Les Histoires de Jean-Marie Cabidoulin/Chapitre XI

La bibliothèque libre.
◄   Chapitre X Chapitre XII   ►


XI

Entre Anglais et Français


Si jamais les dispositions hostiles qui surexcitaient les deux équipages du Repton et du Saint-Enoch eurent l’occasion de se manifester, ce fut bien, on l’avouera, en la présente circonstance.

Que la baleine eût été d’abord aperçue par les vigies du Saint-Enoch, que les Français se fussent les premiers mis à sa poursuite, cela ne pouvait être contesté. Il était de toute évidence que, trois heures auparavant, les pirogues du second et des lieutenants avaient été amenées en vue de chasser le culammak. S’il eût été frappé sur place, on ne l’aurait jamais signalé à bord du bâtiment anglais, qui ne se montrait pas encore au large. Mais il avait fui dans la direction du nord-est, là où, deux heures après, allait apparaître le Repton. Aussi le capitaine King, bien que l’animal fût déjà poursuivi par les embarcations françaises, avait-il mis ses pirogues à la mer.

Toutefois, si les deux harpons avaient frappé simultanément celui de l’Anglais n’avait touché le culammak que dans la partie arrière du corps, à la naissance de la queue, tandis que celui de Ducrest avait atteint la nageoire de gauche, pénétré jusqu’au cœur et forcé le culammak à souffler rouge.

Du reste, en admettant qu’il fût juste de faire égale part entre les deux bâtiments, chacun d’eux n’aurait qu’à se féliciter de cette capture. Ni le Saint-Enoch ni le Repton n’avaient capturé pendant cette dernière saison un baleinoptère qui pût être comparé à celui-ci.

Il va de soi que, chez les Français comme chez les Anglais, personne n’entendait consentir à un partage. Sans doute, l’un des harpons avait fait une blessure telle que la mort s’en était suivie, — coup très heureux et très rare, — mais l’autre avait également atteint l’animal.

Il résulte de cette circonstance que, au moment où les hommes de M. Heurtaux prenaient leurs dispositions pour passer une remorque autour de la queue, les hommes de M. Strok se préparaient à les imiter.

Et alors, les Anglais, en une sorte de baragouin que les Français comprenaient suffisamment, de s’écrier :

« Au large… les canots du Saint-Enoch, au large ! »

Aussitôt, le lieutenant Allotte de répliquer :

« Au large vous-mêmes !…

— Cette baleine nous appartient de droit…, déclara le second du Repton.

— Non… à nous… et elle est de bonne prise !… déclara M. Heurtaux.

— Amarre… amarre ! » commanda M. Strok, ordre qui fut à l’instant répété par le second du Saint-Enoch.

En même temps, la pirogue du lieutenant Allotte accosta l’énorme bête et l’amarra, ce qui fut fait aussi par les matelots du Repton.

Et si les trois pirogues des Anglais et les trois pirogues des Français se mettaient à haler, non seulement l’animal ne serait amené ni au Saint-Enoch ni au Repton, mais les remorques ne tarderaient pas à se rompre sous cette double traction en sens contraire.

C’est bien ce qui arriva, après plusieurs efforts simultanés.

Alors, d’accord en cela sur ce point, les pirogues renoncèrent à cette besogne, manœuvrèrent pour se rejoindre, et se trouvèrent presque bord à bord.

Dans la disposition d’esprit où ils étaient, il y avait lieu de croire que les équipages en viendraient aux coups. Les armes ne manquaient pas, harpons de rechange, lances, louchets, sans compter le couteau de poche dont un matelot ne se sépare guère. Le conflit dégénérerait en bataille. Il y aurait effusion de sang, en attendant que les navires eussent pris fait et cause pour leurs pirogues.

À ce moment, le second Strok, d’un geste menaçant, d’une voix irritée, s’adressant à M. Heurtaux, dont il parlait couramment la langue, dit :

« Avez-vous donc la prétention de contester que cette baleine doive nous appartenir ?… Je vous préviens que nous ne souffrirons pas…

— Et sur quoi fondez-vous votre prétention ?… répliqua M. Heurtaux, après avoir fait signe aux deux lieutenants de le laisser parler.

— Vous demandez sur quoi elle est fondée ?… reprit le second du Repton.

— Je le demande !…

— Sur ce que la baleine venait de notre côté, et vous n’auriez pu la rejoindre, si nous ne lui avions barré la route…

— Et moi, j’affirme que, depuis plus de deux heures, nos pirogues avaient été amenées sur elle…

— Après les nôtres !… s’écria M. Strok.

— En tout cas, c’est à bord du Saint-Enoch qu’elle a été signalée pour la première fois, alors que votre navire n’était pas même en vue…

— Et qu’importe, puisque vous n’aviez pu l’approcher d’assez près pour la piquer !…

— Tout cela, des mots !… répliqua M. Heurtaux, qui commençait à s’échauffer. Après tout, une baleine n’est pas à celui qui la voit, mais à celui qui la tue…

— Notre harpon, ne l’oubliez pas, a été lancé avant le vôtre !… affirma M. Strok.

— Oui… oui ! crièrent les Anglais, qui brandissaient leurs armes.

— Non… non !… » ripostèrent les Français en menaçant les hommes du Repton.

Cette fois, M. Heurtaux n’aurait pu leur imposer silence. Peut-être même ne serait-il pas maître de les retenir…

En effet, Anglais et Français étaient prêts à tomber les uns sur les autres.

M. Heurtaux, voulant tenter un dernier effort, dit au second du Repton :

« En admettant, ce qui n’est pas, que votre harpon eût été lancé le premier, il n’a pu faire une blessure mortelle, et c’est le nôtre qui a causé la mort…

— Cela est plus facile à dire qu’à prouver !…

— Ainsi… vous ne voulez pas céder ?…

— Non ! » hurlèrent les Anglais.

Arrivés à ce degré de colère, les équipages n’avaient plus qu’à se battre.

Une circonstance allait mettre les matelots du Repton en état d’infériorité, sinon pour commencer, du moins pour continuer la lutte. À en venir aux mains, les Français auraient fini par les obliger à battre en retraite.

En effet, le Repton, déhalé sous le vent, n’avait pu se rapprocher avec cette faible brise. Il était encore à un mille et demi, tandis que le Saint-Enoch mettait en panne à quelques encablures des pirogues. C’est bien ce qu’avait remarqué M. Strok, et ce qui le fit hésiter à entamer la bataille.

Et, au total, en gens très pratiques, les Anglais comprirent qu’ils ne pouvaient réussir à l’emporter dans ces conditions désavantageuses. Tout l’équipage du Saint-Enoch tomberait sur eux, et ils seraient battus avant que le Repton eût pu leur venir en aide. D’ailleurs, le capitaine Bourcart lançait déjà sa première pirogue à la mer, et c’était un renfort d’une dizaine d’hommes prêt à arriver.

Aussi M. Strok de commander à ses matelots, qui se voyaient en mauvaise posture :

« À bord. »

Toutefois, avant d’abandonner la baleine, il ajouta, et d’un ton où la colère le disputait au dépit :

« Nous nous retrouverons !…

— Quand il vous plaira », répondit M. Heurtaux.

Et ses compagnons ne se gênaient pas pour répéter :

« Enfoncés… les English… enfoncés ! »

Les pirogues de M. Strok, à force d’avirons, se dirigèrent vers le Repton, distant alors d’un bon mille.

Restait à savoir si M. Strok n’avait proféré que de vaines menaces, ou si l’affaire n’allait pas se régler définitivement entre les deux navires.

Le capitaine Bourcart, qui avait embarqué dans la quatrième pirogue, survint en ce moment.

Il fut aussitôt mis au courant, et, après avoir approuvé la conduite de M. Heurtaux, il se contenta de répondre :

« Si le Repton vient « raisonner » le Saint-Enoch, le Saint-Enoch lui donnera des raisons !… En attendant, mes amis, amarrez la baleine. »

Cela se rapportait si bien au sentiment général, que l’équipage poussa de bruyants hourras que les Anglais purent entendre. Ah ! le Repton ne les avait pas salués !… Eh bien, ils le saluaient de plaisanteries non moins salées que les eaux du Pacifique !

Le baleinoptère fut alors pris en remorque, et tel était son poids que les matelots des quatre embarcations durent souquer vigoureusement pour le conduire au Saint-Enoch.

Maître Ollive, le charpentier Férut, le forgeron Thomas s’étaient portés sur le gaillard d’avant. Quant à Jean-Marie Cabidoulin, son avis fut qu’on tirerait deux cents barils du culammak. Avec ce que le Saint-Enoch avait déjà dans sa cale, cela lui ferait une demi-cargaison.

« Eh bien, qu’en dis-tu, vieux ?… demanda maître Ollive en interpellant le tonnelier.

— Je dis que ce sera de la bonne huile à filer pendant la prochaine tempête…, répliqua maître Cabidoulin.

— Allons donc !… il ne nous manquera pas un seul baril en arrivant à Vancouver !… Bouteille va toujours ?…

— Bouteille ! »

Un des novices venait de piquer sept heures et demie du soir. Il était trop tard pour virer la baleine. On se contenta donc de l’amarrer contre le flanc du bâtiment. Le lendemain, dès l’aube, l’équipage procéderait au dépècement, puis à la fonte du gras, et il ne faudrait pas moins de deux jours pleins pour mener cette besogne à bonne fin.

En somme, il convenait de se féliciter. La traversée de Pétropavlovsk à Victoria permettrait à M. Bourcart de ramener une demi-cargaison. C’était mieux qu’on ne pouvait espérer en ces circonstances. Comme il était probable que les cours n’avaient pas fléchi sur le marché de Victoria, cette seconde campagne donnerait encore d’assez beaux bénéfices.

D’autre part, le Saint-Enoch n’avait fait aucune mauvaise rencontre. Au lieu du monstre marin signalé par les pêcheurs kamtchadales, c’était ce magnifique culammak qui était venu se faire amarrer !…

La nuit close, ses voiles sur les cargues, le trois-mâts n’eut plus qu’à attendre le lever du soleil.

Avec le soir, la brise se sentait à peine. La mer était au calme blanc. Le roulis s’accentuait si peu qu’il n’y avait point à craindre pour les amarres qui retenaient la baleine. Quelle perte, et quels regrets, en cas que, pendant la nuit, elle s’en fût allée par le fond !

Il y eut à prendre quelques mesures de précaution ou tout au moins de surveillance. Qui sait si le capitaine King ne voudrait pas donner suite aux menaces de son second, et tenter d’enlever le culammak en attaquant le Saint-Enoch ?…

« Cette agression est-elle réellement à craindre ?… demanda le docteur Filhiol.

— Ma foi… déclara le lieutenant Coquebert, avec des Anglais on ne sait jamais sur quoi compter…

— Ce qui est certain, ajouta M. Heurtaux, c’est qu’ils sont partis fort en colère…

— Je le comprends, s’écria le lieutenant Allotte. Un si beau morceau qui leur échappe !…

— Aussi, reprit M. Heurtaux, je ne serais pas autrement surpris s’ils venaient…

— Qu’ils viennent !… répondit le capitaine Bourcart. Nous serons prêts à les recevoir ! »

Et, s’il parlait ainsi, c’est qu’il était sûr de tout son équipage. Ce ne serait pas la première fois que des disputes auraient surgi entre baleiniers au sujet d’un coup de harpon contesté, — disputes souvent aggravées des plus regrettables violences.

Une sévère surveillance fut donc établie à bord du Saint-Enoch et les hommes de quart firent bonne garde. Si, faute de vent, le Repton aurait eu grand’peine à rejoindre le Saint-Enoch, il pouvait envoyer ses embarcations, et il convenait de ne point se laisser surprendre à la faveur de la nuit.

Du reste, ce qui assura la sécurité du navire français, c’est que, vers dix heures, une brume assez épaisse enveloppa ces parages. Il eût été malaisé de retrouver la place où leSaint-Enoch se tenait en panne.

Les heures se passèrent sans alerte. Lorsque le soleil revint, le brouillard, qui ne se dissipa point, aurait caché le Repton même à la distance d’un demi-mille. Mais peut-être les Anglais n’avaient-ils pas renoncé à mettre leurs menaces à exécution, et tenteraient-ils une attaque, si les brumes venaient à se lever ? Ce ne serait pas le vent qui les aiderait cependant. Aucun souffle ne traversait l’espace, et l’état atmosphérique ne se modifia pas de toute la matinée. L’équipage du Saint-Enoch put se remettre aux travaux du bord sans être troublé.

Dès l’aube, — 21 octobre, — M. Bourcart avait fait procéder au virage de la baleine, avec ordre de pousser vivement la besogne. Deux garants d’appareils furent passés, et les hommes se relayèrent au guindeau.

Préalablement, maître Ollive, aidé de quelques matelots, avait bagué une chaîne sur la nageoire du dehors, et l’animal tourna sur lui-même, ce qui devait en faciliter le dépècement. La tête fut alors détachée, et, non sans grands efforts, il fallut la mater pour la déposer sur le pont. On s’occupa d’en couper les lippes, la langue, les fanons, opération qui devint facile, après qu’elle eut été divisée en quatre morceaux.

La cabousse allumée, le bois ne manquant pas grâce à l’approvisionnement embarqué à Pétropavlovsk, le cuisinier put entretenir le feu sous les deux pots.

Ce fut dans ces pots que l’on fondit d’abord le gras retiré de la tête, de la langue et des lippes, qui est de qualité plus fine. Puis on procéda au dépeçage du corps par morceaux de huit à neuf brasses, réduits à deux pieds pour être introduits dans la cabousse.

Toute la matinée et une partie de l’après-midi avaient été consacrées à cet ouvrage. C’est à peine si, vers trois heures, le brouillard s’était quelque peu éclairci. Les vapeurs, à l’état vésiculaire, empêchaient le regard de s’étendre à plus d’un demi-mille autour du Saint-Enoch.

Du Repton, aucune nouvelle. Il n’aurait pu se rapprocher, faute de brise, à moins d’être remorqué par ses embarcations, ce qui eût occasionné une grosse fatigue.

Cependant M. Bourcart demeura toujours sur le qui-vive. La pirogue du lieutenant Allotte fut même envoyée en reconnaissance vers le nord-est. Elle revint sans avoir rien à signaler, ne s’étant pas aventurée d’une demi-lieue en direction du nord.

Au fond, peut-être, l’équipage n’eût-il pas été fâché d’en venir aux mains avec les Anglais. C’est de tradition chez les Français et surtout chez les marins. Ils songent encore à la revanche de Waterloo, ces braves gens ! Mais probablement, cette fois, le canon du Mont Saint-Jean ne se ferait pas entendre, et Wellington battrait en retraite vers la haute mer.

La besogne se continua dans d’excellentes conditions. M. Bourcart comptait que la moitié serait fondue pendant cette journée. Il avait donc l’espoir, si le vent se levait, de pouvoir appareiller dès le surlendemain avec deux cents barils de plus dans sa cale.

Une fois, cependant, vers quatre heures, il se produisit une alerte.

Le forgeron Thomas, embarqué dans le petit canot, était en train de consolider une des conassières du gouvernail, lorsqu’il crut entendre une sorte de clapotis du côté de l’ouest.

Était-ce un bruit d’avirons annonçant l’approche des pirogues du Repton… Les Anglais avaient-ils découvert la position du Saint-Enoch ?…

Le forgeron remonta aussitôt et prévint M. Bourcart. Qui sait si le moment n’était pas venu de décrocher les fusils au râtelier du carré, de se mettre sur la défensive ?

On suspendit le travail et les hommes occupés au dépeçage durent rembarquer.

À défaut des yeux, qui ne pouvaient rendre aucun service au milieu des vapeurs, les oreilles se tendirent. Un absolu silence régnait à bord. On laissa même tomber le feu de la cabousse, qui pétillait. Le plus léger bruit venu du large se fût fait entendre.

Quelques minutes s’écoulèrent. Aucune pirogue ne parut, et, de la part du capitaine King, c’eût été vraiment grande audace que de tenter l’attaque du Saint-Enoch dans ces conditions.

Bien que le brouillard, s’il gênait les Anglais d’autre part, leur eût permis de s’approcher sans être aperçus, ils devaient supposer que M. Bourcart se tiendrait sur ses gardes. Mais, répétait volontiers maître Ollive :

« Rien ne m’étonnerait de la part de John Bull ! »

Cependant, on ne tarda pas à le reconnaître, c’était une fausse alerte. Le clapotis ne pouvait provenir que de l’une de ces risées capricieuses qui passent à travers les brumes sans avoir la force de les dissiper. Il y eut même à constater que la brise cherchait à se lever, tout en ne se propageant que par souffles intermittents, sans direction fixe. À moins qu’elle ne fraîchît, le ciel resterait brouillé jusqu’au lever du soleil. À ces calmes, assez rares en cette saison et dans cette portion septentrionale de l’océan Pacifique, succéderaient probablement de grands mauvais temps. Il était à craindre que la navigation ne fût pas aussi favorisée qu’elle l’avait été en quittant Pétropavlovsk. Toutefois, comme le trois-mâts s’était toujours bien comporté pendant maintes tempêtes, sans jamais avoir éprouvé d’avaries graves, Jean-Marie Cabidoulin eût été mieux avisé en épargnant ses menaçantes histoires au Saint-Enoch, du Havre, capitaine Évariste-Simon Bourcart !

Après tout, pourquoi le navire ne retrouverait-il pas ses bonnes chances de la première campagne, et ne rencontrerait-il pas d’autres baleines qui permettraient de compléter le chargement avant de mouiller à Vancouver ?…

L’après-midi s’avançait. Vraisemblablement, cette nuit serait aussi obscure que la précédente. En tout cas, les précautions étaient prises, et, au retour du lieutenant Allotte, les pirogues avaient été rehissées à bord.

En somme, pour la besogne qui restait à faire, mieux valait que le Saint-Enoch fût encalminé pendant vingt-quatre heures encore, à la condition qu’un bon vent le poussât vers la côte américaine.

Soudain, un peu avant cinq heures, des sifflements d’une extrême violence déchirèrent l’espace. En même temps, la mer fut extraordinairement troublée jusque dans ses couches profondes. Une immense nappe d’écume blanchit sa surface. Le Saint-Enoch, élevé sur le dos d’une énorme lame, fut secoué d’un roulis et d’un tangage des plus violents. Les voiles, qui pendaient sur leurs cargues, claquèrent à grand bruit, et l’équipage put craindre que toute la mâture ne vînt en bas.

Par bonne chance, le corps de la baleine, fortement maintenu le long du bord, ne se détacha pas, et ce fut miracle, tant la bande du navire avait été prononcée.

« Qu’est-ce donc ?… » s’était écrié M. Bourcart en s’élançant hors de sa cabine.

Puis il monta sur la dunette, où le second et les lieutenants se hâtèrent de le rejoindre.

« Ce doit être un raz de marée, déclara M. Heurtaux, et j’ai vu le moment où le Saint-Enoch allait engager…

— Oui… un raz de marée, répéta maître Ollive, car il n’y a pas de vent de quoi remplir mon chapeau…

— Mais, comme il pourrait être accompagné d’un grain, reprit le capitaine Bourcart, faites serrer toute la toile, Heurtaux… Il ne faut pas se laisser surprendre ! »

C’était prudent, et même opportun, et même pressant. En effet, à quelques minutes de là, le vent fraîchissait avec assez d’impétuosité pour refouler une partie des brumes vers le sud.

« Navire par bâbord derrière ! »

Ce cri, poussé par un des matelots accrochés dans les haubans de misaine, fit tourner tous les regards de ce côté.

Le navire signalé était-il le Repton ?…

C’était le navire anglais, à trois milles environ du Saint-Enoch.

« Toujours à la même place…, observa le lieutenant Coquebert.

— Comme nous à la nôtre…, répondit M. Bourcart.

— On dirait qu’il se prépare à larguer ses voiles…, remarqua le lieutenant Allotte.

— Pas de doute… il va appareiller…, déclara M. Heurtaux.

— Serait-ce donc pour venir sur nous ?… demanda le docteur Filhiol.

— Il en est bien capable !… s’écria maître Ollive.

— Nous verrons bien », se contenta de dire le capitaine Bourcart.

Et, sa longue-vue aux yeux, il ne cessait de la tenir en direction du baleinier anglais.

Il y avait tout lieu de croire que le capitaine King voulait profiter de la brise qui soufflait alors de l’est et lui permettrait de se rapprocher du Saint-Enoch. On voyait les hommes se paumoyer sur les vergues. Bientôt les huniers, la misaine, la brigantine, furent établis, amures à tribord, puis le grand et le petit foc qui facilitèrent l’abattée du Repton.

La question était de savoir s’il allait continuer sa route vers l’est en serrant le vent, afin de gagner quelque port de la Colombie britannique.

Non, telle n’était pas l’intention du capitaine King, à laquelle il eût été impossible de se méprendre. Le Repton, au lieu de mettre cap à l’est, marchait de manière à couper la route du Saint-Enoch.

« C’est à nous qu’il en a !… s’écria Romain Allotte. Il entend réclamer sa part de baleine !… Eh bien… il n’en aura pas même un bout de queue !… »

Ce que disait le lieutenant fut répété par l’équipage. Si le Repton venait attaquer le Saint-Enoch, il trouverait à qui parler !… On lui répondrait comme il convenait de répondre, à coups de fusil, de pistolet et de hache !…

Il était alors six heures et quelques minutes. Le soleil déclinait rapidement vers l’horizon un peu dans le sud-ouest. La mer restait dégagée de vapeurs du côté d’où soufflait la brise. On ne perdait pas un des mouvements du Repton, qui s’avançait à moyenne vitesse. En moins d’une demi-heure, il serait bord à bord avec le Saint-Enoch, à moins qu’il ne changeait sa barre.

En prévision d’une attaque, ordre fut donné de préparer les armes. On chargea les deux pierriers dont les baleiniers sont armés généralement. Si le capitaine King lui envoyait quelques boulets de cinq à six livres, le capitaine Bourcart lui en adresserait autant et de même poids.

Le Repton n’était plus qu’à trois quarts de mille, lorsque l’état de la mer se modifia soudain, sans aucun changement dans les conditions atmosphériques. Le vent n’avait pas forcé, le ciel ne s’était pas chargé. Nul nuage menaçant ne se levait à l’horizon. Calme absolu dans les hautes et basses zones de l’espace.

Et, en effet, le phénomène extraordinaire qui se préparait devait se localiser en cette partie de l’Océan.

Soudain, au milieu d’horribles mugissements, dont personne à bord du Saint-Enoch ne reconnut ni la nature ni la cause, la mer bouillonna, se blanchit d’écume, se dénivela comme si une éruption sous-marine en eût troublé les dernières profondeurs. C’était précisément à la place occupée par le baleinier anglais, alors que le baleinier français ne ressentait pas encore les effets de cette inexplicable agitation.

Le capitaine Bourcart et ses compagnons, tout d’abord surpris, observaient le Repton, et, ce qu’ils virent, après la surprise, les jeta en pleine épouvante.

LeRepton venait de se soulever sur le dos d’une énorme lame, puis de disparaître derrière elle. De cette lame jaillissaient de puissants jets liquides, tels qu’ils eussent pu s’échapper des évents d’un gigantesque monstre dont la tête aurait été engagée sous le navire, et dont la queue eût battu la mer à une demi-encâblure, soit près de cent mètres…

Lorsque le navire reparut, il était désemparé, sa mâture en bas, ses agrès rompus, sa coque chavirée sur bâbord, assaillie par de formidables coups de mer…

Une minute plus tard, après avoir été une dernière fois roulé par la monstrueuse lame, il s’engloutissait dans les abîmes du Pacifique.

Le capitaine Bourcart, ses officiers, son équipage, poussèrent un cri d’horreur, stupéfaits en présence de cet inexplicable et épouvantable cataclysme…

Mais peut-être les hommes du Repton n’avaient-ils pas tous péri avec le navire ?… Peut-être quelques-uns avaient-ils pu fuir dans les pirogues à temps pour ne point être entraînés dans le gouffre ?… Peut-être pourrait-on sauver un certain nombre de ces infortunés avant que la nuit se fût étendue sur la mer ?…

Toutes causes d’inimitiés s’oublient devant pareilles catastrophes !… Il y avait un devoir d’humanité à remplir, on le remplirait…

« À la mer, les embarcations !… » cria le capitaine Bourcart.

Deux minutes à peine s’étaient écoulées depuis la disparition du Repton et il était encore temps de porter secours aux survivants du naufrage…

Soudain, avant que les pirogues eussent été amenées, un choc qui ne fut pas très rude, se produisit. Le Saint-Enoch, soulevé de sept à huit pouces par l’arrière, comme s’il eût heurté un écueil, donna la bande à tribord et demeura immobile.