Les Historiettes/Tome 3/48

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 303-312).


MADAME DE LIANCOURT[1]
ET SA BELLE-FILLE[2].


Pour bien savoir l’histoire de madame de Liancourt, il faut un peu parler de son père et de son aïeul. M. de Schomberg, son aïeul, homme de qualité, amena des reîtres en France pour le service de Henri III. Il s’établit en France et à la cour ; il se mêla de beaucoup de choses, mais il laissa à sa mort ses affaires si embrouillées que sa femme fut long-temps sans oser sortir de chez elle de peur qu’on ne l’arrêtât. Enfin, M. de Neubourg, père de madame du Vigean, qui étoit un homme intelligent et secourable, par amitié prit soin des affaires de cette maison, et la mit en état de se pouvoir maintenir.

Ce même M. de Neubourg eut la même charité pour M. de Praslin, et lui aida si vertement qu’il maintint son rang à la cour, eut le loisir de pousser sa fortune, et se vit enfin maréchal de France.

Madame de Sully, dont le mari étoit surintendant des finances, devint amoureuse de M. de Schomberg, père de madame de Liancourt, qui étoit encore tout jeune, et il s’en prévalut si bien que pour une fois elle lui fit rétablir trente mille livres de rente sur le Roi, qui avoient été supprimées. Cette amourette dura long-temps, et ensuite il se sut si bien maintenir auprès d’elle qu’elle fit résoudre M. de Sully à marier son fils aîné du deuxième lit, le feu comte d’Orval, avec mademoiselle de Schomberg, aujourd’hui madame de Liancourt. Ce garçon, quoique du deuxième lit, n’eut pas laissé d’être fort riche s’il eût vécu ; car celui qui lui a succédé, son cadet, le comte d’Orval d’aujourd’hui, a eu beaucoup de bien ; mais il l’a mangé le plus ridiculement du monde, sans avoir jamais paru.

Ce mariage, quoique entre des personnes de différentes religions, s’alloit pourtant achever sans la mort de Henri IV ; mais madame de Schomberg, ayant vu M. de Sully disgracié, ne voulut plus y entendre. Il eut l’ambition de voir sa fille duchesse, et l’accorda avec le fils aîné du duc de Brissac ; mais il fut puni de son infidélité et de son ingratitude, qui étoit d’autant plus grande, que si sa fille n’eût été accordée avec le fils d’un duc, jamais il n’eût pu prétendre à Brissac.

Ce comte de Brissac n’étoit point agréable : au contraire, il étoit stupide et mal fait. Pour elle, elle étoit fort brune, mais fort agréable, fort spirituelle et fort gaie. Elle trouva cet homme si dégoûtant qu’elle conçut une aversion étrange pour lui. Dès-lors elle avoit jeté les yeux sur M. de Liancourt, comme sur un parti sortable : il étoit bien fait et assez galant ; mais il n’y avoit rien entre eux, et elle ne lui avoit jamais parlé. Quand elle vit l’affaire avancée, elle s’alla jeter aux pieds de madame de Schomberg, sa grand’mère, auprès de laquelle elle avoit été élevée, pour la supplier de fléchir son père ; qu’elle aimoit bien mieux mourir que d’épouser un homme qu’elle ne pouvoit aimer. Elle pleura tant, que la bonne femme en fut émue. Mais le père, qui voyoit que cette alliance lui étoit avantageuse, et qui croyoit que c’étoit une vision de sa fille, voulut que l’affaire s’achevât.

Elle se laissa coucher, mais avec résolution de ne lui rien accorder. Toute la nuit elle ne voulut point joindre, et le lendemain elle protesta de ne coucher jamais avec lui. Ensuite, on les démaria sous prétexte d’impuissance. Madame de Liancourt jure qu’elle l’a pu faire en conscience, parce qu’elle n’y a jamais consenti ; cependant elle a toujours eu tellement devant les yeux cette espèce de tache que cela l’a toujours fait aller bride en main.

Elle épousa ensuite M. de Liancourt[3], qui étoit fort riche ; elle n’en eut qu’un fils pour tous enfants. Elle avoit avant la mort de ce garçon tout sujet de contentement ; cependant, soit que ce fût à cause des deux fils du duc avec qui elle avoit été fiancée, ou que naturellement elle fût ambitieuse, elle ne goûtoit pas autrement sa félicité parce qu’elle n’avoit pas le tabouret. Par une rencontre bizarre, elle fut démariée, et son frère, un M. de Schomberg, épousa une personne démariée d’avec M. de Candale.

Comme nous avons dit ailleurs, M. de Liancourt acheta l’hôtel de Bouillon dans la rue de Seine bien cher ; c’étoit une belle maison. Elle le fit jeter à bas pour bâtir l’hôtel de Liancourt d’aujourd’hui qu’elle n’achevera peut-être jamais[4]. À Liancourt, elle a fait tout ce qu’on pouvoit faire de beau pour des eaux, pour des allées et pour des prairies : tous les ans elle y ajoute quelque nouvelle beauté. Quand madame d’Aiguillon y fut, elle lui fit une galanterie assez plaisante. Elle fit couvrir une grande table de ces fruits qui sont beaux, mais dont on ne sauroit manger, et de compotes de ces mêmes fruits avec des biscuits et des massepains d’amandes amères. Personne n’y mit la dent qui ne crachât aussitôt. Elle empêcha madame d’Aiguillon d’y toucher ; et, après avoir un peu ri des autres, elle mena tout le monde dans une autre salle où il y avoit une bonne et véritable collation. Cela me fait souvenir d’un conte que j’ai ouï faire. Un garçon qui passoit pour fort avare, perdit une collation contre des femmes ; il les convie : elles y viennent, et ne voyant que des boyaux, elles se mettent à le vouloir battre. Il fut dans une autre chambre ; elles le suivent, mais elles furent bien surprises d’y trouver une collation magnifique.

Quand madame de Liancourt vit son fils en âge d’aller à l’armée, quoiqu’elle l’aimât uniquement, elle ne marchanda point et le donna au maréchal de Gassion, afin qu’il apprît le métier sous lui ; on l’appeloit le comte de La Roche-Guyon. J’ai ouï dire que le maréchal en prenoit un soin tout particulier, et qu’il le faisoit appeler toutes les fois qu’il croyoit qu’on verroit quelque belle occasion. On le maria avec une héritière très-riche, fille du comte de Lannoi, gouverneur de Montreuil en Picardie ; il étoit petit, mais bien fait. Elle étoit jolie. Ils ne firent pas bon ménage. Il s’étoit jeté dans cette cabale garçaillère et libertine de M. le Prince[5], et il méprisoit un peu trop sa femme : et elle ne l’aimoit point. M. de Brissac, peut-être pour venger son père, la cajola dès le temps du mari. Le comte de Lannoi la surprit une fois avec un poulet qu’elle avala. Depuis, on la garde étroitement.

Il fut tué au second siége de Mardick[6], deux ans après son mariage. Il avoit eu une fille qui vit encore[7]. Dès avant cela, on dit que madame de La Roche-Guyon, comme quelqu’un lui disoit qu’elle devoit être bien aise de passer l’été en un si beau lieu que Liancourt, répondit qu’il n’y avoit point de belles prisons. Son père, le comte de Lannoi, avoit fait bâtir une petite maison derrière le jardin de l’hôtel de Liancourt, et il avoit une porte pour y entrer ; de sorte qu’il étoit quasi toujours chez sa fille, et il s’aperçut de bonne heure qu’elle s’engageoit avec Vardes. Ils se voyoient chez madame de Guébriant, tante de Vardes. On dit qu’il trouva des lettres comme de personnes qui s’étoient donné la foi, et que cela le fit résoudre à enlever sa fille une belle nuit avec quarante chevau-légers. Il est constant que Vardes la devoit enlever le lendemain. Le chevalier de Rivière disoit plaisamment : « Le bonhomme croit avoir enlevé madame de La Roche-Guyon, et il a enlevé madame de Vardes. »

Vardes disoit qu’il n’avoit point de dessein pour madame de La Roche-Guyon, et que M. le comte de Lannoi pouvoit bien emmener sa fille où il lui plairoit sans faire tout ce vacarme. Bientôt après elle fut mariée à Liancourt avec le prince d’Harcourt, fils aîné de M. d’Elbeuf. Dès que Vardes vit que cette affaire s’avançoit, il alla trouver Jarzé, alors cornette des chevau-légers, et lui dit qu’il le venoit prier de le servir en une affaire ; mais qu’avant que de lui dire ce que c’étoit, il vouloit qu’il lui promît de le servir à sa mode. Jarzé en fit grande difficulté : mais Vardes lui ayant représenté qu’un homme d’honneur ne pouvoit demander que des choses dans la bienséance, il le lui promit. « Allez-vous-en donc, je vous prie, trouver le prince d’Harcourt avec mon frère Moret, et lui dites, de ma part, que je m’étonne fort qu’un homme de sa condition se soit mis à rechercher une femme qui a beaucoup de bonne volonté pour moi ; que personne n’y peut penser sans se faire tort ; qu’on pourroit lui en donner des preuves, et qu’alors Moret montreroit les lettres de madame de La Roche-Guyon, si M. le Prince d’Harcourt le désiroit. » Jarzé lui représenta que le plus court seroit de déclarer au prince d’Harcourt que M. de Vardes étoit si fort engagé dans cette recherche, qu’il ne pouvoit souffrir qu’un autre y pensât, et que là-dessus on verroit ce qu’il voudroit dire. Vardes lui répondit : « Vous m’avez promis de me servir à ma mode. » Jarzé et Moret y allèrent donc ; et le prince d’Harcourt ayant demandé à voir les lettres, Moret les lui montra : il les lut toutes, et leur répondit, à ce qu’ils ont rapporté, « que puisque ses parents l’avoient engagé en cette affaire, qu’il étoit résolu d’aller jusqu’au bout. » Il dit, peut-être lui a-t-on conseillé depuis de le dire ainsi, qu’il lui répondit qu’il ne croyoit point que madame de La Roche-Guyon eût écrit ces lettres ; M. d’Elbeuf dit qu’il feroit expliquer Jarzé, et cela est encore à faire. Tout le monde blâma la conduite de cet amant ; et si le prince d’Harcourt eût fait son devoir, il leur eût fait sauter les fenêtres.

Le prince d’Harcourt et sa femme ne furent pas long-temps ensemble sans qu’il arrivât du désordre : elle lui avoit, dit-on, déclaré qu’elle ne l’aimeroit jamais. Un jour qu’elle étoit allée avec sa belle-mère voir Mademoiselle, elle fit si bien qu’elle obligea madame d’Elbeuf à la laisser chez Mademoiselle, et à la venir reprendre le soir ou lui envoyer un carrosse, car elle n’en avoit point, ni personne de ses gens n’étoit avec elle. À quelque temps de là, elle se glisse dans la foule et monte dans un carrosse gris qui l’attendoit à la porte, et revint dans une chaise rouge après que le carrosse que madame d’Elbeuf lui avoit envoyé s’en fut en allé. Elle en envoie demander un à sa belle-mère, et dit après pour excuse qu’elle avoit été se promener aux Tuileries avec une de ses amies qu’elle ne nommoit point. Depuis, elle fut si sotte que d’avouer à une personne qu’elle croyoit fort secrète, mais qui l’a redit, qu’elle étoit allée demander ses lettres à Vardes, qu’elle ne pouvoit souffrir qu’il les eût ; mais qu’il ne les lui avoit pas voulu rendre. Cela fit un bruit du diable. Le prince d’Harcourt, après l’avoir enfermée, lui dit qu’il lui tiendroit bon compte de Vardes. Elle, cependant, fit si bien qu’elle fit sortir un sommelier qui avertit Vardes du dessein du mari. Vardes partit le lendemain pour l’armée, sans passer par Saint-Denis, où on le vouloit attendre. Depuis, cette querelle s’accommoda[8].

Le prince d’Harcourt a quelquefois battu ses gens à cause qu’ils n’étoient pas assez fidèles espions. Un soir, après avoir pris congé de sa femme, qui feignoit de se vouloir coucher, c’étoit à onze heures en été, il vit un laquais qui, tout essoufflé, montoit dans la chambre de sa femme, et puis redescendit. Il le suit tout doucement : il voit un carrosse à la porte, et peu de temps après sa femme y monter toute seule ; le laquais retourne, et le carrosse va tout seul ; il monte derrière. On va aux Tuileries ; il la voit entrer seule ; il entre après, la suit de loin : elle trouve ensuite mademoiselle de Longueville et plusieurs femmes avec des violons ; elle ne les évite point ; elle se tient avec elles et ne témoigne aucune inquiétude. Elle part en même temps, et retourne au logis, le mari à la place des laquais. Le lendemain il lui dit qu’elle étoit folle, et qu’elle jouoit à se perdre de réputation. « Monsieur, je voulois rêver en liberté. » Il crut depuis qu’il y avoit plus d’imprudence que de crime ; mais la vérité est que la conduite de la bonne dame étoit pitoyable.

Elle fit amitié vers ce temps-là avec madame de Bois-Dauphin, fille du président de Barentin[9]. Il en étoit jaloux, et une fois il leur offrit de leur faire mettre des draps blancs. Lui cependant devint amoureux de madame de Boudarnaut, une femme fort décriée ; et pour faire que les autres femmes la souffrissent, il faisoit de grandes fêtes et avoit gagné madame de Monglat ; ce n’étoit pas grande conquête. Pour faire qu’elle y en entraînât d’autres, il obligea un jour sa femme d’en être : la partie étoit de manger à Brunoy, à quatre lieues d’ici ; c’est une terre à elle : elle ne voulut jamais se mettre à table. Une autre fois qu’ils y étoient avec madame de Rieux, leur belle-sœur, il lui prit je ne sais combien de visions. « Allez-vous-en, disoit-il, ma belle-sœur est une coquette. — Non, demeurez. » Il changea deux fois d’avis. Il la voulut mener à Montreuil ; on disoit que c’étoit pour s’en défaire, car cet air-là est contraire à ceux qui sont menacés du poumon. Étant arrivée à Amiens, elle le pria de l’y laisser. Ce fut là qu’elle eut la petite-vérole dont elle mourut. Madame de Bois-Dauphin y courut pour s’enfermer avec elle ; mais elle ne le voulut pas souffrir. Il y arriva lui ; elle lui demanda pardon, et lui jura qu’elle ne lui avoit jamais fait tort. Il dit que de la voir souffrir comme elle souffroit, cela le toucha ; mais qu’après il fut ravi d’en être délivré[10]. Il vit bien avec sa seconde femme mademoiselle de Bouillon, et il dit qu’il n’avoit garde d’y manquer, quand ce ne seroit que pour faire enrager l’autre.

  1. Jeanne de Schomberg, mariée en 1618 à François de Cossé, comte de Brissac, avec lequel son mariage fut déclaré nul ; remariée en 1620 à Roger Du Plessis de Liancourt, duc de La Roche-Guyon. Elle mourut le 14 juin 1674.
  2. Anne-Élizabeth de Lannoi, mariée en 1643 à Henri Roger Du Plessis, comte de La Roche-Guyon, et en secondes noces, en 1648, à Charles de Lorraine, prince d’Harcourt, depuis duc d’Elbeuf. Elle mourut en 1654.
  3. J’ai ouï dire que M. de Liancourt, un matin voyant habiller une dame, s’amusa à jouer avec sa chatte, et lui prit en badinant son collier de perles au col qu’il mit à la chatte. Ce collier étoit de grand prix ; la chatte ne fit que mettre le nez hors la porte, on n’en eut jamais de nouvelles depuis. M. de Liancourt en donna un autre. Jamais il ne s’est joué si chèrement avec personne qu’avec cette chatte. (T.)
  4. Cet hôtel portoit de nos jours le nom de La Rochefoucauld ; il avoit son entrée sur la rue de Seine, et ses jardins se prolongeoient jusqu’à la rue des Petits-Augustins. Il a été abattu en 1824, et la rue des Beaux-Arts a été construite sur ce terrain.
  5. Henri de Bourbon, père du grand Condé. (Voyez son article précédemment, t. 2, p. 180.)
  6. Le 6 août 1646.
  7. Jeanne Charlotte Du Plessis Liancourt, fille du comte de La Roche-Guyon, épousa le 13 décembre 1659 François, septième du nom, duc de La Rochefoucauld, fils de l’auteur des Maximes, et elle mourut le 30 septembre 1669. C’est pour elle que madame de Liancourt, son aïeule, écrivit l’ouvrage dont nous avons rapporté le titre, note 3 de la page 160 du tome second.
  8. Le récit de Tallemant jette plus de jour sur une lettre écrite par Bussy-Rabutin à madame de Sévigné, le 17 août 1654. « Que sert à madame d’Elbeuf d’être revenue si belle de Bourbon, si elle ne peut étaler ses charmes dans le monde, et s’il faut qu’elle s’aille enfermer dans Montreuil ? En vérité c’est une tyrannie épouvantable que celle qu’elle souffre ; et je crois qu’après cela on la devroit excuser si elle se vengeoit de son tyran. Il est vrai que je pense qu’elle s’est vengée, il y a long-temps, du mal qu’on devoit lui faire ; comme c’est une personne de grande prévoyance, elle a bien jugé qu’on lui donneroit des sujets de plainte quelque jour ; elle n’a pas voulu qu’on la primât, et entre nous je crois que son mari est sur la défensive. »
  9. Marguerite de Barentin, femme d’Urbain de Laval, marquis de Bois-Dauphin. Elle étoit veuve du marquis de Courtenvaux ; elle a vécu jusqu’en 1704.
  10. Elle mourut à Amiens le 3 octobre 1654, à l’âge d’environ vingt-huit ans.