Les Historiettes/Tome 3/33

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 219-223).


LUILLIER
(PÈRE DE CHAPELLE).


Luillier étoit de bonne famille, fils d’un conseiller au grand-conseil, qui après fut maître des requêtes, puis procureur-général de la chambre, et enfin maître des comptes. Voyez quelle bizarrerie ! sa femme, qui avoit obligé le procureur-général, dont elle étoit fille, à se démettre de sa charge en faveur de son mari, fut si sotte que de mourir de chagrin, voyant l’inconstance de cet homme. Ce bon homme étoit débauché, et eut la v..... en même temps que son cousin Tambonneau, dont nous parlerons ailleurs. Il avoit assez bon nombre d’enfants, et, entre autres, un garçon fort aimable qui, ne pouvant souffrir sa ridicule humeur, alla voyager, fit naufrage auprès de Rhodes et se noya.

Luillier, dont nous allons écrire l’historiette, demeura seul garçon avec deux filles. Le garçon ressembloit à son père, au moins en deux choses, en garçaillerie, et en inquiétude pour les charges. Il fut d’abord trésorier de France à Paris, et vendit sa charge pour assister Des Barreaux ; ils en mangèrent une bonne partie ensemble. Après il se fit maître des comptes, et enfin conseiller à Metz.

Étant maître des comptes, il eut une amourette avec une de ses parentes qui étoit mal avec son mari : il en eut un fils, et, par son crédit, quoique cet enfant fût adultérin, il le fit légitimer, et lui assura de quoi vivre par le consentement de ses sœurs. Ses sœurs lui envoyoient, sous prétexte de lui faire des confitures, une jolie suivante qui demeuroit deux mois tous les ans avec lui. Il n’avoit que des femmes chez lui, et disoit qu’elles étoient plus propres.

Il avoit eu un carrosse, mais il n’en vouloit plus avoir, parce que, disoit-il, il ne sortoit jamais quand il vouloit à cause que son cocher ne se trouvoit point au logis lorsqu’il avoit affaire, et qu’il n’arrivoit jamais quand il vouloit à cause des embarras. Il avoit des lettres, savoit et disoit les choses plaisamment. Il étoit un peu cynique ; il disoit : « Ne me venez point voir un tel jour, c’est mon jour de bordel. » Il y mena son fils, et lui fit perdre son p....... en sa présence.

Il étoit vêtu comme un simple bourgeois, alloit toujours à pied, et avoit pourtant dix-huit mille livres de rente. Il assistoit quelques gens de lettres, mais il étoit avare : il disoit qu’il travailloit à faire en sorte que son bien ne lui donnât point de peine, et j’ai logé dans la quatrième maison qu’il a bâtie à dessein de les revendre. Voyez quel repos d’esprit, quand ce ne seroit que d’avoir à criailler, et souvent à plaider contre toutes sortes d’ouvriers. Pour mon particulier, j’ai fort à me louer de lui. Il disoit lui-même que nous avions fait un marché du siècle d’or. Il est vrai qu’en le traitant généreusement, je faisois qu’il se piquoit d’honneur, et que j’en avois tout ce que je voulois ; il disoit : « Je ne comprends point comment nous l’entendons : j’ai loué autrefois une maison à un évêque[1] qui ne me payoit point ; j’en ai loué une autre à un huguenot : il me paie par avance. »

Quand il lui prit fantaisie de se faire conseiller à Metz, il en parla à MM. Du Puy, qui s’en moquèrent, et lui dirent qu’il se mettoit en danger d’être pris tous les ans, et qu’il lui en coûteroit dix mille écus pour sa rançon. Il les quitta là, et de ce pas il va signer le contrat. Il en avoit aussi parlé à Chapelain, en présence de Guiet[2] (celui qui disoit que s’il eût été Juif, il auroit appelé de la sentence de Pilate à minima). Guiet dit que comme Chapelain vouloit détourner Luillier de se faire conseiller, l’autre lui dit : « Mordieu, je vous ai laissé faire de méchants vers toute votre vie, sans vous en rien dire, et vous ne me laisserez pas changer de charge à ma fantaisie ! » Je crois pourtant que Chapelain ne l’entendit pas, car ils ont toujours vécu en amis depuis cela.

J’ai dit ailleurs qu’il disoit que La Mothe Le Vayer étoit prêtre ou charlatan, et qu’il avoit des souliers noircis avec un habit de panne, et Chapelain un maquereau.

J’ai vu une estampe de Rabelais, faite sur un portrait qu’avoit une de ses parentes, qui ressembloit à Luillier comme deux gouttes d’eau, car il avoit le visage chaffouin et riant comme Luillier. Pour l’humeur, vous voyez qu’il y a assez de rapport.

Il fit son bâtard[3] médecin, parce que, disoit-il, en cette vocation-là on peut gagner sa vie partout. Ce garçon lui ressemble fort pour l’humeur et pour l’esprit.

Luillier étoit inquiet à un point qu’il disoit franchement : « Dans un an je ne sais où je serai, peut-être irai-je me promener à Constantinople. » Il ne mentoit pas, car un beau jour, sans rien dire à personne, il part. Ses gens disoient qu’il s’étoit allé promener pour quatre ans. Il alla bien se promener pour plus long-temps, car il est encore à revenir. Il alla en Provence trouver son bâtard, qu’il avoit donné à instruire à Gassendi, son intime, qui avoit logé ici chez lui si long-temps. Il disoit pour ses raisons que son parlement de Toul et ses amis l’occupoient trop à solliciter leurs affaires. Il fut bien malade à Toulon ; de là il passa en Italie, fut encore malade à Gênes, et enfin mourut à Pise. Il n’y a jamais que lui au monde qui se soit fait conseiller à Toul pour aller mourir à Pise.

  1. M. D’Auxerre. (T.)
  2. Précepteur du cardinal de La Valette, homme de lettres. Ce Guiet disoit qu’il montreroit qu’il y avoit je ne sais combien de livres de l’Énéide qui n’étoient point de Virgile, et retranchoit une des comédies de Térence. « Que ne travaillez-vous, lui dit un des messieurs Du Puy, chanoine de Chartres, sur le bréviaire ? vous me feriez grand plaisir. » (T.)
  3. Chapelle. (T.) — Claude-Emmanuel Luillier, dit Chapelle, né en 1626 au village de La Chapelle, près de Paris, mort en 1686. C’est l’ami de Bachaumont, et de tous les grands hommes de son temps ; épicurien aimable, il s’est acquis une réputation immortelle par son Voyage et quelques poésies légères, naturelles et faciles.