Les Historiettes/Tome 1/13

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 1p. 76-86).


LE CONNÉTABLE DE LESDIGUIÈRES.
M. DE CRÉQUI.


François de Bonne, seigneur de Lesdiguières[1], étoit d’une maison noble et ancienne des montagnes du Dauphiné, mais pauvre. Après avoir fait ses études, il se fit recevoir avocat au parlement de Grenoble, et y plaida, dit-on, quelquefois ; mais se sentant appelé à de plus grandes choses, il se retira chez lui, en dessein d’aller à la guerre. Cependant, n’ayant pas autrement de quoi se mettre en équipage, il emprunta une jument à un hôtelier de son village, faisant semblant d’aller voir un de ses parents. Or, cette jument, n’appartenant pas à cet hôtelier, lui fut redemandée, et cela donna sujet à un procès qui, quoique de petite conséquence, dura pourtant si long-temps, comme il n’arrive que trop souvent, qu’avant qu’il fût terminé, M. de Lesdiguières étoit déjà gouverneur du Dauphiné. Un jour donc qu’il passoit à cheval, suivi de ses gardes, dans la place de Grenoble, ce pauvre hôtelier, qui y étoit à la poursuite de son procès, ne put s’empêcher de dire assez haut : « Le diable emporte François de Bonne, tant il m’a causé de mal et d’ennui. » Un des assistants lui demanda pourquoi il parloit ainsi ; cet homme lui raconta toute l’histoire de la jument. Celui qui lui avoit fait cette demande étoit un des domestiques de M. de Lesdiguières, et le soir même il lui en fit le conte ; car le connétable avoit, dit-on, cette coutume, qu’il vouloit voir tous ses domestiques avant de se coucher, et quelquefois il s’entretenoit familièrement avec eux. Ayant su cette aventure, il commanda à cet homme de lui amener le lendemain le pauvre hôtelier, qui, bien étonné, et intimidé exprès par son conducteur, se vint jeter aux pieds de M. de Lesdiguières, lui demandant pardon de ce qu’il avoit dit de lui ; mais lui, n’en faisant que rire, le releva, et pendant qu’il l’entretenoit du temps passé, on fit venir la partie adverse, avec laquelle il s’accorda sur-le-champ, et donna même quelque récompense à ce bon homme.

M. le connétable aimoit à se souvenir de sa première fortune, et on en voit aujourd’hui une grande marque, en ce qu’ayant fait bâtir un superbe palais à Lesdiguières, il prit plaisir à laisser tout auprès, en son entier, la petite maison où il étoit né, et que son père avoit habitée.

Pour venir à madame la connétable de Lesdiguières, sa femme, qui est morte il n’y a pas long-temps, elle s’appeloit Marie Vignon, et étoit fille d’un fourreur de Grenoble. Elle fut mariée à un marchand drapier de la même ville, nommé sire Aymon Mathel, dont elle eut deux filles. C’étoit une assez belle personne, mais il n’y avoit rien d’extraordinaire. Son premier galant fut un nommé Roux, secrétaire de la cour de parlement de Grenoble, qui depuis la donna à M. de Lesdiguières. Or, ce Roux étoit grand ami d’un Cordelier appelé de Nobilibus, qui fut brûlé à Grenoble pour avoir dit la messe sans avoir reçu les ordres. On le soupconnoit aussi de magie, et le peuple croit encore aujourd’hui que ce Cordelier avoit donné à madame la connétable des charmes pour se rendre maîtresse de l’esprit de M. de Lesdiguières. Il est bien certain qu’elle eut d’abord un fort grand pouvoir sur lui.

Il n’y avoit pas long-temps que cet amour duroit, lorsque la femme quitta la maison de son mari ; elle ne logeoit pourtant pas avec son galant, mais en un logis séparé où il lui donna grand équipage, et bientôt après il la fit marquise. Il en eut deux filles durant cette séparation d’avec son mari. On dit que les parents de M. de Lesdiguières gagnèrent son médecin, qui lui conseilla, pour sa santé, de changer de maîtresse, et qu’en même temps, pour essayer de la lui faire oublier, on lui présenta une fort belle personne, nommée Pachon, femme d’un de ses gardes. Mais la marquise, car on l’appeloit ainsi alors, fit donner des coups de bâton à cette femme dans la maison même de M. de Lesdiguières, et incontinent après s’alla jeter à ses pieds. Elle n’eut pas grande peine à faire sa paix, et fut plus aimée qu’auparavant.

M. de Lesdiguières étoit obligé de faire plusieurs voyages ; elle le suivit partout, et même à la guerre ; on dit pourtant qu’il voulut faire en sorte que le drapier la reprît, et qu’il lui fit offrir pour cela de le faire intendant de sa maison. Mais ce marchand, qui étoit homme d’honneur, n’y voulut jamais entendre.

Cependant elle ne perdoit point d’occasion d’avancer ses parents. Elle fit donner des bénéfices ou des compagnies à sept ou huit frères qu’elle avoit, maria fort bien deux de ses sœurs. L’une épousa un gentilhomme de la campagne, et depuis, étant veuve, elle fut entretenue, car c’est une bonne race, par un prieur proche de Die, dont elle eut une fille qui est religieuse dans Grenoble, mais que madame la connétable, cette prude, n’a pas voulu voir. L’autre fut mariée à un capitaine nommé Tonnier, et après sa mort elle épousa un président de la chambre des comptes de Grenoble, appelé Le Blanc. Celle-ci ne voulut point faire honte à ses aînées, et pendant la vie et après la mort de son second mari, elle eut pour galant un nommé L’Agneau, qu’elle épousa à l’article de la mort, et après avoir reçu l’extrême-onction.

La marquise maria aussi les deux filles qu’elle avoit eues du drapier, l’une à La Croix, maître-d’hôtel de M. de Lesdiguières, et en secondes noces au baron de Barry. Celle-ci se garda bien de dégénérer, et fut une digne fille d’une telle mère. L’autre fut mariée trois fois : la première à un gentilhomme de la campagne dont je ne sais point le nom ; la seconde à un autre gentilhomme nommé Moncizet, avec lequel elle fut démariée, et pour la troisième fois elle épousa le marquis de Canillac.

Quant aux filles qu’elle avoit eues de M. de Lesdiguières, nous dirons ensuite à qui elles furent mariées ; mais il faut dire auparavant de quelle façon leur mère parvint à se faire épouser par M. de Lesdiguières.

Elle étoit demeurée à Grenoble, tandis que M. de Lesdiguières étoit au siége de quelque place dans le Languedoc. En ce temps-là, un certain colonel Alard, piémontais, vint faire des recrues en Dauphiné. Elle en fut cajolée, mais non pas aussi ouvertement qu’elle l’avoit été auparavant par M. de Nemours, qui lui fit mille galanteries, durant un voyage que M. de Lesdiguières avoit été obligé de faire en Picardie. Or comme elle ne pensoit qu’à devenir femme de M. de Lesdiguières, et que la vie de son mari étoit un obstacle insurmontable, elle persuada à ce colonel de l’assassiner ; ce qu’il fit en cette sorte.

Le drapier, ayant abandonné son commerce, s’était retiré aux champs depuis quelques années, en un lieu appelé le Port de Gien, dans la paroisse de Mellan, à une petite lieue de Grenoble. Le colonel monte à cheval, accompagné d’un grand valet italien à pied ; il arriva de bonne heure en ce lieu, et ayant rencontré un berger, il lui demanda la maison du capitaine Clavel. Le berger lui dit qu’il ne connoissoit personne de ce nom-là, mais que s’il demandoit la maison de sire Mathel, c’était une de ces deux qu’il voyoit seules assez près de là. Le colonel le pria de l’y conduire, afin que le berger lui montrât l’homme qu’il cherchoit, car il ne le connoissoit pas. Ils n’eurent pas fait beaucoup de chemin que le berger lui montra le drapier qui se promenoit seul le long d’une pièce de terre ; le colonel le remercia, lui donna pour boire et le renvoya. Après il va au marchand, et le jette par terre d’un coup de pistolet qu’il accompagne de quelques coups d’épée, de peur de manquer à le tuer.

La justice fit prendre le valet du mort et une servante qui étoit sa concubine, avec le berger qui raconta toute l’histoire, sans pouvoir nommer le meurtrier. On lui demanda s’il le reconnoîtroit bien. Il répondit qu’oui. C’est pourquoi on le mit à Grenoble à une grille de la prison qui répond sur la grande place appelée Saint-André. Il n’y fut pas long-temps sans voir passer le colonel, qu’il reconnut aussitôt, et qui fut tout aussitôt emprisonné, car il avoit cru sottement que ce berger n’avoit rien vu.

M. de Lesdiguières, en ayant reçu avis en diligence, craignit que, si cette affaire s’approfondissoit, sa maîtresse ne fût terriblement embarrassée ; il partit promptement du lieu où il étoit, et, entrant dans la ville sans qu’on l’y attendît, alla d’autorité délivrer le Piémontais, et le fit sauver en même temps. Le parlement fit du bruit, et voulut s’en venger sur la maîtresse de M. de Lesdiguières, ne pouvant s’en venger sur lui-même. Mais comme le connétable étoit adroit, il sut si bien négocier avec chaque conseiller en particulier, qu’il ne se parla plus de cette affaire.

Depuis ce temps-là il fut encore cinq ou six ans sans épouser la marquise, et à la fin il s’y résolut, pour légitimer les deux filles qu’il en avoit eues. Elles étoient adultérines pourtant[2].

Il en avoit une d’un premier lit qui fut mariée à M. de Créqui. M. de Lesdiguières d’aujourd’hui, auparavant M. le comte de Saulx, et feu M. de Canaples, père de M. de Créqui d’à présent, vinrent de ce mariage. Cette fille étant morte, on prit une étrange résolution, qui fut de marier les deux filles qu’il avoit eues de madame la connétable, l’une au comte de Saulx, et l’autre à M. de Créqui[3] son père, afin de leur conserver tout le bien de M. le connétable. Il est vrai qu’il y eut quelque intervalle de temps entre ces deux mariages, car l’aînée de ces filles, mariée au marquis de Montbrun, fut démariée pour épouser le comte de Saulx dont elle étoit tante ; il étoit fils de la fille du premier lit de M. de Lesdiguières.

Ce mariage ne fut pas heureux, et la comtesse de Saulx mourut bientôt sans enfants. Voilà pourquoi, comme on avoit toujours la pensée de conserver tout le bien à M. de Créqui et à ses enfants, la cadette ne pouvant pas être épousée par M. le comte de Saulx, qui étoit veuf de sa sœur de père et de mère, ni par M. de Canaples, qui étoit marié avec une parente de MM. de Luynes, sœur de Combalet. Il fallut que M. de Créqui l’épousât, quoiqu’il fût veuf d’une sœur du premier lit et beau-frère de celle qui venoit de mourir. Le pape, quand on lui demanda la dispense pour ce dernier mariage, dit qu’il falloit un pape tout entier pour donner toutes les dispenses que ceux de cette maison demandoient. Et il ne laissa pourtant pas de la donner.

Ce mariage du maréchal de Créqui fut encore plus malheureux que les autres. Sa femme et lui ne vivoient pas bien ensemble, et un nommé Najère, chef de son conseil[4], le fit résoudre, après la mort du connétable, à une méchanceté qu’on auroit de la peine à croire, qui fut de faire persuader à la maréchale, qui n’avoit point d’enfants, d’en supposer un, afin que la supposition étant découverte, cela donnât lieu de la cloîtrer et de retenir tout son bien. On persuada donc à la maréchale cette supposition, comme elle étoit à une maison des champs, appelée la Tour-d’Aigues. Il se trouva que la fermière étoit grosse, qui consentit volontiers à donner son enfant à la maréchale, pour en faire un grand seigneur. Mais le maréchal donna ordre que celui qui transporteroit cet enfant d’une chambre à l’autre l’étouffât en chemin, sur quoi la véritable mère, reconnoissant sa faute, commença dans sa douleur à s’accuser, et sa maîtresse aussi, de cette supposition. Aussitôt le comte de Saulx survint avec des commissaires qu’on avoit fait tenir tout prêts, et qui, ayant fait leurs informations, emprisonnèrent la maréchale. Ce procès pourtant fut si bien conduit par le conseil et l’adresse de madame la connétable, que ce mari, qui avoit voulu embarrasser sa femme par cette accusation, se trouva presqu’aussi embarrassé qu’elle, et fut obligé de s’accommoder. Après cette belle affaire, il en fit encore une autre. Il fit enlever la connétable, sa belle-mère, et la tint long-temps prisonnière au fort de Barreaux, l’accusant faussement de crime de lèze-majesté et d’avoir intelligence avec le duc de Savoie ; mais le feu roi (Louis XIII) et le cardinal de Richelieu, passant à Lyon, la mirent en liberté.

M. de Créqui ayant été tué en Italie, la maréchale eut sur la fin de ses jours feu M. d’Elbœuf pour galant durant le séjour qu’elle fit à Paris. Après elle alla mourir à Bourg en Bresse, et à l’heure de sa mort elle donna toutes ses pierreries à un gentilhomme du duc pour les lui porter. Elles étoient en assez bonne quantité, car sa mère lui en avoit donné de belles pour une terre qu’elle lui avoit baillée en échange. Par son testament elle donna encore à M. d’Elbœuf une belle terre auprès de Paris.

Ce M. d’Elbœuf étoit un grand abatteur de bois. Il attrapa plaisamment (il y a trois ou quatre ans) une demoiselle de sa femme, madame d’Elbœuf, qui est devenue ridicule, de belle qu’elle avoit été autrefois (elle est sœur de M. de Vendôme)[5]. Elle étoit fort malade. Elle avoit une demoiselle très-jolie ; le mari en étoit épris. Un jour il vint tout triste, et dit devant cette fille : « Ma femme est morte, les médecins en désespèrent, ils me l’ont avoué, et de plus un astrologue, qui a fait son horoscope, et que je viens de visiter exprès pour cela, assure qu’elle n’en sauroit échapper. » Cette fille depuis ce moment se mit dans l’esprit qu’elle pourroit bien devenir princesse, et se laissa faire un petit enfant. Madame d’Elbœuf a enterré son mari ; il est mort cette année, âgé de soixante-un ans[6], et il disoit : « Faut-il que je meure si jeune ! »

Pour revenir au connétable, voici ce que Bérançon a rapporté de sa mort. Il travailloit avec lui, le propre jour qu’il mourut, à des départs de gens de guerre. « Il faudroit, lui dit Bérançon, que M. de Créqui fût ici. — Voire, répondit le connétable, nous aurions beau l’attendre, s’il a trouvé un chambrillon en son chemin, il ne viendra d’aujourd’hui. » Il travailla de fort bon sens, après il fit venir son curé. « Monsieur le curé, lui dit-il, faites-moi faire tout ce qu’il faut. » Quand tout fut fait : « Est-ce là tout, dit-il, monsieur le curé ? — Oui, monsieur. — Adieu, monsieur le curé, en vous remerciant. » Le médecin lui dit : « Monsieur, j’en ai vu de plus malades échapper. — Cela peut être, répondit-il, mais ils n’avoient pas quatre-vingt-cinq ans comme moi. » Il vint des moines à qui il avoit donné quatre mille écus, qui eussent bien voulu en avoir encore autant. Ils lui promettoient paradis en récompense. « Voyez-vous, leur dit-il, mes pères, si je ne suis sauvé pour quatre mille écus, je ne le serai pas pour huit mille. Adieu. » Il mourut comme cela, le plus tranquillement du monde.

J’ajouterai quelque chose de feu M. de Créqui. On lui dit, quand il voulut attaquer Gavi, forteresse des Génois, que Barberousse n’avoit pu la prendre. « Eh ! bien, répondit-il, Barbegrise la prendra. » Il la prit en effet.

Il disoit les choses assez plaisamment. Un jour il tomba du haut d’un escalier en bas, sans se faire autrement de mal. « Ah ! monsieur, lui dit-on, que vous avez sujet de remercier Dieu ! — Je m’en garderai bien, dit-il, il ne m’a pas épargné un échelon. »

Il fit de si grandes pertes au jeu qu’il en pensa perdre l’esprit, et si le connétable ne lui eût envoyé cent mille écus et promesse d’autant, il n’en fût point revenu. Il n’y eut que cela qui le remit. Il étoit fort coquet et il vouloit toujours paroître jeune. Quand le cardinal de Richelieu, avant que d’être duc, se fit recevoir conseiller honoraire au Parlement, M. de Créqui fut un de ses témoins, et lui dit en dînant chez le premier président au sortir de là : « Monsieur, je vous ai rendu aujourd’hui le plus grand service que je vous pouvois rendre, en disant mon âge. »

On conte de lui une chose qui est assez de galant homme. La nuit, des filoux lui demandèrent la bourse. « Je n’ai rien, leur dit-il, je viens de perdre. — Monsieur, lui dirent-ils, nous vous connoissons, promettez-nous de nous donner quelque chose, et demain un de nous ira vous le demander. » Il leur promit trente pistoles. Le lendemain matin, un de ces honnêtes gens demanda à lui parler, et lui dit tout bas qu’il venoit quérir ce qu’il leur avoit promis. Il avoit oublié ce que c’étoit. L’autre l’en fit ressouvenir, il se mit à rire et lui dit : « Je tiendrai parole, mais il faut avouer que tu es bien imprudent. » En effet, il lui donna les trente pistoles[7].

  1. Le connétable de Lesdiguières, né à Saint-Bonne de Champsaut, le Ier avril 1543, mort à Valence en 1626.
  2. En partant pour s’aller marier, il dit à sa maîtresse : « Allons donc faire cette sottise, puisque vous le voulez. » (T.)
  3. Charles, maréchal de Créqui, épousa Madeleine de Bonne, fille du connétable de Lesdiguières. Il mourut en 1638, à l’âge d’environ soixante et onze ans.
  4. Il étoit garde-des-sceaux du parlement de Grenoble.
  5. Catherine Henriette, légitimée de France, fille de Henri IV et de Gabrielle d’Estrées, fut mariée au duc d’Elbœuf en 1619, et mourut en 1663.
  6. Charles de Lorraine, deuxième du nom, duc d’Elbœuf, mourut le 5 novembre 1657. Cette date et quelques autres, particulièrement celle que Tallemant a mise à la marge de son introduction, font connoître principalement l’époque à laquelle il écrivoit ses Mémoires.
  7. Turenne, comme chacun sait, se trouva dans une circonstance toute pareille, et tint la même conduite.