Les Hirondelles (Esquiros)/L’Aigle.

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Eugène Renduel (p. 33-38).



L’Aigle.

I


Le soleil était pâle ; une mer ondoyante
Enflait à gros flocons son écume bruyante
Et se brisait contre un rocher :
Une île, au sein des flots, s’élevait en silence,
Et sur ses bords déserts, d’où le vautour s’élance
Glissait la barque du nocher ;


Alors on vit, au loin, se dessiner dans l’ombre,
Au milieu de l’orage, une figure sombre,
Avec deux éclairs dans les yeux ;
Ses cheveux hérissés flottaient sur la colline,
Et l’aquilon sifflant sur son front qui s’incline,
S’en allait plus fier dans les cieux.

Il rêvait… quand soudain, avec un grand bruit d’aile,
Trahi par ses efforts en son vol infidèle,
Tombe à terre un aigle blessé :
Il pousse un cri plaintif ; et son aile tremblante,
Laissant sur la poussière une empreinte sanglante,
Soulevait son corps épuisé.

Battu par la tempête et blessé par la foudre,
Sur ces monts escarpés et ces rochers en poudre
Il venait chercher un tombeau.
Ou bien, du haut des cieux reconnaissant son maître
Comme linceul funèbre, il réclamait peut-être
De sa pourpre au moins un lambeau.

Et le Destin sourit, en voyant ces victimes
Qui du monde et du ciel n’avaient touché les cimes,

Que pour mieux tomber et souffrir ;
Ces deux rois détrônés au déclin de leur âge,
Qui sur le même roc jetés par un orage,
Ensemble étaient venus mourir.

Napoléon plaignit cette chûte fatale ;
Et sur l’oiseau sanglant passant sa main royale,
Il y laissa tomber des pleurs ;
Car il n’avait pas vu jusque-là, dans l’histoire,
Rien qui lui ressemblât, rien d’égal à sa gloire,
Rien de pareil à ses douleurs !

Mais dans l’aigle orgueilleux tombé loin de son aire,
Qui monta jusqu’aux cieux pour trouver le tonnerre
Il a reconnu son destin ;
Lui, convive chassé des royales orgies,
Qui laissa des corps morts et des plaines rougies
Comme les restes du festin.

Les rois avaient rogné sa serre menaçante,
Coupé son aile fauve, et d’une main puissante
Emprisonné son noble essor ;
Aussi, sur l’aigle altier levant un œil farouche
Il rêva : puis ces mots sortirent de sa bouche :
« — Salut, compagnon de mon sort !


» Comme toi, je naquis au milieu des orages,
» Dans de noires forêts, sur des rochers sauvages,
» Le vent balança mon berceau ;
» De là je m’élançai ; mais le ciel infidèle
» Me laissa, pour punir une gloire immortelle,
» Tomber vivant dans le tombeau.

» Ombre d’un empereur, je survis à moi-même,
» Comme si d’un seul coup, le sort, ce roi suprême,
» N’eût pu me courber sous sa loi ;
» Ou bien si l’Éternel, inventant un supplice,
» Eût mis, pour châtier ma royale injustice,
» Les mers entre ma gloire et moi !

» J’attelais à mon char la victoire essoufflée,
» D’orgueil et de fureur cette cavale enflée
» Bondissait sur l’airain bravé ;
» Mais, le flanc tout couvert de sueur qui ruisselle,
Un jour elle abattit, avec une étincelle,
» Ses quatre fers sur le pavé.

» En la teignant de sang j’ai fait de ma casaque
» Une pourpre de rois : l’Anglais et le Cosaque

» En ont pris chacun un morceau.
» Pareil à l’homme-Dieu cloué sur le Calvaire
» J’ai vu se disputer tous les rois de la terre
» Pour les débris de mon manteau.

» Qu’il ose, disaient-ils, s’il est fils de la foudre,
» Descendre de sa croix et traîner dans la poudre
» Les rois, Dieu de l’humanité :
» Et moi, serrant les poings, tout écumant de rage,
» J’essayais… Mais en vain, car, en passant, l’orage
» M’avait pris ma divinité.

» Oh ! ma mère eut vraiment une pitié cruelle.
» Pourquoi m’avoir nourri du lait de sa mamelle ?
» Pourquoi sourit-elle à ma voix ?…
» Mais sentait-elle alors, en devenant féconde,
» Remuer l’avenir et les destins du monde
» Dans son sein enfanteur de rois !

» Et puis mieux vaut encore avoir vécu ma vie,
» Avoir vu de ces rois la vengeance assouvie
» Garder la cage du lion :
» Se réveiller meurtri des coups de la tempête ;
» Et pouvoir dire après, en relevant la tête :
» C’est moi qui fus Napoléon !


» Chaque religion, déposant la tiare,
» Baisait les pieds poudreux de moi Corse barbare ;
» Je croyais avoir dompté Dieu ;
» Je croyais : — quand soudain de ce faîte sublime
» Comme un ange maudit qui roula dans l’abîme
» Je me réveillai dans ce lieu !
 
» Aigle, dans l’horizon, peut-être que ton aile
» Reprendra son essor ; mais ma gloire étemelle
» Ne revivra jamais pour moi !
» Pourtant, si je pouvais, comme un pâle fantôme,
» Apparaissant, la nuit, dans mon ancien royaume,
» L’éveiller au son du beffroi ;

» Si mon souffle, ouragan qui la terre enveloppe,
» Balayait, en courant, les trônes de l’Europe ;
» Si ces monarques tant vantés,
» Qui dorment sur la pourpre un sommeil adultère,
» Sentaient à leur réveil notre pied militaire
» Fouler leurs fronts épouvantés ;

» Si jamais… » Mais déjà la nuit devint plus sombre.
On entendit de loin, près des flots et dans l’ombre,
Retentir la voix du geôlier.
L’empereur se leva : la main sur son front pâle,
Il s’avança muet : et la porte fatale
Retomba sur son prisonnier.

Février 1833.