Les Historiettes/Tome 3/21

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 153-173).


BALZAC.


Balzac se nomme Jean Louis Guez[1] ; il est fils d’un homme d’Angoulême qui avoit du bien ; mais M. de Montausier dit que cet homme a été valet chez M. d’Espernon. Balzac est une terre. Ce M. Guez a vécu plus de cent ans. Quelques années devant que de mourir, il écrivit à M. Chapelain pour faire, disoit-il, amitié avec lui, au moins par lettres, et qu’après avoir ouï dire tant de bien de lui à son fils, il vouloit avoir cette satisfaction-là en mourant.

On connut Balzac par son premier volume de lettres ; il étoit alors à feu M. d’Espernon, à qui il ne put s’empêcher d’envier deux lettres qu’il avoit écrites pour lui au Roi[2]. Il est certain que nous n’avions rien vu d’approchant en France, et que tous ceux qui ont bien écrit en prose depuis, et qui écriront bien à l’avenir en notre langue, lui en auront l’obligation. Celles qu’il a faites depuis ne sont pour l’ordinaire ni si gaies ni si naturelles, et il a eu tort d’avoir eu pour ses ennemis la complaisance de n’écrire plus de la même sorte.

Le cardinal ne trouva nullement bon qu’il ne lui eût point dédié Le Prince ni ses lettres. « Se croit-il assez grand seigneur pour ne point dédier ses livres ? » Son humeur à louer trop de gens le choqua ; mais, ce qui le fâcha le plus, ce sont ces deux lettres qui sont au bout du Prince, où il se mêle de parler de la Reine-mère et du cardinal. Il y a un endroit où il dit : « Le Roi qui, à votre prière, a pardonné à quarante mille coupables, n’a pu obtenir d’elle qu’elle pardonnât à un innocent. — Votre ami, dit le cardinal à Bois-Robert, est un étourdi : qui lui a dit que je suis mal avec la Reine-mère ? Je croyois qu’il eût du sens ; mais ce n’est qu’un fat. »

Malherbe dit un jour à Gomberville, à propos des premières lettres de Balzac : « Pardieu ! pardieu ! toutes ces badineries-là me sont venues à l’esprit ; mais je les ai rebutées. » Il fit imprimer les fragments du Prince, qui étoient beaux pour fragments, avec une préface de Faret, où il y avoit que dans le premier livre il feindroit qu’un Anglois avec un bonnet blanc, etc. Depuis, il a dit que cette aventure étoit véritable. Il disoit comme cela ce que contiendroit chaque livre ; le dernier devoit être le Ministre. Or, le cardinal de Richelieu, étant mal satisfait de lui à cause de ces deux lettres qui sont au bout du Prince, et aussi à cause qu’il ne le lui avoit pas dédié, ne se soucia plus de lui ; cela fut cause que ce Ministre ne parut point. Depuis, il le fit imprimer sous le nom d’Aristippe, mal satisfait du cardinal Mazarin, dont il fait comme le portrait ; on l’a vu depuis sa mort.

Les moines furent tous contre lui à cause d’un endroit où il dit : « Que les moines sont dans le monde ce qu’étoient les rats dans l’arche. » Le père Goulu, général des Feuillants, qui cherchoit à faire claquer son fouet, se mit à écrire contre lui, et je pense que c’est le meilleur. Il lui dit en quelque lieu qu’il n’a guère de cervelle de s’attaquer à un corps qui ne meurt jamais. Il donna belle prise aux gens sur ses vanités. Sorel[3], qui n’avoit alors que dix-huit ans, a voulu, dans le Francion, railler de lui en la personne de son pédant Hortensius. Je pense qu’il s’en avisa devant le Feuillant.

Il a été un temps que c’étoit la mode d’écrire contre Balzac. À Bruxelles même, Saint-Germain ne l’épargna pas, à cause qu’il louoit le Roi et le cardinal de Richelieu. Il y eut je ne sais quel barbouilleur de papier, je ne sais quel bavard Saintongeois, qui se mêla aussi de faire un méchant petit livre contre lui et contre le père Goulu tout ensemble. Il le fit bâtonner dans sa propre chambre, au saut du lit, par un gentilhomme de ses amis nommé Moulin Robert ; et après, car le cavalier n’avoit point déclaré de la part de qui il lui faisoit ces caresses, il fit imprimer une espèce de nouvelle intitulée : La Défaite du paladin Javerzac[4], par les alliés et confédérés du prince des Feuilles. C’est une des plus jolies choses qu’il ait faites.

Le père Goulu s’étoit nommé Philarque, voulant dire général des Feuillants ; et l’autre malicieusement traduisoit à la lettre Prince des Feuilles. Enfin, cela alla si avant qu’Ogier le prédicateur, son ami, entreprit de faire son apologie. Il y en avoit déjà cinq ou six feuilles d’imprimées. Gomberville m’a dit qu’il les avoit, quand Balzac, arrivant ici, ne trouva point cela à sa fantaisie : il défit tout le discours, et ne se servit que de la matière. Cela n’avoit garde de ne pas réussir, car Ogier est fort capable de choisir bien ses matériaux, et Balzac de faire fort bien le discours ; aussi est-ce une des plus belles pièces que nous ayons. Ogier a voulu soutenir qu’il avoit tout fait ; mais il a été assez bon pour imprimer d’autres ouvrages, et il ne faut que conférer ; et puis, pour peu qu’on s’y connoisse, on voit bien qu’autre que Balzac ne peut avoir fait cette apologie. Le Prince avoit grand besoin d’Ogier, car c’est le plus pauvre dessein d’ouvrage qu’on ait jamais vu, et il n’est beau que par endroits.

Depuis, il changea, comme j’ai dit, de façon d’écrire, pour montrer qu’il n’étoit pas ignorant, comme on lui avoit reproché[5] ; mais en récompense, il est ferré en quelques endroits, et cette affectation d’érudition n’est que trop souvent désagréable ; cependant vous ne sauriez ôter de la tête à la plupart des gens que Balzac n’étoit point savant. Frémont m’a dit qu’un traiteur[6], chez qui il logea une fois à Angoulême, lui dit que Balzac n’étoit point profond : il a eu beau écrire bien des lettres latines, et faire un gros recueil de vers latins dont il se seroit bien passé ; il a eu beau écrire contre Heinsius, tout cela n’a pas effacé la première impression que les lettres de Goulu ont donnée de lui. Ce même homme ajoutoit que quelquefois ayant été à Balzac pour quelque festin, le valet de M. de Balzac lui avoit fait voir son maître composant ; mais c’étoit, disoit-il, une plaisante chose à voir que ses grimaces.

On trouve, dans ce qu’il a fait depuis l’Apologie, bien des grotesques ; cependant il plaît toujours : il n’y eut jamais une plus belle imagination. Il a l’oreille fine ; il ne manque jamais à mettre les choses en grâce ; mais on pouvoit mieux savoir le fin de la langue qu’il ne le savoit. Ses derniers ouvrages ne sont pas si exactement écrits, pour le langage même, que les premiers, et il prend quelquefois la liberté de mettre un etc., tout comme feroit un notaire.

Le Barbon a fait voir bien clairement que le bonhomme avoit de la peine à lier les choses, car ce livret est plein de lacunes. Il nous a fait accroire que c’étoit les ruines de son cabinet, et, au lieu de les réparer, il nous donne lui-même ses fragments. Sur la fin il n’ose plus faire de lettres ; il les déguise en Entretiens, et souvent il fait semblant de vuider ses tablettes et parle de lui-même fort avantageusement en tierce personne en plusieurs endroits de ce livre.

Pour reprendre où nous en étions, Ogier, surnommé le Danois, frère du prédicateur, étant en Danemark avec feu M. d’Avaux, s’avisa, pour se divertir, d’écrire à Balzac que la cour du roi de Danemark, où il y avoit beaucoup de gens de qualité qui savoient le français, s’étant partagée pour Balzac et pour le père Goulu, le Roi, dans une assemblée célèbre de tous ceux qui étudioient notre langue, avoit jugé en faveur de Balzac. Notre homme prit cela pour argent comptant, et dans ses Entretiens il en parle de cette sorte : « Nous recevons, dit-il, des lettres dorées datées de Constantinople ; on nous estime en Grèce et en Orient, aux dernières parties du septentrion, sur le rivage de la mer Baltique. Pour répondre en un mot à tant de choses, je souffre où je suis, on m’estime où je ne suis pas. Peut-être que j’avois la fièvre le jour que le Roi de Danemark jugea en ma faveur la cause qui fut plaidée devant lui à Copenhague ; comme au contraire il se peut faire que j’étois à l’ombre et prenois le frais le jour que le marquis d’Ayetonne brûla mon livre[7] dans un conseil qui fut tenu à Bruxelles. »

Ce livre fut aussi brûlé en Angleterre. On m’a dit qu’il y eut des Anglais assez zélés pour la mémoire de la reine Élisabeth, pour avoir eu la pensée de venir en France donner des coups de bâton à Balzac.

Le cardinal de Richelieu fut choqué de ce qu’il louoit trop de gens ; il disoit que c’étoit l’élogiste général. Le cardinal de Richelieu ne fit rien pour lui, et en cela il eut tort, car cet homme n’avoit péché que pour avoir trop envie de plaire, et le cardinal se fût fait honneur en lui donnant un évêché. Cela fut cause que Balzac se retira à Balzac, où il demeura presque toujours.

Le cardinal ne fut pas plus tôt mort, que, sans considérer qu’il lui avoit donné tant de louanges, il fit une grande pièce à la Reine où il disoit bien des choses contre lui. C’est une des moindres pièces qu’il ait faites. Maynard, qui est son ami Ménandre, à qui il adresse tant d’Entretiens, en fit tout de même en vers ; car le cardinal n’avoit rien fait pour lui, il le trouvoit trop cagnard[8]. Sans doute le cardinal de Richelieu eut tort de ne donner à Balzac qu’une misérable pension qui finit avec lui. Je ne pense pas qu’il crût ce dont Théophile l’accuse dans une lettre ; je ne dis pas seulement l’amour des garçons, mais même le larcin qu’il lui reproche d’avoir fait au gendre du docteur Baudius, en Hollande. On ne peut pas dire que Balzac n’ait vécu moralement bien ; mais, outre ce que j’ai marqué, le cardinal, comme nous avons dit ailleurs, n’estimoit guère la prose.

Au commencement de la régence, après ses discours, dont quelques-uns sont dédiés à madame de Rambouillet, à qui il parle comme à une personne familière, et il ne l’a jamais vue ; depuis, il l’a connue par lettres seulement, il fit imprimer deux volumes de Lettres choisies, où il a mis une préface qu’il feint être de M. Girard, théologal d’Angoulême, son ami : il a fait cette feinte pour se louer tout à son aise, sous le nom d’autrui. Cette préface est fort bien écrite, car quand il écrit sous le nom d’autrui, il ne cherche pas midi à quatorze heures, comme il fait quelquefois lorsqu’il ne se déguise point. Ces lettres choisies n’étoient pas autrement choisies, je crois, que, hors les lettres à M. Chapelain, qu’il appeloit ad Atticum[9], et qui ont été données après sa mort, il ne lui en restoit pas une après ces deux derniers tomes. Pour faire tout valoir, il feint d’avoir écrit des lettres qu’il n’a jamais écrites : tel qui n’en a jamais reçu qu’une de lui en trouve trois ou quatre qui lui sont adressées. Il y en a une quantité à je ne sais combien de révérends Pères dont on n’a jamais ouï parler. Pérapède, Du Bure et un tas de sots y sont loués, et il écrit, dit-il, à tous ces gens-là le cœur sur le papier.

Les louanges lui étoient bonnes de quelque part qu’elles vinssent, et jamais il n’étoit assez paranymphé[10] à sa fantaisie. Voiture, Conrart et d’autres montoient sur des échasses pour le louer ; vous diriez qu’ils se vont rompre le cou à tout bout de champ, tant ils font de rudes cascades.

Dans une de ses lettres, il y a une plaisante vanité, car si jamais il y eût un animal gloriæ[11], c’est celui-ci : « Quand vous me donneriez, dit-il, autant de terre que la comtesse Alix[12] en donna à mon quarantième aïeul, etc. »

Il imprima ensuite le Socrate chrétien ; il y mit un avant-propos, où il parle à un homme qu’il appelle Monseigneur, sans queue. Il prétendoit que M. Servien devineroit que c’étoit lui ; et dans ce même volume, où il y a plusieurs autres pièces, il y a un traité de ce mot Monseigneur, où il en blâme l’abus, et ne met que monsieur mon cousin à M. le président de Nesmond. À cette dissertation sur les sonnets de Job et d’Uranie, il ne vouloit mettre pour titre que Dissertation sur les deux sonnets, disant qu’on savoit assez qui ils étoient. Il y a de pauvres choses dans cette dissertation.

Voici encore une chose qui ne s’accorde guère avec le Socrate chrétien. Un avocat d’Angoulême, en plaidant contre lui, avoit dit quelque chose d’un peu fort. Balzac le rencontre par la ville et lui donne un coup de houssine ; sans les grands seigneurs du pays qui s’en mêlèrent, et qui prirent le parti de Balzac, il n’en eût pas été bon marchand.

En récompense, le Roi, la Reine et le cardinal Mazarin lui firent, à ce qu’il dit, bien des honneurs quand on alla à Bordeaux en 1650, au mois d’août.

Depuis sa mort, on a publié l’Aristippe, qui est un fragment du Prince, qu’il a fait pour donner sur les doigts aux rois fainéans et à leurs ministres, pour ne pas dire à leurs maires du palais. Il a cru, le bonhomme, qu’il y avoit en lui de quoi faire un Socrate et un Aristippe tout ensemble ; cependant cet homme qui est si sage, cet homme qui a tant de vertus, s’avise de faire une lâcheté, où personne ne l’a imité, non pas même Costar : il signe en écrivant au cardinal Mazarin : « De Votre Éminence le très-humble, très-obéissant et très-obligé serviteur et pensionnaire. »

Lionne, ami de Chapelain, avoit fait donner à Balzac une pension de cinq cents écus, dont il fut fort mal payé à la fin. Il faut bien manquer de cœur pour faire une bassesse comme celle-là, lui qui avoit de quoi vivre, et qui a tant de soin de faire savoir dans ses lettres familières qu’il avoit quatre chevaux de carrosse. Avec tout ce raffinement de lâcheté, il ne put pourtant avoir pour sa sœur de campagne la récompense de la lieutenance aux gardes de son neveu, qui fut tué à Lens avec le maréchal de Gassion. La solitude, où l’on n’a que soi pour objet, où l’on ne se compare avec personne, avoit gâté cet esprit, qui déjà n’étoit que trop plein de lui-même.

Les juste-au-corps lui ayant semblé commodes, il en avoit de toutes façons, de treillis[13], de tabis[14], de bleus et d’incarnats.

Il a des visions jusques aux moindres petites choses : il demanda de l’aigre de cèdre[15] à M. Conrart, qui étoit devenu son commissionnaire après M. Chapelain ; car il y eut je ne sais quoi entre M. Chapelain et lui, et il ne pouvoit s’empêcher de dire à tout bout de champ qu’il ne faisoit rien de naturel, qu’il n’avoit point de génie. Il lui faisoit entendre, sans faire semblant de rien, que si les pots dans lesquels il lui enverroit cet aigre de cèdre étoient bleus et blancs, ils lui plairoient davantage.

Il écrivit jusqu’à huit lettres pendant qu’on imprimoit ses vers latins, pour faire qu’un placard de deux petits anges qui se baisoient pût se rencontrer à la fin. Il a eu aussi une bonne fantaisie de faire imprimer ces vers-là en petit, croyant que le monde souhaitoit cela avec passion. M. Conrart lui manda que Courbé étoit disposé à le satisfaire ; mais qu’il étoit obligé de lui mander que ses vers ne se vendroient point in-quarto, et qu’on n’en avoit vendu qu’un seul exemplaire. Balzac répondit en ces mots : « Si j’étois aussi amoureux de la gloire que je l’ai été autrefois, votre lettre me seroit une grande mortification. » Il fallut pourtant faire cette impression en petit ; il se consola en voyant Editio seconda. Il a fait mettre au commencement que le libraire l’a voulu absolument. Il vouloit obliger Ménage à dire plus de choses à sa louange dans l’épître qu’il fit à la reine de Suède, en lui dédiant les vers latins de Balzac. Il y a au bout de ce livre ce qu’il appelle liber adoptivus, sans expliquer que ce sont diverses pièces d’auteurs, ou qu’il ne connoît point, ou dont il dissimule le nom. Il n’a pourtant pas mal fait, car il n’y a guère que cela de bon dans son livre.

Il eut une plaisante curiosité dans l’impression de ses discours ; il n’y a pas une ligne qui ne soit finie par un mot entier ; il n’y a jamais de mot coupé en deux.

La reine de Suède dit à Chanut, notre résident, qu’elle le prioit de s’informer quels auteurs il falloit lire pour bien savoir notre langue, et que Balzac ne la contentoit point, qu’il n’étoit point naturel, qu’il étoit toujours guindé, et toujours dans la fleurette. Il le sut, et elle lui écrivit que ce qu’on avoit dit étoit faux. Cela est cause qu’il n’a pas changé dans l’Aristippe les louanges qu’il lui donnoit. Voici une lettre qu’il écrivit à M. Conrart sur le séjour de la cour à Bordeaux, sous le nom du même M. Girard[16] dont nous avons déjà parlé. Ce que je mettrai à côté est ce que m’a dit M. le marquis de Montausier, témoin oculaire.

  « Monsieur,

« À moins que d’avoir à vous donner des nouvelles de M. de Balzac, je n’aurois pas rompu mon silence ni violé le respect que je vous dois. Ce n’est pas que je ne sache combien il y a d’honneur à recevoir de vos lettres, et combien les honnêtes gens se glorifient d’en être favorisés ; mais j’ai encore plus de considération pour vous que je n’en ai pour moi-même, et quoique je ne sois pas insensible à mon propre bien, j’aurois mieux aimé m’en priver que de vous être importun, en exigeant de vous pour une mauvaise lettre quelqu’une de vos belles réponses. Voilà, monsieur, comme j’en eusse usé, si la discrétion de votre ami n’eût fait violence à la mienne : elle m’oblige à vous dire de lui ce qu’il a omis, sans doute, dans la dernière lettre qu’il vous a écrite.

« Vous savez, monsieur, que nous avons eu la cour depuis peu de jours en cette ville. Lorsque la Reine[17] en approcha de deux journées, elle commanda expressément qu’on ne donnât aucun logement aux troupes qui accompagnoient Leurs Majestés dans les terres de M. de Balzac[18]. Sa faveur ne fut point bornée à ces petits soins, elle ordonna[19] à M. de Saintot, maître des cérémonies (il faisoit aussi la charge de grand-maréchal-des-logis), de la loger dans la maison de M. de Balzac[20]. Ce commandement fut si exprès qu’il ne se put exécuter sans quelque désordre : les logis étoient déjà faits à l’arrivée de M. de Saintot. L’évêché étoit marqué pour la Reine ; le Roi étoit dans une maison contiguë ; les autres logemens étoient marqués et déjà occupés ; mais il fallut tout changer pour satisfaire au désir de la Reine et honorer M. de Balzac absent.

« À l’arrivée de Sa Majesté, il fut demandé avec instance. Sa Majesté ne vouloit recevoir aucune des excuses qu’on donnoit à sa retraite[21]. Enfin, comme il n’y eut plus d’espérance de le voir, elle n’eut presque plus d’entretien qu’avec ses proches, qui furent jugés très-dignes de son alliance[22]. M. le cardinal ne s’en arrêta pas là ; après s’être long-temps informé s’il ne pourroit point satisfaire au désir qu’il avoit de long-temps de connoître le visage d’une personne si généralement estimée, il se résolut enfin de l’envoyer visiter par un gentilhomme des siens, nommé le chevalier de Terlon. Ce gentilhomme alla à la maison de M. de Balzac, à trois lieues de la ville, et lui dit que M. le cardinal, son maître, lui avoit commandé de le venir assurer de son service très-humble ; qu’il avoit une forte passion de le voir et de l’entretenir à Angoulême, où il avoit appris son indisposition ; qu’il seroit venu lui-même s’en assurer en sa maison, s’il n’eût appréhendé de l’incommoder ; mais qu’il seroit fâché qu’on lui reprochât d’avoir passé si près du plus grand homme de notre siècle sans avoir eu dessein de lui rendre cette petite civilité[23].

« M. de Balzac, dont la discrétion ne vous est pas moins connue que le mérite, ne pouvoit attribuer un si grand excès de civilité qu’à la courtoisie de l’ambassadeur, et, sans doute, ces faveurs lui eussent été suspectes, si M. le cardinal n’en eût dit autant, et aux mêmes termes, à M. de Roussines, frère de M. de Balzac. J’étois présent, et plusieurs honnêtes gens de la cour furent témoins lorsque Son Éminence lui redit les mêmes paroles que M. de Terlon avoit avancées, faisant ainsi de sa bouche à une personne non suspecte des compliments qui ne pouvoient plus être suspects.

« M. Servien enchérit beaucoup au-delà chez M. le marquis de Montausier[24] ; mais M. de Lionne ne fut pas plus tôt arrivé qu’il envoya son premier commis vers M. de Balzac, pour lui témoigner le désir impatient qu’il avoit de le voir ; qu’il y avoit vingt ans que ce désir faisoit une de ses plus violentes passions ; qu’il avoit fait le voyage de Guyenne avec plaisir, quelque juste indignation qu’il eût d’ailleurs contre le voyage, pour voir le plus grand homme du monde, etc. ; qu’il le prioit de lui mander positivement (ce furent les termes de son envoyé) s’il lui feroit déplaisir de l’aller visiter en sa maison, parce qu’il n’y avoit que sa défense absolue qui pût l’en empêcher. M. de Balzac, usant de la liberté qu’il lui donnoit, le supplia de n’en point prendre la peine[25] ; et cette excuse, qui eût peut-être déplu à un moins honnête homme que n’est M. de Lionne, lui donna matière d’une lettre, en laquelle, parmi quelques douces plaintes du rigoureux traitement qui lui est fait, il l’assuroit de tous les respects, de toute la vénération et de tout ce qui est au-dessous du culte et de l’adoration : ce sont les termes obligeants d’une fort longue et fort belle lettre.

« Je ne vous parle point des compliments de M. l’évêque de Rodez, de ceux de M. de La Motte Le Vayer ni de toutes les autres personnes de mérite qui sont auprès de Leurs Majestés. Ma gazette seroit trop longue, monsieur ; ce que j’y ajoute du mien, c’est la joie que j’ai sentie de voir toute la cour faire la cour à notre ermite, et de voir ce généreux ermite au-dessus de toutes les faveurs et de toutes les recherches de la cour. Il n’en a pas pour cela quitté une seule de ses calottes ; il n’en a pas eu plus de complaisance pour lui-même. J’ai passé depuis ce temps-là plusieurs jours en sa compagnie ; mais je ne me suis pas aperçu que c’étoit à lui que tous ces honneurs avoient été rendus ; et si je n’en eusse été le témoin, je serois en danger d’ignorer long-temps une chose si glorieuse à mon ami et si avantageuse à tous ceux qu’il aime. Il ne sait pas même que je vous écris toutes ces circonstances ; et quoique je lui aie dit que je voulois vous mander cette partie de son histoire, je n’oserois lui faire voir cette partie de ma relation, tant il a de peine à souffrir les choses qui le favorisent. Il ne veut pas même que j’attribue à sa modestie l’indifférence qu’il a eue pour les caresses du grand monde ; son chagrin et son dégoût ne méritent point, à ce qu’il dit, un si beau nom, et il aime mieux que nous l’appelions insensible que de consentir aux témoignages que nous devons à sa vertu. Ajouterai-je encore à ceci les compliments extraordinaires qu’il reçut, il n’y a pas long-temps, du comte de Pigneranda ? Cet ambassadeur, fameux par la rupture de la paix de l’Europe, ayant passé à Angoulême, s’enquéroit, à l’ordinaire des étrangers, de ce qu’il y avoit de plus remarquable dans le pays. On lui proposa incontinent M. de Balzac comme la chose la plus rare : il repartit qu’il avoit appris ce nom-là en Espagne, long-temps avant que d’en partir ; qu’il ne l’avoit pas trouvé moins célèbre en Allemagne, d’où il venoit, et lui envoya incontinent un Minime walon, homme de lettres, qui lui servoit d’aumônier, pour lui dire qu’il souffroit, avec plus de peine qu’il n’en avoit eu pendant tout son voyage, la défense de faire des visites ; que s’il lui eût été libre d’en faire, il fût venu de bon cœur en sa chambre pour voir une personne si célèbre dans tous les lieux où les grandes vertus sont en estime. Ce compliment ne fut pas borné à ce peu de paroles. Mais qu’ai-je affaire d’emprunter de la bouche de nos ennemis des louanges pour un homme qui a peine d’en souffrir des personnes qui lui sont les plus chères ? Il se contente de leur amitié comme de la vôtre, monsieur, de celle de M. Chapelain, et de peu d’autres.

« Oserois-je vous supplier de faire part de ma relation à M. Chapelain ? Je sais qu’il aime ce que nous aimons, comme il en est aimé aussi ; je sais qu’il me fait l’honneur de me vouloir du bien. Permettez-moi, je vous supplie, de l’assurer de mon très-humble service, et croyez, s’il vous plaît, que je serai toute ma vie, etc.[26]. »

Quand le chevalier de Méré mena le maréchal de Clairambault voir Balzac à la campagne, cet auteur étoit dans le jardin ; le maréchal le trouva si extravagamment habillé qu’il le prit pour un fou, et il ne vouloit pas avancer ; le chevalier l’encouragea : il en fut après très-satisfait, et dit qu’il n’avoit jamais vu un homme de si agréable conversation.

Il fit, un peu après le voyage de Bordeaux, un poème latin de dévotion qu’il envoya à M. de Montausier, à Paris, et le pria de supplier M. de Grasse de le mettre en vers françois. Trois jours après, il écrivit au secrétaire de M. de Montausier qu’il le prioit de lui renvoyer cette lettre, qu’il y vouloit changer quelque chose ; après, il en envoya une autre où il ne parloit plus de M. de Grasse, et cela exprès, afin que cette lettre ne demeurât point, et qu’on crût que M. de Grasse avoit traduit ce poème de son propre mouvement, parce qu’il en avoit été charmé. Cette seconde lettre eut le loisir de venir avant que M. de Montausier eût écrit à M. de Grasse ; lui qui ne trouvoit pas la requête trop civile, envoya pour excuse à M. de Grasse la lettre de Balzac sans la relire, croyant que ce fut la même : cela fit un terrible galimatias.

Depuis, quand M. le Prince fût mis en liberté, il lui envoya une lettre latine imprimée, avec deux petites pièces de vers latins aussi imprimées : l’une sur sa prison, l’autre sur la mort de madame la princesse sa mère, où, à son ordinaire, il donnoit à dos à celui qui avoit le dessous, et traitoit le cardinal Mazarin de semi-vir ; et, pour montrer à M. le Prince qu’il a fait ces vers-là durant sa prison, il en prend M. l’évêque d’Angoulême à témoin. Dans ces vers, il appelle le cardinal imbelle caput, comme si un cardinal devoit être guerrier ; et puis, celui-là a été à la guerre.

Sur la fin de ses jours il eut une grande mortification de voir le grand applaudissement qu’avoient les lettres de Voiture ; il ne put se tenir de le témoigner. Ce fut ce qui produisit la dissertation latine de Girac et la Défense de Voiture que Costar lui adressa malicieusement à lui-même, car il se moque de lui en cent endroits. Ce fut une nouvelle recharge au pauvre homme, et cela avança ses jours de quelque chose. Dans l’historiette de Costar, nous parlerons de cette querelle plus amplement.

Balzac et Girac étant allés dîner avec M. de Montausier à Angoulême, M. de Montausier parla de l’édition de Voiture, et dit qu’il falloit demeurer d’accord que c’étoit l’original des lettres galantes : cela déplut furieusement à Balzac. Au sortir de là, il répéta les mots que M. de Montausier avoit prononcés, et ajouta : « Que deviendront donc mes lettres ? » Il pria Girac de lire Voiture et de lui en dire son avis. Le lendemain Balzac en envoya donc un exemplaire à Girac, avec un billet latin, où il le prioit de lui en dire son sentiment en latin. Girac le fit ; mais il prétend que Balzac y a mis quelque chose du sien : Balzac envoya ce prétendu jugement de Girac à Paris. Costar, qui ne demandoit pas mieux que de faire claquer son fouet, composa la Défense de Voiture. D’abord Balzac, plein de lui-même, et persuadé de la déférence que Costar avoit pour lui, prit cet ouvrage pour une pièce à sa louange ; et comme on l’imprimoit, il écrivit à Conrart de corriger tels et tels endroits, où l’on y parloit de lui, afin qu’ils fussent mieux, et il les croyoit bien corrigés. On lui dit qu’il n’y avoit plus moyen, et que tout étoit tiré : après il se désabusa.

Non content d’avoir déjà, au sortir d’une grande maladie, envoyé, il y avoit quelque temps, à Notre-Dame des Ardillières, une lampe de cent écus, avec des vers latins gravés dessus, où son nom est en grosses lettres, il donna, un an au plus avant que de mourir, des preuves authentiques de sa vanité. Il écrivit à Conrart qu’il avoit deux mille livres à Paris, et qu’il en vouloit constituer une rente de cent francs, et instituer une espèce de jeux floraux de deux ans en deux ans, et que, pour cela, il donneroit dix thêmes sur lesquels on harangueroit ; que l’Académie délivreroit les deux cents livres à celui qui feroit le mieux. Ce sont matières de piété : par exemple, que la gloire appartient à Dieu seul, et que les hommes en sont les usurpateurs.

Patru et les plus sensés vouloient se moquer de cette fondation de bibus, car il y avoit un million de difficultés pour la sûreté, et aussi bien du chagrin à lire les compositions d’un tas de moines ; mais les cabaleurs Chapelain et Conrart l’emportèrent. Cela fut fait après la mort de Balzac.

Il fut six mois à se voir mourir tous les jours : il s’étoit fait transporter aux Capucins d’Angoulême ; il se confessoit fréquemment, et pourtant songeoit bien autant à ses jeux floraux qu’à sa conscience. En mourant, car on a ses dernières paroles dans une relation qu’un avocat d’Angoulême, nommé Morisset, a faite[27], il dit qu’il ne savoit où il alloit, mais qu’il espéroit que Dieu lui feroit miséricorde.

Ogier le prédicateur, comme on lui demandoit s’il ne feroit point l’épitaphe de Balzac : « Je m’en garderai bien, dit-il, j’aurois peur qu’il ne se l’attribuât encore. » Il disoit cela à cause de l’Apologie.

Conrart voulut faire un Recueil de vers à sa louange : il en demanda à assez de gens qui en firent ; mais c’est si peu de chose que tout est demeuré là[28].

  1. Balzac, né à Angoulême en 1594, mourut dans la même ville le 18 février 1655.
  2. Elles sont placées à la fin du deuxième livre des lettres de Balzac. (Œuvres de Balzac, in-folio, tom. I, p. 63 et suivantes.)
  3. Auteur du Berger extravagant. (T.)
  4. Nom de ce garçon. (T.) — La Défaite du Paladin Javerzac est imprimée au tome second, pag. 172 du supplément aux Œuvres de Balzac. On ne peut convenir avec Tallemant que cette pièce soit une jolie chose ; c’est une série de plaisanteries lourdes et même grossières sur un sujet qui pouvoit ne pas déplaire à une époque où les coups de bâton venoient quelquefois à l’appui de la critique. On y voit que cette ridicule punition fut infligée à Javerzac, le 11 août 1628. Balzac avoit conservé du regret de cette action barbare ; car au lit de mort il fit appeler Javerzac, et le pria de lui rendre son amitié. (Voyez la Relation de la mort de M. de Balzac, à la suite de ses Œuvres.)
  5. Dans tous les volumes qu’on a imprimés de lui, il y a toujours quelque chose de ces accusations ; cela lui tenoit terriblement au cœur. (T.)
  6. On lit traiteur au manuscrit. Il faut prendre ce mot dans le sens de traitant.
  7. Le Prince. (T.)
  8. Cagnards, gens aimant leurs foyers. Hauteroche, cité dans le Dictionnaire comique de Le Roux.
  9. Il y a tant d’étoiles, qu’un goguenard disoit que c’étoit le firmament. Ce n’est pas grand’chose. (T.)
  10. Paranymphé, loué. Cette expression étoit empruntée du paranymphe, ou discours solennel qui se prononçoit à la fin de chaque licence dans les facultés de théologie et de médecine, dans lequel le licencié adressoit des compliments, ou le plus souvent des épigrammes aux autres licenciés. (Voyez le Dict. de Trévoux.)
  11. La gloire personnifiée en bête brute.
  12. Je pense que c’étoit une comtesse de Toulouse. (T.)
  13. Treillis, toile fine d’Allemagne, lustrée et satinée, dont en petit deuil on faisoit le dessus du pourpoint. (Dict. de Trévoux.)
  14. Tabis, gros taffetas ondulé par l’application d’un cylindre sur lequel des ondes étoient gravées. (Dict. de Trévoux.)
  15. Aigre de cèdre, liqueur composée de jus de citron, de limon et de cédrat, qui, mêlée avec de l’eau et du sucre, fait une boisson très-agréable. (Dict. de Trévoux.)
  16. Guillaume Girard, archidiacre d’Angoulême, avoit été secrétaire du duc d’Épernon. Il a laissé une vie de son maître, imprimée à Paris en 1655 en un volume in-folio, et en 1663 en trois volumes in-douze. Elle est, comme elle devoit être, toute favorable au duc d’Épernon.
  17. Elle qui ne sait pas lire, et ne les connoît point. (T.) — Cela veut dire apparemment que la Reine, étant espagnole, lisoit peu les livres françois.
  18. Ne diriez-vous pas qu’il en a autant dans ce pays-là que M. de La Rochefoucauld ? Cependant Balzac, qui n’est point paroisse, est à Roussines son frère aîné ; et dans la paroisse d’Asnières, Forgues, son parent, a un fief, et Balzac loge dans un autre, qui est, je pense, à sa sœur. La seigneurie est au Chapitre d’Angoulême. Ce fut M. de Montausier qui, avec bien de la peine, en fit déloger les gens de guerre. (T.)
  19. Cela est faux. (T.)
  20. La maison étoit alors à son père, et est présentement à l’aîné ; c’est la plus commode de la ville. D’abord on alla à l’Évêché ; mais le logement n’étoit pas si aisé. Ce n’est pas la première fois que la cour a occupé cette maison. (T.)
  21. Elle ne songea pas à lui. (T.)
  22. À la vérité elle leur parla comme à des gens qui sont des principaux de la ville. (T.)
  23. M. de Montausier, qui étoit alors à Angoulême, dit que la vérité est que Lionne, pour faire plaisir à Chapelain, son ami, fit faire ce voyage au chevalier de Terlon, et que toute la civilité vint de lui et de M. Servien. Le cardinal n’usa jamais de termes si obligeants pour les princes du sang même. « Si le cardinal avoit fait cela, disoit le marquis, il seroit digne de tout ce que Balzac a écrit depuis contre lui. » Il est bien vrai que le cardinal dit quelque chose d’élégant, mais tout cela venoit de Lionne. (T.)
  24. En parlant à Roussines. (T.)
  25. Véritablement, voilà bien répondu. M. de Montausier dit qu’il n’a jamais écrit en ces termes-là à personne. (T.)
  26. Balzac a envoyé jusqu’à cinq copies de cette lettre, et toutes de la main de Toulet, son copiste, de peur qu’elle ne fût perdue. Son libraire eut le soin de les faire rendre à M. Conrart. Après ces cinq copies il en envoya encore une, disant que M. Girard y avoit fait quelques changements. Il n’y avoit que deux syllabes de changées. (T.) — Cette lettre, monument de l’orgueil le plus extraordinaire, ne paroît pas avoir été imprimée : au moins n’en trouve-t-on aucune trace dans les Œuvres de Balzac. On sera peut-être parvenu à lui en faire sentir tout le ridicule.
  27. Cette relation est imprimée à la suite des Œuvres de Balzac, t. 2, pag. 213 du supplément.
  28. Ce jugement de Tallemant est trop sévère. Gilles Boileau a déploré la mort de Balzac dans une élégie adressée à Conrart, qui offre quelques beautés ; elle n’a pas été insérée par Despréaux dans les œuvres posthumes de son frère ; mais on l’avoit imprimée dans la troisième partie des Poésies choisies, publiées chez Sercy en 1658. Tristan l’ermite fit aussi d’assez belles strophes sur la mort de Balzac ; les trois meilleures ont été citées dans la Notice sur Conrart placée à la tête de ses Mémoires, dans le quarante-huitième volume de la deuxième série de la Collection des Mémoires relatifs à l’histoire de France.