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Les Historiettes/Tome 1/22

La bibliothèque libre.
Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 1p. 127-128).


MADAME LA COMTESSE DE SOISSONS.


Le père de madame la comtesse étoit d’une maison de Piémont qu’on appeloit Montafié. Son père avoit épousé Jeanne de Coesme, du pays du Maine. Il n’eut qu’elle d’enfants ; on l’appeloit mademoiselle de Lucé. Son bien de France pouvoit être de vingt mille livres de rentes ou environ.

Le prince de Conti[1] épousa cette madame de Montafié[2], et M. le comte de Soissons[3] devint amoureux de mademoiselle de Lucé, qui passoit alors pour une des plus belles personnes de la cour ; et en effet, sans qu’elle avoit les yeux un peu trop hors de la tête, elle eût été parfaitement belle. Elle en usa comme elle devoit. M. le comte avoit beau être prince du sang, spirituel, beau, et de bonne mine, sans le sacrement il n’y avoit rien à faire. Feu M. de Guise s’en éprit aussi. On croit que cela ne servit pas peu à faire conclure M. le comte. Il l’épousa, et par sa qualité il tira du duc de Savoie, le bossu, qui ne l’eût pas fait autrement, cinq à six cent mille écus pour le bien que sa femme avoit en Piémont, dont le bossu s’étoit saisi, parce qu’il n’avoit à faire qu’à une fille, et qui encore demeuroit en France. Ainsi mademoiselle de Lucé étoit bien plus riche pour M. le comte que pour un autre.

Elle vivoit bien avec M. le comte, à quelques petites querelles près qu’ils eurent souvent pour des femmes de chambre. Car madame la comtesse s’est toujours laissée empaumer par quelqu’un, et M. le comte, qui étoit soupçonneux, ne le trouvoit nullement bon. Ils se raccommodoient aussi facilement qu’ils s’étoient brouillés. Elle avoit un mauvais mot dont elle n’a jamais pu se défaire, c’est qu’elle disoit toujours ovec pour avec, et cela sembloit le plus vilain du monde à une personne de sa condition. Il y a une autre chose que je lui pardonnerois encore moins, c’est de n’avoir rien laissé à mademoiselle de Vertus[4], qui a été assez long-temps avec elle, et qui est une fille de mérite[5].

  1. Troisième fils de Louis Ier, prince de Condé.
  2. La comtesse de Montafié, première femme de François de Bourbon, prince de Conti, mourut le 26 décembre 1601, et sa fille épousa le comte de Soissons le lendemain. (Voyez le Père Anselme, tom. I, pag. 334 et 350.)
  3. Charles de Bourbon, comte de Soissons, dernier fils de Louis de Bourbon, premier du nom, prince de Condé, né en 1566, mort en 1612.
  4. Catherine Françoise de Bretagne, sœur de la duchesse de Montbason, se retira à Port-Royal. Elle y devint l’amie de madame de Longueville. Ce fut elle qui se chargea d’annoncer à cette princesse la mort de son fils. (Voyez la lettre de madame de Sévigné du 20 juin 1672.) Sa vieillesse se passa dans les souffrances les plus aiguës, car elle est morte le 21 novembre 1691, et le 26 janvier 1674, madame de Sévigné écrivoit à sa fille : « Ce Port-Royal est une Thébaïde, c’est un paradis, c’est un désert où toute la dévotion du christianisme s’est rangée… Mademoiselle de Vertus y achève sa vie avec des douleurs inconcevables et une résignation extrême. »
  5. Anne de Montafié, comtesse de Soissons, mourut à Paris dans l’hôtel de Soissons, le 17 juin 1644.