Les Histoires amoureuses d’Odile/10

La bibliothèque libre.
La Vie parisienne (p. 43-46).



Trente-deux ans.


J’ai rencontré Julien de Rancailles pendant plus de dix ans, sans faire la moindre attention à lui. J’avais de vagues relations avec sa femme, une grande grosse dame qui serait devenue à barbe, si elle n’était morte jeune d’un érésypèle. Le deuil retint quelque temps M. de Rancailles hors du monde, puis je recommençai à l’y voir et à échanger avec lui de rapides banalités, en un empressement, égal au sien, d’aller ailleurs, causer avec d’autres gens.

Un soir où nous dînions tous les deux chez un écrivain ami, il se mit à développer avec assez de verve une théorie d’après laquelle toutes les convulsions historiques et toutes les contradictions psychiques se trouvaient expliquées par la lutte de l’instinct herbivore et de l’instinct carnivore, lesquels influencent toute la destinée de l’individu isolé, puis, lorsque fixés en caractère spécifique chez ses descendants, la destinée des peuples. Il expliqua gaiement que l’idée du mal est de création herbivore et a été inspirée aux moutons par le tort que leur font les loups, pour lesquels le mal ne saurait exister, la satisfaction de l’instinct des forts étant parfaitement légitime. Comme il avait mis du pittoresque à soutenir cette thèse d’ailleurs peu nouvelle, je le regardai avec intérêt et je fus surprise de trouver qu’il était beau : très brun, avec une figure de dessin net et de proportions précises qui marquaient l’harmonie intellectuelle. Et comme je faisais cette remarque, je découvris que pourtant il avait la bouche résolument de travers, et tiraillée d’un tic fréquent, que sa barbe dissimulait si bien, que je ne l’avais jamais vu. De sorte qu’en même temps je fus frappée de la régularité équilibrée de son aspect et de ce tic nerveux. Encore une manifestation de la lutte des instincts, peut-être ?…

Après le dîner, comme il avait compris que son hypothèse m’intéressait, il apporta sa tasse de café dans mon voisinage et commença une causerie animée. J’étais en goût de répondre aux choses qu’il disait. Il resta là toute la soirée, et lorsque les vides nombreux dont s’était apaisé le salon me contraignirent à m’inquiéter de l’heure :

— Il faut, madame, me dit-il, que je vous fasse un aveu fort humiliant pour moi. Je vous ai, jusqu’à ce soir, toujours crue occupée seulement à être jolie. Je viens de mesurer la profondeur de ma sottise. Me pardonnerez-vous, et vous convient-il que nous fassions une vraie amitié ?

Et comme je souriais, il ajouta, parlant plus vite :

— Vous vous moquez de ma maladroite franchise ?…

— Pas du tout ! mais la rencontre est curieuse, car moi aussi je vous prenais pour un pur et simple mondain, et… comme vous, je me trompais.

Chacun de nous entra gaiement dans le détail de sa méprise : en nous quittant, nous étions très bons amis.

Le mois suivant — en janvier — je retrouvai M. de Rancailles au château de Laizeray, chez les Boncaurant. Il venait là pour la fin des chasses, moi pour un peu de solitude, car la maîtresse de cette bienveillante maison, très occupée de ses sculptures polychromes, de ses pauvres et de ses livres, laisse à ses hôtes une admirable indépendance, n’ayant pas, dit-elle, la vanité de croire qu’en lui faisant perdre son temps à leur tenir compagnie ils aient la moindre chance d’augmenter leur bonheur personnel. Quelle bonne maison ! On y trouvait cette chose improbable : la campagne, moins l’ennui !

À l’ordinaire, j’arrivais à Laizeray avec un vaste plan de lectures. Celle année-là, je devais « rafraîchir » ma littérature anglaise, et mes projets étaient tellement ambitieux que je n’avais pas une minute à perdre, aussi fus-je un peu agacée en voyant, le lendemain de mon installation, M. de Rancailles entrer dans la bibliothèque, où je m’étais mise à une grande table avec mes crayons, mes cahiers et la Reine des Fées.

— Vous n’êtes donc pas à la chasse ? dis-je avec une douteuse gracieuseté.

— Non. Les chiens n’ont pas de nez par ce temps-là. Vous verrez qu’ils rentreront bredouille… Mais je vous dérange peut-être ?… Que lisez-vous là ?…

— Vous ne me dérangez pas… C’est la Reine des Fées.

— Vous aimez la littérature anglaise ? Moi aussi. Avez-vous remarqué que c’est Shakespeare qui nous a fourni toutes les images concrètes que nous avons sur l’amour : Roméo, amour-passion ; Othello, amour-jalousie ; Caliban, amour-bestial ; Portia, amour-dévouement ; Béatrice, amour-goût…

— Il a oublié l’amour-littérature, sur lequel il reste bien des choses à dire.

— L’amour où l’on n’aime pas, c’est une maladie de la vanité, à quoi je ne peux vraiment pas m’intéresser.

— Mais personne ne s’intéresse plus à aucune sorte d’amour, c’est démodé…

— Quelle folie, nous ne nous intéressons pas à autre chose… Tenez, avez-vous jamais, dans les rues, examiné de quoi sont composés le décor et la circulation : boutiques de bouchers, d’épiciers, de fruitiers, paniers d’huitres, étalages de marchands de volailles qui débordent sur le trottoir, restaurants, marchands de vin, voitures qui transportent des nourritures, gens qui portent des pains, des bouteilles ; à tous les pas on se heurte contre des activités employées à servir le besoin de manger… On dirait que la ville entière ne pense qu’à cela et qu’elle y pense sans trêve ; eh bien, l’amour est dans la vie de tous au même degré d’importance que la faim ; lui aussi circule dans les rues et les encombre, il est dans tous les yeux qui se rencontrent, dans l’arrêt hypnotisé des femmes devant les vitrines où sont les objets d’élégance qui pourraient les faire plus jolies, dans la préoccupation des hommes en course vers les affaires qui devraient les faire plus riches. On n’agit qu’avec l’amour pour but, il est au fond de tout travail, c’est vers lui que tendent toutes les conversations…

— Prenez garde ! Vous allez être obligé de me faire une déclaration…

— J’y songeais ! Depuis un mois je n’ai cessé de penser à vous. Comment ai-je pu, moi qui suis un observateur soigneux de l’intimité des êtres, ne pas m’apercevoir depuis des années de votre supérieure distinction intellectuelle et morale ?

— Peut-être bien ne suis-je pas tellement supérieure ni tellement distinguée…

— Oh ! si ! Et à quel point ! Vous l’ignorez vous-même ! Seulement vous êtes une créature de mystère, une âme secrète. On dit de vous : « Elle est si bonne », et personne n’en sait davantage.

— Je ne suis même pas si bonne, je ne m’intéresse pas assez à mes semblables pour en dire du mal, voilà tout.

— Vous croyez que c’est par intérêt pour les gens que l’on dit du mal d’eux ?

— Sans doute ! On abîme ceux qui ne vous préfèrent pas ; les calomniateurs et les médisants sont des âmes fines qui souffrent.

— Je crains que vous ne soyez bonne, décidément… Mais vous êtes bien autre chose encore et c’est irritant de songer que personne ne s’en doute.

— Je voudrais bien savoir ce que cela peut vous faire.

— On souhaite voir comprendre à tous, les êtres que l’on aime.

— Vous m’aimez donc… comme c’est particulier !

— Non, c’est seulement très logique… Quand j’étais plus jeune, j’ai eu le goût des collections et j’ai dépensé pas mal d’argent pour avoir beaucoup de tableaux, de bibelots et de livres assez bons. Puis j’ai changé de système. J’ai tout vendu, et même fort bien, car je me connais en objets d’art aussi bien qu’en âmes. Maintenant je n’ai plus que trois choses : un portrait de Vélasquez plus beau qu’aucun de ceux de Madrid, une paix en or ciselé par Finiguerra pour le pape Martin V, un des premiers volumes de la première édition de Virgile faite à Venise en 1470 par les Alde, avec une reliure du temps et des annotations de la main des éditeurs. Je suis sûr d’avoir trois choses uniques et dont je ne rencontrerai nulle part de double ; j’ai trouvé ces merveilles dans des endroits où personne ne soupçonnait qu’elles fussent, entre les mains de gens incapables d’en apprécier la valeur… Eh bien, madame, vous avez les mêmes caractères que ce tableau, cette paix et ce livre ; comme eux vous êtes unique, et comme eux incomprise… Je vous ai découverte comme eux, et voilà pourquoi je vous aime.

— Mais je vous assure que je ne suis pas aussi incomprise que vous craignez.

— Bien entendu, on vous a fait la cour ! Comme vous êtes admirablement pure, on a dû se décourager vite. Mais personne ne vous a aimée pour votre vraie beauté intérieure… Pourquoi voulez-vous que j’admette que les hommes, qui sont tous des brutes pressées, aient vu en vous ce que moi, l’attentif scrutateur d’âmes, je n’y avais pas vu pendant tant d’années ! Non, madame, vous aurez beau m’affirmer le contraire, je suis sûr, je sais que personne avant moi ne vous a devinée.

Lorsqu’en m’habillant pour le dîner, je repassai dans ma tête notre conversation qui s’éternisa sur ce sujet, je me rendis compte que j’avais fini par accepter l’idée que personne jamais ne m’avait comprise, et que, dans l’effort de me mettre au niveau de la grande conception qu’avait de moi M. de Rancailles, j’avais fait beaucoup de mots d’auteur et exprimé une foule de sentiments étrangement tortillés.

Les jours suivants, la littérature anglaise eut encore un sort fatal. Rancailles et moi, nous nous retrouvions en sortant de table et nous allions dans les prés durcis de gel marcher sans fin, le long des lacets compliqués que faisaient les ruisseaux dont les eaux vives remuaient les menthes séchées par l’hiver et les cressons au vert tentant. Il fallait tout le temps parler de moi, raconter mon enfance et ma jeunesse. Aux détails de mes plus simples impressions il s’émerveillait ; plus il trouvait rares les choses qui m’avaient jusque-là semblé quelconques et plus mon désir de l’étonner davantage grandissait. Je faisais de la littérature sur moi-même, d’abord consciemment et avec un peu d’embarras, puis de très bonne foi et avec une grande satisfaction d’amour-propre. Je me trouvai des subtilités de pensée et de sensations qui me donnèrent de l’admiration pour mon personnage. Je changeai ma coiffure et il me sembla tout ensemble que j’avais l’importante maturité des grands esprits travaillés par la vie et que je rajeunissais.

Au bout d’un mois je quittai Laizeray ; le jour de mon départ, Rancailles me demanda si je voulais l’épouser.

— Ne vous hâtez pas de me répondre, dit-il en me voyant embarrassée ; je sais que chez les natures d’exception comme la vôtre l’amour ne peut être que le résultat d’une cérébration compliquée. Vous devez m’aimer un jour… J’aurai la patience qu’il faudra, car je considère que vous m’appartenez, comme la perle appartient à qui la découvre.

Je ne défends pas l’image, — lui en parut fort satisfait.

— Nous causerons de cela, me bornai-je à dire.

Je ne voyais pas d’avantage marqué à l’épouser, mais je me trouvais entre la chance de me compromettre en le laissant s’installer dans mon intimité, et la nécessité de me priver de ses admirations, qui me plaisaient fort. Or, je n’avais pas pour lui un goût suffisant pour que cela valût la peine d’y risquer ma réputation ; alors, ne serait-il pas mieux de l’épouser ? Je me mis à y songer sans horreur.

Peu de temps après le retour à Paris, il avait pris l’habitude de venir chez moi sans cesse, et je le laissai faire avec l’idée qu’il y aurait une réponse facile au premier potin auquel son assiduité donnerait lieu.

Il continuait à découvrir en moi chaque jour des magnificences dont toute seule je ne me fusse jamais doutée ; un soir pourtant il se mit à parler de lui-même, ce fut pour me raconter qu’il avait le génie de l’amitié, un sentiment auquel, à ce qu’il expliqua, les hommes n’entendent rien à l’ordinaire et qui nécessite un rare tact psychique. Du reste, il n’avait qu’un ami, mais quel ami c’était !

— Figurez-vous le garçon le plus merveilleusement doué, et qui a passé vingt-cinq ans de sa vie à s’ignorer si complètement, que, de très bonne foi, il se croyait de niveau avec la vie qu’il mène. Une vie stupide de sports et de femmes faciles. C’est l’âme la plus rare, d’une délicatesse hautaine, d’une chevalerie parfaite, tout cela sous des façons d’ironie et de blague qui ressemblent aux vôtres. Même maintenant que je l’ai découvert et révélé à lui-même, il a encore, lorsque je lui explique les beaux mouvements intérieurs que je devine en lui, des railleries, des airs de ne pas comprendre… Vous verrez quel être intéressant, car je veux vous le présenter. Je lui ai parlé de vous et il a un désir fou de vous connaître.

— Amenez-le quand vous voudrez.

— Demain alors, car après-demain matin, je pars pour la Normandie, où il me faudra passer trois semaines. J’ai à mettre en ordre une foule de choses dans ma terre, et je veux être débarrassé de tout souci, parfaitement libre le jour où vous me direz que vous consentez à être ma femme.

Évidemment, il ne s’agitait pas de l’idée que ce jour pouvait ne venir jamais.

La visite du lendemain fut agréable et très gaie. M. d’Imbert — ainsi se nommait l’ami prodige — était spirituel, blagueur, d’une grâce hardie que de bonnes façons rendaient séduisante. C’était un petit blond, très chic, avec des yeux gris dont la moquerie ne s’apaisait jamais. Il fut comique sur tous les sujets, et m’entraîna vers des ironies violentes dont je m’amusai. Rancailles nous regardait, la face épanouie d’extase. Lorsque c’était moi qui parlais, il se tournait vers M. d’Imbert avec la visible crainte que mon esprit fût quelque chose de trop prodigieux pour qu’on le supportât sans danger pour sa vie. Quand c’était au tour de M. d’Imbert, c’était moi qu’il regardait en triomphe, et dans sa grande exaltation de la prodigieuse joie qu’il nous donnait l’un à l’autre en nous ouvrant les voies par lui découvertes vers nos mérites occultes, il s’énervait et le tic de sa bouche était devenu ennuyeux à voir.

En partant il me fit des adieux dont le ton était nouveau. Il avait un accent étalé de propriétaire vaniteux. Il tenait probablement à donner l’impression d’une entente complète entre nous. Et pendant que, sous la blague des yeux gris de l’ami phénomène, il me baisait très longuement la main, je me dis qu’il allait peut-être vite en ses arrangements.

Après les dernières paroles cordiales échangées, tenant encore le bout de mes doigts dans sa main droite, il frappa sur l’épaule de M. d’Imbert en disant :

— Allons, il faut s’en aller !

Celui-là aussi lui appartenait « comme la perle à celui qui la découvre » et une image bouffonne me traversant l’esprit, me le montra entre nous deux, comme entre sa canne et son parapluie, laissant l’une à la maison, emportant l’autre « à cause du temps » mais libre de faire le contraire puisque les deux objets étaient à lui !

Le lendemain à cinq heures j’eus la surprise de voir entrer M. d’Imbert.

— C’est un peu tôt, je sais bien, dit-il en riant, mais nous avons à peine le temps avant le retour de Rancailles.

— Le temps de quoi ? fis-je en pinçant une bouche correcte.

— Mais de deviner nos secrets précieux !

— Il faut quelquefois très peu d’instants pour s’apercevoir que l’on n’a pas de secrets précieux.

— Ah ! par exemple ! Rancailles m’a affirmé que vous étiez sublime, c’est donc que vous l’êtes ! Hier, il vous a plu de montrer votre esprit pour me dérouter, mais je ne me laisse pas prendre aux apparences !… Ayez, Madame, l’obligeance d’être sublime sans plus tarder. Je suis venu tout exprès.

— Commencez ! je m’y mettrai tout de suite après vous !

— Est-ce qu’il vous a dit que j’étais sublime, fit M. d’Imbert avec une drolatique inquiétude, et mystérieux aussi peut-être ? Oui ! Me voilà bien ! Comment faire ?

— Je n’en ai pas la moindre idée.

— Si nous y renoncions.

— Ce serait pratique.

— Parfait, mais il faut nous expliquer. Vous n’êtes pas sans avoir aperçu que ce bon Rancailles est atteint de manie aiguë. Oh ! une manie que bien des gens trouvent inoffensive, et qui consiste à croire que, depuis ses cravates jusqu’à ses maîtresses, tout ce qu’il possède est unique et qu’il était seul d’une perspicacité assez aiguë pour en découvrir les beautés cachées.

Depuis dix ans, il me fait assister à l’intimité de sa vie, et je suis le confident des affolements où le jettent ses trouvailles ; il tient même absolument à ce que je partage ses états d’âme à leur sujet. Je suis sûr qu’il vous a parlé de son Vélasquez, acheté dans un garni espagnol. Oui ? Eh bien, c’est une copie, ce tableau unique ! Et sa paix, la fameuse paix de Martin V ! Un surmoulage bien patiné ! Il y a son Alde aussi, avec les notes et la reliure du temps ! Le tout savamment confectionné chez Ongania il n’y a pas bien longtemps… Et ses histoires d’amour… des surmoulages comme la paix de Martin V ! Ce que je lui ai connu de maîtresses dont l’honnêteté était unique, et le mérite secret ! Et ses amis, tous des gens dont lui seul avait deviné le génie occulte…

— Et dont les trahisons ne le déçoivent pas, à ce qu’il semble, si j’en juge d’après vous.

— Moi, je l’aime beaucoup ! Mais songez à l’horreur de la vie à laquelle il me condamne ! Je suis son admirateur breveté de merveilles en toc… C’est abominable ! Savez-vous que cet homme infernal a la tournure d’esprit du fâcheux roi Candaule ? Lorsqu’il a trouvé quelque chose, objet d’art ou cœur de femme, il faut qu’il me le montre, qu’il me le fasse toucher, qu’il se donne un mal de chien pour m’en inspirer le désir…

— Et cela réussit, j’en suis certaine, même quand c’est du toc… Vous avez dû tirer quelques petits bénéfices de votre métier d’admirateur.

— Oui, j’avoue que cela m’est arrivé, riposta M. d’Imbert avec un regard qui me donna la conviction d’avoir lu en lui plus avant que jamais n’avait pu faire le pauvre Rancailles.

— Ce n’est pas exceptionnellement joli, le rôle que vous jouez ici… Je me demande si vous en avez conscience ? fis-je d’un air sérieux.

— Ce n’est pas très laid non plus. Et d’ailleurs, c’est de la légitime défense. Jusqu’ici Rancailles s’est satisfait avec de faux Vélasquez qui n’ont guère troublé mon repos. Mais cette fois il en a trouvé un vrai, et il va me contraindre à en admirer avec lui tous les détails, en me laissant après cela retourner aux chromos qui décorent ma vie… Vous comprenez que ça ne peut plus marcher ! Je me rebiffe…

— Refusez-vous à regarder, si cela vous gêne tant !

— Pour me brouiller avec lui ! Merci bien, je préfère que ce soit vous qui vous brouillez.

— Quelle absurdité ! cela ne vous rapporterait rien. D’ailleurs, si je l’épousais, il est à supposer qu’il deviendrait discret sur mes perfections.

— Vous oubliez qu’il est veuf d’une femme qui était bien la plus quelconque de toutes, et je me souviens, moi, des descriptions d’elle qu’il m’a fallu subir… Jugez ce que ce serait avec vous…

— Comment prenait-elle ces façons, la pauvre Mme de Rancailles ?

— Oh ! terriblement bien !

— Comme vous dites cela !… Est-ce qu’elle aurait essayé de vous prouver les perfections dont son mari lui faisait honneur auprès de vous ?

— Oui… mais j’ai fui lâchement.

— Joseph !… C’est drôle comme Rancailles et sa famille évoquent l’histoire ancienne.

— Ne m’en parlez pas ! Figurez-vous qu’il s’est presque fâché lorsque j’ai espacé nos relations, dans le but louable de respecter son honneur… Il est très rare que les gens vous pardonnent de ne pas les faire…

— Mais enfin, interrompis-je sèchement, où voulez-vous en venir ?

— À vous faire comprendre que vous êtes trop belle et de trop d’esprit pour que je supporte de vous voir épouser Rancailles… Il m’est impossible d’envisager de sang-froid un avenir où il n’y aurait pour moi d’autre occupation que d’être initié au détail de toutes ses satisfactions… À quoi pensez-vous avec cette expression-là ?

— Au tic nerveux qu’il a dans la bouche, et dont je cherchais l’explication.

— Vous l’avez ! C’est le signe du candaulisme !… Dites que vous ne l’épouserez pas ?…

— Je n’en sais rien… mais d’ailleurs je ne lui ai rien promis, vous savez.

— Ah ! je respire ! comme on dit dans les pièces de Scribe. Vous me rendez là un fier service. Je suis votre obligé pour toute ma vie, vous pouvez me demander n’importe quoi, je suis prêt à l’exécuter !

— Eh bien, je vous demande de vous en aller… Je dîne en ville et il faut que je m’habille.

— Mon dévouement pour vous est tel que je me sens capable de faire même cela. Pourtant, s’il vous était commode que je vous attendisse pour vous mener à votre dîner, je vous supplie de me le dire sans façons. Je suis très patient, j’ai tout mon temps, et, pour être franc, je ne serais pas fâché de vous voir décolletée… Il paraît que vous avez un dos dont la formule est perdue depuis le temps où Tintoret en dessinait de semblables, un dos unique avec un grain de beauté également unique sur l’omoplate gauche.

— … C’est encore Candaule ?

— Précisément, et pour cette fois je crois qu’il ne s’est pas trompé… Il y a aussi vos chevilles dont je suis très curieux…

— Bon, mais allez-vous-en.

— Si vous avez l’espoir de ne pas me revoir demain, je vous engage à le perdre immédiatement. Bonsoir, madame… Quel imbécile que ce Rancailles !

J’étais d’assez mauvaise humeur après le départ de ce fumiste. Sous la forme absurde qu’il donnait à ses accusations, il y avait, solide et plus absurde encore : la vérité. Rancailles m’avait totalement persuadée de sa faculté de trouver des trésors, et avec lui j’en avais aperçu en moi-même un bon nombre qui soudainement me devinrent suspects. Pour favoriser la manie de cet acheteur de faux Vélasquez, je m’étais depuis trois mois accoutumée à raffiner sur tout, à me guinder à des hauteurs sentimentales auxquelles je n’avais nulle tendance sincère. Je sentis que j’avais joué un personnage ridicule et j’en voulus furieusement à celui qui m’avait inspiré ces vaines comédies. — Ce n’est jamais bien agréable de constater son propre ridicule… Et puis comme c’était gai de penser que, si je l’épousais, il irait raconter tous mes grains de beauté à ce blagueur aux yeux gris !… Il était gentil le blagueur aux yeux gris…

Il resta très longtemps avec moi le lendemain et me raconta une série d’anecdotes où se voyait Rancailles : exploité par une femme vénale, un mari averti et un amant de bas étage, Rancailles prenant pour une vierge infiniment pure une jeune personne qui, par distraction, accouchait dans un escalier ; Rancailles mettant dans ses meubles une fille de trottoir qu’il croyait une grande dame divorcée ; Rancailles trompé par sa femme ; Rancailles grotesque enfin par delà les bornes du possible.

Le blagueur aux yeux gris racontait drôlement, et je ne pouvais m’empêcher de rire un peu. Chaque jour il avançait, et lestement, dans la voie de la familiarité. À la fin de la première semaine je tentai de le mettre à la porte, car il avait essayé de m’embrasser. Il fit des excuses, resta ; il recommença le lendemain. Je me mis sincèrement en colère pendant cinq minutes, après il fallut encore rire, mais je le traitai un peu moins bien qu’avant, ce qui parut l’indigner.

Enfin une lettre m’apprit le retour de Rancailles ; il m’annonçait sa visite pour le lendemain. J’avertis M. d’Imbert.

— Comme je serai content de le revoir ! s’écria-t-il avec un méchant petit regard.

— Ce ne sera pas ici ! Au moins je l’espère.

— Et pourquoi non ? C’est lui qui a tenu à m’introduire chez vous, l’animal ! Il m’y retrouvera !

Et comme il avait dit, il vint, mais une demi-heure avant le moment où j’attendais l’autre. J’étais énervée. Il fallait élucider la situation entre Rancailles et moi, lui expliquer que décidément je ne voulais pas l’épouser. Mais quelle raison soudainement aperçue lui donner ?… Dire la vérité ?… Peu facile. Infaisable même. Tout cela m’incitait à l’agressivité et je reçus très mal M. d’Imbert. Lui aussi semblait avoir les nerfs outre tendus et, au bout de trois paroles, nous nous disputions.

À un moment il se leva, vint à moi avec une menace dans ses yeux, qui avaient cessé d’être moqueurs.

— Ne me mettez pas hors de moi, dit-il rudement, tâchez de comprendre que ce jeu devient sérieux.

— Qu’est-ce qui vous prend ? Êtes-vous malade ? répondis-je de très haut.

Il m’empoigna par les bras.

— Vous ne sentez pas que j’ai perdu mon sang-froid, que je vous aime !… Ne prenez pas ces airs-là, c’est inutile ; je vous aime, entendez-vous… oui, oui, je t’aime et je te veux !…

Malgré l’énergie de mon effort et la sincère fureur où me mettait la brutalité de l’agression, je ne pus cette fois éviter son baiser, un baiser où il y avait plus de dents que de lèvres… Il me broyait les bras… Comme c’était ridicule et odieux, toute cette scène !… Comme je le détestais bien ! Enfin il se décida à me lâcher un peu ; une concentration de toute ma volonté dans les muscles de mes bras me dégagea de lui et — naturellement, comment cela aurait-il pu se passer autrement ? — j’aperçus, planté entre deux portières, Rancailles, qui nous regardait, accompagnant l’expression d’ahurissement vif de sa figure, d’un tiquage de la bouche auquel on ne pouvait ne pas s’intéresser, tant il était rapide, net, précis, comme un travail de mécanique bien fabriquée.

Le valet de pied avait la manie — heureuse dans la circonstance — de mener les gens jusqu’à l’entrée du second salon, et de les abandonner à eux-mêmes pour le traverser et entrer dans la petite pièce où je me tiens à l’ordinaire.

Debout, rouge, les cheveux desserrés, bien, bien en colère, je me préparais à expliquer… je ne savais pas quoi vraiment… Est-ce que je lui en devais, des explications, en résumé ?… N’était-ce pas de sa faute si cette grotesque aventure m’arrivait ?… Non, je n’expliquerais rien… Ils pouvaient bien se débrouiller ensemble… s’ils pouvaient !

— Madame… commença Rancailles d’une voix souterraine.

Cela dérangeait son tic, l’effort de parler, cela le faisait remonter jusque dans l’œil d’une manière vraiment inquiétante. M. d’Imbert l’interrompit sèchement.

— Pas de scène, n’est-ce pas ! Madame n’a rien à voir dans tout ceci, malheureusement ; je l’ai embrassée malgré elle, je ne te permets pas d’en douter… Je regrette assez d’être contraint d’en convenir, mais telle quelle, la circonstance m’est bonne pour te dire que je renonce à jouer le rôle du monsieur qui regarde tes bonheurs. Et si tu n’es pas content, tu sais où on me trouve.

Il vira sur ses talons et, s’adressant à moi sur un ton presque sérieux :

— Je vous prie, Madame, de me pardonner l’inconvenance dont je suis coupable envers vous. Mon excuse, c’est que je vous aime ; voulez-vous me faire l’honneur d’être ma femme… Je comprends… vous trouvez l’heure mal choisie pour une telle prière… Je reviendrai demain. Si votre porte m’est refusée, je comprendrai que vous souhaitez ne pas me revoir…

— Je ne vous retiens pas, répondis-je assez durement.

Il me semblait que tout ceci passait les bornes de la plaisanterie supportable, et il m’excédait totalement.

Il n’insista pas, salua très bas et sortit de l’air de quelqu’un qui finit une visite quelconque dans les formes habituelles.

— Enfin, que signifie tout cela ? s’écria Rancailles lorsqu’il fut hors du salon.

— Vous rappelez-vous l’histoire du roi Caudaule ?

— Oh ! je vous en prie, Madame, ne plaisantons pas sur des choses aussi sérieuses !

— Si, plaisantons au contraire. Il ne nous reste que cela à faire. M. d’Imbert vous a dit la vérité en affirmant qu’il m’avait embrassée pour son agrément et non pour le mien ; mais il n’a pas eu le temps de vous dire que vous vous êtes trompé sur mon compte et sur le sien en nous prêtant des âmes sublimes, car je vous avoue que j’ai pris quelque plaisir à l’entendre se moquer de vous.

— Il se moque de moi !…

— Oui, fort joliment. Il ne vous pardonne pas, ni moi non plus, de le prendre pour confident de vos admirations de mes omoplates, de mes grains de beauté, de mes chevilles et des splendeurs de mon intelligence. Je vous demandais si vous vous souveniez de l’aventure du roi Candaule, je vois que non, je vais vous la redire. C’était un homme qui, ne pouvant garder pour soi le plaisir d’avoir une belle femme, eut l’imprudence de la montrer nue à son meilleur ami. L’histoire dit que la femme fut très irritée, l’ami très amoureux et qu’il arriva malheur au monarque indiscret… Le roi Candaule, mon bon ami, était un serin… Voilà ce que j’avais à vous expliquer. Maintenant que c’est fait, vous non plus, je ne vous retiens pas.

— Adieu ! dit Rancailles, et, tiquant éperdument, il sortit de la pièce.

Il s’est remarié l’année dernière avec une très jolie femme, et M. d’Imbert est le plus intime ami du ménage.