les abeilles. L’eau de la mer est désagréable à boire aux hommes, et même elle est un poison pour eux, s’ils en usent trop longtemps : mais c’est une boisson fort agréable pour les poissons, qui y habitent comme dans leur élément. Les pourceaux se vautrent plutôt dans un bourbier puant, que dans une eau pure et claire. Il y a des animaux qui se nourrissent d’herbes, il y en a d’autres qui ne mangent que des feuilles et des branches tendres des arbres ; il y en a qui vivent dans les forêts ; quelques-uns ne vivent que de graines ; d’autres mangent de la chair ; d’autres vivent de lait ; quelques-uns aiment la chair corrompue ; d’autres l’aiment fraîche ; quelques-uns la mangent crue, et d’autres ne l’aiment que cuite. Enfin quantité de choses qui sont agréables à quelques uns, sont désagréables, dangereuses, et mortelles à d’autres. Par exemple, la ciguë engraisse les cailles, et la jusquiame engraisse les sangliers, qui mangent aussi des salamandres. Les cerfs de même dévorent des animaux venimeux ; et les hirondelles mangent des cantharides. Si les hommes avalent des fourmis, ou des animaux que l’on appelle en Grec, Scnipes, cela leur cause des douleurs et des tranchées : mais si un ours a quelque maladie, il se soulage quand il en mange avec avidité. Si une seule branche de hêtre touche une vipère, cela lui cause des vertiges et l’étourdit ; et la même chose arrive à une chauve-souris, si on la touche avec des feuilles de platane. L’éléphant fuit le mouton, et le lion le coq. La baleine craint le bruit de la paille de fèves, et le tigre le son du tambour. On pourrait ajouter à ces choses plusieurs autres observations semblables, mais ne nous y arrêtons pas plus longtemps, et concluons, que, si les mêmes choses qui sont agréables à quelques animaux, sont désagréables à d’autres et que si l’agréable, ou le désagréable consiste dans la perception, ou dans l’imagination, il faut nécessairement que les mêmes objets produisent de différentes perceptions dans les animaux. Or si les mêmes choses paraissent différentes à cause de la diversité des animaux, il est vrai que nous pourrons bien dire d’un objet, quel il nous paraît : mais nous nous en tiendrons à l’Époque, nous demeurerons en suspens, nous ne déciderons rien, s’il s’agit de dire quel il est véritablement et de sa nature. Car enfin nous ne pourrons pas juger, entre nos perceptions et celles des autres animaux, lesquelles des nôtres ou des leurs sont conformes à la nature des choses : et la raison de cela, c’est que nous sommes des parties discordantes et intéressées dans ce procès et que nous ne pouvons pas être juges dans notre propre cause. Mais de plus, nous ne pouvons préférer nos perceptions à celles des autres animaux, ni sans démonstration, ni avec quelque démonstration. Car, pour ne pas dire ici que peut-être il n’y a aucune démonstration sur quoi que ce soit, comme nous le ferons voir dans la suite, je dis que si l’on veut se servir ici de quelque démonstration, ou elle nous paraîtra telle, ou elle ne nous paraîtra pas telle. Si elle ne nous paraît pas démonstrative, nous ne pourrons pas nous en servir avec une persuasion certaine : que si elle nous paraît démonstrative, il est clair que, comme il s’agit ici de choses qui paraissent aux animaux, quoique cette prétendue démonstration nous paraisse telle à nous qui sommes du nombre des animaux, il sera toujours question de savoir si elle sera vraie, par cela seul qu’elle paraît démonstration seulement à nous, et si elle paraîtra aussi démonstrative aux autres animaux. Or il est absurde de vouloir prouver une chose en question, par une autre qui est tout de même en question. Car de cette manière il faudrait en même temps croire une chose et ne la pas croire : il faudrait la croire, parce qu’on veut qu’elle soit une démonstration ; et il ne faudrait pas la croire, parce qu’elle a besoin d’être elle-même démontrée, comme étant du nombre des choses apparentes dont on ne convient point, et qui doivent être démontrées. Nous ne trouverons donc point de démonstration qui nous autorise à préférer nos perceptions à celles des animaux qui sont privés de raison. C’est pourquoi puisque les perceptions et les imaginations sont différentes, selon la diversité des animaux, et qu’il est impossible de juger de toutes ces perceptions ; il faut nécessairement suspendre notre jugement à l’égard des objets extérieurs.

Si les animaux, que l’on dit être privés de raison, en sont privés effectivement.

Par surcroît de droit, nous ajouterons ici une comparaison des animaux, que l’on dit être privés de raison, avec les hommes ; ce que nous serons par rapport à l’imagination, ou à l’intelligence : et après avoir rapporté, comme nous avons fait, des raisons solides et sérieuses, nous en ajouterons encore quelques autres d’une autre espèce, qui seront propres à rabattre l’enflure et la vanité des dogmatiques. Ceux de notre secte ont accoutumé de comparer simplement tous les animaux avec l’homme : mais les dogmatiques, voulant subtiliser, nient que la comparaison soit égale. Ainsi nous, pour avoir un plus ample sujet de nous moquer d’eux, nous ne parlerons que d’un seul animal, qui est le chien, qui semble tout à fait méprisable ; et par cette seule comparaison, nous trouverons que les animaux, dont nous parlons ici, ne nous sont point inférieurs, s’il s’agit de donner du poids et de l’autorité à leurs perceptions, ou à leur intelligence. Or tous les dogmatiques avouent unanimement que Ie chien a les sens meilleurs que nous. Il a l’odorat plus fin et plus pénétrant, puisqu’il s’en sert pour chercher à la chasse les bêtes qu’il ne voit pas ; et il les aperçoit aussi des yeux plus vite que nous ne pourrions le faire : il a aussi l’ouïe fort fine. Mais venons à sa raison intérieure, et aux marques qu’il en donne au-dehors ; et examinons premièrement sa raison intérieure. De l’aveu même des stoïciens dogmatiques, qui nous sont plus opposés que tous les autres, cette raison consiste à choisir les choses qui sont conformes à la nature, et à fuir celles qui lui sont contraires : elle consiste de plus à connaître les arts qui contribuent à cela : elle consiste enfin à acquérir les vertus convenables à la nature, qui servent à régler les passions. Or le chien (qui est l’animal que nous avons pris pour exemple) choisit les choses qui lui sont avantageuses, et fuit celles qui lui sont nuisibles ; cherchant tout ce qui est propre à sa nourriture, et s’en abstenant dès qu’on le menace du fouet. Il a de plus un art qui lui fait trouver ce qui lui est avantageux, qui est l’art de la chasse. D’ailleurs, il a quelques vertus : par exemple, il a de la justice ; car cette vertu consistant à rendre à chacun ce dont il est digne, le chien fait voir, qu’il la possède, caressant les gens de la maison, et particulièrement ceux qui lui font du bien, et défendant ses maîtres contre leurs ennemis, et contre ceux qui leur font du tort. Que s’il a cette vertu, comme une vertu est irréparable des autres, selon les Stoïciens, il possède donc aussi toutes les autres, dont plusieurs hommes manquent, selon la pensée des Sages. Nous voyons encore que le chien a du courage pour repousser les injures ; nous voyons qu’il a de la prudence, comme le témoigne Homère, qui rapporte qu’Ulysse, n’ayant été reconnu par aucun de ses domestiques, le fut seulement par son chien Argus ; ce chien n’ayant point été trompé ni par le changement qui était arrivé dans la personne de son maître, et n’ayant point perdu l’idée qu’il avait de lui ; en quoi il surpassa des hommes mêmes. Le chien, selon Chrysippe (qui paraît favoriser le moins les animaux privés de raison) n’ignore pas l’art célèbre de la dialectique. Car ce philosophe dit que, quand un chien est arrivé en quelque endroit où aboutirent trois chemins, alors il se sert du dernier des 5 arguments, que les Stoïciens appellent indémontrables : lorsque de ces trois chemins il en a examiné deux, par où il juge que la bête n’a pas passé, alors sans rien examiner davantage, il se jette dans le troisième. Cet ancien philosophe prétend que cela vaut autant que si le chien raisonnait de cette manière. La bête a passé ou par ce chemin-ci, ou par celui-là, ou par cet autre : or elle n’a passé ni par ce chemin-ci, ni par celui-là ; donc elle a passé par cet autre.

Ajoutons encore qu’il connaît quelles sont ses incommodités et qu’il sait y remédier. Si une écharde lui est entrée dans la patte, il tâche de l’arracher aussitôt en se frottant la patte contre terre, et en se servant de ses dents ; et s’il a par hasard quelque ulcère, comme s’il connaissait que les plaies, qui sont sales, se guérissent difficilement, et qu’elles se guérissent aisément si on les tient propres, il l’essuie doucement le pus qui en sort : il observe encore fort bien le précepte d’Hippocrate, qui dit que le remède du pied est le repos ; car, comme s’il savait cela, quand il a quelque blessure à la patte, il la tient élevée, et empêche, tant qu’il peut, qu’elle ne s’agite. S’il se sent incommodé de quelques humeurs, il mange du gramen, et se purgeant par ce moyen, il recouvre sa santé.

Nous avons fait voir que le chien (que nous avions pris pour exemple) recherche ce qui lui est utile, fuit ce qui l’incommode, possède l’art de se procurer quelques biens, sait connaître ses maux, et y apporter les remèdes propres à les soulager, et ne manque pas de vertu : toutes choses dans lesquelles consiste la perfection de la raison, ou du discours intérieur. Il est donc évident qu’eu égard à ce discours intérieur, le chien peut passer, avec justice, pour un animal à qui il ne manque rien. Et c’est peut-être cette persuasion, qui a fait que quelques philosophes se sont distingués en prenant leur nom de celui de cet animal. Il n’est pas nécessaire maintenant de parler de la faculté qu’il a d’exprimer sa pensée au-dehors, et que l’on peut appeler son discours extérieur, ou sa parole : puisque même quelques philosophes dogmatiques (pythagoriciens), ont rejeté la parole, comme étant contraire à l’acquisition de la vertu, ce qui faisait qu’ils gardaient le silence tout le temps qu’ils se soumettaient à l’instruction. En effet supposons qu’un homme soit muet ; personne ne dira pour cela qu’il soit privé de raison, comme les brutes. Mais laissons ces choses. Ne voyons-nous pas que les animaux brutes profèrent quelques paroles humaines, comme les pies et quelques autres animaux. Passons encore cela sous silence, et venons au fait. Encore que nous n’entendions pas, et que nous ne pénétrions pas le langage des animaux, il n’y a pas d’absurdité à dire qu’ils discourent entre eux ; mais que nous ne comprenons pas ce qu’ils disent. Il en est à peu près comme quand nous entendons parler des étrangers, dont nous ne concevons point le langage, ne remarquant en eux qu’une voix uniforme, et non distinguée par aucune variété de prononciation.

Mais quoi ! Nous entendons que les chiens ont une certaine voix quand ils poursuivent quelqu’un, une autre quand ils hurlent, une autre quand on les bat, et encore une autre quand ils caressent. Enfin pour finir, si l’on veut considérer ici les choses attentivement, on trouvera qu’il y a une grande diversité de voix, non seulement dans cet animal, mais encore dans plusieurs autres, selon la diversité des circonstances. Voilà les raisons qui peuvent faire conclure que les animaux, que l’on dit être privés de raison, ne sont pas privés de toute faculté d’énoncer leurs pensées et leurs perceptions. Si donc les animaux ont les sens aussi parfaits, que les hommes : s’ils ont une raison et un discours intérieur, comme les hommes : et s’ils ont outre cela par surcroît une sorte de faculté de s’énoncer, et d’exprimer leurs perceptions au-dehors, on pourra autant les en croire que nous, à l’égard de choses qui dépendent de la pensée ou de la perception passive des objets.

Ce que j’ai fait voir à l’égard du chien, je pourrais de même le démontrer à l’égard des autres animaux. Car qui peut nier, que les oiseaux n’aient beaucoup d’adresse, et qu’ils n’aient une espèce d’énonciation ; connaissant les choses présentes et les choses à venir, et prédisant ces dernières à ceux qui peuvent entendre le langage des oiseaux, ce qu’ils font en plusieurs manières, mais surtout par leur voix. Cependant, pour le répéter encore, je n’ai usé de cette comparaison des animaux avec les hommes que par une surabondance superflue, pour ainsi dire, puisque j’avais assez fait voir auparavant, ce me semble, que nous ne pouvons pas préférer nos pensées ou nos perceptions, à celles des autres animaux, que l’on dit être privés de raison. Or si ces animaux ne sont pas moins dignes d’être crus que nous, dans le discernement des perceptions : et si ces perceptions sont différentes, selon la variété qui se trouve entre les animaux, je pourrai bien dire qu’un objet me paraît d’une certaine manière, mais s’il s’agit de déterminer quel il est en lui même ; je serai obligé de suspendre mon jugement là-dessus.

Du second moyen de l’Époque.

J’ai dit que le second moyen de l’Époque se prend de la diversité des hommes. Car quand nous accorderions qu’il faut plutôt s’en tenir au jugement des hommes, qu’à celui des animaux destitués de raison, comme étant le plus certain, nous trouverons toujours que la seule différence qui est entre les hommes, donnera lieu à l’Époque. Nous sommes composés de deux choses, d’un corps et d’une âme : mais à l’égard de ces deux choses, nous sommes différents les uns des autres. Du côté du corps, nous sommes différents par la figure ou la conformation, et par le tempérament : par la figure ; car le corps d’un Scythe est tout autrement fait que celui d’un Indien. Or la différence des humeurs, qui prédominent, est cause de cette diversité, à ce que l’on prétend. Ainsi, comme de certaines humeurs prévalent dans les uns, et d’autres dans les autres : cela produit aussi des diversités dans les perceptions des uns et des autres ; comme nous l’avons dit, en expliquant le premier moyen de l’Époque : et cela fait qu’il y a une grande différence entre eux, soit dans l’inclination, soit dans l’aversion qu’ils ont pour certaines choses extérieures. En effet les Indiens se plaisent à de certaines choses, et ceux de notre pays à d’autres. Or de ce qu’ils se plaisent à diverses choses, il est évident qu’ils reçoivent des objets, des idées ou des perceptions toutes différentes.

Nous sommes encore différents les uns des autres par nos tempéraments particuliers, quelques-uns digérant plus facilement de la chair de bœuf que des petits poissons, et quelques-uns étant tourmentés d’un dégorgement de bile, dès qu’ils ont bu du vin de Lesbos. On dit qu’il y avait une vieille femme d’Athènes, qui buvait trente drachmes (c’est-à-dire, 3 onces et trois quarts d’once) de ciguë, sans en souffrir aucun mal. Et le fameux Lysis (philosophe pythagoricien ? ) avalait quatre drachmes d’opium (c’est une demi-once) sans en être incommodé. Et Démophon (qui avait soin de la table d’Alexandre) avait froid au soleil ou dans le bain chaud, et avait chaud à l’ombre. Aténagoras Argien ne sentait aucune douleur de la piqûre des scorpions et des araignées. Les peuples, que l’on appelle psylles, ne souffrent aucun mal dangereux de la morsure des serpents et des aspics. Et les Tentirites, peuples d’Égypte, ne sont jamais blessés ni attaqués par les crocodiles, quoiqu’ils en soient environnés, pour ainsi dire, de tous côtés. Les Éthiopiens, qui demeurent à l’opposite de Meroé le long du fleuve Hidaspe, mangent des scorpions et des serpents, et d’autres sortes d’animaux semblables, sans danger. Il y avait un certain homme nommé Rufin, à Chalcide, sur qui l’ellébore ne faisait aucun effet ; cet homme-là après en avoir bu, ni ne vomissait, ni ne se sentait purgé en aucune manière. S’il arrivait à Crisermus Erosillus de manger du poivre, il était en danger de souffrir de grands maux de cœur. Et un certain chirurgien, nommé Soterichus, dès qu’il sentait la fumée d’un poisson que l’on appelle silure, se sentait aussitôt attaqué d’un épanchement de bile. Un homme d’Argos, nommé Andron, était si peu sujet à la soif, qu’il parcourait les pays arides de la Libye, sans avoir besoin de boire. L’Empereur Tibère voyait dans les ténèbres. Aristote fait mention d’un certain homme de Tassos, qui croyait toujours voir devant lui la figure d’un homme.

Maintenant si la diversité des hommes, eu égard au corps, est si grande, comme nous venons de le faire voir, en nous contentant de rapporter quelques-unes des choses que l’on trouve en grand nombre chez les dogmatiques, il faut que les hommes soient de même différents entre eux par rapport à leur esprit. Car le corps est une image de l’âme, comme l’enseigne l’art de la physionomie. Mais une preuve de la différence presque infinie, qui se trouve entre les esprits des hommes, c’est la contrariété des sentiments des dogmatiques en toutes choses, et surtout dans la question des choses que l’on doit éviter ou rechercher.

C’est ce que quelques poètes ont bien exprimé. Pindare, par exemple, dans ces paroles : L’un se fait un honneur de paraître monté sur un cheval vif et prompt à la course : celui-là vit, sans rien faire, dans le sein de son épouse. Un autre aime la mer et les voyages. Un autre poète parle ainsi : Tous ne sont pas sensibles aux mêmes plaisirs. Et les tragédies sont pleines de ces pensées : voici comme l’une de ces tragédies s’exprime : Si tous les hommes estimaient les mêmes choses, comme belles et convenables, il n’y aurait plus de disputes entre eux. Et un autre dit ces paroles : Comment se peut-il faire, qu’une même chose plaise aux uns, et soit en horreur aux autres ?

Or comme le désir et la fuite confinent dans le plaisir et l’aversion, et que le plaisir et l’aversion dépendent des sens et des perceptions, ou des idées de l’entendement, puisque les uns recherchent et que les autres fuient de mêmes choses, il est aisé d’en conclure qu’ils ne sont pas tous affectés de même par les mêmes objets ; car autrement ils désireraient ou fuiraient tous également les mêmes choses. Que si ces choses-là affectent différemment les hommes, selon la diversité qui se trouve entre eux, il faut encore conclure de là que l’on doit s’arrêter à l’Époque, et s’empêcher de donner son assentiment sur quoi que ce soit, chacun pouvant dire, eu égard à sa différence particulière, de quelle manière un objet lui paraît être, mais personne ne pouvant décider, quelle est la vertu ou la qualité véritable & naturelle de cet objet.

Car enfin ou nous croirons tous les hommes, ou nous en croirons seulement quelques-uns. Si nous voulons les croire tous, nous entreprendrons une chose impossible, et nous admettrons des contradictions : que si nous en croyons seulement quelques-uns, qu’on nous dise qui sont ceux que nous devons croire préférablement aux autres. Un Platonicien nous dira qu’il faut s’en rapporter à Platon, & un Épicurien, à Épicure ; et ainsi de suite : mais justement cette contrariété confuse qui sera entre eux, nous persuadera que nous devons nous en tenir à l’Époque.

Ceux qui disent, qu’il faut accorder son assentiment au plus grand nombre, raisonnent en enfants. Car personne ne peut parcourir les sentiments de tous les hommes, et discerner ce qui plaît à la plupart d’entre eux : n’étant pas impossible que chez des nations, qui nous sont inconnues, certaines choses qui sont rares parmi nous, leur soient fort communes ; et que d’autres choses qui arrivent à la plupart de nous, soient rares là : que, par exemple, plusieurs de ces gens là ne souffrent aucune douleur de la morsure des araignées, et qu’il n’y en ait que peu qui en souffrent ; ce qu’il faudra dire de même des autres sortes de tempéraments particuliers. Ainsi il faudra donc encore, eu égard à la diversité qui se trouve entre les hommes, nous arrêter à l’Époque, et retenir notre assentiment.

Du troisième moyen de l’Époque.

Les dogmatiques, séduits par leur amour propre, prétendent qu’on doit les préférer aux autres hommes, quand il s’agit de juger des choses. C’est là une demande absurde, s’il y en eut jamais. Car enfin ils sont parties intéressées dans cette dispute et quand ils se jugent eux-mêmes dignes de décider, préférablement aux autres, et qu’en conséquence de cela, ils veulent juger définitivement de la vérité interne des phénomènes ; par cela qu’ils s’attribuent ce jugement, ils se conduisent à l’égard de ces apparences dont il s’agit de juger, comme si elles étaient jugées, avant même qu’ils aient commencé à en juger. Mais supposons maintenant qu’il n’y ait qu’un seul homme, tel que pourrait être le sage idéal ou imaginaire des stoïciens. Je dis que le troisième moyen de l’Époque nous obligera encore à suspendre notre jugement. Ce troisième moyen est pris de la diversité des sens qui est tout évidente. Les tableaux de plate peinture, par exemple, semblent aux yeux avoir quelques parties sortantes et relevées, et d’autres enfoncées ; mais au toucher, cela ne paraît pas de même. Le miel paraît agréable à la langue pour quelques-uns, mais il leur est désagréable à voir : ainsi on ne peut pas dire si par lui même il est agréable ou désagréable. Il faut dire la même chose du parfum liquide ; il est agréable à l’odorat, et désagréable au goût. Tel est encore l’euphorbe, qui incommode les yeux, mais non pas le reste du corps : ce qui fait que nous ne pouvons pas dire, s’il est purement et simplement mauvais aux corps, ou s’il ne l’est pas. L’eau de pluie est bonne pour les yeux, mais elle enroue et elle incommode la trachée artère, et le poumon ; comme fait aussi l’huile, quoiqu’elle adoucisse la peau. Outre cela la torpille de mer, appliquée aux extrémités du corps, engourdit ; et si on l’applique sur quelque autre partie, elle ne fait point de mal. C’est pourquoi nous ne pouvons pas dire quelle est la nature de ces choses là, mais seulement quelles elles paraissent à nos sens. Nous pourrions rapporter encore ici plusieurs choses ; mais pour ne pas nous y arrêter plus longtemps que ne le demande le dessein de cet ouvrage, nous dirons seulement que toutes les choses sensibles tombent sous nos sens en diverses manières, et causent en nous de différentes perceptions. Telle est, par exemple, une pomme qui nous paraît polie, de bonne odeur, douce, et d’une certaine couleur : mais nous ne sommes pas certains, si elle a ces seules qualités, ou si plutôt elle n’en a qu’une ; et si elle ne paraît avoir toutes ces qualités différentes, qu’à cause que les organes de nos sens se trouvent constitués de différentes manières ; ou enfin si elle n’a pas plus de qualités que celles qui nous paraissent, quelques-unes de ces qualités ne pouvant pas tomber sous nos sens.

On pourrait dire que cette pomme n’a peut-être qu’une seule qualité, si l’on fait attention à ce que nous avons dit d’une seule et même nourriture qui se digère, et qui se distribue dans toutes les parties de nos corps ; et si l’on pense à ce que nous avons dit de l’eau qui se partage dans les arbres, et du souffle des trompettes, des flûtes, et d’autres instruments semblables. Il pourrait arriver de même que la pomme n’eût qu’une seule qualité, et que néanmoins nous y en remarquassions plusieurs, à cause de la diversité des organes des sens, qui nous la font apercevoir.

On pourrait dire aussi que la pomme a peut-être plus de qualités qu’il ne nous paraît ; et voici comment. Imaginons-nous qu’un homme n’a depuis sa naissance que le toucher, l’odorat, et le goût, et qu’il est privé de l’ouïe et de la vue. Cet homme-là croira qu’il n’y a rien qui puisse être aperçu par la vue et par l’ouïe, et qu’il n’y a que les trois sortes de qualités qu’il aperçoit par ses trois sens. Il peut donc arriver que comme nous n’avons que cinq sens, nous n’apercevons de plusieurs qualités qui sont réellement dans la pomme, que celles que nos sens nous permettent d’y apercevoir ; et que plusieurs autres qualités de cette pomme pourraient tomber sous d’autres organes des sens, que nous n’avons pas : ce qui est cause que nous n’apercevons pas ces choses, qui seraient sensibles par le moyen de ces organes. Mais la nature ( dira quelqu’un) a proportionné les sens aux choses sensibles. De quelle nature entend-on parler, lorsque les dogmatiques disputent encore avec force sur ce que c’est que la nature, sans avoir pu liquider cette affaire jusqu’à présent ? Si quelqu’un veut décider cette question, ce que c’est que la nature, et que ce quelqu’un soit un ignorant, les dogmatiques eux-mêmes le croiront indigne de toute croyance ; et, s’il est philosophe, il sera une des parties discordantes, et bien loin d’être juge, il faudra examiner son opinion et en juger.

Disons donc que s’il n’y a point d’absurdité à dire que les qualités différentes que nous croyons apercevoir dans une pomme, y sont effectivement, et plusieurs autres encore avec celles-là, ou bien à dire au contraire, que ces qualités mêmes, qui tombent sous nos sens n’existent point au-dehors, nous ne saurons pas certainement quelle est cette pomme, et nous raisonnerons de la même manière à l’égard de toutes les choses sensibles. Or si les objets extérieurs sont incompréhensibles aux sens, l’entendement ne pourra pas non plus les comprendre, et par cette raison encore nous conclurons, que nous devons nous arrêter à l’Époque, et suspendre notre jugement à l’égard des objets extérieurs.

Du quatrième moyen de l’Époque.

Pour nous convaincre toujours plus que nous devons nous arrêter à l’Époque, soit en parcourant un chacun de nos sens, soit en faisant abstraction de leur diversité, nous nous servons d’un quatrième moyen d’Époque que nous déduisons des circonstances ; par lequel terme nous entendons les habitudes, les dispositions, et les conditions différentes. Ce moyen consiste à considérer quelles sont les sensations et les perceptions d’une personne, conformes ou non conformes à sa nature, dans la veille ou dans le sommeil, dans de différents âges de la vie, dans le mouvement ou dans le repos, dans la haine ou dans l’amour, quand elle a faim ou quand elle est rassasiée, quand elle est ivre ou quand elle n’a pas bu, quand elle a de certaines dispositions ou habitudes, quand elle a de la confiance ou de la crainte, quand elle est dans la tristesse ou dans la joie.

Par exemple, selon que nous nous trouvons dans un état conforme ou non conforme à notre nature, les objets se font sentir à nous de différentes manières. Les frénétiques, par exemple, et ceux qui se croient inspirés par quelque divinité, s’imaginent entendre des esprits, au lieu que nous, nous ne nous apercevons de rien. Ces mêmes enthousiastes disent qu’ils sentent souvent une odeur comme de stirax ou d’encens ou de quelque autre sorte, pendant que nous ne sentons point ces choses et que nous n’avons aucune perception de plusieurs autres choses qu’ils croient apercevoir. De l’eau, qui nous paraît tiède, semble être bouillante, quand on la verse fut quelques parties du corps qui sont enflammées. Une étoffe qui paraît de couleur de sang à ceux qui ont un épanchement de sang dans les yeux, ne nous paraît point de même. Et le miel qui nous paraît doux, paraît amer à ceux qui ont la jaunisse.

Que si l’on nous objecte que le mélange de certaines humeurs, dans ceux qui ne sont point dans leur état naturel, leur font avoir en la présence des objets, des perceptions qui ne sont point conformes à la nature de ces objets, nous répondrons, que ceux qui sont enfantés, ayant aussi des mélanges d’humeurs, ces humeurs de même peuvent être cause, que les objets extérieurs, qui sont peut-être de leur nature tels qu’ils paraissent à ceux qui ne sont pas dans leur état naturel, paraissent d’une manière toute différente à ceux qui sont en santé. C’est une sottise d’attribuer à ces humeurs-là, la puissance de changer les objets et de la refuser à celles-ci. Car, comme ceux qui se portent bien, sont dans un état conforme à la nature de ceux qui sont en santé, et dans un état contraire à la nature de ceux qui sont malades ; ainsi ceux qui sont malades, sont dans un état contraire à la nature de ceux qui se portent bien, et dans un état conforme à ceux qui sont malades : d’où il suit, qu’on leur doit ajouter foi, eu égard à l’état naturel où ils se trouvent.

Le sommeil et la veille diversifient encore nos perceptions ou nos imaginations. Nous n’avons point les mêmes visions ou conceptions en songe comme en veillant, ni en veillant comme en songe. Ainsi on ne peut pas dire que ces objets, que nous apercevons en songe ou en veillant, existent simplement et absolument, mais seulement par rapport au songe ou à la veille. Il y a donc quelque apparence, que nous voyons en songe des choses, qui n’existent point, quand nous veillons ; quoique d’ailleurs et absolument parlant, on ne puisse pas dire qu’elles ne soient pas existantes, puisqu’elles existent en songe. Tout comme on dit que les choses qui nous paraissent exister, quand nous veillons, existent réellement, quoiqu’elles n’existent pas en songe.

Les différents âges de la vie diversifient encore beaucoup les perceptions des sens, et les idées. Un air qui paraît froid à des vieillards, paraît doux et tempéré à ceux qui sont dans la fleur de l’âge ; et une même couleur, qui paraît pâle et délavée à des vieilles personnes, paraît plus foncée et plus vive à ceux qui sont plus jeunes. Il faut dire la même chose d’une même voix, qui paraît lourde ou basse aux uns, et sonore ou haute aux autres. Les différents âges causent des désirs et des aversions différentes dans les personnes. Les enfants aiment les balles de jeu de paume, et les toupies ; mais les hommes faits, aiment mieux d’autres choses ; et les vieillards encore d’autres. Toutes ces choses font voir, que les objets font naître des idées et des perceptions toutes différentes, suivant les différents âges.

Le mouvement et le repos nous font paraître les choses sous des idées différentes. Les objets, qui nous paraissent sans mouvement, lorsque nous sommes en repos en terre ferme, nous paraissent marcher et se mouvoir, si nous passons par devant dans un bateau.

L’amour et la haine diversifient encore les idées. Les uns ont une souveraine aversion pour la chair de cochon, et d’autres en mangent avec plaisir. Une belle personne paraîtra quelquefois laide, si elle devient odieuse, sans qu’on puisse dire qu’elle ait perdu rien de sa beauté. Lisez ces paroles que Ménandre met dans la bouche d’un de ses personnages : O que le visage de cet homme, auparavant si beau, est changé depuis qu’il s’est rendu odieux par sa mauvaise conduite. Il est laid comme une bête ; tant il est vrai de dire, que d’être honnêtes gens, cela contribue à nous rendre beaux. Et nous voyons plusieurs hommes qui s’imaginent que leurs maîtresses sont les plus belles du monde, quoiqu’elles ne soient rien moins que belles. Si l’on a faim, on juge tout autrement des choses, que si l’on est rassasié : ceux qui sont affamés, trouveront agréable une nourriture, qui paraîtra désagréable à ceux qui sont rassasiés. A être ivre, ou n’avoir point bu, cela varie les idées : un homme à jeun détestera, comme des infamies, des choses dont il n’aura point de honte, s’il est ivre.

Les dispositions précédentes contribuent à diversifier nos perceptions. Un même vin paraîtra aigre à ceux qui ont mangé un peu auparavant des dattes ou des figues sèches, et paraîtra agréable à ceux qui auront mangé du poivre ou des noix. L’appartement tiède d’un bain échauffe ceux qui y entrent de dehors, et refroidit ceux qui y entrent au sortir de l’appartement chaud du bain.

La confiance et la crainte donnent des idées différentes des choses. Ce qui paraîtra effrayant et formidable à un homme craintif, ne le paraîtra pas à un homme hardi.

Il faut dire la même chose de la tristesse et de la joie. Les mêmes choses seront inquiétantes et fâcheuses à des personnes saisies de tristesse ; et seront réjouissantes à ceux qui sont dans la joie.

Puis donc qu’il y a une si grande différence et une si grande contrariété dans les dispositions et dans les circonstances, où l’on se trouve, et que les hommes sont tantôt dans un certain état et tantôt dans un autre, on pourra peut-être dire assez facilement comment un objet est aperçu d’un chacun, mais il ne sera pas également facile de prononcer, quel peut être réellement cet objet.

Il est impossible d’établir aucun jugement certain, dans une si grande contrariété de circonstances, soit que celui qui voudra juger des choses, soit dans quelqu’une de ces dispositions que nous avons dites, soit qu’il ne soit dans aucune absolument. Mais dire qu’il ne soit dans aucune de ces circonstances, dire qu’il ne soit ni bien portant ni malade, ni en mouvement ni en repos, ni dans aucun âge de la vie, et qu’en un mot il n’ait aucune des autres affections ou dispositions, c’est une absurdité. Que s’il suit quelque disposition où il se rencontre, pour juger des choses qui lui paraissent d’une telle manière, il est lui même une partie discordante, et il est du nombre des choses dont on dispute. Outre cela il ne peut pas être un juge irréprochable à l’égard des objets extérieurs, perverti ou corrompu qu’il est par ses affections ou par ses dispositions. Car celui qui veille ne peut pas comparer les perceptions de ceux qui dorment avec celles de ceux qui veillent, et un homme qui se porte bien, ne peut pas comparer les perceptions des malades et de ceux qui sont en santé. La raison de cela est que nous donnons plutôt notre assentiment aux choses, qui sont présentes et qui nous touchent actuellement, qu’à celles qui ne sont pas présentes, ce qui nous rend incapables de juger des choses sans prévention.

Voici encore comment nous prouverons, qu’il n’est pas possible de discerner la vérité, parmi tant d’apparences contraires. Supposons qu’un homme préfère une idée à une autre idée, ou une apparence à une autre apparence, ou une certaine disposition à une autre ; ou il le fera sans discernement et sans démonstration, ou il le fera avec discernement et avec démonstration. Sans discernement et sans démonstration, cela ne se peut, on ne le croira pas ; avec discernement et démonstration, cela ne se peut pas non plus. Car s’il veut juger des apparences avec discernement, il faudra qu’il en juge par un certain Critérium, par une certaine règle de vérité, et de fausseté. Mais à l’égard de ce Critérium, il faudra qu’il dise ou qu’il est faux, ou qu’il est vrai : s’il est faux, il ne servira à rien ; et s’il dit qu’il est vrai, ou il le dira sans démonstration, ou il le dira avec démonstration. S’il le dit sans démonstration, il ne méritera pas qu’on le croie : que s’il le dit avec démonstration, il faudra nécessairement que cette démonstration soit véritable ; autrement elle ne méritera aucune croyance. Il faudra donc qu’il dise que la démonstration, qui sert de confirmation à son Critérium, est vraie. Mais a-t-il jugé cela avec discernement, ou sans discernement ? S’il l’a jugé sans discernement, on ne le croira pas : et s’il la jugé avec discernement, il faudra qu’il dise qu’il s’est servi d’un Critérium, d’une règle de vérité dans ce jugement. Critérium, dont nous demanderons encore la démonstration, et ensuite le Critérium de la démonstration : car la démonstration a toujours besoin d’un Critérium, pour la confirmer ; et le Critérium a besoin d’une démonstration, qui fasse voir qu’il est vrai : tellement que ni la démonstration ne peut pas être vraie, qu’en vertu d’un Critérium vrai ; & le Critérium ne peut être vrai, qu’en vertu d’une démonstration vraie. Ainsi, quand on veut prouver la vérité de la démonstration, par la vérité du Critérium, et la vérité du Critérium par la vérité de la démonstration ; on tombe dans un cercle sophistique ou dans ce que nous appelons le Diallèle, qui est une manière vicieuse de prouver réciproquement deux choses, également contestées, l’une par l’autre. D’où nous concluons qu’elles restent toutes deux incertaines : Car on ne pourra croire ni l’une, ni l’autre, tant que l’une et l’autre étant incertaine, on ne pourra néanmoins les prouver que l’une par l’autre.

Si donc ni sans démonstration et sans Critérium, ni avec l’un et l’autre, on ne peut pas préférer une apparence à une autre ; on ne pourra pas par conséquent discerner la vérité, parmi les perceptions qui nous viennent des affections, des dispositions, et des circonstances différentes. D’où nous concluons, par ce quatrième moyen, que nous devons suspendre notre jugement, à l’égard de la nature des objets extérieurs.

Du cinquième Moyen de l’Époque.

Le cinquième moyen se prend des situations, des distances, et des lieux. Car selon que ces choses sont différentes, les mêmes choses paraissent diversement. Un même portique, si l’on le regarde par une des extrémités de sa longueur, paraît aller toujours en diminuant ; mais si on le regarde par son milieu, il paraît égal partout. Et un vaisseau vu de loin, paraît petit et sans mouvement ; et de près il paraît grand, et en mouvement. Et une même tour vue de loin paraît ronde, et de près carrée. Voilà pour les distances.

A l’égard des lieux. La lumière d’une lampe paraît obscure au soleil, et brillante dans les ténèbres. Une rame paraît rompue dans l’eau et droite dehors. Un œuf est mou dans le corps de l’oiseau, et dur dehors. La pierre de lynx est humide dans le lynx et dure dans l’air. Le corail est mou dans la mer, et dur dans l’air. Une même voix paraît autre dans une trompette, autre dans des flûtes, et autre dans l’air tout simplement.

A l’égard des positions. Une image de plate peinture, vue presque tout à fait de côté, en sorte que l’œil ne soit presque point élevé au-dessus du tableau, paraît unie : mais si l’œil est plus élevé, si le tableau est assez incliné, ou vis-à-vis de l’œil, l’image paraît avoir des éminences et des enfoncements. Les cous des pigeons paraissent être de diverses couleurs, selon qu’ils se tournent différemment.

Or, comme toutes les choses qui s’aperçoivent par quelque sens, sont aperçues depuis quelque distance, dans quelque lieu, et dans quelque position, (toutes choses, chacune à part, causent une grande dans les perceptions ou dans les idées, comme nous l’avons dit, ) nous serons obligés par ces raisons-là de nous arrêter à l’Époque. Car une personne, qui voudra préférer quelques-unes de ces apparences aux autres, entreprendra l’impossible. La raison de cela est que, s’il prononce simplement et sans démonstration, il ne méritera pas qu’on le croie : que s’il veut se servir d’une démonstration, et qu’il dise que sa démonstration est fausse, il se contredira lui même : que s’il dit qu’elle est vraie, il faudra qu’il apporte une démonstration pour prouver cela : et puis il faudra qu’il donne une démonstration de sa démonstration pour prouver qu’elle est vraie, et ainsi à l’infini. Or il est impossible d’apporter un nombre infini de démonstrations ; c’est pourquoi il ne pourra jamais préférer une apparence à une autre, (pour dire que l’une soit plus vraie que l’autre) non pas même en se servant de démonstration. Que si on ne peut pas ni avec démonstration, ni sans démonstration, discerner la vérité de ces apparences et de ces perceptions, dont j’ai parlé ; il s’enfuit qu’il faut suspendre son jugement : parce que nous pouvons peut-être bien dire, comment une chose nous paraît, par rapport à une certaine position, ou à une certaine distance, ou dans un certain lieu ; mais que nous ne pouvons pas prononcer quelle elle est, par rapport à sa nature, à cause de ce que nous avons dit ci-dessus.

Du sixième Moyen de L’Époque.

Le sixième moyen se prend des mélanges. D’où nous inférons que, comme aucun objet ne tombe par lui même seul sous nos sens, mais toujours avec quelque chose, nous pouvons peut-être dire quel est ce mélange, ou ce composé, tant de l’objet extérieur, que de ce avec quoi il est aperçu ; mais que nous ne pouvons pas dire quel est cet objet extérieur par lui seul, c’est-à-dire, pur et sans mélange. Or il est évident, autant que j’en puis juger, que rien de tout ce qui est au-dehors de nous, ne tombe sous nos sens, tout seul et tout pur, mais toujours avec quelque autre chose : d’où il arrive qu’il est aperçu et senti diversement par ceux qui le considèrent. La couleur de notre visage, par exemple, paraît autre quand il fait chaud que quand il fait froid, ainsi nous ne pouvons pas dire quelle elle est purement et simplement, mais seulement quelle elle nous paraît avec le chaud ou avec le froid. C’est ainsi qu’une même voix paraît autre dans un air subtil, et autre dans un air épais : que les parfums se font sentir plus vivement dans les appartements chauds d’un bain, et au soleil, que dans un air froid ; et qu’un même corps est léger dans l’eau, et pesant dans l’air.

Mais laissons-là ces mélanges extérieurs. Nos yeux ont en eux mêmes des tuniques et des humeurs : ainsi, comme nous ne pouvons pas voir les objets extérieurs sans le mélange de ces choses qui sont dans nos yeux, nous ne pouvons pas non plus les apercevoir purement et exactement, et jamais nous ne les apercevons qu’avec quelque mélange. C’est là la raison pour quoi toutes choses paraissent pâles, et d’une couleur morte à ceux qui ont la jaunisse ; et d’une couleur de sang à ceux qui ont un épanchement de sang dans les yeux. Il faut raisonner de même à l’égard de la voix. Comme elle paraît tout autre dans des lieux spacieux et droits, que dans des lieux étroits et pleins de détours, et qu’elle paraît autre dans un air trouble et autre dans un air pur ; il est vraisemblable que nous n’apercevons pas la voix purement et sans mélange : car les oreilles ont des trous étroits et obliques, et elles sont troubles et remplies d’ordures qui viennent des parties voisines de la tête. Tout de même dans nos narines, et dans l’organe du goût, il y a toujours quelques matières avec lesquelles nous apercevons les objets du goût et de l’odorat ; de sorte que ces perceptions ne sont jamais celles qui nous viennent de l’objet tout pur. Ainsi, à cause de ces mélanges, les sens ne reçoivent point exactement les qualités des objets extérieurs, et l’entendement ne peut point non plus apercevoir quels ils sont purement et simplement : parce que les sens, qui lui servent de guides, se trompent ; outre que peut-être lui-même il mêle certaines choses, qui lui sont propres, aux perceptions, qui lui viennent des sens. Car nous voyons que dans tous les endroits, où les dogmatiques établissent le siège de l’âme, il y a toujours de certaines humeurs, soit autour du cerveau, soit autour du cœur, soit autour de quelque autre partie que ce soit de l’animal, où vous voudrez poser le siège de l’âme. Voilà donc encore un moyen par lequel nous voyons que, n’ayant rien à dire de certain sur la nature des objets extérieurs, nous sommes obligés de suspendre notre jugement.

Du septième Moyen de l’Époque.

Nous avons dit que le septième moyen est pris des quantités et des constitutions des objets, c’est-à-dire, de leurs compositions. Il est évident que ce moyen nous oblige encore à suspendre nos jugements touchant la nature des choses. Par exemple les raclures de corne de chèvre paraissent blanches. quand on les considère simplement, et à part ; mais dans la substance même de la corne, qu’elles composent elles paraissent noires. De même les pailles d’argent, considérées à part, paraissent noires ; mais dans le tout, qu’elles composent dans la masse de l’argent, elles paraissent blanches à nos yeux. Les particules de marbre de Ténare, étant polies, paraissent blanches ; mais, dans le bloc, elles paraissent être d’un vert brun. Les grains de sable, séparés les uns des autres, paraissent raboteux, mais, dans le monceau, ils paraissent mous. Si on mange de l’ellébore, réduit en poudre, il étrangle ; mais il ne fait pas le même effet, si on le mange en gros morceaux. Si on boit du vin avec modération, il fortifie ; si l’on en prend trop, il affaiblit le corps. La nourriture de même produit de différents effets, et fait que l’on y découvre de différentes facultés, selon la quantité que l’on en prend. Car si l’on fait des excès de bouche, on se perd le corps, et l’on souffre de grandes coliques bilieuses, ou des épanchements de bile.

Nous pourrons donc bien dire, à l’égard de toutes ces choses, quelle est cette petite particule de corne, et quelle est la corne qui est composée de petites particules : quelles sont les petites particules d’argent, et quel est l’argent qui est composé de ces petites particules : quelle est une petite particule de marbre de Ténare, et quel est le marbre qui est composé de ces petites particules. Tout de même dans le sable, dans l’ellébore, dans le vin, dans la nourriture, nous pourrons connaître un certain rapport, une certaine relation à quelque chose ; mais non pas la nature même des choses : à cause de la différence des phénomènes, qui vient des compositions. Car on voit en général que les meilleures choses deviennent nuisibles, si l’on en use avec excès, et au-delà d’une certaine quantité : et qu’au contraire celles qui sont nuisibles, ne font aucun mal, si on en prend en fort petite quantité. Ce que je dis ici, se confirme par ce qui s’observe dans l’art de la médecine ; suivant lequel, si on fait un mélange exact des remèdes simples, il en résulte une composition utile : mais, si on les mêle selon une dose un peu moindre ou un peu plus grande, la composition devient très pernicieuse et souvent même un poison, bien loin d’être utile. Ainsi cette raison des quantités et des compositions fait que nous n’apercevons que d’une manière obscure, les qualités réelles des objets extérieurs : et c’est avec raison que ce moyen nous conduit encore à l’Époque ; en nous faisant voir que nous ne pouvons pas prononcer purement et simplement, touchant la nature d’aucun objet extérieur que ce soit.

Du huitième Moyen de l’Époque.

Le huitième moyen est pris de la relation, ou du rapport à quelque chose ; par lequel moyen nous concluons que toutes choses étant relatives à quelques autres, nous devons suspendre notre jugement, sur ce qu’elles sont par elles mêmes et de leur nature. Mais il faut savoir qu’ici, comme partout ailleurs, nous prenons le terme être pour dire paraître ; et que nous ne prétendons dire autre chose, si ce n’est que toutes choses paraissent être relatives à quelques autres : Omnia ad aliquid.

Une chose peut être dite relative à deux égards : premièrement à l’égard de celui qui juge ; car un objet extérieur, et ce dont on juge, est vu, et paraît tel ou tel relativement à quelque Être qui en juge. En second lieu une chose est relative à tout ce qui accompagne la perception ou la considération de cette chose : c’est ainsi que le côté droit est relatif au gauche ; (on ne peut pas penser à l’un sans penser à l’autre.)

Nous avons déjà vu ci-dessus, que toutes choses sont relatives à quelques autres, savoir à celui qui en juge, parce que toutes choses paraissent telles ou telles, ou à cet animal, ou à cet homme, ou à ce sens, et cela, suivant une certaine affection ou disposition de la chose jugeante. Nous avons vu encore, qu’elles sont relatives aux choses que l’on considère en même temps qu’elles ; parce que chaque chose paraît ; avec un certain mélange, ou d’une certaine manière, ou dans cette composition, ou sous cette quantité, ou avec cette position.

Mais on peut prouver encore d’une manière plus propre et particulière, que toutes choses sont relatives à quelques autres. Car je demanderai : les choses que l’on conçoit différemment des autres, et d’une manière absolue, sont-elles différentes ou non de celles qui ont quelque relation ? Si elles n’en sont pas différentes, elles sont donc aussi relatives : et si elles en sont différentes, comme tout ce qui est différent, est relatif à ce dont on dit qu’il diffère, il faudra dire que les choses que l’on conçoit différemment des autres et absolument, sont aussi relatives.

Voici une autre preuve. De toutes les choses, ou de tous les êtres dont on a l’idée, les unes sont des genres suprêmes, selon les dogmatiques, et les autres sont des espèces dernières : mais, quoique les gens et les espèces soient des choses toutes différentes, elles sont néanmoins toutes relatives.

Outre cela. De toutes les choses, qui existent, les unes sont apparentes, et les autres obscures, à ce que disent les mêmes dogmatiques, qui ajoutent, que les choses apparentes sont significatives des choses obscures, et que les obscures sont signifiées par les apparentes : car ils disent que les apparences évidentes servent à faire connaître les choses obscures. Or tant ce qui signifie, que ce qui est signifié, est relatif. Donc toutes choses sont relatives.

De plus. De toutes les choses, qui existent, les unes sont semblables, les autres dissemblables ; les unes égales, les autres inégales. Or toutes ces choses-là marquent des relations. Donc toutes choses sont relatives.

Mais celui là même, qui dit que toutes choses ne sont pas relatives, confirme que toutes choses sont relatives. Car en cela qu’il nous contredit, il fait voir que cette proposition, toutes choses sont relatives, et relative à nous qui la soutenons, et qu’elle n’est pas une chose absolue et généralement reçue.

Concluons donc, et disons que, comme nous avons fait voir que toutes choses ont quelque relation à quelques autres ; il est évident que nous ne pouvons pas dire ce qu’est une chose purement et de sa nature : mais seulement quelle elle paraît, par rapport à quelque chose ; ce qui nous oblige à suspendre notre jugement sur la nature des choses.

Du neuvième Moyen de l’Époque.

Voici comme nous raisonnons à l’égard du neuvième moyen, qui est pris des choses qui paraissent fréquemment ou rarement. Le soleil, disons-nous, est sans doute quelque chose de bien plus surprenant à voir qu’une comète ; mais, parce que nous le voyons souvent, et que nous voyons rarement une comète, cette étoile nous épouvante tellement, que nous nous imaginons que les dieux nous veulent présager par là quelque grand événement ; pendant que le soleil ne fait point cet effet sur nous. Mais imaginons nous, que le soleil parût rarement, ou qu’il se couchât rarement, et qu’après avoir éclairé tout le monde, il le laissât ensuite pour longtemps dans les ténèbres ; nous trouverions là dedans de grands sujets d’étonnement. Un tremblement de terre effraie autrement ceux qui l’aperçoivent pour la première fois que ceux qui y sont accoutumés. Quelle n’est pas la surprise de ceux, qui voient la mer pour la première fois. Une beauté humaine, vue pour la première fois et subitement, nous émeut plus qu’une autre, que nous avons coutume de voir. On estime les choses rares : mais celles, qui nous sont familières, et qui viennent partout, sont vues avec indifférence. Imaginons nous, par exemple, que l’eau fût une chose rare à trouver : ne nous serait-elle pas alors beaucoup plus précieuse que tout ce que nous estimons ? Et, si on trouvait beaucoup d’or partout confusément par terre, comme des pierres ; pouvons nous croire qu’on l’estimât autant que l’on fait, et qu’on le renfermât ou qu’on le gardât aussi soigneusement ?

Puis donc que des mêmes choses paraissent quelquefois précieuses et dignes d’admiration, et quelquefois toutes différentes, à cause de leur abondance ou de leur rareté ; de là nous concluons que nous pourrons peut-être dire, comment une chose nous paraît, selon qu’elle arrive fréquemment ou rarement : mais que nous ne pourrons point dire nûment et purement quel peut être un objet extérieur. Ainsi encore, à cause de ce moyen, nous nous abstenons de juger.

Du dixième Moyen de l’Époque.

Le dixième moyen appartient principalement aux choses morales, comme étant pris des institutions, des coutumes, des lois, des persuasions fabuleuses, et des opinions dogmatiques.

Une institution, est le choix que l’on fait d’un certain genre de vie, ou de quelque sorte de conduite pratique, que l’on prend d’une seule personne, ou de plusieurs, comme, par exemple, de Diogène ou des Lacédémoniens.

Une loi est une convention écrite par les gouverneurs de l’état, laquelle convention emporte avec elle une punition contre celui qui la transgresse.

La coutume, est l’approbation d’une chose, fondée sur le consentement et la pratique commune de plusieurs, dont la transgression n’est point punie, comme celle de la loi. Par exemple, c’est une loi de ne point commettre l’adultère ; mais c’est une coutume parmi nous, de ne pas connaître sa femme en public, devant le monde.

Une persuasion fabuleuse, est l’approbation que l’on a donc à des choses feintes, et qui n’ont jamais été ; telles que sont entre autres choses, les fables que l’on raconte de Saturne. Car ces choses-là sont reçues comme vraies parmi le peuple.

Une opinion dogmatique, est l’approbation que l’on donne à quelque chose, qui paraît être appuyée sur le raisonnement, ou sur une démonstration. Comme, par exemple, que les premiers éléments de toutes choses sont des atomes indivisibles, ou des homéoméries, c’est-à-dire, des parties similaires, qui se distribuent différemment pour composer les différents corps, ou bien qu’ils sont de très petits corps, ou quelques autres choses.

Or nous opposons chacun de ces genres-là, ou avec lui même, ou avec chacun des autres. Par exemple, nous opposons une coutume à une coutume, en cette manière. Quelques peuples d’Éthiopie, disons-nous, impriment des marques sur les corps de leurs enfants, et non pas nous. Les Perses croient qu’il est bienséant de porter un habit bigarré de diverses couleurs, et long jusqu’aux talons ; et nous, nous croyons que cela est indécent. Les Indiens caressent leurs femmes à la vue de tout le monde ; mais plusieurs autres peuples trouvent cela honteux.

Nous opposons loi à loi ainsi. Chez les Romains, celui qui renonce aux biens de son père, ne paie point les dettes de son père ; et chez les Rhodiens il est obligé de les payer. Et dans la Chersonèse Taurique en Scythie, c’était une loi d’immoler les étrangers à Diane ; mais chez nous, il est défendu de tuer un homme dans un temple.

Nous opposons institution à institution, lorsque nous opposons la manière de vivre de Diogène à celle d’Aristippe, ou l’institution des Lacédémoniens à celle des Italiens.

Nous opposons une persuasion fabuleuse à une autre, comme, lorsque nous disons que quelquefois Jupiter est appelé dans les fables le père des hommes et des dieux, et que quelquefois l’Océan est appelé l’origine des Dieux, et Thétis leur mère, selon l’expression de Junon dans Homère, Iliade. XIV. v. 201.

Nous opposons les opinions dogmatiques les unes aux autres ; lorsque nous disons que les uns définissent qu’il n’y a qu’un élément, et les autres qu’il y en a une infinité : que les uns croient que l’âme est mortelle, et d’autres qu’elle est immortelle : que les uns assurent que la providence des dieux dirige les événements, et que d’autres n’admettent point de providence.

Nous opposons la coutume aux autres chefs dont nous avons parlé, comme, par exemple, à la loi ; lorsque nous disons que c’est une coutume chez les Perses d’aimer impudiquement des garçons, et que cet usage est défendu par la loi chez les Romains : que chez nous l’adultère est défendu, mais qu’il est autorisé par la coutume chez les Massagètes, comme une chose indifférente, selon le rapport d’Eudoxe de Cnide dans son premier livre de la description de la terre : que chez nous c’est une chose défendue de coucher avec sa mère, mais que cette sorte de mariage est permise par la coutume chez les Perses : que les Égyptiens se marient avec leurs sœurs, ce qui est défendu par la loi chez nous.

Nous opposons la coutume à l’institution ; quand nous disons qu’il n’ y a presque personne qui ne se retire à part, pour caresser sa femme, et que Cratès au contraire avait commerce avec sa femme Hipparchie en public ; et que Diogène étant tout nu et sans robe sous son manteau, allait ainsi devant le monde, tirant un bras et une épaule nus dehors, au lieu que nous, nous suivons l’usage ordinaire de se vêtir.

Nous opposons encore la coutume à quelque persuasion fabuleuse ; comme, par exemple, à ce que les fables disent de Saturne, qu’il dévorait ses enfants, au lieu que nous avons accoutumé d’avoir soin des nôtres. C’est encore notre coutume de révérer les dieux, comme étant bons, et incapables de souffrir aucuns maux, mais les poètes nous représentent les dieux, comme étant blessés quelquefois, et comme étant jaloux les uns des autres.

Nous opposons la coutume à une opinion dogmatique ; par exemple, la coutume que nous avons de demander des grâces aux dieux, à ce que dit Épicure que les dieux ne prennent aucun soin de nous. Aristippe croyait que c’était une chose indifférente à un homme de s’habiller en femme ; et nos coutumes nous font regarder cela comme une chose honteuse.

Nous opposons une institution à une loi en cette manière ; c’est une loi chez nous qu’il n’est pas permis de frapper un homme libre et noble, issu de parents honnêtes ; mais les pancratiastes ou les athlètes se battent les uns les autres par le droit de leur institution et de leur profession. De même quoique l’homicide soit défendu, les gladiateurs néanmoins se tuent les uns les autres, par le privilège de leur institution.

Nous opposons une persuasion fabuleuse à une institution ; lorsque nous disons que, si l’on en croit les fables, Hercule chez la reine Omphale filait la laine et, qu’il s’assujettissait à des complaisances serviles, (Homère, Odyssée. X.413) et faisait des choses, qui ne convenaient qu’à un homme tout à fait efféminé ; et que cependant le genre de vie qu’il menait était celui d’un homme brave et généreux.

Nous opposons une institution à une opinion dogmatique ; quand nous disons que les athlètes embrassent un genre de vie très laborieux, par le désir de la gloire, laquelle ils regardent comme une bonne chose : et qu’au contraire il y a plusieurs philosophes, qui enseignent que la gloire est une chose vaine, et qui ne mérite aucune estime.

Nous opposons une loi à une persuasion fabuleuse ; lorsque nous disons que les poètes nous représentent les dieux comme étant des adultères, et renversant l’ordre et la bienséance d’un amour naturel et légitime ; et que la loi au contraire nous défend ces choses.

Nous opposons une loi à une opinion dogmatique ; lorsque nous remarquons que, selon Chrysippe, c’est une action indifférente de coucher avec sa mère ou avec sa sœur, et que la loi défend cela.

Nous opposons une persuasion fabuleuse à une opinion dogmatique ; en comparant ce que les poètes disent que Jupiter descend en terre, et vient coucher avec des femmes mortelles ; avec ce que disent des philosophes, que cela est impossible. Un poète dit que Jupiter (Homère, Iliade, XVI) pénétré de douleur à cause de la mort prochaine de Sarpédon, fit tomber en terre une pluie de sang. Mais c’est une doctrine des philosophes, que les dieux sont impassibles, et ne sont assujettis à aucunes passions. Les philosophes renversent encore la fable des hippocentaures, en donnant l’hippocentaure, comme un exemple d’une chose qui n’existe pas, d’un être de raison.

On aurait pu rapporter plusieurs autres exemples de chacune des oppositions ci-dessus ; mais les précédents suffisent pour ce discours abrégé. Nous observerons seulement, que ce moyen nous faisant remarquer une si grande diversité dans les choses, nous ne pouvons jamais dire quelle est la nature intrinsèque d’un objet ; mais seulement quel il paraît, par rapport à cette institution, à cette loi, à cette coutume, et à quelqu’un des chefs que nous avons expliqués. Ainsi ce moyen nous oblige encore à ne rien définir sur la nature des objets extérieurs ? Voilà ce que c’est que les dix moyens qui nous conduisent à l’Époque.

Chap. XV. De cinq autres Moyens de l’Époque.

Les nouveaux sceptiques nous ont encore cinq moyens d’Époque : le premier est pris de la contrariété ; le second jette le dogmatique dans l’infini ; le troisième est tiré de la relation ; la quatrième, qu’on peut appeler hypothétique, est pris de quelque supposition ; le cinquième est le Diallèle, qui fait voir que le dogmatique prouve souvent deux choses également incertaines l’une par l’autre réciproquement. (C’est le cercle vicieux.)

I. Le premier moyen pris de la contrariété, est celui, par lequel nous trouvons quelque diversité ou contrariété de sentiments, qui n’a point été encore jugée, soit dans l’usage ordinaire de la vie, soit parmi les philosophes ; à cause de laquelle contrariété, ne pouvant ni approuver rien, ni le désapprouver, nous nous trouvons réduits à l’Époque.

II. Le second moyen, qui jette le dogmatique dans le progrès à l’infini, est un moyen, suivant lequel nous disons que ce qu’on apporte pour appuyer une proposition, a besoin d’une seconde preuve, et celle-ci d’une autre, et ainsi de suite à l’infini. Tellement que comme dans cette suite de preuves infinies, nous ne saurions trouver un commencement ou un principe d’assertion, l’Époque se présente tout naturellement (comme une conséquence d’une incertitude si incurable.)

III. Le troisième, qui se prend de la relation, est le même, que nous avons expliqué ci-dessus, suivant lequel nous pouvons dire qu’un objet, nous paraît tel ou tel par rapport à celui qui en juge, et aux choses, qui par une suite nécessaire entrent en considération avec cet objet : mais nous nous abstenons de juger, quel il peut être de sa nature.

IV. Le quatrième ; qui est pris de quelque supposition, a lieu, lorsque les dogmatiques voyant qu’on les réduit au progrès à l’infini, supposent pour principe quelque chose, qu’ils ne prouvent point ; mais qu’ils veulent qu’on leur accorde tout simplement et sans démonstration.

V. Le cinquième, qui est le Diallèle ou le moyen alternatif, est celui par lequel nous faisons voir qu’une preuve, dont on doit se servir pour prouver une chose, qui est en question, a besoin elle même d’être prouvée par cette chose qui est en question. D’où il s’enfuit qu’aucune de ces deux choses ne pouvant être prise pour prouver l’autre, (parce qu’elles sont également incertaines toutes deux) nous devons prendre le parti de l’Époque. Nous ferons voir maintenant en peu de mots, que quelque question que ce soit, se peut réduire à ces cinq moyens.

Quelque chose que l’on puisse proposer, est ou sensible, ou intelligible : mais, quelle qu’elle soit, il y aura toujours à l’égard de la question que l’on proposera, de la contrariété dans les opinions. Car les uns disent qu’il n’y a que les choses sensibles qui soient vraies : les autres qu’il n’y a que les choses intelligibles qui le soient : et d’autres qu’il y a quelques choses sensibles, et quelques choses intelligibles, qui sont vraies.

Dira-t-on que cette contrariété est impossible à juger, ou qu’elle peut être jugée ? Si on dit qu’elle est impossible à juger, on nous accordera que nous devons nous abstenir de juger. C’est le premier moyen.

Si on dit qu’elle peut être jugée et décidée, nous demandons comment on pourra la décider. Supposons, par exemple, qu’il s’agit de juger d’une chose sensible, qui s’aperçoit par les sens, (pour commencer par-là notre dispute.) En jugera-t-on par une chose sensible, ou par une chose intelligible ? Si on en juge par une chose sensible, (comme il est question ici de choses sensibles) cette chose sensible aura encore besoin d’une autre chose pour sa confirmation ; et, si cette dernière chose est sensible, il faudra la confirmer encore par une autre chose sensible, et ainsi à l’infini. Voilà le second moyen, qui est le progrès à l’infini.

Que si l’on juge d’une chose sensible par une intelligible ; comme les choses intelligibles sont controversées aussi, il faudra de même juger de cette chose intelligible. Or comment en jugera-t-on ? Sera-ce par une chose intelligible ? Mais voilà le progrès à l’infini. Sera-ce par une chose sensible ? Voilà le Diallèle. Car on a pris l’intelligible pour juger du sensible ; et maintenant on prend le sensible pour juger de l’intelligible. C’est le cercle vicieux ou le Diallèle, par lequel de deux choses, également contestées, on prend la seconde pour la preuve de la première, et alternativement la première pour la preuve de la seconde. C’est là le cinquième moyen.

Que si quelqu’un, qui disputera contre nous, veut se tirer de ces embarras, et que pour cet effet il veuille supposer par concession et sans démonstration, quelque chose qui lui sera utile pour une démonstration suivante, il tombera dans le moyen hypothétique, en se servant d’une supposition pour sa démonstration ; et il n’avancera pas d’un pas. Car, s’il mérite d’être cru dans des choses qu’il suppose et qu’il prend par pure concession, nous mériterons aussi qu’on nous croie, lorsque nous supposerons des choses toutes contraires à ses suppositions. Ajoutez que si l’on suppose une chose vraie, celui qui fait cette supposition, affaiblit ce qu’il suppose et le rend suspect parce qu’il ne le prouve, ni ne l’assure pas, mais qu’il le suppose seulement, et le prend par concession & que, si on suppose faux, c’est un fondement ruineux à l’égard de tout ce que l’on établit dessus.

Outre cela, si cette sorte de supposition a quelque efficace pour démontrer une chose, pourquoi celui qui s’en sert, ne suppose-t-il pas plutôt la chose même qui est en question, et non pas une autre qui lui serve de moyen pour prouver celle qui est en question ? Que s’il croit qu’il serait absurde de supposer ce qui est en question, il est tout de même absurde de supposer ce qui est encore plus général et plus étranger à ce qui est en question. Voilà pour le quatrième moyen.

Enfin il est évident que toutes les choses sensibles, sont relatives à quelque chose : car elles sont relatives à toutes les choses qui sentent. Voilà le troisième moyen.

Il est donc clair que quelque chose sensible qu’on nous propose, il nous sera facile de la réduire à ces cinq moyens.

Nous raisonnons de même, s’il s’agit de juger d’une chose intelligible. Car, si on nous accorde que la contrariété des opinions à l’égard de cette chose fait qu’on n’en peut pas juger, on nous accordera que nous devons suspendre notre jugement. Voilà le premier moyen. Que si on veut juger de cette question malgré cette discordance, et que l’on veuille juger de l’intelligible par un intelligible, et ainsi de suite ; voilà le progrès à l’infini. C’est le second moyen. Que si on veut juger de l’intelligible par le sensible, ce fera le Diallèle ; car ce sensible qui est lui-même en controverse, et qui ne peut pas être décidé par lui-même, pour éviter le progrès à l’infini, aura besoin d’être décidé par quelque chose d’intelligible, tout comme l’intelligible a besoin d’être décidé par le sensible. Voilà le troisième moyen. Que si, pour se délivrer d’embarras, on veut avancer quelque chose par supposition ; on se rendra ridicule. Voilà le quatrième. Enfin l’intelligible est relatif à quelque chose, savoir à la personne ou à la chose intelligente. Et si cet objet intelligible était de sa nature et incontestablement tel que quelques-uns disent qu’il est, l’on n’en contesterait pas. Voilà le troisième moyen. Nous avons donc réduit aussi l’objet intelligible à ces cinq moyens. C’est pourquoi nous devons nous abstenir de juger de quelque chose que ce soit que l’on nous puisse proposer.

Voilà les cinq moyens que les sceptiques modernes nous ont laissés. Ce n’est pas qu’ils aient voulu pour cela rejeter les dix moyens que nous avons expliqués ; mais c’est qu’ils ont voulu en joignant ces cinq derniers aux autres, avoir de quoi réfuter d’une manière plus diversifiée et plus abondante, la témérité des dogmatiques.

Chap. XVI. De deux autres Moyens de l’Époque.

Ces mêmes modernes nous ont encore donné deux autres moyens d’Époque que voici. On ne conçoit pas que l’on puisse comprendre une chose, que de quelqu’une de ces deux manières ; 1. ou par elle-même, 2. ou par quelque autre chose. Ces deux manières sont impossibles, disent ces sceptiques modernes : donc, concluent-ils, on doit douter de toutes choses.

Premièrement. Que l’on ne puisse pas comprendre une chose par elle même, cela se prouve par les contrariétés et les disputes qui sont entre les physiciens touchant les choses sensibles, et les choses intelligibles. Contrariétés et disputes, dont on ne peut point juger en aucune manière ; parce que dans cette controverse nous ne pouvons user, pour juger, ni de l’instrument des sens, ni de l’instrument de la raison : car l’un et l’autre étant également controversé, quel que soit celui des deux que nous voudrons employer, on n’y ajoutera pas foi.

Secondement. Delà il s’ensuit que l’on ne peut rien comprendre non plus par quelque autre chose, selon la pensée des sceptiques modernes. Car si ce par lequel on comprend quelque chose, doit toujours être compris par le moyen d’une autre chose, on se jettera dans le Diallèle, ou dans le progrès à l’infini. Que si quelqu’un veut supposer une chose comme comprise par elle-même, par laquelle il puisse comprendre une autre chose, il est réfuté par ce que nous venons de dire, et de prouver, savoir qu’on ne peut pas comprendre une chose par elle même : (supposer donc une chose qui puisse être comprise par elle-même, c’est supposer une chose qui répugne.) Or nous doutons comment une chose étant répugnante, ou paraissant contradictoire, on la peut comprendre soit par elle même soit par une autre chose : n’y ayant aucun instrument apparent, dont on puisse se servir pour juger de la vérité, ou de la compréhensibilité de cette chose ; et tous signes, aussi bien que toute démonstration, étant renversés, comme nous le verrons dans la suite. Voilà ce que nous avons jugé à propos de dire pour le présent touchant les moyens de l’Époque.

Chap. XVII. Quels sont les moyens dont les sceptiques se servent pour réfuter les philosophes qui font profession de rendre raison des choses.

Comme nous donnons des moyens qui nous servent à suspendre notre jugement, quelques-uns de même en donnent, suivant lesquels faisant des difficultés en particulier sur les raisons des choses que les dogmatiques prétendent donner, nous pouvons arrêter tout court ces philosophes, qui font grand cas de leurs raisonnements dogmatiques.

Enésidème donne donc huit moyens, par lesquels il croit pouvoir réfuter quelque étiologie (raison ou cause que l’on donne de quelque chose) que ce soit, comme étant vicieuse.

Le premier est lorsque la raison que l’on apporte n’est point du nombre des choses évidentes, et n’est point attestée ou confirmée par aucune chose qui puisse passer pour évidente.

Le second est lorsqu’ayant également lieu d’assigner plusieurs bonnes raisons d’une chose, on s’arrête plutôt à une de ces raisons qu’aux autres.

Le troisième est, lorsque de choses se faisant avec un certain ordre, on en donne des raisons, qui ne s’étendent pas jusqu’à cet ordre.

Le quatrième est, lorsque concevant quelques choses apparentes, de la manière qu’elles sont ou qu’elles se font, on s’imagine que par comparaison à ces choses-là, on comprend aussi comment se font celles qui sont cachées ; quoique celles-ci puissent se faire peut-être de la même manière, que celles que l’on connaît par expérience, et peut-être aussi d’une manière particulière et toute différente.

Le cinquième, qui eſt un défaut preſque univerſel à tous les philoſophes, c’eſt qu’ils veulent rendre raiſon des choſes en employant toujours leurs éléments, qui ſont des choſes ſuppoſées, & non en ſuivant des notions communes & avouées de tout le monde.

Le ſixième conſiſte en ce que les philoſophes n’adoptent le plus ſouvent que les cauſes ou les raiſons qui ſont conformes à leurs ſuppoſitions ou à leurs préventions, & paſſent ſous ſilence celles qui y ſont contraires, quoyqu’elles ſoyent auſſi probables.

Le ſeptième eſt, lors que les philoſophes rendent des raiſons qui ſont contraires, non ſeulement aux apparences, mais encore à leurs propres ſuppoſitions.

Le huitième eſt, lors que la cauſe d’une certaine apparence étant auſſi douteuſe que celle de la choſe qui eſt en queſtion, on prouve la penſée que l’on a ſur cette queſtion douteuſe, par la cauſe de cette autre apparence.

Enéſidème ajoute qu’il ſe peut faire que quelques philoſophes ſe trompent encore dans leurs étiologies, en d’autres manières mixtes & dépendantes de pluſieurs des précédentes.

Voilà ce que nous avons emprunté de ce philoſophe. Mais ſans avoir recours à ces moyens, les cinq que nous avons rapportez & qui ſont des moyens d’Époque, paraiſſent ſuffiſants pour renverſer auſſi les raiſons des dogmatiques. Car enfin, ou quelqu’un apportera une raiſon reçue par toutes les ſectes des philoſophes, & conforme à la conſidération de la choſe, & aux apparences des ſens, ou bien non. Mais peut-eſtre ne pourra-t-il point apporter une pareille raiſon ; parce que toutes les apparences des ſens & toutes les choſes obſcures ſont controverſées parmi les philoſophes. Que s’il eſt d’un ſentiment différent de celuy de quelques-uns, on luy demandera la raiſon de ſon ſentiment : & alors s’il donne une choſe apparente pour raiſon d’une choſe apparente, ou une choſe obſcure pour raiſon d’une choſe obſcure, il ſe jettera dans le progrès à l’infini. Et ſi, en permutant, il prouve réciproquement une étiologie par une autre, & cette autre par la première ; il tombera dans le Diallèle. Que s’il veut s’arreſter quelque part, & qu’il diſe que la raiſon ſe doit fixer à ce qu’il a dit ; il tombera dans le moyen de la relation, il jugera des choſes par rapport à luy-meſme, & n’aura point d’égard à ce qu’elles ſont de leur nature. Ou bien s’il veut ſuppoſer quelque choſe, nous nous oppoſerons à luy, en ſuppoſant tout le contraire. On peut donc auſſi renverſer par ces moyens la témérité des dogmatiques dans leurs étiologies.

Chap. XVIII. Des expreſſions des ſceptiques.

Dans l’uſage que nous faiſons de nos moyens d’Époque, nous employons de certains termes & de certaines expreſſions, qui marquent ſeulement les diſpoſitions, ou les affections, où ſe trouve le philoſophe ſceptique ; ou, pour ainſi dire, ſon état paſſif. Comme lors que nous diſons, pas plus ; ou, je ne définis rien ; ou, lors que nous nous ſervons de quelques autres manières de parler. Il eſt donc à propos maintenant, d’expliquer ces ſortes d’expreſſions : c’eſt ce que nous allons faire en commençant par cette expreſſion, pas plus.

Chap. XIX. De cette expreſſion, pas plus.

Nous diſons quelquefois, pas plus, comme je viens de le dire, & quelquefois nous nous exprimons ainſi, rien plus. Nous ne nous ſervons pas de la première de ces deux expreſſions ſeulement dans les queſtions particulières, ni de la ſeconde ſeulement dans les queſtions générales ; mais nous nous ſervons indifféremment de ces deux expreſſions, & nous parlerons icy de toutes les deux, comme, d’une ſeule.

Comme donc, lors que nous diſons, διπλῆ, double, c’eſt la meſme choſe que ſi nous diſions ἐσθὴς διπλῆ, un veſtement double : comme encore, lors que nous diſons πλατεῖαν, ſpacieuſe, c’eſt tout de meſme que ſi nous diſions πλατεῖαν ὁδὸν, une voie ſpacieuſe, un grand chemin. Ainſi, lors que nous diſons pas plus, cela veut dire, pas plus ceci que cela.

Il y a auſſi des ſceptiques, qui, au lieu de dire, pas plus ceci que cela, diſent, pourquoy plutoſt ceci que cela : ce qui revient au meſme ſens.

Au reſte ces paroles, pas plus ceci que cela (non magis) marquent que nous ſommes affectez de telle manière qu’à cauſe des poids ou des moments égaux des raiſons oppoſées, nous nous arreſtons dans un certain équilibre, ou dans une certaine indétermination, qui nous empeſche de pencher plus d’un coſté que de l’autre. Nous entendons par moments, ou poids égaux, les raiſons qui ſe trouvent dans des choſes, qui nous paraiſſent également probables ; & par choſes oppoſées, celles qui, généralement parlant, ne conviennent pas enſemble ; & par ſuſpenſion ou équilibre nous entendons un état dans lequel nous ne donnons noſtre aſſentiment, ni d’un coſte, ni d’un autre. Au reſte, quoyque cette expreſſion, rien plus, paraiſſe marquer un jugement, ou une négation ; nous ne nous en ſervons pas dans ce ſens, mais indifféremment, & par alluſion, ou pour ſignifier ceci : je ne ſais à quoy il faut ou à quoy il ne faut pas donner noſtre aſſentiment. Car tout ce que nous nous propoſons, c’eſt d’expliquer ce qui nous paraît, & nous prenons indifféremment cette expreſſion, pour expliquer cela. De plus il faut ſavoir, que nous prenons cette expreſſion, rien plus, ſans affirmer que cette propoſition, que nous entendons par-là, ſoyt vraie & indubitable de ſorte que nous prétendons ſeulement marquer par ces termes, ce qui nous paraît.

Chap. XX. De l’aphaſie.

Voicy ce que nous avons à dire de l’aphaſie. Le mot de Phaſe ſe peut prendre en deux manières ; ou généralement, ou ſpécialement. Ce mot pris généralement, ſignifie quelque déciſion ou quelque propoſition définitive, par laquelle on affirme ou on nie quelque choſe ; comme il eſt jour ; il n’eſt pas jour. Mais pris ſpécialement, il ſignifie que l’on prononce en poſant ou en affirmant ſeulement, une choſe : & ſuivant cette ſignification, les propoſitions négatives ne s’appellent point des Phaſes ou des Sentences.

L’Aphaſie eſt donc une certaine ſituation de l’ame par laquelle nous nous abſtenons de prononcer, ou de ce qu’on appelle Phaſe en général ; ſous laquelle Phaſe nous comprenons la Cataphaſe ou l’affirmation, & l’Apophaſe ou la négation. Tellement que l’Aphaſie eſt une certaine diſpoſition préſente, ſuivant laquelle nous diſons que nous ne prononçons ni pour ni contre quoy que ce ſoyt. Et par là il paraît, que quand nous uſons de l’Aphaſie, nous ne prétendons pas que les choſes ſoyent telles de leur nature, qu’elles produiſent néceſſairement l’Aphaſie ; mais ſeulement que, quand nous en uſons, nous ſommes affectez de manière que nous ne prononçons rien, ſur telles ou telles queſtions.

Il faut encore ſe ſouvenir qu’il eſt bien vrai que nous n’affirmons ni ne nions rien de ce que l’on prétend aſſurer dogmatiquement ſur des choſes douteuſes : mais à l’égard des choſes qui nous meuvent, qui agiſſent ſur nous comme ſur des ſujets paſſifs, & qui nous contraignent ainſi de donner noſtre aſſentiment, nous cédons & nous acquiesçons.

Chap. XXI. Ce que nous entendons par ces termes : peut-eſtre, cela eſt permis, cela ſe peut faire.

Quand nous nous ſervons de ces termes, Peut-eſtre que oui, peut-eſtre que non ; Cela eſt permis, Cela n’eſt pas permis ; Cela ſe peut faire, Cela ne ſe peut pas faire : Ces expreſſions veulent dire ſelon nous : Peut-eſtre cela eſt-il, & peut-eſtre auſſi cela n’eſt-il pas ; rien n’empeſche que cela ne ſoyt, rien n’empeſche que cela ne ſoyt pas, (licet eſſe, & licet non eſſe.) Il ſe peut faire que cela ſoyt, & il ſe peut faire auſſi que cela ne ſoyt pas. Ainſi c’eſt pour abréger que nous diſons, non licet, pour dire, licet non eſſe, non fieri poteſt, pour, fieri poteſt ut non fit, et, non fortaſſe, pour, fortaſſe non eſt.

Au reſte, nous ne diſputons pas icy des termes, comme nous l’avons déjà dit, nous ne diſputons pas ſi ces expreſſions ont naturellement les ſignifications que nous leur donnons, & nous les prenons indifféremment les unes pour les autres. Cependant il eſt évident, ce me ſemble, que ces expreſſions ſont des marques d’Aphaſie, c’eſt-à-dire, de cette diſpoſition qui nous empeſche de prononcer dogmatiquement ſur des choſes douteuſes. Car quand une perſonne dit, peut-eſtre cela eſt-il, c’eſt comme ſi elle diſçait en meſme temps, peut-eſtre cela n’eſt-il pas, ce qui eſt une propoſition oppoſée à la première, car elle n’aſſure pas que cela ſoyt. Il faut dire la meſme choſe des autres expreſſions précédentes.

Chap. XXII. Du terme Ἐπέχω. Je m’abſtiens de juger, ou de dire mon ſentiment.

Nous nous ſervons de ce verbe, ἐπέχω, je m’abſtiens de dire mon ſentiment, pour ſignifier ceci : Je ne puis dire ce qu’il faut croire ou ne pas croire à l’égard des choſes qui me ſont propoſées. Nous voulons marquer par là que ces choſes nous paraiſſent égales, ſoyt pour mériter que nous les croyions, ſoyt pour ne le pas mériter. Nous n’aſſurons pas par là qu’elles ſoyent égales ; mais nous voulons ſeulement dire ce qui nous en ſemble, lorſqu’elles tombent ſous nos ſens. Et l’Époque, c’eſt-à-dire, la rétention, eſt ainſi nommée ; parce que nous nous abſtenons d’affirmer ou de nier une choſe, à cauſe des moments égaux qui ſe trouvent de part & d’autre dans les choſes qui ſont en queſtion.

Chap. XXIII. De cette expreſſion, je ne détermine rien (nihil definio.)

Voicy ce que nous avons à dire ſur cette expreſſion. Définir ou déterminer, ce n’eſt pas, ſelon nous, dire ſimplement une choſe, mais prononcer une choſe incertaine avec aſſurance, & comme ſi l’on en étoit certain. Il ne ſe trouvera peut-eſtre pas qu’un ſceptique détermine ainſi quoy que ce ſoyt, non pas meſme cette propoſition, je ne détermine rien. Car cette phaſe n’eſt point à noſtre égard une aſſertion dogmatique, par laquelle nous prétendions dire noſtre ſentiment ſur une choſe incertaine ; elle n’eſt qu’une marque de noſtre diſpoſition préſente. Quand donc un ſceptique dit, je ne définis rien, ou, je ne détermine rien ; il veut dire, je ſuis tellement diſpoſé maintenant, que je n’affirme ni ne nie dogmatiquement aucune des choſes qui entrent dans cette queſtion. En cela il ne veut dire que ce qui luy ſemble touchant les choſes propoſées, ſans prétendre s’énoncer avec perſuaſion & affirmativement ; ce n’eſt qu’une expreſſion qui marque la diſpoſition où il ſe trouve.

Chap. XXIV. De cette expreſſion, Toutes choſes ſont indéterminables, c’eſt-à-dire, on ne peut juger déterminément de rien.

L’Indétermination eſt une diſpoſition paſſive de l’entendement, ſelon laquelle nous n’affirmons ni ne nions aucune des choſes ſur leſquelles on forme quelques queſtions dogmatiques, c’eſt-à-dire, qui ſont incertaines. Quand donc un ſceptique dit que toutes choſes ſont indéterminables : cela ſignifie que toutes choſes luy paraiſſent telles ; & par ces termes, toutes choſes, il n’entend pas parler de tout ce qui exiſte, mais ſeulement de toutes les choſes incertaines, qu’il a examinées, ſur leſquelles les dogmatiques forment des queſtions. Et en diſant qu’on ne peut les déterminer ou les définir, il veut dire qu’on ne peut pas plus les croire, ou ne les pas croire, que celles qui y ſont contraires, ou qui les combattent en quelque manière que ce ſoyt. Enfin comme celuy qui dit Ambulo, dit la meſme choſe que s’il diſçait, Ego ambulo, c’eſt moy qui me promène ; ainſi quand un ſceptique dit Toutes choſes ſont indéterminables, il veut dire (ſelon nous) elles ſont telles par rapport à moi, ou elles me paraiſſent telles ; tellement que tout ce que nous voulons dire, ſe réduit à ceci : Toutes les choſes, que j’ai examinées dans ces queſtions des dogmatiques, me paraiſſent telles, qu’aucune de ces choſes-là ne me paraît ni plus ni moins digne de foi qu’une autre qui luy eſt contraire.

Chap. XXV. De ce que les ſceptiques diſent que toutes choſes ſont incompréhenſibles.

Nous raiſonnons de meſme, lors que nous diſons, toutes choſes ſont incompréhenſibles : nous ſous-entendons, pour moy : Toutes choſes ſont incompréhenſibles pour moy : tellement que c’eſt comme ſi nous diſions, Toutes les matières que j’ai examinées d’entre ces choſes incertaines, dont on diſpute dans les queſtions des dogmatiques, me paraiſſent incompréhenſibles. Mais ce ne ſont point là des paroles d’un philoſophe qui veuille affirmer, que les choſes, dont les dogmatiques diſputent, ſoyent naturellement incompréhenſibles ; le ſceptique ne veut exprimer par là que ſa diſpoſition préſente : il me ſemble (veut-il dire, ) que je n’ai compris aucun de ces choſes, à cauſe du poids égal des raiſons contraires. Or par là il me paraît que tout ce que l’on apporte pour réfuter nos doutes, favoriſe & appuie nos expreſſions.

Chap. XXVI. De ces termes, Je ne conçois pas, Je ne comprends pas.

Ces expreſſions, Je ne conçois pas, Je ne comprends pas, ſont, comme toutes les autres, deſtinées à marquer une diſpoſition purement paſſive ; en tant que le ſceptique s’abſtient pour le préſent, d’affirmer ou de nier aucune des choſes qui ſont en queſtion : comme on le peut voir par ce que nous avons dit ci-deſſus touchant les autres expreſſions des ſceptiques.

Chap. XXVII. De ce que les Sceptiques diſent, qu’à toute raiſon, on peut oppoſer une raiſon d’égale force.

Quand nous diſons, à toute raiſon on oppoſe, ou on peut oppoſer une raiſon d’un poids égal : à toute raiſon, c’eſt-à-dire, à toute raiſon que nous ayons examinée. On peut oppoſer une raiſon, non pas une raiſon ſimplement & en général, mais une raiſon qui ſera le fondement d’une aſſertion dogmatique ; mais une raiſon que l’on donnera dogmatiquement ſur une choſe incertaine ; & non ſeulement une raiſon tirée par des ſuppoſitions & des conſéquences, mais une raiſon quelle qu’elle ſoyt, dont on ſe voudra ſervir pour établir un dogme. D’un poids, d’un moment égal, ſous-entendez, pour perſuader, ou pour ne pas perſuader. Enfin par raiſon oppoſée à une autre, nous entendons une raiſon qui la combat, & nous ſous-entendons toujours, à ce qui me paraît.

Ainſi, lors que je dis, à toute raiſon il y a quelque raiſon oppoſée d’un moment égal : c’eſt comme ſi je diſais, quelque raiſon que j’aie examinée, dont on ſe ſert pour établir une aſſertion dogmatique, il me ſemble qu’il y en a quelque autre oppoſée à celle-là, qui établit auſſi un dogme, & qui eſt égale à cette première, ſoyt pour perſuader, ſoyt pour ne pas perſuader. Tellement que cette énonciation n’eſt point dogmatique, & qu’elle ſignifie ſeulement la diſpoſition paſſive du ſceptique ; ne marquant autre choſe que ce qui paraît à ce philoſophe.

Il y a quelques philoſophes ſceptiques qui donnent un autre tour à la propoſition précédente, & qui l’expliquent comme une raiſon d’un poids égal. Ainſi, ſelon eux, cette propoſition doit eſtre priſe en un ſens impératif, & doit eſtre conçue comme une propoſition qui nous conſeille, qu’à toute raiſon qui établira quelque dogme, nous oppoſions quelque raiſon dogmatique contraire d’une égale force pour perſuader, ou pour ne pas perſuader. Ainſi cette propoſition conſeille au ſceptique de ne ſe pas laiſſer tromper par les dogmatiques, de ne ſe pas décourager, de ne pas abandonner l’examen, & de ne ſe pas priver ainſi, par quelque déciſion téméraire, de cette Ataraxie, de cette exemption de trouble, dont on voit que les ſceptiques jouiſſent, & qu’ils croient eſtre une ſuite néceſſaire de l’Époque, en toutes choſes, comme nous l’avons montré ci-deſſus.

Chap. XXVIII. Addition à ce qui a été dit des expreſſions des ſceptiques.

Ce que nous avons dit des expreſſions des ſceptiques, ſuffit pour ce court traité, outre qu’il peut s’appliquer auſſi à celles dont nous n’avions rien dit.

Il faut ſavoir à l’égard de toutes les expreſſions propres aux ſceptiques, que nous n’aſſurons pas qu’elles ſoyent tout à foit vraies ; puiſque nous avouons qu’elles peuvent eſtre renverſées par elles-meſmes, étant compriſes avec toutes les autres choſes, à la réfutation deſquelles elles font employées : ſemblables en cela aux remèdes purgatifs qui non ſeulement chaſſent du corps les humeurs, mais qui. ſe chaſſent encore eux-meſmes avec les humeurs.

Nous diſons encore, qu’en nous ſervant de ces expreſſions, nous n’aſſurons pas qu’elles ſignifient proprement les choſes auxquelles nous les employons, mais que nous nous en ſervons d’une manière indifférente : ou, ſi on veut, d’une manière abuſive. (Car il n’eſt pas ſéant à un philoſophe ſceptique de diſputer ſur des mots. Ajoutez qu’il nous eſt avantageux que l’on diſe que ces expreſſions n’ont pas par elles meſmes une ſignification claire, & qu’elles ne ſont bien ſignificatives que par rapport à quelque choſe, c’eſt-à-dire, par rapport aux ſceptiques.

Il faut encore ſe reſſouvenir que nous n’uſons pas de ces expreſſions généralement parlant, mais ſeulement quand il s’agit de prononcer ſur des choſes incertaines, & ſur des queſtions dogmatiques ; et, qu’en uſant de ces expreſſions, nous ne voulons dire que ce qui nous paraît, ſans prétendre rien aſſurer touchant la nature des objets. Je crois que par ces remarques on peut renverſer quelque ſophiſme que ce ſoyt, que l’on voudroit apporter contre quelqu’une de nos expreſſions ſceptiques.

Au reſte après avoir donné en peu de mots, comme nous avons fait, la notion de l’Époque ; après en avoir expliqué les parties, la régie qu’elle fuit dans ſes jugements & ſes moyens ; après avoir foit aſſez connaître quel eſt le caractère du ſcepticyſme, par ce que nous avons dit des expreſſions qui luy ſont propres : il eſt à propos d’expliquer en peu de mots, en quoy elle eſt différente des autres manières de philoſopher, qui ont quelque affinité avec elle afin que nous puiſſions connaître plus évidemment par là, ce que c’eſt que la philoſophie Ephectique ou Sceptique. C’eſt ce que nous allons faire, en commençant par la philoſophie d’Héraclite.

Chap. XXIX. Que la philoſophie ſceptique eſt différente de celle d’Héraclite.

Il eſt évident que la philoſophie d’Héraclite eſt différente de la noſtre ; car Héraclite décide dogmatiquement ſur pluſieurs choſes obſcures, ce que nous ne faiſons pas, comme il été dit ci-deſſus.

Il eſt vrai qu’Enéſidéme diſçait que Ie ſcepticyſme étoit une eſpèce d’introduction à la philoſophie d’Héraclite ; parce que, ſelon luy, avant que de dire qu’un meſme ſujet admet des contrariétez, il faut qu’il paraiſſe qu’il admet ces contrariétez. Or les ſceptiques diſent qu’il paraît qu’un meſme ſujet admet des qualitez contraires ; & les diſciples d’Héraclite, vont depuis là juſqu’à dire, qu’il les admet effectivement.

Mais nous répondons à ceux qui raiſonnent ainſi, que, quand on dit qu’un meſme ſujet paraît eſtre ſuſceptible de qualitez contraires, ce n’eſt pas là un dogme des ſceptiques, mais c’eſt une choſe qui ſe foit ſentir, & aux ſceptiques, & aux autres philoſophes & à tous les hommes. Par exemple, perſonne n’oſeroit nier que le miel ne cauſe une ſenſation de douceur à ceux qui ſe portent bien, & une ſenſation d’amertume à ceux qui ont un épanchement de bile. D’où il arrive que les ſectateurs d’Héraclite, auſſi bien que nous, & peut-eſtre auſſi toutes les autres ſectes de philoſophes, commencent par une première connaiſſance ou perception, qui eſt commune à tous les hommes. C’eſt pourquoy ſi ces ſectateurs d’Héraclite, prenaient de quelque manière de parler des ſceptiques, ce qu’ils diſent, qu’il y a des qualitez contraires dans une meſme choſe ; comme, par exemple, de cette expreſſion, Toutes choſes ſont incompréhenſibles, ou de cette autre, Je ne définis rien, ou de quelque autre ſemblable ; peut-eſtre aurait-on raiſon de dire, que Ie ſceptique eſt une eſpèce d’introduction à la philoſophie d’Héraclite. Mais comme les diſciples d’Héraclite ont des principes communs & ſenſibles, non ſeulement à nous, mais encore à tous les philoſophes & à tous les hommes, pourquoy voudrait-on dire que noſtre doctrine eſt plutoſt une introduction à la philoſophie d’Héraclite, que quelque autre ſorte de philoſophie, ou que le ſentiment commun de tous les hommes puiſque tous tant que nous ſommes, nous raiſonnons ſur des obſervations qui nous ſont communes à tous.

Pour moy je ne ſais ſi le ſceptique n’eſt pas plus contraire que favorable à la philoſophie d’Héraclite. Car un philoſophe ſceptique traite de déciſions téméraires toutes les choſes qu’Héraclite veut établir dogmatiquement : il s’oppoſe à ce qu’il dit des embraſements périodiques du monde : il s’oppoſe à ce qu’il aſſure dogmatiquement qu’il ſe trouve des qualitez ou des choſes contraires dans un meſme ſujet ; & à chaque dogme d’Héraclite, il dit, en ſe moquant de la témérité dogmatique de ce philoſophe ; Je ne comprends pas cela, Je ne définis rien : (Comme je l’ai dit ci-deſſus : ) ce qui eſt contraire aux ſectateurs d’Héraclite. Or il eſt abſurde de dire qu’une doctrine, qui eſt contraire à une autre, eſt une introduction pour arriver à cette autre, à laquelle elle eſt contraire. Il eſt donc abſurde de dire que la doctrine des ſceptiques eſt une eſpèce d’introduction à la philoſophie d’Héraclite.

Chap. XXX En quoy la doctrine des ſceptiques eſt différente de la philoſophie de Démocrite.

On dit encore que la philoſophie de Démocrite a quelque choſe de commun avec le ſcepticyſme, parce qu’elle ſemble ſe ſervir des meſmes obſervations, & des meſmes termes que nous. Car de ce que le miel paraît doux aux uns & amer aux autres, Démocrite, à ce qu’on dit, en conclut qu’il n’eſt ni doux ni amer ; & à cauſe de cela il ſe ſert de cette expreſſion, Non magis, il n’eſt pas plus l’un que l’autre, laquelle eſt propre aux ſceptiques.

Mais il faut ſavoir que les ſceptiques prennent cette expreſſion dans un autre ſens que les ſectateurs de Démocrite. Car ceux-ci s’en ſervent pour aſſurer que, par exemple, le miel n’eſt ni doux ni amer, qu’il n’eſt ni l’un ni l’autre ; & nous, pour dire que nous ne ſavons pas ſi de deux choſes qui nous paraiſſent, l’une eſt plus réelle que l’autre, ou, ſi elles ne le ſont ni l’une ni l’autre.

Mais il y a une différence toute évidente entre Démocrite & nous ; en ce que Démocrite dit qu’il y a, véritablement & non point par opinion, des atomes & du vide. Car en diſant cela il eſt clair, ſans qu’il ſoyt beſoin de le prouver, qu’il eſt bien différent de nous ; quoyqu’il commence par les irrégularitez & les contrariétez, qui ſe voient dans les apparences des ſens.

Chap. XXXI. En quoy le ſcepticyſme diffère de la doctrine des Cyrénaïques.

Quelques-uns prétendent que la philoſophie des Cyrénaïques eſt la meſme que celle des ſceptiques parce que celle-là, comme celle-ci, avoue qu’elle ne comprend que les impreſſions paſſives des objets. Mais elle en eſt néanmoins différente, parce qu’elle établit pour la fin du philoſophe la volupté & une ſenſation douce à l’égard du corps, & nous, nous prétendons que c’eſt l’Ataraxie, ou l’exemption de trouble à laquelle fin, celle des Cyrénaïques eſt contraire. Car celuy qui établit pour ſa fin la volupté, ſouffre toujours des troubles ou des agitations, ſoyt quand il jouit des voluptez, ſoyt quand il n’en jouit pas ; comme je l’ai foit voir en parlant de la fin. De plus nous nous abſtenons de juger quand il s’agit de rendre raiſon des objets extérieurs ; au lieu que les Cyrénaïques prononcent définitivement, que leur nature eſt incompréhenſible.

Chap. XXXII. En quoy la philoſophie ſceptique eſt différente de celle de Protagoras.

Protagoras prétend que l’homme eſt la meſure de toutes choſes : non pas de toutes choſes, comme elles ne ſont pas, mais de toutes choſes comme elles ſont, & par meſure, il entend la règle ſuivant laquelle on doit juger. Tellement que le ſens de ſes paroles eſt, que l’homme eſt le Critérium, ou la règle de la vérité & de la fauſſeté de toutes choſes, & des choſes telles qu’elles ſont en elles-meſmes, & non pas des choſes autrement quelles ſont par elles-meſmes. Ainſi il n’établit pour vraies, que les choſes que chacun aperçoit par les ſens ; & par là il introduit une relation à quelque choſe. Cela foit juger qu’il a quelque choſe de commun avec les Pyrrhoniens. Il en eſt néanmoins différent, comme l’on pourra le remarquer, quand nous aurons développé ſuffiſamment ſa penſée.

Protagoras dit que la matière eſt fluyde ; & que, comme elle s’écoule continuellement, il ſe foit des additions pour remplacer ce qui s’eſt écoulé, & qu’ainſi les ſens changent & varient, ſelon les ages & ſelon les autres conſtitutions ou tempéraments des corps. Il prétend encore que les raiſons de toutes les apparences des ſens, ſont dans la matière, comme dans leur ſujet ; tellement que la matière par elle-meſme & de ſa nature, peut eſtre toutes les choſes qui paraiſſent à un chacun ; mais que de ces choſes-là les hommes, ſuivant la diverſité des temps, & la différente diſpoſition de leurs corps, aperçoivent tantoſt les unes & tantoſt les autres. Il faut raiſonner de la meſme manière à l’égard des différents ages, à l’égard du ſommeil & de la veille, & de toute autre ſorte de diſpoſition. Par là on voit que, ſelon Protagoras l’homme eſt la règle de vérité de toutes les choſes qui exiſtent : que ſelon luy toutes les choſes qui paraiſſent aux hommes, exiſtent auſſi ; & que celles qui ne ſont aperçues par aucun des hommes, n’exiſtent en aucune manière. Il décide donc dogmatiquement, que la matière eſt fluyde, & que les raiſons de toutes les apparences, ſont réellement dans la matière : mais ce ſont là pour nous des choſes incertaines, & ſur leſquelles nous croyons devoir ſuſpendre noſtre jugement.

Chap. XXXIII. En quoy le ſcepticyſme eſt différent de la philoſophie des Académicyens.

Il y a des perſonnes qui prétendent que la philoſophie des Académicyens eſt la meſme que celle des ſceptiques. Il eſt donc à propos de parler auſſi de cette philoſophie. Quelques-uns ne comptent que trois Académies. La première & la plus ancienne, eſt celle de Platon ; la ſeconde ou la moyenne, eſt celle d’Arcéſilas, qui avoit été diſciple de Polémon ; & la troiſième ou la nouvelle, eſt celle de Carnéade & de Clitomaque. Il y en a quelques-uns qui ajoutent à ces trois, une quatrième Académie, qui eſt celle de Philon & de Charmidas. Et d’autres encore ajoutent une cinquième, qui eſt celle d’Antiochus.

Maintenant voyons la différence du ſcepticyſme & de ces ſectes ; en commençant par la première Académie. Les uns diſent que Platon étoit dogmatique ; & les autres qu’il étoit Aporétique ou Doutant : & d’autres encore, qu’il étoit dogmatique dans de certaines choſes, & Doutant dans d’autres.

On dit que dans ſes livres gymnaſtiques, ou dans ſes exercices dialectiques, quand il introduit Socrate badinant avec quelques perſonnages, en diſputant contre des ſophiſtes, il a alors un caractère d’exercice pour & contre, un caractère de doute : & que quand il parle ſérieuſement, ou qu’il explique ſon ſentiment, ſous la perſonne de Socrate ou de Timée ou de quelque autre, alors il a un caractère dogmatique. Il eſt inutile d’examiner le ſentiment de ceux qui prétendent qu’il eſt dogmatique : & de ceux qui diſent qu’il eſt dogmatique en certaines choſes, & Aporétique en d’autres : car il faut qu’ils avouent tous qu’il eſt différent de nous.

Nous examinons au long dans nos commentaires, ſi Platon eſt purement ſceptique : mais icy dans ce petit ouvrage, nous dirons en peu de mots après Ménodote & Enéſidème, qui ont été des principaux chefs de noſtre ſecte, que, lors que Platon décide touchant les idées, ou qu’il définit que la vie jointe à la vertu eſt préférable à une vie accompagnée de vices, ou qu’il affirme que ces choſes ſont réellement exiſtantes ; qu’alors, dis-je, il prononce & décide dogmatiquement. Nous dirons encore que, quand il prétend qu’il y a des choſes plus ou moins croyables ou probables que d’autres, alors il s’écarte du caractère du ſcepticyſme : car il eſt évident, par ce que nous avons dit ci-deſſus, que cela eſt éloigné de nos penſées.

Ainſi, quoyque par manière d’exercice il raiſonne quelquefois comme les ſceptiques, il n’eſt pas ſceptique pour cela. Car quiconque décide dogmatiquement ſur quelque choſe, & diſtingue entre perception & perception par rapport au plus ou au moins de probabilité, là où il s’agit d’une choſe incertaine il a tout à foit le caractère d’un dogmatique.

C’eſt ce que Timon inſinue en parlant de Xénophane. Car quoyqu’il loue beaucoup ce philoſophe, & que meſme il ait écrit des Silles ſous ſon nom, il l’introduit néanmoins parlant ainſi avec douleur :

« O que n’ai-je eu plus de réflexion & de prudence ! On me regarde comme un tranſfuge de ſectes ; & en effet, mon inconſtance m’a engagé dans une route trompeuſe. Je ſuis déjà avancé en age ; mais, hélas ! puis-je me félicyter encore d’avoir réuſſi dans les recherches que j’ai faites ſur toutes choſes ? Comment me débarraſſerai-je de tant de difficultez ? »

Ici Timon ajoute cette réflexion tout de ſuite :

« Xénophane, dit il, réduit tout, à une ſeule & meſme choſe ; ramenant tout ce qui exiſte, dans quelque lieu qu’il ſoyt à une nature unique & ſemblable par tout à elle meſme. »

C’eſt peut-eſtre à cauſe de cette incertitude de Xénophane, que Timon dit qu’il eſt un peu éloigné du faſte dogmatique, mais non pas, qu’il en ſoyt exempt tout à fait. Voicy ſes paroles :

« Xénophane ce philoſophe, qui eſt un peu exempt de faſte, & qui ſe raille de la fraude d’Homère, a feint que Dieu eſt diſſemblable aux hommes, ſemblable par tout à luy meſme, impaſſible & incapable de changement, tout & en toutes ſes parties intelligent & eſprit. »

Il dit que Xénophane eſt un peu exempt de faſte ; comme en étant exempt ſeulement en quelque manière. Qu’il ſe raille de la fraude d’Homère parce qu’il a rejeté la fraude attribuée à Jupiter dont Homère foit mention. Au reſte on voit que la doctrine de Xénophane étoit (contre les préjugez des autres hommes) que l’univers étoit une ſeule choſe, & que Dieu exiſtoit en toutes choſes, qu’il étoit de figure ſphérique, qu’il étoit impaſſible, immuable, & doué de raiſon. Par où il eſt aiſé de faire voir en quoy Xénophane eſt différent de nous.

Mais, pour revenir à noſtre propos, il eſt évident, par ce que nous avons dit, que Platon, encore qu’il doute de quelques choſes, ne peut pas néanmoins paſſer pour ſceptique, en ce qu’à l’égard de certaines choſes, il décide touchant leur eſſence, quoyqu’elles ſoyent obſcures, & qu’à l’égard meſme des choſes qui luy paraiſſent obſcures, il en préfère quelques-unes aux autres, comme étant plus probables ou plus dignes de foi.

Pour ce qui regarde les ſectateurs de la nouvelle Académie, quoyqu’ils diſent que toutes choſes ſont incompréhenſibles, ils ſont différents des ſceptiques, en cela meſme qu’ils diſent que toutes choſes ſont incompréhenſibles : (car ils diſent cela affirmativement : mais le philoſophe ſceptique ne déſeſpère pas que quelques choſes ne puiſſent ſe faire, & ne puiſſent devenir compréhenſibles.) Mais ils ſont encore plus évidemment différents de nous, dans la diſtinction qu’ils font des biens & des maux. Car les Académicyens diſent qu’il y a quelque bien & quelque mal, non pas dans le meſme ſens que nous le diſons, mais, perſuadez qu’ils ſont, qu’il eſt plus vraiſemblable que ce qu’ils appellent bien, l’eſt effectivement, que ce qui luy eſt contraire ; raiſonnant de la meſme manière à l’égard du mal. Au lieu que nous, nous diſons qu’il n’y a ni bien ni mal ; tellement que nous croyons que cela meſme que nous diſons eſt ſeulement probable, nous conformant au reſte à la coutume & à l’uſage commun, ſans établir aucun dogme, parce que nous ne pouvons pas eſtre ſans agir.

De plus nous diſons que les imaginations, qui nous viennent des apparences des ſens ; ſont également croyables ou non croyables, s’il s’agit d’en rendre raiſon, ou de juger de la réalité des choſes apparentes par des raiſons. Au lieu que ceux de la nouvelle Académie diſent que les unes ſont probables & les autres non outre qu’ils établirent de différentes ſortes de choſes probables. Ils diſent que les unes ſont probables ſeulement, & d’autres probables & prouvées par des obſervations exactes, & d’autres encore probables, prouvées par des obſervations exactes, & qui ne ſont embarraſſées d’aucun doute.

Selon eux, par exemple, ſi par haſard dans un lieu obſcur, il ſe trouve une corde entortillée & qui faſſe divers replis, l’imagination que quelqu’un entrant ſoudainement, s’en formera comme ſi c’étoit un ſerpent, n’eſt que probable. Mais ſi quelqu’un conſidère exactement cet objet, qu’il en examine les circonſtances, comme s’il n’a point de mouvement, s’il eſt d’une telle couleur, & autres ſemblables particularitez, cet objet luy paraît une corde par une imagination probable, & prouvée par des obſervations exactes.

Mais voicy un exemple, qui fera concevoir ce que c’eſt qu’une imagination, qui n’eſt ni diſtraite ni empeſchée par aucun doute. On dit qu’Hercule ramena des Enfers Alceſte, qui étoit morte, & la fit voir à Admète. Celuy-ci à cette vue avoit une imagination qui luy repréſentoit vraiſemblablement Alceſte ; & cette imagination étoit confirmée par une conſidération exacte de l’objet : mais, parce qu’il ſavoit qu’elle étoit morte, cela l’empeſchoit de croire cet événement, & faiſçait qu’il avoit quelque penchant à en douter.

Les nouveaux Académicyens préfèrent donc à une imagination ſimplement probable, celle qui eſt probable & qui eſt confirmée par quelque obſervation exacte : & ils préfèrent à l’une & à l’autre, celle qui eſt probable, qui eſt confirmée par quelque conſidération exacte, & qui n’eſt offuſquée par aucun doute.

Or, quoyque les nouveaux Académicyens & les Sceptiques diſent qu’ils accordent leur aſſentiment à quelques choſes, cependant il y a en ce point une différence manifeſte entre la manière de philoſopher des uns & des autres. Car conſentir à quelque choſe ſe peut dire en diverſes manières : quelquefois pour ne pas réſiſter, mais ſuivre ſimplement, ſans une inclination ou une affection violente pour quelque choſe ; c’eſt ainſi que l’on dit qu’un enfant conſent à ce que luy dit ſon maître : quelquefois conſentir ſe prend pour ſuivre le ſentiment de quelqu’un, en s’affectionnant à ſon ſentiment par une eſpèce de ſympathie, & par une volonté forte & déterminée ; c’eſt ainſi qu’un prodigue conſent à celuy qui luy conſeille de vivre avec profuſion. C’eſt pourquoy, comme Carnéade & Clitomaque diſent que le conſentement à une choſe probable peut eſtre accompagné d’une forte inclination ; & que nous au contraire, nous diſons que ce conſentement ne conſiſte qu’à céder ſimplement & ſans aucune inclination ou affection pour quoy que ce ſoyt : il eſt évident que nous ſommes différents de ces philoſophes.

Nous différons encore de la nouvelle Académie, par rapport à la fin. Car ceux qui ſuivent cette ſecte, recherchent quelque fin probable dans l’uſage de la vie : au lieu que nous, nous vivons ſans rien définir à cet égard, contents de ſuivre les lois, les coutumes, & les impulſions des perceptions paſſives de la nature. Je pourrais ajouter icy pluſieurs autres choſes ſur la différence, qui eſt entre nous & la nouvelle Académie, ſi je ne travaillais à eſtre court : mais je les laiſſe, pour paſſer à la moyenne Académie.

J’avoue qu’Archéſilas, le chef & l’auteur de la moyenne Académie, me paraît approcher beaucoup des ſentiments des Pyrrhoniens ; en ſorte que ſa doctrine & la noſtre ſont preſque une meſme choſe. Car on ne trouve pas qu’il prononce définitivement touchant l’exiſtence ou la non-exiſtence d’aucune choſe, ou qu’il conſidère une choſe comme préférable à une autre, ſoyt pour perſuader ſoyt pour ne pas perſuader s’abſtenant au contraire de juger & d’accorder ſon aſſentiment à quoy que ce ſoyt. De plus il dit que la fin eſt l’Époque, dont nous avons dit que l’Ataraxie, ou l’exemption de trouble eſt une ſuite néceſſaire. Il prétend encore que toutes les ſuſpenſions de jugement en particulier ſont des biens, & que tous les aſſentiments particuliers ſont des maux. Mais à cet égard on pourroit dire que, quand nous diſons la meſme choſe qu’Archéſilas, c’eſt ſeulement pour marquer ce qui nous paraît, & non point pour établir cela comme une aſſertion : au lieu qu’il avance ces propoſitions, comme ſi elles étaient telles réellement & ſuivant la nature des choſes de manière qu’il prononce affirmativement que l’Époque eſt un bien, & l’aſſentiment un mal.

Que s’il faut ajouter foi à ce qu’on dit de luy, on aſſure qu’il paraiſſçait Pyrrhonien d’abord, mais que véritablement il étoit dogmatique, que quand il vouloit éprouver par ſes doutes, ſi ceux qui étaient familiers avec luy, étaient propres à recevoir la doctrine de Platon, on l’auroit pris alors pour un philoſophe Aporétique ou Doutant : mais qu’il enſeignoit la doctrine de Platon à ceux de ſes amis qui avaient l’eſprit pénétrant, & que pour cette raiſon Ariſton diſçait de luy qu’il étoit Platon par devant, Pyrrhon par derrière, & Diodore par le milieu, parce que quoyqu’il fût Platonicyen, il ſe ſervoit de la dialectique de Diodore.

Pour ce qui eſt de Philon, il dit que les choſes ſont incompréhenſibles, ſi l’on veut en juger par le Critérium, ou par la règle du vrai & du faux des Stoïciens, & qu’ils diſent eſtre la Faculté compréhenſive de l’imagination : mais il ajoute qu’elles ſont compréhenſibles de leur nature.

Antiochus alloit plus loin. Il tranſportoit la philoſophie ſtoïcienne dans l’Académie de ſorte que l’on diſçait de luy qu’il philoſophoit en Stoïcien dans l’Académie, car il prétendoit prouver que les dogmes des Stoïciens ſe trouvaient dans Platon. Par tout ceci on peut voir évidemment en quoy la doctrine des ſceptiques eſt différente de la quatrième & cinquième Académie.

Chap. XXXIV Si la ſecte des Médecins, que l’on appelle Empiriques, eſt la meſme choſe que la philoſophie ſceptique.

Il y en a quelques-uns qui prétendent que la ſecte des Médecins, que l’on appelle Empiriques, eſt la meſme choſe que la philoſophie ſceptique. Mais il faut ſavoir que ſi cette ſecte empirique aſſure dogmatiquement, que les choſes obſcures ſont incompréhenſibles, elle n’eſt point la meſme choſe que la philoſophie ſceptique ; & que de plus elle ne convient point à un ſceptique. De ſorte que, ſelon moi, un ſceptique feroit beaucoup mieux de ſuivre la ſecte de Médecine, que l’on nomme Méthodique, car cette ſecte méthodique eſt la ſeule de toutes les autres ſectes de Médecine, qui paraît ne ſe point conduire témérairement, & ne point préſumer aſſez d’elle-meſme, pour prononcer ſi les choſes obſcures ſont incompréhenſibles ou non. On voit qu’elle ſe conforme aux apparences, & que, ſuivant cela, elle choiſit ce qui paraît utile : en quoy elle ſuit la meſme route que les ſceptiques. Car nous avons dit ci-deſſus, que la conduite commune de la vie, qui eſt celle qu’obſerve le philoſophe ſceptique, conſiſte à ſe conformer à quatre choſes, ſavoir aux ſuggeſtions de la nature, aux impulſions néceſſaires de nos diſpoſitions paſſives, à l’établiſſement des lois & des coutumes, & à la culture des arts. Comme donc, en vertu de l’impulſion des diſpoſitions paſſives, le ſceptique eſt pouſſé par la ſoyf à boire, & par la faim à manger, & par quelques autres diſpoſitions paſſives à d’autres choſes, ainſi le médecin méthodique eſt dirigé par les diſpoſitions paſſives du malade à uſer de remèdes convenables. Quand il voit le malade reſſerré, il eſt dirigé par là à chercher des remèdes laxatifs (comme, quand on ſe ſent reſſerré par un froid violent, on eſt porté par là à chercher la chaleur ; ) & de meſme il eſt conduit par la trop grande relaxation du malade, à luy donner des remèdes qui le reſſerrent ; (comme, lors que ceux qui ſe ſentent épuiſez pour trop ſuer dans un bain chaud, ſont portez par là à arreſter la ſueur, & à reſpirer un air frais.)

On ſe convaincra que ce ſont les choſes contraires à la nature, qui obligent le Médecin méthodique à en venir à celles qui y ſont conformes ſi l’on conſidère qu’un chien meſme ſe ſentant bleſſé d’un baton pointu, que l’on luy aura lancé, & qui ſera demeuré dans la plaie, ſe hate de le tirer dehors. Mais pour ne point paſſer les bornes de cet abrégé, en entrant dans un trop grand détail, je crois que tout ce que les médecins méthodiques obſervent dans la cure des maladies, ſe peut rapporter à cette impulſion ou à cette néceſſité que les perceptions paſſives cauſent en nous, & aux choſes qui ſont ou conformes ou contraires à la nature. A quoy j’ajoute que ce qu’ils ont encore de commun avec les ſceptiques, c’eſt que, comme eux, ils ſe ſervent des termes indifféremment, & ſans vouloir établir aucun dogme. Car comme un ſceptique ſe ſert de cette expreſſion, Je ne définis rien & de cette autre, Je ne comprends rien ; ainſi le médecin méthodique uſe du terme de choſes communes, & d’autres ſemblables termes, non dogmatiquement, mais d’une manière indifférente. C’eſt encore de cette meſme manière qu’il prend ce terme de connaiſſance, non dogmatiquement, mais pour cette action par laquelle nous nous portons, des perceptions paſſives, & des choſes conformes ou contraires à la nature, à celles qui paraiſſent convenables & utiles ; comme dans la faim, & dans d’autres pareilles diſpoſitions paſſives. Enfin, de tout ce que nous avons dit juſqu’icy, & de pluſieurs autres choſes qu’on pourroit y ajouter, on peut conclure que la profeſſion des médecins méthodiques a plus d’affinité avec le ſcepticyſme, que toutes les autres ſectes des médecins : ce qu’il faut dire néanmoins par comparaiſon à ces autres ſectes, & non pas abſolument & abſolument, comme ſi elle étoit une meſme choſe que le ſcepticyſme.

Après avoir diſcouru des ſectes ou des méthodes de philoſopher qui paraiſſent avoir quelque reſſemblance avec le ſcepticyſme, il ne nous reſte plus rien à faire pour l’explication de cette doctrine en général : c’eſt pourquoy nous la finiſſons icy, avec le premier livre de nos Inſtitutions Pyrrhoniennes.