Les Historiettes/Tome 3/1

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 5-19).

LE MARÉCHAL DE BASSOMPIERRE[1].


Le maréchal de Bassompierre étoit d’une bonne maison, entre la France et le Luxembourg ; la plupart des lieux de ce pays-là ont un nom allemand et un nom françois : Betstein est le nom allemand, et Bassompierre le françois.

On conte une fable qui est assez plaisante. Un comte d’Angeweiller, marié avec la comtesse de Kinspein, eut trois filles qu’il maria avec trois seigneurs de la maison de Croy, de Salm et de Bassompierre, et leur donna à chacune une terre et un gage d’une fée. Croy eut un gobelet et la terre d’Angeweiller ; Salm eut une bague et la terre de Phinstingue ou Fenestrange, et Bassompierre eut une cuiller et la terre d’Answeiller. Il y avoit trois abbayes qui étoient dépositaires de ces trois gages, quand les enfants étoient mineurs : Nivelle pour Croy, Remenecour pour Salm, et Épinal pour Bassompierre. Voici d’où vient cette fable.

On dit que ce comte d’Angeweiller rencontra un jour une fée, comme il revenoit de la chasse, couchée sur une couchette de bois, bien travaillée selon le temps, dans une chambre qui étoit au-dessus de la porte du château d’Angeweiller : c’étoit un lundi. Depuis, durant l’espace de quinze ans, la fée ne manquoit pas de s’y rendre tous les lundis, et le comte l’y alloit trouver. Il avoit accoutumé de coucher sur ce portail, quand il revenoit tard de la chasse, ou qu’il y alloit de grand matin, et qu’il ne vouloit pas réveiller sa femme ; car cela étoit loin du donjon. Enfin, la comtesse ayant remarqué que tous les lundis il couchoit sans faute dans cette chambre, et qu’il ne manquoit jamais d’aller à la chasse ce jour-là, quelque temps qu’il fît, elle voulut savoir ce que c’étoit, et ayant fait faire une fausse clef, elle le surprend couché avec une belle femme ; ils étoient endormis. Elle se contenta d’ôter le couvre-chef de cette femme de dessus une chaise, et après l’avoir étendu sur le pied du lit, elle s’en alla sans faire aucun bruit. La fée, se voyant découverte, dit au comte qu’elle ne pouvoit plus le voir, ni là, ni ailleurs ; et après avoir pleuré l’un et l’autre, elle lui dit que sa destinée l’obligeoit à s’éloigner de lui de plus de cent lieues ; mais que pour marque de son amour elle lui donnoit un gobelet, une cuiller et une bague, qu’il donneroit à trois filles qu’il avoit, et que ces choses apporteroient bonheur dans les maisons dans lesquelles elles entreroient, tandis qu’on y garderoit ces gages ; que si quelqu’un déroboit l’un de ces gages, tout malheur lui arriveroit. Cela a paru dans la maison de M. de Pange, seigneur lorrain, qui déroba au prince de Salm la bague qu’il avoit au doigt, un jour qu’il le trouva assoupi pour avoir trop bu. Ce M. de Pange avoit quarante mille écus de revenu, il avoit de belles terres, étoit surintendant des finances du duc de Lorraine. Cependant, à son retour d’Espagne, où il ne fit rien, quoiqu’il y eût été fort long-temps, et y eût fait bien de la dépense (il y étoit ambassadeur pour obtenir une fille du roi Philippe II pour son maître), il trouva sa femme grosse du fait d’un Jésuite ; tout son bien se dissipa ; il mourut de regret ; et trois filles qu’il avoit mariées furent toutes trois des abandonnées. On ne sauroit dire de quelle matière sont ces gages ; cela est rude et grossier.

La marquise d’Havré, de la maison de Croy[2], en montrant le gobelet, le laissa tomber ; il se cassa en plusieurs pièces, elle les ramassa et les remit dans l’étui en disant : « Si je ne puis l’avoir entier, je l’aurai au moins par morceaux. » Le lendemain, en ouvrant l’étui, elle trouva le gobelet aussi entier que devant. Voilà une belle petite fable[3].

Le père du maréchal étoit grand ligueur ; M. de Guise l’appeloit l’ami du cœur : c’étoit un homme de service. Ce fut chez lui que la Ligue fut jurée entre les grands seigneurs. Il mourut subitement au commencement de la Ligue. Le maréchal avoit de qui tenir pour aimer les femmes, et aussi pour dire de bons mots, car son père s’en mêloit.

À son avénement à la cour, c’étoit après le siége d’Amiens, il tomba par malheur entre les mains de Sigongne[4], celui qui a été si satirique. C’étoit un vieux renard qui étoit écuyer d’écurie chez le Roi : il vit ce jeune homme qui faisoit l’entendu ; il lui voulut abattre le caquet, et, faisant le provincial nouveau venu, il le pria niaisement de le vouloir présenter au Roi. Bassompierre crut avoir trouvé un innocent, et s’en jouer ; il entra, et dit au Roi en riant : « Sire, voici un gentilhomme nouvellement arrivé de la province qui désire faire la révérence à Votre Majesté. » Tout le monde se mit à rire, et le jeune monsieur fut fort déferré.

On dit que jouant avec Henri IV, le Roi s’aperçut qu’il y avoit des demi-pistoles parmi les pistoles ; Bassompierre lui dit : « Sire, c’est Votre Majesté qui les a voulu faire passer pour pistoles. — C’est vous, » répondit le Roi. Bassompierre les prend toutes, remet des pistoles en la place, et puis va jeter les demi-pistoles aux pages et aux laquais par la fenêtre. La Reine dit sur cela : « Bassompierre fait le Roi, et le Roi fait Bassompierre. » Le Roi se fâcha de ce qu’elle avoit dit. « Elle voudroit bien qu’il le fût, repartit le Roi, elle en auroit un mari plus jeune. » Bassompierre étoit beau et bien fait. Il me semble que Bassompierre méritoit bien autant d’être grondé que la Reine.

On a dit qu’il étoit plus libéral par fenêtre qu’autrement ; on l’a accusé d’aimer mieux perdre un ami qu’un bon mot ; il n’a jamais passé pour brave, cependant aux Sables-d’Olonne il acquit de la réputation, paya de sa personne, et montra le chemin aux autres, car il se mit dans l’eau jusqu’au cou. Pour la guerre, il la savoit comme un homme qui n’en eût jamais ouï parler[5]. Cependant il fut fait maréchal de France ; mais il voulut que M. de Créquy passât devant : ils s’appeloient frères. Cependant il pensa épouser madame la Princesse, comme nous avons dit ailleurs.

Après M. de Rohan, qui avoit eu pour trente mille écus la charge de colonel des Suisses, Bassompierre eut cette charge, et la fit bien autrement valoir qu’on ne l’avoit fait jusqu’alors ; d’ailleurs il étoit habile et faisoit toujours quelques affaires. Il n’y avoit presque personne à la cour qui eût tant de train que lui, et qui fît plus pour ses gens. Lamet, son secrétaire, fut préféré, en une recherche d’une fille, à un conseiller au parlement.

Parlons un peu de ses amours. On a dit qu’il avoit été un peu amoureux de la Reine-mère, et qu’il disoit que la seule charge qu’il convoitoit, c’étoit celle de grand panetier, parce qu’on couvroit pour le Roi[6]. Il étoit magnifique, et prit la capitainerie de Monceaux, afin d’y traiter la cour. La Reine-mère lui dit un jour : « Vous y mènerez bien des putains[7]. — Je gage, répondit-il, madame, que vous y en mènerez plus que moi. » Un jour il lui disoit qu’il y avoit peu de femmes qui ne fussent putains. « Et moi ? dit-elle. — Ah ! pour vous, madame, répliqua-t-il, vous êtes la Reine. »

Une de ses plus illustres amourettes, ce fut celle de mademoiselle d’Entragues, sœur de madame de Verneuil : il eut l’honneur d’avoir quelque temps le roi Henri IV pour rival. Testu, chevalier du guet, y servoit Sa Majesté. Un jour, comme cet homme venoit lui parler, elle fit cacher Bassompierre derrière une tapisserie, et disoit à Testu, qui lui reprochoit qu’elle n’étoit pas si cruelle à Bassompierre qu’au Roi, qu’elle ne se soucioit non plus de Bassompierre que de cela, et en même temps elle frappoit d’une houssine, qu’elle tenoit, la tapisserie à l’endroit où étoit Bassompierre. Je crois pourtant que le Roi en passa son envie, car un jour le Roi la baisa je ne sais où, et mademoiselle de Rohan, la bossue, sœur de feu M. de Rohan, sur l’heure écrivit ce quatrain à Bassompierre :

Bassompierre, on vous avertit,
Aussi bien l’affaire vous touche,

Qu’on vient de baiser une bouche
Dans la ruelle de ce lit.

Il répondit aussitôt :

Bassompierre dit qu’il s’en rit,
Et que l’affaire ne le touche ;
Celle à qui l’on baise la bouche
A mille fois.....

« Je mettrai, quand il vous plaira, la rime entre vos belles mains. »

Henri IV dit un jour au père Cotton, Jésuite : « Que feriez-vous si on vous mettait coucher avec mademoiselle d’Entragues ? — Je sais ce que je devrois faire, Sire, dit-il, mais je ne sais ce que je ferois. — Il feroit le devoir de l’homme, dit Bassompierre, et non pas celui de père Cotton. »

Mademoiselle d’Entragues eut un fils de Bassompierre, qu’on appela long-temps l’abbé de Bassompierre ; c’est aujourd’hui M. de Xaintes. Elle prétendit obliger Bassompierre à l’épouser[8] ; la cause fut renvoyée au parlement de Rouen, il y gagna son procès. Bertinières plaida pour lui : c’étoit un homme qui disoit qu’il ne savoit ce que c’étoit que se troubler en parlant en public, et qu’il n’y avoit rien capable de l’étonner. Le maréchal lui servit à avoir l’agrément de la cour pour la charge de procureur-général au parlement de Rouen, et il la lui fit avoir pour vingt mille écus. Au retour de Rouen, comme elle montroit son fils à Bautru : « N’est-il pas joli ? disoit-elle. — Oui, répondit Bautru, mais je le trouve un peu abâtardi depuis votre voyage de Rouen. » Elle ne laissa pas, comme elle le fait encore, de s’appeler madame de Bassompierre. « J’aime autant, dit Bassompierre, puisqu’elle veut prendre un nom de guerre, qu’elle prenne celui-là qu’un autre. » Il n’étoit pas maréchal alors : on lui dit depuis : « Elle ne se fait point appeler la maréchale de Bassompierre. — Je crois bien, dit-il, c’est que je ne lui ai pas donné le bâton depuis ce temps-là. »

Quand il acheta Chaillot, la Reine-mère lui dit : « Hé ! pourquoi avez-vous acheté cette maison ? c’est une maison de bouteille. — Madame, dit-il, je suis Allemand. — Mais ce n’est pas être à la campagne, c’est le faubourg de Paris. — Madame, j’aime tant Paris, que je n’en voudrois jamais sortir. — Mais cela n’est bon qu’à y mener des garces. — Madame, j’y en mènerai. »

On croit qu’il étoit marié avec la princesse de Conti. La cabale de la maison de Guise fut cause enfin de sa prison, et sa langue aussi en partie, car il dit : « Nous serons si sots que nous prendrons La Rochelle. » Il eut un fils de la princesse de Conti, qu’on a appelé La Tour Bassompierre ; on croit qu’il l’eût reconnu s’il en eût eu le loisir. Ce La Tour étoit brave et bien fait. En un combat où il servoit de second, ayant affaire à un homme qui depuis quelques années étoit estropié du bras droit, mais qui avoit eu le loisir de s’accoutumer à se servir du bras gauche, il se laissa lier le bras droit et battit pourtant son homme. Il logeoit chez le maréchal ; depuis il est mort de maladie.

Bassompierre gagnoit tous les ans cinquante mille écus à M. de Guise ; madame de Guise lui offrit dix mille écus par an et qu’il ne jouât plus contre son mari ; il répondit comme le maître-d’hôtel du maréchal de Biron : « J’y perdrois trop. »

Il a toujours été fort civil et fort galant. Un de ses laquais ayant vu une dame traverser la cour du Louvre, sans que personne lui portât la robe, alla la prendre en disant : « Encore ne sera-t-il pas dit qu’un laquais de M. le maréchal de Bassompierre laisse une dame comme cela. » C’étoit la feue comtesse de La Suze ; elle le dit au maréchal, qui sur l’heure le fit valet-de-chambre.

Il seroit à souhaiter qu’il y eût toujours à la cour quelqu’un comme lui ; il en faisoit l’honneur[9], il recevoit et divertissoit les étrangers. Je disois qu’il étoit à la cour ce que Bel Accueil est dans le Roman de la Rose. Cela faisoit qu’on appeloit partout Bassompierre ceux qui excelloient en bonne mine et en propreté. Une courtisane se fit appeler à cause de cela la Bassompierre, une autre fut nommée ainsi parce qu’elle étoit de belle humeur. Un garçon qui portoit en chaise sur les montagnes de Savoie fut surnommé Bassompierre, parce qu’il avoit engrossé deux filles à Genève. À propos de ce surnom de Bassompierre, il lui arriva une fois une plaisante aventure sur la rivière de Loire. Il alloit à Nantes du temps que Chalais eut la tête coupée ; une demoiselle lui demanda place dans sa cabane pour elle et sa fille : cette demoiselle alloit à la cour pour y faire sceller une grâce pour son fils. On alloit toute la nuit. Dans l’obscurité il s’approche de cette fille, et il étoit prêt d’entrer dans la chambre défendue[10], quand un batelier se mit à crier : « Vire le peautre[11], Bassompierre. » Cela le surprit, et, je crois même, le désapprêta. Il sut après qu’on appeloit ainsi celui qui tenoit le gouvernail, et qu’on lui avoit donné ce nom, parce que c’étoit le plus gentil batelier de toute la rivière de Loire.

Une illustre maquerelle disoit « que M. de Guise étoit de la meilleure mesure, M. de Chevreuse de la plus belle corpulence, M. de Termes le plus sémillant, et M. de Bassompierre le plus beau et le plus goguenard. »

Ceux que je viens de nommer, avec M. de Créquy et le père de Gondy, alors général des galères, mangeoient souvent ensemble, et s’entre-railloient l’un l’autre ; mais dès qu’on sentoit que celui qu’on tenoit sur les fonts se déferroit, on en prenoit un autre : leurs suivants aimoient mieux ne point dîner et les entendre.

J’ai déjà dit ailleurs qu’il n’a jamais bien dansé ; il n’étoit pas même trop bien à cheval ; il avoit quelque chose de grossier ; il n’étoit pas trop bien dénoué. À un ballet du Roi dont il étoit, on lui vint dire sottement, comme il s’habilloit pour faire son entrée, que sa mère étoit morte ; c’étoit une grande ménagère à qui il avoit bien de l’obligation : « Vous vous trompez, dit-il : elle ne sera morte que quand le ballet sera dansé. »

Il fut plus d’une fois en ambassade ; il contoit au feu Roi qu’à Madrid il fit son entrée sur la plus belle petite mule du monde qu’on lui envoya de la part du Roi. « Oh ! la belle chose que c’étoit, dit le Roi, de voir un âne sur une mule ! — Tout beau, Sire, dit Bassompierre, c’est vous que je représentois. »

Il disoit que M. de Montbason se parjuroit toujours, qu’il juroit par le jour de Dieu, la nuit et le jour par le feu qui nous éclaire.

La Reine-mère disoit : « J’aime tant Paris et tant Saint-Germain, que je voudrois avoir un pied à l’un et un pied à l’autre. — Et moi, dit Bassompierre, je voudrois être à Nanterre[12]. »

M. de Vendôme lui disoit en je ne sais quelle rencontre : « Vous serez, sans doute, du parti de M. de Guise, car vous aimez sa sœur de Conti. — Cela n’y fait rien, répondit-il : j’ai aimé toutes vos tantes, et je ne vous en aime pas plus pour cela. »

Quand le maréchal d’Effiat fut mort, il dit, en franc goguenard, qu’il n’y avoit plus de fiat à la cour. Quelqu’un dit, quand on fit d’Effiat maréchal de France, que son père avoit été nommé pour être chevalier de l’ordre. « Je ne sais pas, dit Bassompierre, s’il a été nommé, mais je sais bien qu’il a été élu[13]. »

Sur les ressemblances qu’on trouve de chaque personne à quelque bête, il disoit plaisamment que le marquis de Thémines étoit sa bête. M. de La Rochefoucauld, méchant railleur, en voulut railler Thémines, qui lui dit qu’il ne vouloit pas souffrir de lui ce qu’il souffroit de M. de Bassompierre. Ils se pensèrent battre.

M. de La Rochefoucauld lui dit, un peu avant qu’on l’arrêtât : « Vous voilà gros, gras, gris. — Et vous, lui répondit-il, vous voilà teint, peint, feint. » La Rochefoucauld avoit peint sa barbe.

Quand il fut dans la Bastille, il fit vœu de ne se point raser qu’il n’en fût dehors ; il se fit faire le poil pourtant au bout d’un an. Il y eut quelque petite amourette avec madame de Gravelle, qui y étoit prisonnière. Cette femme avoit été entretenue par le marquis de Rosny. Depuis, pour ses intrigues, elle avoit été arrêtée. Le cardinal de Richelieu avoit eu l’inhumanité de lui faire donner la question. Après la mort du maréchal, elle fut si sotte que de prendre un bandeau de veuve, aussi bien que madame de Bassompierre.

M. Chapelain fit un sonnet sur la fièvre de M. de Longueville, après le passage du Rhin, où il l’appeloit le lion de la France. « C’est plutôt le rat de la France, » dit Bassompierre. C’est un petit homme qui a été élevé dans une peau de mouton.

Esprit, l’académicien, le fut voir à la Bastille. « Voilà un homme, dit-il, qui est bien seigneur de la terre dont il porte le nom. » Chacun dans la Bastille disoit : « Je pourrai bien sortir de céans dans tel temps. — Et moi, disoit-il, j’en sortirai quand M. Du Tremblay en sortira[14]. »

Il ne vouloit pas sortir de prison que le Roi ne l’en fît prier, parce que, disoit-il, il étoit officier de la couronne, bon serviteur du Roi, et traité indignement ; « puis, je n’ai plus de quoi vivre. » Ses terres étoient ruinées. Le marquis de Saint-Luc lui disoit : « Sortez-en une fois ; vous y rentrerez bien après. » Au sortir de là, il disoit « qu’il lui sembloit qu’on pouvoit marcher par Paris sur les impériales de carrosses, tant les rues étoient pleines, et qu’il ne trouvoit ni barbe aux hommes, ni crin aux chevaux. »

Il ne tarda guère à rentrer dans sa charge de colonel des Suisses : Coislin avoit été tué à Aire ; La Châtre lui avoit succédé ; mais comme il étoit un peu important[15] et soupçonné d’être du parti de M. de Beaufort, on y remit M. de Bassompierre, qui en avoit touché quatre cent mille livres, et l’autre l’avoit bien acheté de madame de Coislin. La Châtre et sa femme, tous deux jeunes, moururent misérablement après cela. Bassompierre n’a comme point payé cette charge. Il remit bientôt sur pied la meilleure table de la cour, et fit de bonnes affaires.

On lui a l’obligation de ce que le Cours[16] dure encore, car ce fut lui qui se tourmenta pour le faire revêtir du côté de l’eau, et pour faire faire un pont de pierre sur le fossé de la ville.

Il étoit encore agréable et de bonne mine, quoiqu’il eût soixante-quatre ans ; à la vérité il étoit devenu bien turlupin[17], car il vouloit toujours dire de bons mots, et le feu de la jeunesse lui manquant, il ne rencontroit pas souvent : M. le Prince et ses petits-maîtres en faisoient des railleries.

Sur le perron de Luxembourg, une dame de grande qualité, après lui avoir fait bien des compliments sur sa liberté, lui dit : « Mais vous voilà bien blanchi, monsieur le maréchal. — Madame, lui répondit-il en franc crocheteur, je suis comme les poireaux, la tête blanche et la queue verte. » En récompense, il dit à une belle fille : « Mademoiselle, que j’ai regret à ma jeunesse quand je vous vois ! »

Il dit aussi de Marescot, qui étoit revenu de Rome fort enrhumé, et sans apporter de chapeau pour M. de Beauvais : « Je ne m’en étonne pas, il est revenu sans chapeau. »

Comme il avoit une grande santé, et qu’il disoit qu’il ne savoit encore où étoit son estomac, il ne se conservoit point ; il mangeoit grande quantité de méchans melons et de pêches qui ne mûrissent jamais bien à Paris. Après, il s’en alla à Tanlay, où ce fut une crevaille merveilleuse : au retour, il fut malade dix jours à Paris chez madame Bouthillier, qui ne vouloit point qu’il en partît qu’il ne fût tout-à-fait guéri ; mais Yvelin, médecin de chez la Reine, qui avoit affaire à Paris, le pressa de revenir. À Provins, il mourut la nuit en dormant, et il mourut si doucement, qu’on le trouva dans la même posture où il avoit l’habitude de dormir, une main sous le chevet à l’endroit de sa tête, et les genoux un peu haussés. Il n’avoit pas seulement tendu les jambes. Son corps gros et gras, et en automne, fut cahoté jusqu’à Chaillot, où on lui trouva les parties nobles toutes gâtées ; mais c’est que le corps s’étoit corrompu par les chemins.

  1. François de Bassompierre, né en Lorraine le 12 avril 1579, maréchal de France en 1622, mort dans le château du duc de Vitry dans la Brie, le 12 octobre 1646.
  2. Ce ne peut être que Diane de Dampmartin, comtesse de Fontenoy, et dame en partie de Vistingen, femme de Charles-Philippe de Croy, marquis d’Havré. Ils sont la tige des marquis d’Havré.
  3. Cette fable est tout-à-fait dans le genre de celle de la fée Mélusine, dont la maison de Lusignan a la prétention de descendre.
  4. Voir la note 3 de la p. 111 du t. I.
  5. On fit un guéridon sur une entrée de ballet, où il sortoit d’un tambour.

    Sortir d’un tambour,
    Galant Bassompierre,
    Aimer tant l’amour
    Et fuir tant la guerre,
    Ô guéridon, etc. (T.)

  6. Il disoit qu’il y avoit plus de plaisir à le dire qu’à le faire. (T.)
  7. On parloit ainsi alors. (T.)
  8. En ce temps-là Bautru se mit à lui faire les cornes chez la Reine : on en rit. La Reine demanda ce que c’étoit. « C’est Bautru, dit-il, qui montre tout ce qu’il porte. (T.)
  9. On diroit aujourd’hui les honneurs.
  10. Allusion à l’Amadis de Gaule.
  11. Peautre ou piautre ; ce mot de notre ancienne langue romane s’est conservé parmi les bateliers de Loire pour exprimer le gouvernail.
  12. Le village de Nanterre est situé à moitié chemin entre Paris et Saint-Germain-en-Laye.
  13. Allusion aux commencements de la famille Coiffier de Ruzé d’Effiat, qui sortoit des charges de finances. On appeloit élu, un conseiller d’élection, sorte de juridiction dont les appels étoient portés à la cour des Aides.
  14. Le Clerc Du Tremblay étoit alors gouverneur de la Bastille.
  15. On avoit donné, par dérision, le nom d’Importants à ceux qui suivoient le parti du duc de Beaufort. (Esprit de la Fronde ; Paris, 1672, tom. I, pag. 156.) « On les nomma les Importants, parce qu’ils débitoient des maximes d’État, déclamoient contre la nouvelle tyrannie, et prétendoient rétablir les anciennes lois du royaume. » (Histoire de la Fronde, par le comte de Saint-Aulaire ; Paris, 1827, tome I, pag. 105.)
  16. Le Cours la Reine, vis-à-vis les Invalides.
  17. Mauvais plaisant, faiseur de pointes et de quolibets. Cette expression a été empruntée du nom du farceur Turlupin. L’adjectif n’est plus en usage, mais le substantif turlupinade a été conservé.