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Les Histoires amoureuses d’Odile/12

La bibliothèque libre.
La Vie parisienne (p. 71-75).

XII 

Trente-sept ans.


Et maintenant, je vais écrire pour moi-même, pour moi seule, ma dernière aventure d’automne, la plus douce… la plus mélancolique aussi… la dernière !

J’avais trente-cinq ans lorsque j’ai connu Armand Frébault, j’en ai trente-sept aujourd’hui, lui vingt-neuf — hélas !

Quand je brosse mes cheveux, leur noirceur luisante s’éclaire brusquement comme si des lueurs subites les touchaient, ce sont simplement des argentures de cheveux blancs qui apparaissent ; il y a autour de ma bouche deux petits traits à peine visibles encore, et ce sont des rides ; des rides aussi ces légères marques à l’angle des yeux ; je suis devenue très pâle, et lorsque j’oublie de me mettre du rouge, le soir, j’ai l’air souffrant. Sans doute ma taille a gardé sa minceur, et mes « célèbres épaules » font encore bon effet aux lumières. Dans mes jours de gaieté et de toilette je ne « parais pas mon âge » ; je me défends, on me fait encore des compliments spontanés… Oui, oui, sans doute, mais j’ai trente-sept ans, je suis une femme « bien conservée » et demain… demain je serai vieille. Je le sens si bien à ces lassitudes intimes, à ce découragement dans l’effort de plaire, au renoncement de tout mon être avide de repos et de silence. L’heure brûlante du jour est passée, les ombres crépusculaires s’étalent, s’allongent. Le soir vient, il faut rentrer, clore la porte, ne pas entendre l’amour qui frappe, le pauvre amour qui bien vite s’en irait en pleurant… ne vaut-il pas mieux que ce soit moi seule qui pleure comme je fais en ce moment, tout bas, tout doucement, dans la grande paix du sacrifice accepté.

Pauvre Armand ! Cher Armand !… oui, si cher !…

Mais je veux écrire ma dernière aventure d’automne…

Armant Frébault est un délicieux homme de lettres, il a publié une demi-douzaine de livres d’une saveur singulière et dont la brève formule recèle une pensée essentielle et concentrée. C’est l’un de ces êtres produits de l’irritabilité nerveuse de la race, un peu usée par l’excès et la multiplicité des sensations, et que l’exagération de leur sensibilité a pour ainsi dire désexués. L’un de ces hommes dont l’âme est féminine par grandes places et chez qui nous rencontrons des modes d’impression si pareils aux nôtres que vis-à-vis d’eux nous désarmons, faisant trêve à l’éternelle lutte. Natures délicieusement ambiguës qui ne nous infligent jamais la sensation d’être moindres, parce que nous devinons en elles comme nous la sentons en nous, la prédominance de l’impulsion sur le raisonnement. Inconséquents et systématiques, conservateurs et anarchistes, capables des plus grandes choses et des pires dans la même minute, tendres jusqu’aux suprêmes faiblesses, cruels jusqu’à la férocité, d’une conscience délicate et vierge, d’une inconscience de criminel, amis jusqu’aux dévouements déréglés, amants fervents et faux, cordes tendues à casser et que chaque souffle d’air qui passe fait crier : fléchissants devant l’acte, héroïquement résolus dans l’idée, pensant une chose, vivant le contraire, logiques dans l’illogisme, ce sont des hommes… comme George Sand en était un… Des artistes enfin.

Combien on les aime ! quand on les aime.

Armand Frébault a l’apparence analogue à son âme. Il est petit, grêle, sans force musculaire, d’une énorme force nerveuse. Ce pâlot dont on voit trop bien les veines bleues sous sa peau de fillette, est capable, sans migraine, de passer trois ou quatre nuits d’insomnie, pourvu qu’il s’amuse : il est toujours las, jamais épuisé, les surmenages de travail ou d’amour n’augmentent pas la cerclure de ses yeux. Il a la sorte de tempérament pour qui la pestilence des grands centres est un tonique et l’air vif des villégiatures où l’on s’ennuie un poison. Il est malade d’une tristesse, guéri par une joie. Sa vie physique est totalement dominée et disciplinée par sa vie psychique, ses émotions le régissent, le mènent… et le détruiront.

Il a la tête un peu forte pour son corps fragile, le crâne énorme, augmenté encore par la masse de sa chevelure tournée sur le front en deux grosses mèches dont l’épaisseur semble sculptée en plein dans la résistance du bronze ; le nez, osseux, est sec comme celui des races orientales, sa bouche hésite à sourire, hésite à parler, s’attriste au repos et semble préparer une perpétuelle prière qu’il ne fera jamais. Le front court, dur et blanc, fait songer à une petite plaque de marbre résistant aux pointes de fer des idées, mais qui conservera éternellement celles qui une fois auront su la graver. Puis sous l’entêtement lumineux de ce front, c’est la flottante expression des yeux « noyés de doute ; » ses jolis yeux pâles, tendres, très écartés, où nagent ses passions incertaines, ses désirs multiformes, son angoisse et sa passion de vivre…

Ah ! c’est un être délicieux, qu’il faut aimer… et comme je l’aime !

Le soir où nous nous sommes rejoints j’étais déguisée en paon blanc, lui en pie. C’était à un dîner de bêtes chez la marquise de Jailly. Il faisait fou dans la maison, comme à l’ordinaire.

Adèle de Jailly, née honnêtement, mais simplement Adèle Simmer — Simmer et Janglou, les milliardaires banquiers protestants — épousée pour sa dot géante, s’est ennuyée vingt ans dans la société dont elle se sentait ne pas être. Elle a vertueusement râlé de désespoir et de spleen sous l’œil sévère de sa belle-mère, la marquise douairière, — celle-là même à qui j’ai entendu dire : » Les Larochefoucauld ? Qui est-ce qui les connaissait avant le xie siècle ? » Elle aussi qui, un soir où Adèle avait devant elle parlé de la mort, l’interrompit, un peu de rouge aux pommettes, la bouche pincée comme par le souci de défendre sa personnalité contre le manque de tenue d’une inférieure, puis, sa belle-fille éloignée un moment, se tourna vers moi, et à mi-voix :

— Adèle a vraiment d’étranges et choquants sujets de conversation. Comme on voit bien qu’elle n’est pas du monde !

Adèle partageait cette façon de voir, elle ne se sentait pas du tout « du monde » et dès qu’elle eut enterré son auguste belle-mère, elle lui montra à ce monde récalcitrant, une marquise de Jailly d’un nouveau modèle. Le marquis avait la tête faible et une maladie d’entrailles qui occupait sa volonté et ne développait pas son esprit naturel. Ses deux fils entrés au Borda, M. de Jailly pourvu d’un excellent médecin, Adèle émancipa bruyamment sa quarantaine, et du haut de son honnêteté inattaquée et de sa laideur bonne enfant, elle proclama sa liberté et s’adjugea le droit de mener enfin une vie « drôle ». Ainsi fit-elle.

Les duchesses convulsées rencontrèrent à sa table des chanteuses de café-concert ; on ne vit plus qu’elle dans les coulisses de théâtre, dans les ateliers de peintres, dans les music-halls baroques. Elle parla un argot sans choix, mesure ni précision, s’occupa avec une grande chaleur de cœur des chagrins d’amour d’une foule de cabotins et donna des fêtes absurdes.

J’allais souvent chez elle, comme tout le monde, pour m’amuser. Mais je diffère de tout le monde en ne décriant pas cette toquée si excellente et si brave femme. Je lui sais gré d’avoir eu le courage de mettre ses goûts en actions.

Armand Frébault venait de publier un livre dont les audaces faisaient un gros bruit. Mme de Jailly avait tenu à connaître un homme dont les « honnêtes femmes » se défendaient de lire les œuvres, et elle raffolait de lui. Elle le traitait alternativement en petit garçon gentil et en grand homme, l’écrasant de ses louanges irraisonnées de grosse dame pléthorique, enthousiaste et hurluberlue. Armand me plut d’abord par l’habileté qu’il mettait à se dépêtrer des exagérations laudatives de la bonne Adèle. Il avait su trouver une façon de lui répondre, ironique et affectueuse, qui témoignait de sa reconnaissance et, aussi, qu’il mesurait exactement la valeur de cet affolement de mondaine tombée par hasard en littérature.

Notre sympathie mutuelle fut rapide et franche, l’amitié des hommes me plaît entre toutes choses lorsqu’elle est sans équivoque.

Dans cette soirée de bêtes, Armand m’apparut tout de suite triste, non seulement de la tristesse chronique des gens qui, par métier, cultivent leurs facultés de douleur pour faire des livres avec ce qu’elles produisent, mais comme quelqu’un qui a un chagrin présent et positif.

Je ne me trompais pas. À sa quatrième visite, qui eut lieu juste quinze jours après que nous avions causé entre paonne et pie, il parla sur l’amour avec un tel emportement douloureux que je risquai une question, immédiatement suivie de confidences.

Il raconta qu’il avait une maîtresse, bizarre fille, à demi éduquée, une de ces pauvres créatures qui commencent par les diplômes pour finir dans la noce vulgaire dont on vit mieux que du travail incertain. Détraquée par les affreuses hygiènes des enfances miséreuses, pervertie de curiosités aiguisées sous la culture rudimentaire et mal dirigée, intelligente, intellectualisée par le vice, elle torturait le pauvre garçon d’infidélités honteuses et incompréhensibles ; il était lié à elle par une de ces passions de peau qui, battues et forgées d’habitude deviennent imbrisables, et dont, même si on trouve le courage de les briser, il reste toujours comme des éclats dans la chair traumatisée.

Il jugeait son cas avec lucidité, son dégoût de se sentir vilement asservi égalait sa conviction de ne pouvoir jamais se libérer. Il le constatait avec un air de froideur et des mots chauds de souffrance et de sensualité.

L’habitude fut vite prise par lui de me tenir au courant des incidents de sa montée au Calvaire. Lorsqu’il ne pouvait me voir il m’écrivait. J’ai gardé ses lettres, où on croit entendre un battement d’artères crevées giclant leur sang en gros jet convulsif. Toujours, après les affreux cris de désespoir, l’abandon romantique, surgit le mot précis qui juge et classe, et l’on sent que la sincérité de cette torture deviendra livre un jour ou l’autre.

Que de fois, à mon réveil, j’ai reçu un de ces bleus dont ses poches étaient toujours pleines, et qu’il écrivait en pleine nuit, sous les becs de gaz, pendant qu’il battait le pavé pour surprendre sa maîtresse en quelque nouvelle trahison. Il criait vers moi dans sa solitude ; vraiment c’étaient de beaux cris !

Naturellement j’évitais de lui donner le moindre conseil. C’est chose tellement ridicule de dire : si j’étais vous j’agirais ainsi. On agit comme on a senti, et que savons-nous de ce que sentent les autres ? Du reste, ce que souhaitait le cher garçon, ce n’était pas être conseillé, mais écouté. J’écoutais, de toute mon âme.

Il rompit sa liaison un jour où il avait vu un peu trop précisément et de trop près que ses jalousies ne le décevaient pas. Mais il savait l’avenir et me le pronostiqua.

— S’il lui plaît de revenir elle me reprendra, car la vie sans elle m’est intolérable, plus que son infidélité, plus que mes humiliations — et me regardant avec une curiosité soudaine : comme vous devez me mépriser, vous si pure et si forte !

Non, Dieu non ! je ne le méprisais pas, le pauvre enfant ! Et je le lui dis vivement, avec un visage empourpré. Cela me gênait, comme aurait pu faire un mensonge volontaire, qu’il se trompât ainsi sur moi. Non je ne suis ni pure ni forte, hélas ! Je me suis mariée dans l’affolement d’une passion toute physique, j’ai eu un amant par sotte exaltation ; par faiblesse de cœur solitaire j’ai failli en avoir d’autres ; j’avais un bel idéal, je n’en ai rien su faire ; j’ai été comme les autres le jouet des circonstances, de mes nerfs, de mes détresses, j’ai vécu l’heure, sans héroïsme, sans même de grandes fiertés, j’ai fait ce que j’ai pu, et ce n’était guère. Non je ne suis ni pure ni forte, car les récits de l’impur et violent, amour d’Armand me troublaient, j’accueillais de fumeuses et malsaines rêveries, ma faim de bonheur toujours leurrée avait des réveils sauvages, et je m’énervais à respirer les miasmes de cette passion, en religieuse qui lit un mauvais livre.

J’aurais voulu faire comprendre à Armand qu’il me jugeait mal en me jugeant trop bien, mais nous avions tellement pris l’habitude de ne parler que de lui que je ne trouvai pas l’heure d’être franche.

Ce qu’il avait prévu arriva, la femme revint en un jour de dèche ou de perversité, et ils se reprirent à vivre ensemble parmi d’incessantes et féroces scènes. Pour tenter de l’avoir bien à lui, il l’emporta en Sicile, et pendant trois grands mois je ne le vis plus.

Ma vie fut toute vidée par son absence. À être privée, de ses tumultueuses aventures, je m’anémiais à la manière des alcooliques sevrés d’alcool. Il avait promis d’écrire, mais il n’écrivait pas. Sans doute il était heureux et n’avait plus besoin de moi. Mon amitié s’endolorit de cette ingratitude, et je me fis le serment de ne plus livrer tout de moi-même à l’égoïsme d’autrui.

C’est à ce moment que je reçus une lettre de mon mari, dont je n’avais pas entendu parler depuis plus de six ans. Sa maîtresse — mais non, il l’avait épousée, c’est sa femme qu’il faut dire — était morte dans un accident de chemin de fer, il rentrait en France, où il comptait vivre désormais. Il était, disait-il, découragé, vieilli, fini, il demandait si, le temps ayant fait entre nous son œuvre d’apaisement, je ne consentirais pas à le recevoir, comme un vaincu, avide de consolation et d’amitié. Il disait une foule de choses qui achevèrent de m’irriter les nerfs et me firent sentir plus douloureusement la défection d’Armand — les places à souffrance sont voisines dans notre cœur. — Naturellement, je répondis à M. de Montclet que nous n’avions rien à nous dire et que je ne le recevrais pas. Il écrivit encore, encore je répondis, pourquoi ? — Ah ! je n’en sais rien vraiment ! Parce qu’il « fallait ». — Il mit des cartes presque chaque jour chez moi, je l’aperçus traversant — par hasard — ma rue lorsque ma voiture sortait. — C’était vrai qu’il avait vieilli, et toute sa belle joie de vivre, qu’en avait-il fait ? J’eus pitié de lui, mais je persistai dans ma résolution de ne pas le recevoir. Être compromise par l’homme avec lequel on a divorcé, c’eût été trop bête, n’est-ce pas ! Il continuerait d’écrire et… mais ce n’est pas M. de Montclet que je veux raconter, c’est Armand Frébault !

Un soir, le cher enfant entra tout d’un coup dans mon salon, et avant de manifester mon étonnement il me fallut m’écrier :

— Dieu, que vous avez l’air malade !

Ma rancune était évaporée, mon cœur sautait de joie et se crispait d’angoisse à lui trouver cette effrayante pâleur, mais la joie était la plus forte.

— Je suis fatigué, me dit-il, je suis revenu de là-bas sans m’arrêter. J’avais trop besoin de vous voir. Quand on a goûté la souffrance auprès de vous, on ne peut plus tolérer de souffrir loin de vous… Oui, je vois que vous avez déjà tout compris… Je reviens seul… Elle m’a quitté ! Elle est allée faire le tour du monde avec un Américain dypsomane. Cette fois c’est bien fini ! Oh ! pas parce que j’ai reconquis ma dignité !… Dieu non ! Mais c’est elle qui en avait assez, définitivement assez. Ça ne l’amusait plus de regarder mes tortures… Alors à quoi étais-je bon ? J’ai même perdu la faculté de la colère. Je suis tombé à l’apathie, à l’abrutissement. J’ai assisté à tout sans révolte… Je vous le dis, je n’étais plus drôle. Je ne la reverrai jamais sans doute… Ah ! comme je suis las !…

Toute la tendresse déposée en moi par ses douleurs bouillonna. Il avait l’air si disloqué ! sa voix était toute cassée, ses yeux mêmes semblaient pâlis. Je vins m’asseoir auprès de lui et, sans parler, je pris sa main. Lorsque je voulus l’abandonner il contracta ses doigts et, me regardant profondément :

— La bonté est une chose si divine… dit-il.

Nous étions ainsi, silencieux depuis assez longtemps, lorsque sa respiration s’embarrassa. Il eut un tressaillement de la bouche, un tic nerveux lui déforma le visage et, avec un spasme de la gorge, il éclata en rudes et rauques sanglots.

Les larmes ont sur moi un effet d’immédiate contagion. Et puis, à voir ainsi cet homme qui gardait toujours son calme, je perdais la tête. Il me paraissait devenu un petit enfant, un pauvre petit enfant. Ma pitié exaspérée devint une impulsion toute physique, un besoin de le prendre, de le bercer…

Il avait abandonné ma main pour se serrer les tempes à pleines paumes… Il semble toujours qu’en touchant les gens en souffrance, on doive leur communiquer un peu de sa propre énergie — c’est vrai peut-être, d’ailleurs. — Je posai les doigts sur l’épaule d’Armand. Il sursauta et découvrit sa figure, ridicule et émouvante, puis, avec un gémissement, il se jeta sur moi, entourant ma taille de ses bras raidis, et sa tête roula sur ma poitrine, qu’elle battait de ses sanglots pendant qu’il mordait les dentelles de mon corsage.

Les êtres qui perdent rarement leur sang-froid le perdent plus complètement que les autres, quand par hasard ils s’abandonnent.

J’étais trop pénétrée par son émotion pour me choquer, au contraire ce mouvement de faiblesse éperdue me fit plaisir. Je sentais que j’avais le pouvoir de l’apaiser et je lui mis un bras aux épaules en l’appuyant sur mon cœur comme un bébé malade.

Ses sanglots se calmèrent, son souffle se régularisa, il se reprenait. Mais il ne bougeait pas. J’étais tombée en une rêverie. Le souvenir d’autres têtes qui elles aussi étaient venues attendre l’accalmie contre ma poitrine, revenait, et je songeais combien avaient été inutiles mes efforts de faire du bien, et que rien ne restait… Sans doute c’est une joie que se rappeler que l’on a bercé son enfant dans la tiédeur de son sein, mais les autres… tous les autres… et je me sentais reprise par le regret de n’avoir pas eu un être à moi, un être de moi à qui offrir l’oreiller de ma tendresse. J’aurais pu avoir un fils, un grand gamin, presque un homme déjà qui aurait trouvé doux d’être ainsi dans mes bras, et dont j’aurais ainsi senti la vie chaude pénétrer en moi, se mêler à la mienne avec une douceur infinie…

Combien de temps avait duré toute cette affaire, je l’ignore ; je n’ai jamais eu une crise de distraction d’une semblable profondeur. Je m’en réveillai très lucide, frappée par cette idée que nous ne pouvions pas rester davantage dans cette attitude. Je fis un mouvement d’épaule avertisseur d’un prochain changement de geste. Armand releva la tête, me regarda, puis se mit à m’embrasser sur toute la figure, au hasard, maladroitement, très vite, comme si depuis longtemps cela eût dû être fait et qu’il voulût accomplir sans perdre une minute un devoir différé.

Je pris ses mains nouées à ma taille, et, cambrée, je les desserrai, puis me levant je dis avec toute la simplicité dont j’étais capable :

— Êtes-vous mieux, mon cher enfant ?

J’étais moi tout étourdie et absurdement émue. Pourquoi ? Cela ne signifiait rien ces baisers… qu’allais-je imaginer !… Je me fabriquai un sourire très bon et qui me parut devoir être une quintessence de maternité.

Il me regardait attentivement et comme avec surprise, mais ce n’était probablement pas moi qui le préoccupais, il avait cette expression tendue du malade dont la chair attend et pressent la morsure d’acier du bistouri, et qui concentre sa force pour recevoir la sensation qui va venir.

J’étais gênée, embarrassée de moi-même, ne sachant pas si je devais rester debout, m’asseoir, ou sonner pour le thé — suprême ressource dans les situations qui deviennent difficiles aux environs de cinq heures du soir.

Je pris ce dernier parti, et ce fut un grand soulagement.

Il y eut des entrées et des sorties du valet de pied, des gestes à faire autour de la bouilloire ; lorsque j’offris une tasse à Armand j’étais de sang-froid parfait.

Lui aussi s’était reconquis, et commença de me parler de la Sicile avec un air calme, et comme s’il venait d’y faire un voyage d’artiste tout simplement.

En partant il demanda la permission de revenir le lendemain à la même heure.

Et le lendemain il ne fut pas une fois question de la perfide demoiselle qui courait autour du monde. Il analysa avec beaucoup de verve le plan d’un livre qu’il allait écrire, il me mit au courant de l’organisation de vie qu’il comptait adopter. C’était peu compliqué : huit heures de travail, un peu de sommeil, le reste c’était du temps passé avec moi. J’acceptai l’arrangement. Il but son thé d’un air allègre. Tout allait à ravir. Seulement, à l’instant de me quitter près de la porte du salon, il me prit les poignets et m’attira vers lui d’un mouvement brusque, auquel je résistai avec une contraction de tout moi qui peut bien avoir été exagérée.

Il rougit et dit gaiement :

— Je suis tout à fait fou ! Figurez-vous que j’ai failli vous embrasser… Voilà ce que c’est de donner aux gens l’illusion qu’on est leur sœur chérie…

— Bonsoir, frère, répondis-je du même ton joyeux.

Mais après son départ je m’aperçus que je n’étais pas gaie du tout, même je sentais une détresse singulière et neuve.

La vie m’a si peu donné d’heures douces qui n’aient eu de mauvais lendemains, que je n’ai jamais regretté rien de mon passé. Quand je songe à ce qui a été c’est avec le soulagement de savoir que c’est fait, terminé, que ce n’est plus à faire, et je me figure volontiers l’heure de la mort comme devant être pareille à celles où l’on rentre chez soi après les corvées mondaines. Le dernier soupir, il me semble, cela doit s’écrire : Ouf !

Eh bien, ce que j’éprouvais à ce moment-là, c’était le regret du passé. Non, pas tout à fait cela : le regret de ma jeunesse effacée. Jamais je n’avais songé à m’attrister en me sentant vieillir, au contraire, et voici que j’avais la poitrine serrée en me disant que j’avais trente-six ans. Quelle folie ! Car enfin que m’importait, n’avais-je pas arrangé ma vie pour glisser tout paisiblement de la maturité à la vieillesse, n’étais-je pas toujours pleine d’une pitié à base de mépris pour cette grande douleur des femmes devant la venue de l’âge ? Qu’arrivait-il en moi ?

J’allai vers une glace et tout près, tout près, j’examinai mon visage avec cette implacable lucidité que l’on ne peut avoir que pour soi-même. Et, à mesure que je découvrais toutes les petites tares que le temps m’a infligées, un gros chagrin bête gonflait en moi.

Non, bien vraiment, je n’étais plus jeune, encore quelques années et je ne serais plus jolie, l’étais-je même encore ? Est-on jolie à trente-six ans, peut-on encore être aimée… Oui peut-être, mais pour combien de temps ? Ah ! l’affreuse amertume de se sentir le cœur réveillé, avide comme à vingt ans, et de savoir que rien n’est plus possible, que l’on n’a plus d’avenir, que c’est fini, fini…

Comme j’ai bien pleuré ce soir-là, quelle rageuse jouissance je trouvais à ces larmes dont je me disais qu’elles allaient sans doute approfondir mes rides…



Pendant six mois je vécus dans une terrible lutte contre moi-même. J’avais des heures d’espoir où il me semblait que ma pauvre figure gardait encore sa jeunesse comme l’a gardée mon corps. Je me disais que pendant longtemps, dix ans peut-être, je serais encore capable de créer du désir. Quelque chose qui contribuait à exciter en moi ces illusions, c’était mon extraordinaire correspondance avec M. de Montclet. Il devait être bien différent de l’homme que j’avais connu, et attaqué par la manie de l’analyse, car il passait chaque jour au moins une heure à noter à mon intention ses états d’âme. Ils consistaient, ces états, à se figurer qu’il était redevenu amoureux de moi, et il m’écrivait des choses éloquentes sur le « rayonnement de ma mélancolie » et « l’aiguisement de beauté qu’en passant m’avait laissé la vie. » — Je répondais de temps en temps — hélas, faible cœur, elles me plaisaient ces lettres, comme la preuve que, peut-être, tout n’était pas fini… et pourtant ?… Pourtant la raison me reprenait souvent, et j’avais des moments d’affreux calme, d’une incroyable amertume. Comme c’est dur le renoncement, lorsqu’on est forcé de renoncer, lorsque ce n’est pas un choix héroïque, mais la nécessite qui l’impose ! Comme c’est dur…

Armand était sans cesse auprès de moi, sa tranquillité se coupait parfois d’orageux silences ; il en sortait par des plaisanteries forcées dont je ne parvenais pas à rire. Je m’énervais de ne jamais lui entendre prononcer le nom de cette femme dont il avait tant souffert. Un jour, comme il était particulièrement gai, car il avait le matin fini un chapitre qui le satisfaisait, je me risquai à dire :

— Êtes-vous guéri tout à fait ?

— Guéri de quoi ? demanda-t-il avec candeur.

— Mais de votre malheureux amour.

— Ah ! oui !… Très complètement guéri, comme on l’est d’une maladie qui vous salit pendant qu’elle dure, mais qui, disparue, vous laisse avec le sang purifié… Je suis très changé, j’ai compris la vie, et surtout je me suis compris.

— Peut-on savoir le résultat de ces compréhensions ?

— Pas encore… Quand mon livre sera fini et, s’il a du succès, je vous expliquerai tout.

Le livre eut du succès et il m’expliqua tout. Il m’aimait. Il m’aimait, le cher enfant, à travers l’illusion de moi qu’il avait créée. Son âme faible et forte m’avait douée de toutes les richesses, de toutes les grandeurs, de toutes les beautés, de toutes les puretés. Il croyait voir en moi une créature de neige et de diamant qui avait traversé la vie sans se souiller, sans se rayer. Il voulait m’épouser…

J’avais su que le jour viendrait où il dirait cette parole, je m’y étais préparée… tout fut inutile, je restai devant lui stupide ! anéantie ! désertée par ma force et par ma raison, car je l’aime, moi aussi, je l’aime, je l’aime avec mon être conscient et averti, moi entre les doigts de qui l’amour a coulé comme une eau vive, je l’aime avec cette place du cœur où germent les tendresses maternelles, avec cette profondeur où s’enracinent les saints amours d’épouse, avec les surfaces où vibrent les nerfs éperdus !

Et pendant qu’il me parlait fervent et grave je songeais : « Vivre ne fût-ce que quelques jours dans cette griserie magnifique du triple être sensuel, sentimental et intelligent… » Mais lui, lui, avais-je le droit de lui imposer le fardeau de mes années, le ridicule d’être le jeune mari d’une vieille femme ? Quand il aurait apaisé sa passion, quand il me verrait lutter misérablement pour conserver les restes de ma beauté, quelle souffrance et quelle humiliation lui seraient infligées ! Qu’y avait-il en moi qui méritât qu’il souffrît pour moi !…

Je lui dis maladroitement, avec de pauvres mots qui avaient honte, que j’étais trop vieille. Il m’interrompit, il ne voulait pas entre nous de paroles vaines. J’insistai, il s’exaspéra.

— Taisez-vous, vous dites des choses sottes, vous avez une autre raison à m’opposer que ces absurdités. Quelle est-elle, dites la vérité ? Pourquoi ne voulez-vous pas m’épouser… puisque vous m’aimez ?…

Il dit cela avec une incroyable autorité. Il savait. Je me sentais sa proie et c’était une délicieuse torture où se tonifiait mon courage. J’étais soulevée par une force frénétique, une envie de mourir pour lui.

— Oui, je vous aime, répondis-je très calme, mais, je ne peux, ne dois, ni ne veux vous épouser.

— Pourquoi ?

— Je ne suis pas libre.

— Pas libre ! Allons donc ! Ce n’est pas possible. J’entre ici à toute heure, s’il y avait un secret dans votre vie je le saurais… Mais répondez ! répondez donc !

— J’ai déjà répondu. Je ne suis pas libre…

— Vous avez un amant ! — Il cracha une injure, puis tout de suite :

— Pardonnez-moi… Je suis fou. Mais aussi, vous me faites trop mal… Je sens que vous mentez… je le vois dans vos yeux qui souffrent. Mais pourquoi mentez-vous ?

— En effet, pourquoi mentirais-je ? Non, je ne mens pas, mais j’ai bien le droit de souffrir, n’aurez-vous pas pitié de moi !…

— Pitié ! et vous, en avez-vous de la pitié ?… Vous saviez bien que je vous adorais, vous m’avez encouragé avec votre abominable douceur pour bien me prendre, et maintenant vous venez me dire que vous n’êtes pas libre ! Quelle misérable âme êtes-vous donc ? Vous saviez comme je peux souffrir, vous l’aviez vu ! Vous vous êtes amusée à me préparer pis encore… Que vous avais-je fait ? Pourquoi tout cela ? Pourquoi ?…

Je ne pleurais pas, j’étais froide et lucide, de cette lucidité affreuse qui, par moments, écarte les voiles de la folie.

Il me prit les poignets avec des doigts durs qui faisaient mal.

— Mais si vous n’êtes pas libre… cela veut dire que vous aimez quelqu’un… c’est cela, n’est-ce pas… quoi d’autre ? Jure-le ! Jure-le donc que tu aimes quelqu’un ! Que j’entende la bouche le jurer… Je le veux !

Et, toute raidie sous l’effort que me coûtait mon courage, je prononçai :

— Je le jure !

Il me clouait au dossier de mon fauteuil, ses deux mains rudement appuyées à mes épaules.

— Tu aimes quelqu’un ?… Tu vas le voir sans doute… chez lui… Et il t’embrasse ?…

— Oui !…

— Et…

Ah ! les affreuses et cyniques questions qui me salissaient, les mots pantelait sa jalousie, comme ils me faisaient du bien ! C’était mon heure d’amour, la seule que je dusse avoir, et tout ce qui débordait de lui, je le recueillais comme le trésor avec lequel j’enrichirai la fin de ma vie perdue. Les yeux clos, la figure froide comme au début d’une syncope, à toutes ses questions je répondais : « Oui ! »

Il y eut un silence, puis brutalement il me prit la tête et colla sa bouche à la mienne. Quand je me dégageai, mes lèvres, coupées sous ses dents, saignaient.

Nous nous regardions avec des yeux fous.

— Ne me parlez plus, dit-il sourdement, ne dites plus rien… Je ne veux plus rien savoir, mais je vous veux, vous ! Vous avez un amant. Quittez-le, soyez ma maîtresse, ma femme, ce que vous voudrez, je ne peux pas vivre sans vous, comprenez-vous, je ne peux pas !…

Ma résistance nerveuse était à bout, j’eus un spasme du cœur.

— Vous souffrez ! cria-t-il.

Il était à genoux, redevenu l’enfant attendri, et me regardait avec des yeux d’épouvante.

— Laissez-moi seule… je ne suis pas bien… Si vous n’avez pas pitié de moi je ne sais ce qui m’arrivera…

Il se releva sans un mot et marcha vers la porte. Je savais que c’était la dernière fois qu’il passerait là ; mon courage fléchit. Je le rappelai.

Il revint si vite… Avec un effort je me levai et je le baisai sur ses lèvres chères, puis, dégagée de ses bras :

— Allez, maintenant, lui dis-je.

Il hésita, il y avait de terribles choses dans son regard.

— Allez, répétai-je avec une telle tension de ma volonté qu’il obéit.

C’était fini.




Il y a huit jours de cela, je ne l’ai pas revu. On lui dit quand il vient, que je suis souffrante, couchée. Je ne réponds pas à ses lettres.

Ses lettres qui disent toutes la même chose avec une résolution chaque jour plus nette. Il veut que je me fasse libre et que je l’épouse. Mon mensonge n’a servi de rien… Ce n’était pas assez.

J’ai vécu cette semaine dans l’obscurité de ma chambre, les rideaux clos tout le jour, j’ai subi les suprêmes rébellions de mon cœur, mes rêves de bonheur toujours déçus ont crié insupportablement… maintenant c’est fini.

Il fallait entre lui et moi bâtir un obstacle de dégoût : c’est fait…

La soirée est écoulée — comme on a froid dans la solitude des heures nocturnes ! — M. de Monclet vient de partir… Et l’histoire de mon pauvre diable de cœur finira sur une note dans les journaux mondains de la semaine prochaine :

« On annonce le remariage du comte de Monclet et avec Mme Odile de Vringes. Le comte de Monclet et Mme de Vringes avaient plaidé en divorce il y a quelques années, mais les causes de dissentiment qui existaient entre eux ayant disparu, ils reprennent la vie commune, à la grande joie de leurs nombreux amis. »

— Quelle folle ! cette Odile, diront quelques-uns des « nombreux amis ».

— Ce n’est déjà pas si bête… Montclet a toujours ses deux cent mille livres de rentes, ajouteront quelques autres.

Personne ne dira :

— Pauvre Odile !

Personne…