Les Histoires amoureuses d’Odile/6

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La Vie parisienne (p. 731-734).

VI

Vingt-quatre ans.


Les premières années de mon mariage avaient été délicieuses. Chaque jour mon amour s’augmentait, perfectionné des efforts accomplis pour rendre heureux cet homme vraiment si charmant qu’était M. de Montclet. Entre lui et l’amie chère, Aimée d’Anglades, qui avait fait cette union de joie, je vivais des heures inconcevablement belles. Non contente de m’avoir trouvé et donné Georges, Aimée s’occupait avec un dévouement de sœur passionnée à m’aider dans mon œuvre de bonheur.

Ce fut elle qui dirigea mon installation. Nous avions, en matière d’arrangements intérieurs, des idées très différentes ; j’aimais les meubles combinés pour les attitudes de fatigue et de songerie, les étoffes claires, les objets peu nombreux, et nécessaires, mis en des places d’où on ne peut les ôter sans briser l’harmonie du décor. Malgré ma curiosité de tous les objets d’art, j’estimais qu’un appartement n’en doit pas être encombré et qu’il faut que le mobilier soit une conséquence de la personnalité de celui qui y vit, et non pas le propriétaire un accident au milieu du mobilier.

Aimée, au contraire, n’avait de sympathie que pour les pièces sombres, l’entassement des bibelots graves et tourmentés du xiv siècle et du xve siècle, les jours étouffés par le mystère des vitraux.

Malgré la grande admiration que j’avais pour son esthétique, j’aurais sans doute soutenu les droits de la mienne si tout de suite elle ne m’eût dit :

— Georges n’a pas du tout vos idées, il s’y conformera certainement, mais elles sont contraires aux siennes. J’ai souvent causé de tout cela avec lui, je le connais si bien !

Immédiatement je renonçai aux pièces lumineuses et aux bibelots dispersés, ma maison fut bondée de Vierges souffreteuses et graciles, de saints émaciés et pathétiques, de chaises et de caqueteuses dont les carreaux n’empêchaient pas qu’on ne sentît la dureté et qui suffisaient aux gens des temps combatifs et dangereux où l’on s’asseyait peu pour flâner les heures, en causeries vaines.

J’avais été surprise que M. de Montclet, avec sa gaieté toujours moussante, ses besoins de blague, eût un goût si marqué pour l’austérité un peu amère des œuvres gothiques, mais Aimée ne se trompait pas, c’était bien ainsi. Il riait plus haut dans ce cadre mélancolique, et ma chambre, très pareille à un oratoire, avec ses vitraux sanglants et céruléens, ses meubles d’une âpre sévérité, ses velours mortifiés que griffaient des fils d’or, était favorable à ses ferveurs amoureuses.

C’était un homme d’amour, il en avait la préoccupation et la science. Il savait inspirer un besoin de lui plaire qui domestiquait la volonté à toutes ses fantaisies. Je mis quelque temps à m’accoutumer aux bizarres transformations que lui faisaient subir le désir et la volupté. Il devenait en ces moments différent de lui-même au point de n’être pas reconnaissable. Ce n’était plus le spirituel et joyeux être sans cesse armé d’ironie jusque contre lui-même, il s’assombrissait d’une sorte de fureur angoissée, il y avait dans sa violence quelque chose d’obscur, de secret, qui faisait peur. Mais de cela même j’avais une joie d’orgueil et de tendresse. Je croyais posséder de lui, dans cette sorte de sauvagerie inquiète du plaisir, une âme qui n’existait que pour moi, que j’avais créée peut-être, et l’incompréhensible impression de danger dont j’avais le vertige en lui appartenant — et qui par instants me faisait penser avec d’extasiantes épouvantes qu’il m’associait à un crime — m’asservissait par son incomparable véhémence.

En vérité cet homme avait le pouvoir de colorer toutes choses d’un romanesque virulent, on se sentait exister passionnément, formidablement avec lui.

… Depuis un quart d’heure que j’ai fini d’écrire la phrase précédente je rêvasse en regardant son portrait là, devant moi… Ah ! le poids briseur d’âme des souvenirs d’amour !…

Que disais-je ?… J’en étais à mon installation, je racontais les services que me rendait Aimée d’Anglades. Ils étaient innombrables. Pas de si petit détail où elle n’entrât. Elle avait choisi mes domestiques, elle m’apprit à combiner des repas savants. Georges était gourmand, subtilement, il adorait les cuisines compliquées où tout se transpose dans la multiplicité des saveurs, où la nouveauté de la sensation étonne le palais. Il lui fallait de l’inattendu.

Dès les premiers jours de ma réinstallation après le voyage de noces, Aimée me dit :

— Voyez-vous, avec M. de Montclet, vous n’avez qu’une chose à craindre, c’est le cercle. Il adore flâner dans cet endroit où l’on potine, où sans prendre de peine on échange de l’esprit avec les uns, on goûte le ridicule des autres, et puis — n’allez pas lui répéter cela au moins ! — il est un peu joueur, notre cher Georges, et le jeu, c’est le suprême antagoniste de l’amour, l’émotion en est si aiguë qu’elle dégoûte des autres. Il faut absolument l’empêcher d’aller au cercle, je vous y aiderai.

Pénétrée par la sagacité de cet avis j’avais réglé ma vie en conséquence. Abandonnant toute étude, renonçant à cette culture de moi qui me paraissait d’un intérêt primordial en d’autres temps, j’étais toujours prête à suivre mon mari dans ses caprices sans cesse renaissants.

Tous les matins nous montions à cheval avec Aimée, qui s’était remise à l’équitation, abandonnée quelque temps parce que la santé de M. d’Anglades ne s’arrangeait pas des exercices violents. Souvent Aimée venait déjeuner avec nous, et nous restions inactifs, un peu las, heureux d’être ensemble et de notre entente, puis nous faisions des courses tous les trois, et le soir nous nous retrouvions dans le monde ou au théâtre.

Pour ne pas nous quitter nous allions, au commencement des étés, à Luchon, où M. d’Anglades faisait chaque année une saison pour sa laryngite chronique — elle le demeurait d’ailleurs. Puis c’était le tour des plages normandes, quelques visites chez des châtelains, que notre intimité affirmée engageaient à nous inviter en même temps. Dès les premiers jours de novembre nous étions revenus à Paris, d’où nous ne bougions plus sinon pour aller un jour ou deux chasser à courre dans les départements voisins.

Cette existence m’avait ôté le goût de penser, mon seul effort c’était de me sentir être heureuse. Et mon bonheur était tout entier fait de celui de Georges. Je ne songeais qu’à lui et j’y songeais sans trêve.

Je voyais rarement ma mère et mon beau-père. Ma mère avait accepté mon mariage parce qu’il la débarrassait de moi, mais M. de Montclet lui déplaisait. Jamais elle ne manquait l’occasion d’une remarque désobligeante : il était inoccupé, léger, je ferais bien de le surveiller au lieu de lui laisser la bride sur le cou. Elle était hostile à tout ce que je faisais, critiquait mes relations, mes amitiés, même, elle avait de petites improbations pincées pour mon intimité avec les Anglades.

— Quand on est amoureuse de son mari comme toi, disait-elle, c’est bien singulier qu’on n’éprouve pas le besoin d’être de temps en temps seule avec lui… Je m’étonne que Mme d’Anglades, qui est une femme tellement supérieure, n’ait pas plus de discrétion… car vois-tu, un tiers dans un ménage c’est tôt ou tard un sujet de dissentiment.

Elle m’agaçait, mais je dédaignais la totale inintelligence de ses jugements. Aimée devenir un sujet de dissentiment entre Georges et moi !… c’était comique, elle qui, au contraire, nous rapprochait.

Ne lui devais-je pas cette connaissance des goûts de mon mari, grâce à quoi je n’avais pas eu besoin des presque inévitables secousses initiatrices, pour plier complètement ma nature dans la forme de la sienne ?

Ma mère ne m’avait jamais comprise. Je finis de me détacher d’elle et je m’en tins à ce que les convenances exigeaient comme manifestations.

Quelqu’un avait de moi un sens plus juste et plus affectueux : c’était M. d’Anglades. Notre intime fréquentation m’avait donné beaucoup d’estime et d’amitié pour lui. Il s’intéressait à moi, presque tendrement, lorsque nous étions seuls, d’une façon très bonne et m’interrogeait sur moi, sur Georges, il prenait à m’entendre parler de notre amour un plaisir extrême dont j’étais tout émue.

Cette vie où rien ne venait rompre les courants chauds de passion et de sympathie dura quatre années. Un jour, c’était la première fois depuis que nous nous connaissions, j’eus avec Aimée une discussion qui laissa des traces profondes. La raison cependant en était ridiculement futile, mais, sans que j’en eusse conscience, il s’était fait probablement des modifications en moi, et la domination de mon amie me pesait peut-être sans que je m’en aperçusse…

Voici l’histoire :

J’avais depuis mon mariage une femme de chambre, choisie par Mme d’Anglades. C’était une individualité de l’ordre de celles dont on résume les avantages en les appelant des « perles ». D’autres que moi furent sensibles aux perfections pratiques de ma perle, car elle fut recherchée amoureusement par un marchand de vins auquel elle accorda sa main. Au moment où elle m’annonça cette nouvelle, Aimée était hors de Paris pour quelques semaines ; je ne songeai pas à la prévenir immédiatement de l’incident, qui me paraissait sans importance, et j’avais déjà remplacé la perle lorsque j’avertis mon amie de son départ.

Aimée me répondit, courrier par courrier, quatre pages sur ce sujet, dont elle marquait d’être très agitée ; elle commentait avec emphase les inconvénients terrifiants qu’il y avait à admettre « n’importe qui » dans l’intimité immédiate de sa vie, et terminait ainsi : « Je compte bien que vous allez m’attendre pour remplacer Mélanie, je m’occupe dès maintenant de vous trouver quelqu’un qui vous convienne, je ne veux pas que cela se fasse sans moi. »

Je devais être dans un jour de nerfs, car je fus choquée, irritée même du ton impérieux de la phrase, et je répondis que je la priais de ne pas se mettre en peine car j’avais trouvé quelqu’un déjà et dont j’étais très satisfaite.

Elle était vraiment très bien, ma nouvelle femme de chambre. Elle avait d’excellents certificats, mais ce qui m’avait surtout décidée à la prendre c’était son physique. Née à Montmartre, de parents autochtones, au mépris de ces circonstances, elle avait une étrange figure d’Italie ; des paupières superbement coupées sur de longs yeux, un petit nez tout droit, une bouche à dessin grave, un teint d’une blancheur opaque, et des cheveux noir-pourpré qui faisaient un beau pli d’ondulation naturelle à son front. J’ai toujours pensé que sa mère, qui exerçait les fonctions de concierge, avait dû avoir quelque temps avant sa naissance des sympathies abandonnées pour quelqu’un de ces messieurs qui venaient du Transtévère, il y a vingt-cinq ans, poser des Jean-Baptiste dans des tableaux aujourd’hui périmés. Cette jeune personne, qui avait le tort de s’appeler Aglaé, était une lingère distinguée, coiffait dans la perfection et avait ce génie du goût avec quoi se fabriquent les chapeaux et les robes de Paris, et que, si elle nous annexe jamais, l’Allemagne sera impuissante à conquérir, lors même qu’elle y appliquerait cette patience cosmique recommandée par les philosophes pour mettre à leur aise les grandes évolutions de l’humanité.

Revenue à Paris, Aimée vint me voir, j’étais seule. À peine entrée, brusquement elle dit :

— Et votre femme de chambre ?

— Ma femme de chambre est la perle jumelle de Mélanie, à cela près qu’elle est beaucoup plus jolie, répondis-je gentiment, car j’avais quelque remords des vilains sentiments d’irritation que la lettre autoritaire de mon amie m’avait donnés.

— Quelle drôle d’idée d’avoir une jolie femme de chambre !

— Quelle plus drôle d’idée d’en avoir une laide ! Je vous assure que le menton en galoche et le nez variqueux de Mélanie m’ont souvent rendue mélancolique.

— Vous êtes absurde !… Peut-on voir cette merveilleuse… Au fait, comment s’appelle-t-elle ?

— Aglaé.

— Quel nom grotesque !

— Oui, je trouve aussi. Je songe sérieusement à l’appeler Vittoria, comme la chère marquise de Michel-Ange, à laquelle elle ressemble assez. Je vais la sonner pour vous la faire voir.

Aglaé parut, je lui donnai un ordre qu’elle reçut avec l’air de déférence sans servilité qui était un de ses agréments, puis elle se retira.

— Vous êtes complètement folle, cria presque Aimée, la porte à peine refermée. Vous avez sérieusement l’intention de garder cette fille ?

Je la regardais ébahie, elle était toute rouge.

— Mais sans doute, répondis-je, j’en suis très contente.

— Il y a dix jours qu’elle est ici, vous ne pouvez pas savoir ce qu’elle vaut !

— Pardon, très bien. Elle m’a fait, sur un modèle de Doucet, une robe qui est admirablement réussie, elle a un service discret, elle est propre, soigneuse, parfaitement convenable…

— Ah ! oui, parlons-en ! Elle en a l’air, en effet !…

— Mais qu’est-ce qui vous prend ? demandai-je, — la contagion de sa colère commençait à m’envahir. Pourquoi vous monter contre cette fille, que vous ne connaissez pas, dont vous ne savez rien…

— Ma chère, je ne la connais pas, c’est exact, mais je connais la vie, un peu mieux que vous peut-être. Je vous dis que, pour une femme de votre âge, c’est une très mauvaise marque, une faute de goût, pour ne dire que cela, d’avoir une femme de chambre de cocotte, en passe de devenir cocotte elle-même, car ça n’est pas autre chose, cette petite, ça se voit de reste. Comment est-elle coiffée avec tous ces peignes, et de quoi a-t-elle l’air ! … Non, il n’est pas possible que vous la gardiez… vous ne la garderez pas !

— Je vous assure que si, à moins que vous n’ayez à me donner des raisons moins saugrenues.

— Mais c’est vous qui êtes saugrenue ! Voyons, est-ce que je ne sais pas ce qui vous convient mieux que vous ne le savez vous-même… J’espérais que vous vous rendiez compte du bien fondé de tous mes conseils… Je suis surprise de m’être trompée, peinée aussi.

— Je reconnais, vous le savez bien, méchante, l’excellence de tous vos conseils, dis-je d’un ton plus calme, et qui redevenait affectueux, car un peu de remords me reprenait, — mais je suis assez grande personne pour pouvoir décider moi-même du choix de mes domestiques. Tout ceci a vraiment bien peu d’importance, et ce n’est guère intelligent de nous disputer quand nous avons tant de choses à nous dire… Vous m’avez joliment manqué, grande chérie, pendant tous ces jours…

J’avais mis mon bras autour d’elle ; d’un mouvement importuné elle se dégagea.

— Parlons sérieusement une minute, dit-elle sèchement. Le sujet n’est pas du tout, comme vous dites, sans importance. Cette fille a très mauvais genre, il est certain qu’elle est jolie, beaucoup trop jolie… vous aurez des histoires dans la maison. Je me suis donné infiniment de peine pour vous organiser un personnel correct, il ne faut pas tout déranger pour un caprice. Vous la renverrez, je vous ai trouvé quelqu’un pour la remplacer ; une femme sérieuse, d’excellent caractère, parfaitement sûre et avec laquelle il n’y aura rien à craindre…

— Mais, dites-moi, interrompis-je, que peut-on craindre d’une femme de chambre lorsqu’on ne conspire pas, que l’on ne fait pas de fausse monnaie et que l’on n’a ni amants, ni maladies inavouables.

Aimée tapotait le bras de son fauteuil avec des doigts exaspérés.

— Vraiment, ma chère petite, pour une femme de tant d’intelligence, vous êtes bien sotte par moments, dit-elle d’une voix toute tremblante de colère mal domptée.

— Merci toujours ! Mais vous avez raison, je suis très sotte, car je ne comprends pas un mot à tout ceci.

— Tant mieux pour vous ! Cela prouve en faveur de votre optimisme, fit-elle, avec une ironie méchante.

— Je vous en prie, Aimée, daignez parler à mon imbécillité en termes qu’elle puisse pénétrer. Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que, quand on tient à son mari, on n’introduit pas chez soi des femmes tournées comme celle-là ! jeta Mme d’Anglades, le regard dur.

Tout mon sang m’était monté à la face, cette basse insulte à Georges me frappait comme un soufflet.

— Oh ! Aimée… je ne trouvais rien d’autre à dire. J’avais envie de pleurer, de la battre aussi. Ce dernier sentiment l’emporta sur les autres. Je ne la battis pas, mais je me mis en colère avec un furieux délire.

— Écoutez, lui dis-je, vous avez eu un mot malheureux et que je n’oublierai jamais ! Comment avez-vous pu salir mon mari avec une idée pareille, vous qui savez quel homme il est, et ce qu’il est pour moi ? Votre passion de dominer les autres vous a cette fois menée trop loin. J’ai accepté jusqu’ici d’être dirigée par vous comme une petite fille stupide, c’est fini. Je n’ai plus confiance en vous. Pour avoir dit une chose pareille il faut que vous n’aimiez pas Georges ! Je ne veux plus de vos conseils. À l’avenir je mènerai ma vie comme bon me semblera, nous ne nous entendons plus.

Aimée s’était levée.

— C’est bien, dit-elle, il ne me reste plus qu’à sortir d’ici pour n’y jamais rentrer !

J’étais trop hors de moi pour la retenir, mais une heure après, mon calme revenu, j’avais des remords insupportables.

Je ne comprenais plus comment j’avais pu m’abandonner à ce point, être brutale, injuste, méconnaissante envers cette amie admirable, cette collaboratrice à mon bonheur…

Quand M. de Monclet rentra, je le mis au courant des affaires, mais, il faut l’avouer, avec beaucoup d’inexactitude. Il m’était impossible de lui dire cette chose monstrueuse, que notre Aimée le croyait capable de regarder même une femme de service ! Je lui dis que nous nous étions disputées parce que je voulais garder Aglaé, à laquelle Mme d’Anglades ne trouvait pas l’air comme il faut, et que j’avais été odieuse, mais je me repentais, je voulais être pardonnée… je renoncerais à ma femme de chambre : que me faisait ma femme de chambre ? Tout ceci se termina par beaucoup de pleurs et de sanglots.

M. de Monclet se refusa à prendre l’aventure tragiquement, même il parut en être vivement diverti. Il se moqua beaucoup de mon désespoir ; quant à lui, affirma-t-il, ça l’enchantait que nous nous fussions enfin disputées Aimée et moi ; on s’affadissait dans cette éternelle bonne entente. Il irait voir Mme d’Anglades et arrangerait tout ; justement il était sur le point de s’ennuyer, n’ayant rien à faire de sa fin de journée ; nous étions deux braves petites de lui avoir trouvé une occupation gaie.

— Consolez-vous, dit-il gentiment. Vous garderez Aglaé, tout s’apaisera. Aimée est toquée, il me semble au contraire qu’elle est très bien, cette petite fille. Allez vous tremper la tête dans votre cuvette, je vous ramènerai les Anglades à dîner.

Il les amena. Je fis des excuses de tout l’élan de mon cœur, Aimée fut bonne princesse et pardonna d’un air de sincérité ; M. d’Anglades, qui avait imparfaitement pénétré les détails du drame, fut préoccupé et attendri, et les choses rentrèrent dans l’ordre — en apparence du moins.

Quelque chose était changé pourtant. J’avais senti de trop près la mainmise de mon amie sur mon indépendance. Je conservais une impressionnabilité qui en toute rencontre se manifestait par des défenses inutiles. Je prenais des décisions sans avertir Aimée, je cessai complètement de la consulter sur les listes d’invitations de mes dîners, je fis, sans son assentiment, de nouvelles connaissances ; j’éprouvais de tout cela des satisfactions perverses. Elle-même modifiait ses habitudes, mettait plus de réserve dans ses avis, souvent je m’apercevais qu’elle arrêtait des critiques tout au bord de ses lèvres.

Il se cristallisait entre nous cette gêne particulière qui corrode puis dissout les intimités. Je sentais, et mes modifications intimes avaient fait une telle route que je l’admettais même, qu’un jour devait venir où nos relations se desserreraient. Cela me causait un peu de douleur sourde, mais mon amour pour Georges m’emplissait trop pour que la perte de quoi que ce fût qui n’était pas lui eût pour moi une importance capitale. J’attendais.

Un après-midi, — j’avais manqué mon essayage chez la couturière, et comme j’avais du temps avant le moment où je devais rejoindre Georges et Aimée dans une pâtisserie pour de là aller au bois — je rentrai chez moi prendre une fourrure, car le vent avait tourné au nord et le froid vif pinçait.

En passant devant la porte entr’ouverte du salon, un bruit lointain de voix colères me surprit. Je poussai la porte et j’entrai.

Le salon ouvrait sur une salle de billard derrière laquelle se trouvait un petit salon où j’avais plus spécialement réuni mes bibelots gothiques et qu’éclairaient sourdement de très beaux vitraux à sujets sacrés. Les trois pièces n’étaient pas en enfilade, mais tournaient autour de la cage de l’escalier, de sorte que du salon il était impossible de voir dans la petite pièce gothique, mais on entendait à merveille les gens qui avaient la fantaisie d’y parler trop haut, comme c’était le cas. Et voici ce qu’avec un intense étonnement j’entendis — c’était Mme d’Anglades qui criait d’une voix rauque, déchirée, furieuse et souffrante :

— Vous êtes des misérables !… des misérables, et quant à vous… on vous jettera à la porte aujourd’hui même, si vous n’êtes pas partie dans une heure.

— Allons donc, répondit une autre voix, dont l’insolence inattendue augmenta un peu mon effarement — c’était la voix d’Aglaé — Allons donc ! vous n’oseriez pas me faire renvoyer ! Est-ce que vous pouvez seulement !

— Taisez-vous, drôlesse ! Je ne vous permettrai pas de me manquer de respect… Madame sera avertie, et elle vous chassera, elle vous jettera dans la rue comme vous le méritez.

J’avais rapidement traversé le salon, j’étais au milieu de la salle de billard, lorsqu’Aimée prononça cette phrase. La seconde suivante, arrêtée, immobile, j’écoutais.

Une autre voix… celle de Georges.

— Madame, je vous en supplie… calmez-vous… Pas si haut…

Il parlait bas, lui, presque dans un chuchotement. L’insolente et gouailleuse voix, toute vibrante, recommençait.

— Laissez-la, allez ! Elle ne fera rien du tout. Ayez pas peur. Allez-y donc dire à madame que j’vais avec monsieur, non, mais allez-y ! J’y dirai moi, q’vous y allez aussi, et d’puis plus longtemps, pas comme moi d’puis aujourd’hui, d’puis des années… Oh ! c’est pas la peine de m’regarder comme ça, vous n’allez pas m’manger s’pas ? Oui, oui, j’sais vos affaires, et les autres domestiques aussi, et tout l’monde donc. Si vous croyez ! Bien sûr que j’sais q’vous étiez la maîtresse de monsieur bien avant son mariage, et que vous avez empaumé madame pour qu’elle l’épouse et q’ce soit plus commode. Allez lui dire que j’vais avec monsieur ! Allez-y ! marchez, j’ai pas peur de vous !

J’étais à la porte du petit salon, tous les trois m’avaient vue, et moi aussi je les voyais dans le demi-jour sanglant et céruléen des vitraux d’église… Leurs figures me paraissaient terribles, la sienne surtout ! Oh ! cette figure de mensonge, cette figure de crime, cette figure sombre et sauvage qu’il avait aux heures d’amour et qui me donnait le vertige dans ses bras, je la reconnaissais, j’avais compris : son âme lui était remontée à la face.

Il y eut un court moment de silence. Aglaé le rompit. Elle vint vers moi audacieuse encore, mais les yeux adoucis.

— Je m’en vais, dit-elle, je demande pardon à madame, qui a été bonne pour moi. C’est pas joli c’que j’ai fait, mais c’est plus fort que moi, j’ai pas pu refuser monsieur… Je ne suis pas grand’chose, tout de même y a encore pire.

Et sa face redevenant venimeuse :

— Vous, vous êtes une sale rosse ! lança-t-elle à Aimée, puis elle sortit en courant.

Toutes ces choses se passaient avec une démentielle rapidité.

M. de Monclet vint à moi.

— Écoutez.

— Non, taisez-vous, ne mentez plus… c’est inutile.

Sans doute ma tension intérieure communiquait de l’autorité à mon accent, car il n’insista pas. Il se jeta sur un fauteuil, les paumes au visage, simulant un sanglot.

L’amour, ça se tue comme un homme, d’une balle qui éclate la cervelle ou crève le cœur… ça meurt comme ça, raide, sur le coup, en une seconde…

Je vis le ridicule du monsieur pincé, la bassesse de la comédie tablée sur ma pitié saignante, sur ma faiblesse… Sous l’acide de mon effroyable torture tout mon amour décomposé devenait dégoût ; ah ! l’affreuse chose qui montait à ma gorge en m’étouffant, qui coulait dans mes veines, qui m’hypertrophiait le cœur, qui allait faire se briser mes tempes.

Il ne faut pas, il ne faut pas… ma volonté pliait, j’allais crier, tomber, mourir. Mais non, il y eut en moi un choc, c’était mon orgueil réveillé, sanglant, furieux.

Tout cela avait duré des secondes. Je regardai Mme d’Anglades, je devais sembler incroyablement calme.

— Vous aviez raison, dis-je, même les femmes de chambre… j’ai eu tort de ne pas vous croire, vous saviez mieux que moi… Maintenant allez-vous en… Non ! n’expliquez rien… Je viens de tout comprendre, cela suffit. Ne soyez pas inquiète, je ne dirai rien à votre mari… ce n’est pas la peine que l’on se batte pour cette sale chose… le mépris suffit… Vous vous arrangerez pour passer l’hiver hors de Paris, il faut que je nettoie mes yeux de votre image… Quand vous reviendrez je partirai, et puis… après… je m’en fie à votre tact… ce fameux tact dont vous êtes si fière, pour ne pas m’obliger à un éclat pour me… séparer de vous — je n’ai plus rien à dire, vous pouvez vous en aller.

À ce moment-là j’ai été très peu sensible à l’immense douleur qui lui déformait les traits — après j’ai compris qu’elle était torturée de quitter son amant — et je l’ai plainte, même je ne suis pas certaine qu’elle ne souffrait pas aussi de me perdre, car elle m’avait aimée… Le cœur est une mécanique à rouages antagonistes… Mais qu’importe !

Il n’y eut plus une parole entre nous… Quand elle fut dehors, mon mari ôta ses mains de son visage et vint à moi, disant de cette voix chaude qui pliait ma volonté :

— Odile ! je vous en supplie.

Je levai la main entre lui et moi ; ce très petit geste, je le sentis, rendait l’espace si étroit qui nous séparait infranchissable — il le sentit aussi.

— C’est fini ! dis-je.

Et ça l’était.

Il a souffert lui aussi, sans aucun doute, car je m’en suis rendu compte depuis : ce n’étaient pas seulement les filles de chambre et les amies intimes qu’il lui fallait, mais toutes les femmes, et la pensée qu’il en existait qu’il ne pourrait avoir — fût-ce la sienne — le rendait malade.