Les Historiettes/Tome 3/44

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 278-288).
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MADAME LÉVESQUE
ET MADAME COMPAIN.


Un procureur au Châtelet, nommé Turpin, avoit une des plus belles filles de Paris. Elle étoit blonde et blanche, de la plus jolie taille du monde, et pouvoit avoir environ quinze ans. Un jeune avocat, nommé Patru (c’est celui qui est aujourd’hui de l’Académie, et qui a fait de si belles choses en prose), la vit à la procession du grand Jubilé de 1625. Sa beauté le surprit, et il ne fut pas le seul, car toute la procession s’arrêtoit pour la regarder. Le monsieur étoit beau si la demoiselle étoit belle, et on pouvoit dire que c’étoit un aussi beau couple qu’on en pût trouver. Quoiqu’elle lui semblât admirable, et qu’il en fût touché, il ne voulut point l’aller voir ; car, quoiqu’il fût extrêmement jeune, il voyoit bien déjà que c’étoit une sottise que de se jouer à des filles. Aux Carmes, car ils étoient tous deux de ce quartier-là, il la rencontra à la messe ; il en fut ébloui, et il dit qu’en sa vie il n’a rien vu de si beau. Elle le salua le plus gracieusement du monde. Il se contentoit de passer quelquefois devant sa porte, où elle se tenoit assez souvent ; s’il la regardoit d’un œil amoureux, elle ne le regardoit pas d’un œil indifférent. Comme il souhaitoit avec passion qu’elle fût mariée, un avocat au Parlement, nommé Lévesque, l’épousa quelque temps après. C’étoit un petit homme mal fait et d’ailleurs assez ridicule. Voilà notre galant bien aise : il se met à aller au Châtelet, parce que le mari avoit pris cette route à cause de son beau-père ; le prétexte fut qu’un jeune homme doit commencer par là. Il se place bien loin de Lévesque, et fut assez long-temps sans le rechercher : il y fut bientôt en quelque réputation ; et un matin, s’étant trouvé avec quelques avocats, parmi lesquels étoit Lévesque, on proposa de faire une débauche pour voir ce que ce nouveau-venu d’Italie sauroit faire : Patru ne faisoit que d’en revenir. Lévesque dit qu’il vouloit que ce fût le jour même, et chez lui. Ils y furent ; on fit carrousse[1] jusqu’à onze heures du soir : la femme y fut toujours présente, et ne quitta pas d’un moment la compagnie.

Notre amoureux étoit ravi d’avoir eu entrée chez la belle ; toutefois il n’osoit y aller sans quelque semblable occasion, car cette femme étoit entourée de cent sots, la plupart des adolescents d’avocats qui dirent bien des sottises dès qu’ils virent que Patru y avoit accès ; car il leur faisoit ombrage. Cependant on lui rapportoit qu’elle disoit mille biens de lui. Enfin il la rencontra tête pour tête sous le Cloître des Mathurins, et il fut obligé de lui dire qu’il n’avoit osé prendre encore la hardiesse de l’aller voir en son particulier ; elle, l’interrompant, lui dit qu’il pouvoit venir quand il voudroit. Il y fut donc, et plus d’une fois ; mais les petits avocats mirent bientôt l’alarme au camp : le mari témoigna qu’il n’y trouvoit pas plaisir ; elle en avertit Patru, car il avoit fait bien du progrès en peu de temps. Lui, pour faire une contre-batterie, se met à rendre bien des devoirs à la mère qui logeoit porte à porte. Cette mère, aussi étourdie qu’une autre, prit ce garçon en telle amitié, qu’elle ne juroit que par lui. Cependant les jaloux firent tant de bruit que le père se réveilla, et fit comprendre à sa femme qu’elle n’étoit qu’une bête. Notre galant a encore avis de cette nouvelle infortune : il se résout à rechercher le mari, qu’il avoit fui tant qu’il avoit pu, parce que c’étoit un fort impertinent petit homme. Lévesque se piquoit de lettres, et savoit la réputation de notre avocat : il se laisse bientôt prendre, et à tel point, qu’il en étoit incommode, car il ne pouvoit plus vivre sans Patru. Lui, pour s’en décharger un peu et avoir un peu plus de liberté en ses amourettes, pria d’Ablancour, son meilleur ami, d’avoir la charité d’entretenir quelquefois cet impertinent. Ils lièrent une société ; ils mangeoient trois fois la semaine ensemble, tantôt chez d’Ablancour, tantôt chez quelque traiteur.

Il arriva en ce temps-là que l’abbé Le Normand, ce fripon qui a fait quelque temps des catéchismes au bout du Pont-Neuf, et qui depuis a fait l’espion du cardinal Mazarin, étant parent de la belle, la prétendoit b..... ; mais il le vouloit faire d’autorité ; elle se moqua de lui. Enragé de cela contre Patru, il y mena un jeune abbé qu’on appeloit l’abbé de La Terrière, qui s’éprit aussitôt : celui-là n’y réussit pas mieux que lui. Tous deux, pour savoir la vérité de l’affaire, s’avisent de gagner un des prêtres qui, certains jours de la semaine sainte, sous l’orgue des Quinze-Vingts, donnent l’absolution des cas réservés à l’évêque. Le galant avoit accoutumé de se confesser. Ce prêtre gagné s’y trouva seul. L’avocat se confesse à lui de coucher avec une femme mariée ; et après cela le prêtre dit assez haut : « Je m’en vais ; je n’ai plus que faire ici ; j’ai su ce que je voulois savoir. » À quelque temps de là, je ne sais quel traîneur d’épée le vint trouver ; Patru l’avoit vu plusieurs fois aux Carmes : « Monsieur, lui dit-il, un tel abbé s’est adressé à moi pour vous faire jeter une bouteille d’eau-forte et vous faire donner quelques balafres sur le visage ; mais je n’ai garde de le faire. Comme vous voyez, je vous en avertis ; ne faites semblant de rien, laissez-nous-le plumer : il a encore quelque argent de reste de son bénéfice qu’il a vendu à l’abbé Le Normand. » Ce jeune abbé se fit Minime ensuite, et fit faire des excuses à Patru.

Cet abbé Le Normand étoit fils d’un maître des requêtes et petit-fils d’un commissaire du Châtelet. Lévesque étoit tout fier qu’un fils de maître des requêtes fût parent de sa femme. Enfin il vit bien que ce n’étoit qu’un impertinent.

Bois-Robert appelle l’abbé Le Normand Dom Scélérat.

Madame Lévesque et Patru furent assez long-temps sans traverses, jusqu’à ce qu’un jour qu’ils étoient ensemble dans la chambre de la belle, le mari passe pour aller dans un cabinet, sans faire semblant de les voir ; le galant dit à la belle : « On nous l’a débauché tout-à-fait ; il y a long-temps que je prévois qu’il faudra rompre avec lui pour le faire revenir, car il me recherchera sans doute ; je m’en vais : dites-lui que je suis parti très-mal satisfait, et que je ne veux plus rentrer céans ; il ne manquera pas de dire que c’est ce qu’il demande, mais ne vous en épouvantez point. » Cela arrive comme il l’avoit dit : Lévesque venoit de boire avec des jeunes gens qui lui avoient brouillé la cervelle. Au bout de quelques jours Patru trouve Lévesque aux Carmes, et lui tourne le dos tout franc. L’autre, qui avoit mis de l’eau dans son vin, en fut un peu surpris, et dit le jour même à sa femme : « Vraiment M. Patru est tout de bon en colère ; il m’a aujourd’hui tourné le dos aux Carmes. — Je vous avois bien dit, répondit-elle, qu’il partit de céans très-mal satisfait. » Ce ressentiment que Patru avoit témoigné fit l’effet qu’il espéroit ; voilà Lévesque à courir après lui. Comme ils étoient sur le point de renouer, Lévesque meurt en fort peu de jours ; et il étoit si bien revenu qu’il dit en mourant à sa femme qu’elle se fiât à lui en toutes choses, et qu’il n’avoit qu’un seul regret, c’est de n’avoir pas renoué avec lui. Il déclara aussi qu’il lui devoit quelque argent, dont Patru n’avoit pas de promesse, qu’il ne savoit pas au juste combien il y avoit, mais qu’on s’en rapportât à ce que Patru diroit.

La veuve envoya quelques jours après demander au galant combien son mari lui pouvoit devoir. Il lui manda qu’elle se moquoit, et qu’il ne lui étoit rien dû. Elle lui écrivit que cela étoit venu à la connoissance de son père, et qu’il falloit absolument le dire, et qu’elle le prioit de lui envoyer un exploit : il répondit qu’il s’en garderoit bien, et que, puisqu’il falloit nécessairement qu’elle payât, il y avoit tant ; qu’elle en fît comme elle le trouveroit à propos ; mais qu’il ne pouvoit se résoudre à lui envoyer un exploit, quoiqu’il sût bien que sans cela elle ne pouvoit payer sûrement. Le père, voyant cela, envoya l’argent, et fit faire un exploit à sa fantaisie.

Cette mort ruina toutes leurs amours : Patru ne trouvoit pas plus de sûreté à une veuve qu’à une fille. Elle le pressoit de la venir voir : lui s’en excusa un temps sur la bienséance qui ne permettoit pas qu’il retournât si promptement chez la veuve d’un homme avec qui tout le monde savoit qu’il étoit mal. Après, il lui parla franchement, et lui dit « qu’il ne pouvoit pas la voir sans lui faire tort ; car s’il l’épousoit, il la mettoit mal à son aise, et s’il ne l’épousoit pas, il la perdoit en l’empêchant de se remarier. » La voilà au désespoir. Elle crut que si elle se laissoit cajoler par d’autres elle le feroit revenir ; elle alloit à l’église avec une foule de petits galants. Il m’a avoué que cela lui brûloit les yeux, et qu’il n’a de sa vie si mal passé son temps que de voir qu’une des plus belles personnes du monde, et dont il étoit aussi amoureux qu’on pouvoit être, le souhaitoit si ardemment, et de ne pouvoir jouir d’un si grand bonheur. Il en eut la fièvre : sa raison fut pourtant la maîtresse, et il ne vit jamais depuis madame Lévesque chez elle.

La belle, qui s’étoit laissé approcher par tant de galants, s’accoutuma insensiblement à cette coquetterie, et on ne sait si Chandenier, depuis capitaine des gardes-du-corps, le feu président de Mesmes et le président Tambonneau, ne succédèrent point à Patru pour quelques nuits ; car, durant qu’il la voyoit, ces gens-là et bien d’autres n’y firent que de l’eau toute claire, et elle lui faisoit confidence de tout ce qu’ils lui faisoient dire et de tout ce qu’ils lui faisoient offrir.

La Barre, payeur des rentes, garçon de plaisir et riche, mais fort écervelé et assez matériel, s’en éprit et n’en eut rien qu’avec une promesse de mariage ; il y eut même un contrat de mariage ensuite et un acte de célébration. Durant six mois et davantage, la mère de La Barre la traita comme sa belle-fille, et si Pucelle eût plaidé comme il faut, elle auroit gagné sa cause ; mais il ne dit point cette particularité, on ne sait pourquoi. Si Patru eût osé plaider pour elle, la chose eût été autrement. La cause fut appointée, et il fut dit qu’il l’épouseroit, ou lui donneroit cinq mille écus pour elle, et vingt mille livres pour le fils qu’elle avoit eu. Ce procès fut quatre ou cinq ans à juger.

Avant madame Lévesque, La Barre avoit été amoureux de la Dalesseau, fameuse courtisane, et l’avoit entretenue ; cette femme avoit été à un quart d’écu : jusqu’à trente ans elle ne fut point estimée. M. de Retz, le bonhomme, s’étant mis à l’entretenir, elle devint aussitôt fameuse. Saint-Prueil l’eut ensuite, et puis La Barre, qui y dépensoit mille livres par mois. Le comte d’Harcourt couchoit avec elle par-dessus le marché ; mais quand La Barre venoit, il falloit gagner le grenier au foin, car il n’avoit point d’argent à donner. Une fois il passa toute la nuit sur des fagots. Elle fut toujours entretenue jusqu’à ce qu’elle quittât le métier ; alors, car elle avoit amassé du bien, elle vivoit en honnête femme, et il y alloit beaucoup de gens de qualité qui vivoient fort civilement avec elle. Le petit Guenault m’a dit qu’en une grande maladie qu’elle eut, comme elle se porta mieux, et qu’il lui eut demandé comment elle se trouvoit : « Hé ! dit-elle, le crucifix s’éloigne peu à peu. » Patru, qui a vu de ses lettres, dit qu’elle écrit fort raisonnablement. Enfin un conseiller mal aisé, conseiller à la cour des Aides, nommé Le Roux, l’épousa. Je trouve qu’elle fit une sottise : depuis, je n’ai pas ouï parler d’elle.

Cependant La Barre devint amoureux de la femme d’un nommé Compain de Tours, petit partisan, qui étoit venue à Paris avec son mari ; c’étoit une jolie personne, coquette, rieuse, gaie, qui contrefaisoit tout le monde, et qui concluoit assez facilement, pourvu qu’on payât bien. La Barre et elle ne purent pourtant mettre l’aventure à fin à Paris, car le mari ne la quittoit point : mais ils s’avisèrent d’une assez plaisante invention. Compain part de Paris avec sa femme ; La Barre les laisse aller. Trois ou quatre heures après il prend la poste avec un nommé La Salle, son barbier : ils descendent aux Trois-Mores à Étampes, où la belle étoit logée. Elle, qui avoit le mot, se coucha dès qu’elle fut arrivée, feignant de se trouver mal. La Barre ne se laisse point voir au mari, et la va trouver, tandis que Compain soupoit à table d’hôte. Après souper La Salle l’engage au jeu, de sorte que le galant eut tout le loisir de faire ce pourquoi il étoit venu. Le lendemain il demande à La Salle s’il n’avoit point d’argent : La Salle lui donne sept ou huit pistoles qu’il va vite porter à la servante de la dame. Quand elle fut partie, et qu’il fallut payer leur couchée, La Barre dit à La Salle que la Compain ne lui avoit pas laissé un sou. « Vraiment, dit le barbier, si je n’avois eu l’esprit de garder deux ou trois pistoles, nous en tiendrions. — J’eusse laissé mon épée, répond La Barre ; et puis les officiers d’ici me connoissent apparemment. » Ils retournèrent à Paris.

Depuis, La Barre continua à envoyer des présents à la Compain ; mais elle ne lui fut pas trop fidèle. Il eut avis qu’un conseiller de Tours, nommé Milon, étoit le beau, et qu’ils se réjouissoient tous deux à ses dépens : il en voulut savoir la vérité. Pour cela, il envoie son valet-de-chambre, qui fit si bien qu’il gagna la servante de la donzelle, et eut des lettres du conseiller à elle. Cette intelligence fut découverte, et le conseiller présenta requête, disant que cet homme étoit venu pour l’assassiner. Il avoit fait une information sous main, et, ayant eu permission d’informer, il fit arrêter cet homme et le fit fouiller : ainsi ses lettres furent recouvrées. La Barre, confirmé dans son soupçon, en fut si irrité qu’il jura de se venger. En ce noble dessein il achète quatre estocades de même longueur, et s’en va à Tours avec un brave, nommé Vieuville, qui lui devoit servir de second. Il fit faire un appel au conseiller, qui se moqua de lui, et ne se voulut jamais battre.

J’ai oublié que la Compain se décria si fort à Paris qu’on en fit un vaudeville que voici :

Je suis la belle Tourangelle
Qui viens me montrer à la cour.
Qui sait acheter mon amour
Ne me trouva jamais cruelle ;
Et l’on m’appelle la Compain,
Car mon … est mon gagne-pain.

Elle étoit plaisante. Une fois à Paris, je ne sais quel godelureau lui donna une sérénade. Le lendemain elle lui dit : « Monsieur, en vous remerciant ; vos violons ont réveillé mon mari, et il m’a croquée. »

L’affaire de la Lévesque fut jugée ensuite comme je l’ai dit, et La Barre se retira à l’hôtel de Chevreuse, fort embarrassé, car il ne la vouloit pas épouser, et après toutes les dépenses qu’il avoit faites, il lui étoit impossible de payer une si grosse somme sans se ruiner. Comme il étoit en cette peine, un secrétaire du Roi, nommé Bois-Triquet, qui avoit été autrefois petit commis chez son père, lui vint offrir sa fille ; elle étoit assez jolie, et son bien au compte du père étoit assez considérable. La Barre l’épousa ; mais, par la suite, on a trouvé qu’ils s’étoient trompés tous deux ; car la Lévesque a eu bien de la peine à être payée pour ses quinze mille livres et pour les vingt mille livres applicables à l’enfant. Il obtint arrêt par lequel il fut dit que ce petit garçon seroit mis entre ses mains, attendu la mauvaise vie de la mère. Elle s’étoit fort décriée depuis qu’elle eut perdu son procès. Durant tout ce tripotage, elle se remaria à un avocat du Châtelet, nommé Taupinard, qui, au lieu de se mettre bien avec les procureurs, s’amusa à faire le plaidoyer de la cause grasse pour les clercs sur le mariage d’un procureur du Châtelet, qui avoit été contraint de prendre la vache et le veau. On sut que c’étoit lui, et au carnaval suivant les procureurs, pour se venger, firent faire le plaidoyer sur l’affaire de la Lévesque ; mais on le sut, et le lieutenant civil, s’y trouvant un peu piqué, y mit si bon ordre que la cause ne fut point plaidée : même il y eut quelques clercs qui furent mis en prison.

La pauvre femme, pour se dépayser, fit résoudre son mari à aller demeurer à Chinon, et à y acheter une charge d’avocat du Roi, qu’on leur avoit dit être à vendre. En ce dessein, ils vendent tous leurs meubles ; mais deux mois avant qu’ils y arrivassent, tout le monde à Chinon, qui est le pays de Rabelais, étoit informé de leur vie. Ils y furent joués et ne trouvèrent point de charge à vendre, et ils se virent contraints de demeurer à Orléans quelque temps pour avoir le loisir de se rétablir à Paris.

  1. Carrousse, bonne chère qu’on fait en buvant et en se réjouissant. (Dict. de Trévoux.)