Les Historiettes/Tome 1/29

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 1p. 204-212).


LA VICOMTESSE D’AUCHY[2].


La vicomtesse d’Auchy étoit de la maison des Ursins, mais non de la branche du marquis de Tresnel[3]. Son mari étoit de la maison de Conflans. Cette femme se pouvoit vanter qu’en tous âges elle avoit fait bien des sottises. D’abord elle se mit en tête de passer pour belle, et de se fourrer bien avant dans la cour. L’un et l’autre lui réussit assez mal, car elle n’avoit rien de beau que la gorge et le tour du visage. Elle avoit un teint de malade, et ses yeux furent toujours les moins brillants et les moins clairvoyants du monde.

Il y a des vers de Malherbe pour elle où il dit :

« Amour est dans ses yeux, il y trempe ses dards[4]. »

Madame de Rambouillet disoit qu’il avoit raison, car ses yeux pleuroient presque toujours, et l’Amour y pouvoit trouver de quoi tremper ses dards tout à son aise. Je dirai en passant, à propos de cela, que sur ses vieux jours elle disoit, pour faire accroire aux gens qu’elle voyoit fort bien : « J’ai fait venir Thévenin[5], il m’a dit qu’il n’y avoit rien à faire à mes yeux. » Thévenin disoit vrai, car elle n’étoit plus bonne qu’à envoyer aux Quinze-Vingts. En récompense, elle étoit toujours fort proprement et fort parée. Pour la cour, on s’y moqua toujours d’elle. Son mari ne laissa pas d’en prendre du soupçon, car une jeune femme trouve facilement des galants, et une vicomtesse n’en chôme pas à Paris. Il la mena donc à la campagne et l’y tint durant dix ans comme prisonnière, et s’il eût vécu davantage, elle y fût demeurée davantage aussi, car il avoit bonne intention de la tenir là toute sa vie. Voyez quelle délivrance ! la voilà en pleine liberté encore jeune.

Comme elle étoit fort vaine, tous les auteurs et principalement les poètes étoient reçus à lui en conter. Lingendes fit des vers sur sa voix[6], mais il ne faut prendre cela que poétiquement, car elle n’a jamais eu la réputation de bien chanter. Malherbe, nouvellement arrivé à la cour, comme le maître de tous, étoit le mieux avec elle. J’ai dit dans son Historiette comment il la traita un jour, et comme il se raccommoda avec elle[7]. Après ces dix ans de prison et tout ce que je viens de dire, ne trouvez-vous pas que c’étoit avec grande raison que quand elle parloit du temps d’Henri IV, elle disoit : J’ai ouï dire ? Non contente d’être chantée par les autres, elle voulut se chanter elle-même, et passer dans les siècles à venir pour une personne savante. En ce beau dessein, elle achète d’un docteur en théologie, nommé Maucors, des homélies sur les épîtres de saint Paul, qu’elle fit imprimer soigneusement avec son portrait. Elle en eut tant de joie qu’elle donna presque tous les exemplaires pour rien au libraire, qui y trouva fort bien son compte, car la nouveauté de voir une dame de la cour commenter le plus obscur des apôtres, faisoit que tout le monde achetoit ce livre. Un jour Gombauld, par plaisir, lui demanda comment elle avoit entendu un passage de saint Paul qu’il lui disoit : « Hé, répondit-elle, cela y est-il ? »

Quand le Père Campanelli vint à Paris, avant la guerre déclarée, elle fit tant que ce Père fut quelques jours chez elle à Saint-Cloud, et cela parce que c’étoit un homme de grande réputation. Cependant elle ne l’entendoit point, peut-être imaginoit-elle l’entendre, car, à cause que sa maison étoit originaire d’Italie, elle croyoit en devoir entendre la langue, et sur ce fondement elle alloit au sermon italien. Jamais personne n’a été si avide de lectures de comédies, de lettres, de harangues, de discours, de sermons même, quoique ce soit tout ce qu’on peut que de les entendre dans la chaire. Elle prêtoit son logis avec un extrême plaisir pour de telles assemblées. Enfin, pour s’en donner au cœur-joie et se rassasier de ces viandes creuses, elle s’avisa de faire une certaine académie où tour à tour chacun liroit quelque ouvrage. L’abbé de Cerisy, pour contrecarrer Boisrobert, fit cette académie, croyant qu’elle subsisteroit comme celle du cardinal. Au commencement c’étoit une vraie cohue. J’y fus une fois par curiosité. Pagan, parent de M. de Luynes, y lut une harangue, où, voulant s’excuser sur ce qu’il s’étoit plus adonné aux armes qu’aux lettres, il parla comme auroit fait feu César, et traita fort les autres du haut en bas. Habert l’aîné, l’avocat au conseil, dit assez plaisamment : « Cet homme a déclaré qu’il ne savoit pas le latin, je trouve pourtant qu’il n’a pas trop mal traduit le miles gloriosus de Plaute. » Or le bon, c’est qu’on disoit que Pagan n’avoit pas fait cette harangue, et que c’étoit un nommé Montholon, petit-fils du garde-des-sceaux. Cet homme étoit un des plus grands faiseurs de galimatias du monde. Le cardinal de Retz m’a pourtant dit, mais je ne m’en fie guère à lui, que l’ayant trouvé en Avignon, l’année de la naissance du Roi[8], il lui montra bon nombre de belles lettres à toute la cour sur la naissance de M. le Dauphin, qu’il avoit faites pour M. le vice-légat. Ce Montholon étoit ruiné et s’étoit retiré là pour y étudier l’art militaire. Il disoit qu’avant qu’il fût trois mois, il seroit le plus grand capitaine du monde en théorie. Il n’alla à l’armée pourtant qu’au siége d’Arras, où il fut tué ; il avoit plus de quarante ans.

Pagan, quoiqu’on l’ait accusé de s’être fait faire sa harangue, a fait un livre. Il est vrai que c’est un livre de cavalier, car il s’appelle : Les Fortifications du comte de Pagan[9], qu’il a dédié à don Hugues de Pagan, duc de Terranove au royaume de Naples ; il se dit de cette maison-là. Au bout de chaque livre il y a, à la manière de Thucydide, fin du premier livre des Fortifications du comte de Pagan, et bien des couronnes de comte aux vignettes et partout. L’abbé d’Aubignac[10], qui a toujours de la bile de reste, entreprit à la première assemblée le pauvre Pagan, car il harangua contre les orgueilleux ; et pour le désigner, il disoit en un endroit qu’il falloit avoir deux bons yeux, car Pagan étoit borgne, et depuis il est devenu aveugle : il avoit perdu cet œil aux guerres de M. de Rohan. Il fallut y mettre le holà, car les gens s’échauffoient déjà dans leur harnois. L’abbé lui-même en avoit deux fort méchants, et enfin il est devenu quasi aveugle.

Il y avoit plus d’un comte pour rire à cette vénérable académie. Le comte de Bruslon, le bon homme, qui étoit un comte pour rire en la manière la plus désavantageuse, car ce n’étoit pas manque de qualité[11], se mit aussi à haranguer à son tour, et ayant trouvé Mardochée en son chemin, il décrivit si prolixement la broderie du hocqueton du héraut qui alloit devant lui, que jamais il n’y eut tant de choses dans le bouclier d’Achille. C’est de lui qu’à la guerre de Lorraine on fit un couplet qui disoit :

Ce grand foudre de guerre,
Le comte de Bruslon,
Étoit comme un tonnerre,
Avec son bataillon,

Composé de cinq hommes
Et de quatre tambours,
Criant : Hélas ! nous sommes
À la fin de nos jours.

Maugars[12], célèbre joueur de viole, mais qui étoit un fou de bel esprit, avoit été au commencement de cette académie, et en fit des contes au cardinal de Richelieu, à qui il étoit. Pour se venger de lui, on lui fit refuser la porte. Il étoit enragé de cela, et un jour qu’il jouoit chez la comtesse de Tonnerre, la vicomtesse d’Auchy y vint. Il quitta aussitôt ce qu’il avoit commencé, et quoiqu’il ne chantât pas autrement, tant qu’elle fut là, il ne fit que chanter et jouer sur sa viole une chanson dont la reprise est :

Requinquez-vous, vieille,
Requinquez-vous donc[13].

Pour achever l’histoire de l’académie de la vicomtesse d’Auchy, je dirai que L’Esclache, qui montre la philosophie en françois, y parloit souvent. Cela fit envie à un nommé Saint-Ange, qui prouvoit, à ce qu’il disoit, la Trinité par raison naturelle, et qui siffloit de jeunes enfants sur la philosophie et la théologie, et les en faisoit répondre en françois, de s’introduire aussi chez la vicomtesse. Plusieurs personnes, hommes et femmes, alloient entendre ces perroquets.

Mais M. de Paris[14], ayant par hasard quelque affaire avec la vicomtesse, s’y rencontra un jour que Saint-Ange et ses petits disciples babilloient. L’Esclache, un peu jaloux, se prit de paroles avec cet homme ; cela ne plus guère à l’archevêque, à qui quelqu’un fit remarquer, car de lui-même je suis sûr qu’il n’en eût rien vu, qu’en disputant, on avoit avancé quelques erreurs touchant la religion, et que d’ailleurs cela n’étoit guère de la bienséance. Il dit donc, en s’en allant, à la vicomtesse, qu’il lui conseilloit de laisser la théologie à la Sorbonne, et de se contenter d’autres conférences, et la vicomtesse lui ayant témoigné que cela la surprenoit, M. de Paris, après l’avoir fort priée de faire cesser ces disputes, voyant qu’il ne la pouvoit mettre à la raison, fut contraint de défendre à l’avenir de telles assemblées. Il fallut donc se contenter de petites compagnies particulières.

Au reste, c’étoit la plus grande complimenteuse du monde après madame de Villesavin, qu’on appelle vulgairement la servante très-humble du genre humain. Pour attirer le monde, elle faisoit belle dépense, et traitoit fort bien les auteurs ; car son frère, M. d’Armantières, étant mort, tandis qu’elle étoit en prison, elle devint héritière et ne donna à son fils durant sa vie que le bien du père.

Elle chassa une fois son maître-d’hôtel. Cet homme alla servir je ne sais quel duc, où il ne trouva pas bien son compte. Étant allé voir la vicomtesse, il se mit à lui conter comme il servoit chez son maître, l’épée au côté et le manteau sur les épaules : « Si vous vouliez me reprendre, ajouta-t-il, madame, je vous servirois ainsi. » Cela lui sembla beau, et elle le reprit pour être servie comme une duchesse. Je m’étonne qu’elle ne prît aussi un dais et un cadenas[15], car son maître-d’hôtel lui eût aussi bien donné cela que le reste.

Elle vouloit avoir bien des connoissances et les entretenoit soigneusement ; aussi vouloit-elle qu’on lui rendît la pareille. Un jour qu’elle avoit pris l’extrême-onction (car elle la prenoit assez brusquement) et n’étoit pas trop malade, tout-à-coup elle appelle une de ses femmes, et lui demande si madame la marquise de Rambouillet avoit envoyé savoir de ses nouvelles durant sa maladie ; regardez si cela s’accorde avec l’extrême-onction.

À propos de cela, on m’a dit qu’un cavalier, je pense que c’est Grillon[16], comme on lui vouloit donner l’extrême-onction, dit qu’il n’en vouloit point ; que c’étoit un sacrement de bourgeois.

Le cardinal de Sourdis (frère du marquis), en courant la poste, prit l’extrême-onction à Tours, et repartit l’après-dîner. Cette fois-là, on eut raison de dire qu’on lui avoit graissé ses bottes[17]. Une bonne femme, dans la rue Quincampoix, comme on la lui donnoit, dit à sa servante : « Une telle, ayez soin de faire boire ces messieurs. »

Un jour que la vicomtesse d’Auchy étoit chez madame de Rambouillet, Voiture se mit en un coin de la chambre à rêver, et puis tout d’un coup, pour se moquer de cette femme qui faisoit la savante, il lui dit sérieusement : « Madame, lequel estimez-vous le plus de saint Augustin ou de saint Thomas ? » Elle répondit de sang-froid qu’elle estimoit plus saint Thomas. Madame de Rambouillet pensa éclater de rire.

  1. C’est par erreur que cet article a été classé ici. Il n’auroit dû trouver place que dans le volume suivant, parmi les articles des habitués de l’hôtel Rambouillet.
  2. Maîtresse de Malherbe. Voir précédemment, page 188.
  3. Elle s’appeloit Charlotte des Ursins, vicomtesse d’Auchy, ou Ochy. Ce dernier nom paroît être altéré. (Voir la Dédicace à elle adressée du Recueil des plus beaux vers de ce temps ; Paris, Toussaint Du Bray, 1609, in-8o.)
  4. Ce vers se trouve dans un sonnet pour la vicomtesse d’Auchy, sous le nom de Caliste, 1608. (Œuvres de Malherbe, Paris, Barbou, 1764, in-8o, pag. 120.)
  5. Oculiste du temps.
  6. Cette pièce, composée de cinq stances, se trouve dans le Recueil intitulé : le Séjour des Muses, ou la Cresme des bons vers, Rouen, 1626, in-12, pag. 57. Elle existe aussi dans le Recueil de Toussaint Du Bray, 1609, pag. 367.
  7. Voyez précédemment, pag. 188 de ce volume.
  8. En 1638.
  9. Traité des fortifications, 1645, in-folio, ouvrage estimé, réimprimé en 1689, in-12. Pagan, né en 1604, mourut le 18 novembre 1665.
  10. François Hédelin, abbé d’Aubignac, auteur de la Pratique du théâtre, et de beaucoup d’autres ouvrages peu estimés, mourut en 1676.
  11. Il étoit introducteur des ambassadeurs. (T.)
  12. Tallemant lui consacre plus loin une Historiette dans ces Mémoires.
  13. C’est le refrain de la quatorzième chanson de Gaulthier Garguille (pag. 26 de l’édition de 1641, et 27 de la réimpression de 1758).
  14. C’étoit le cardinal de Retz, oncle et prédécesseur du fameux coadjuteur.
  15. Le cadenas étoit une espèce de coffret d’or ou de vermeil, où l’on mettoit le couteau, la cuillère, la fourchette, etc., dont on se servoit à la table des rois et des princes. (Dict. de Trévoux.)
  16. Ou Crillon.
  17. Il avoit été fait cardinal par la faveur de madame de Beaufort, en la place du maréchal d’Estrées. (T.)