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Les Historiettes/Tome 3/6

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 33-42).


LE CHANCELIER SÉGUIER[1].


J’ai déjà dit ailleurs que le chancelier[2] est l’homme du monde le plus avide de louanges : on en verra des preuves par la suite. On l’accuse d’être grand voleur. Pour lâche et avare, il ne faut que lire ce que je m’en vais mettre[3].

Personne n’a tant donné à l’extérieur que lui ; il a baptisé sa maison hôtel ; il a mis un manteau et des masses informes de bâton de maréchal de France à ses armes, et son carrosse en est tout historié. Il ne feroit pas un pas sans exempt et sans archers[4] ; mais, en récompense, jamais au fond chancelier ne fit moins le chancelier que lui : il est toujours le très-humble valet du ministre. On verra dans les Mémoires de la régence comme on le ballotte, et que c’est un homme qui avale tout. Ici je ne veux mettre que des particularités qui ne pourroient entrer dans l’ouvrage que je veux faire[5].

Les Séguier de Paris ne viennent nullement des Séguier de Languedoc : ils viennent d’un procureur qui étoit grand-père du feu président Séguier. Ce procureur eut un fils avocat[6], qui fut poussé dans les charges, qu’on ne vendoit pas en ce temps-là ; il fut avocat-général, et son fils président[7]. Il en eut trois autres ; le chancelier vient de celui qui fut lieutenant-civil.

Le chancelier fut si étourdi, étant garde-des-sceaux, que de faire ôter la tombe de ce procureur, qui étoit à Saint-Severin ou à Sainte-Opportune, à cause qu’il y avoit une inscription[8]. Sa femme s’appelle Fabri[9] ; elle a eu beaucoup de bien. Je pense que son père étoit trésorier de France à Orléans. On dit que le grand-père de Fabri étoit serrurier, d’où vient la pointe Fabricando Fabri fimus[10]. Cette femme n’a jamais été belle, mais elle étoit propre ; on en a médit avec plus d’une personne. Le comte de Clermont de Lodève, qu’on appeloit en sa jeunesse le marquis de Sessac, se vantoit d’avoir couché avec elle. Elle a payé le comte de Harcourt assez long-temps. On a parlé d’un chanoine de Notre-Dame, nommé Thevenin, et il n’y a pas plus de quatre ou cinq ans qu’il y a eu de la rumeur en ménage pour un certain maître d’hôtel qui n’étoit pas mal avec elle, sans compter les moines, car elle est dévote, et les dévotes sont le partage des frères frapparts. C’est une des plus avares femmes du monde. Tous les officiers que le chancelier reçoit lui doivent six aunes de velours ou de satin, selon la charge qu’ils ont. Le chancelier de Sillery les recevoit, mais il les rendoit, et pour cela il y avoit six aunes de chacune de ces étoffes, chez un certain marchand, qui étoient banales, s’il faut ainsi dire, et qu’on louoit un écu ; car on savoit bien que le chancelier les renverroit. La chancelière a raffiné sur cela. On dit à l’officier : « Allez-vous-en chez un tel marchand, et lui payez les six aunes. » Puis quand la somme est assez grosse, comme elle en tient registre, elle va lever un ameublement : de là vient qu’on l’appelle la fripière[11].

Le cardinal de Richelieu partagea avec lui pour ses filles ; il en maria l’une, et lui laissa marier l’autre. M. de Coislin, parent du cardinal, petit bossu, mais qui avoit du cœur et étoit de bonne maison, épousa l’aînée ; l’autre fut mariée au prince d’Enrichemont, fils du marquis de Rosny, aîné de M. de Sully, mais qui étoit mort il y avoit long-temps. Ce M. d’Enrichemont est une contemptible créature ; le bon homme de Sully eut de la peine à s’y résoudre, et disoit : « Je ne veux point m’allier avec le prince des chicaneurs. » En quelque occasion le chancelier lui écrivit, et il y avoit en un endroit : Afin que la paix soit dans nos familles. « Familles ! dit le bon homme, familles ! Bon pour lui qui n’est qu’un citadin ; mais il pourroit bien user du terme de maison, quand j’y suis compris. » La chancelière étoit ravie de dire : « Allez savoir comment ma fille la princesse a passé la nuit. » Avant cela il fut assez fou pour aller proposer au cardinal, comme si sa femme l’y avoit obligé, de marier sa fille avec feu M. de Nemours, l’aîné de celui que M. de Beaufort tua. « Oui, lui répondit le cardinal ; en effet, cela seroit fort sortable que Victor-Amédée de Savoie épousât Charlotte Séguier ! dites à Marie Fabri qu’elle rêve. »

Quelque avide de louange que fût le chancelier, tandis que le cardinal de Richelieu a vécu, il n’a pas voulu souffrir qu’on le louât, et il se fit de l’Académie, de peur qu’on ne dît qu’il se vouloit tirer du pair[12]. Depuis, quand l’abbé de Cerisy[13] se retira à l’Oratoire, entre autres plaintes que le chancelier fit de lui, il se plaignit fort de ce qu’il n’avoit pas fait une panse d’a pour lui. Quand La Chambre, son médecin, voulut mettre au jour son livre du raisonnement des bêtes[14], il dit au chancelier qu’il doutoit s’il le lui devoit dédier, de peur que cela ne fît faire des railleries ; le chancelier répondit qu’il se moquoit des railleries. Il avoit autrefois l’abbé de Cerisy chez lui, La Chambre, qui y est encore, et Esprit[15], tous trois de l’Académie. Pour être loué il donnoit sur le sceau quelques pensions, mais il laissoit bien aussi charger ce pauvre sceau, et à proprement parler, c’étoit le public qui payoit ces beaux esprits. Esprit se brouilla avec lui, comme nous verrons dans l’histoire de M. de Laval. Pour La Chambre, il y demeura toujours et est le patron, car le chancelier, tout dévot qu’il est, est un grand garçailler ; il paie ses demoiselles en arrêts, et autres choses semblables ; mais comme il y a quelquefois du mal dans ses chausses, La Chambre, qui le traite, est fort absolu, et se prévaut un peu de la confidence ; il est atrabilaire.

C’est une pillauderie épouvantable que celle de ses gens ; en voici une belle preuve. Un jour que les comédiens du Marais jouèrent au Palais-Royal, le chancelier, qui y étoit, trouva Jodelet, leur fariné, fort plaisant ; il en fut si charmé que, pour tout dire en un mot, il en devint libéral, et lui fit dire qu’il le vînt trouver le lendemain et qu’il lui feroit un présent. Jodelet ne manqua pas d’y aller : d’abord un des valets-de-chambre du chancelier lui vint dire : « J’ai parlé pour vous à monsieur, monsieur a dessein de vous donner cent pistoles ; » et ajouta à cela : « Vous n’oublierez pas vos bons amis. » Le fariné lui promit qu’il y en auroit le quart pour lui. Incontinent après, un autre valet-de-chambre lui fit la même harangue, et Jodelet lui fit la même promesse ; enfin il en vint jusqu’à quatre, car le chancelier a quatre rançonneurs de gens. Jodelet ensuite fut introduit, et le chancelier, tout riant, lui demanda : « Que voulez-vous que je vous donne ? — Monseigneur, lui répondit-il, donnez-moi cent coups de bâton, ce sera vingt-cinq pour chacun de messieurs vos valets-de-chambre. » Sa grandeur voulut tout savoir, et Jodelet, par ce moyen, s’exempta de rien donner à personne : ces coquins furent bien grondés ; toutefois leur maître leur laisse continuer leurs friponneries.

Le chancelier est l’homme du monde qui mange le plus malproprement et qui a les mains les plus sales ; il fait une certaine capilotade, où il y entre toutes sortes de drogues, et en la faisant il se lave les mains tout à son aise dans la sauce ; il déchire la viande ; enfin cela fait mal au cœur, et quoiqu’il soit payé pour la table des maîtres des requêtes, il leur fait pourtant assez mauvaise chère. Il se curoit un jour les dents chez le cardinal avec un couteau ; le cardinal s’en aperçut, et fit signe à Bois-Robert ; après il commanda au maître-d’hôtel de faire épointer tous les couteaux. Bois-Robert, le plus doucement qu’il put, le dit au chancelier, qui acheta dès le jour même un cure-dent d’or. Le cardinal voyant le chancelier, qui à la première rencontre faisoit parade de son cure-dent, dit à Bois-Robert : « Je gage que vous l’avez dit à M. le chancelier ? — Oui, monseigneur. — L’imprudent poète que vous êtes ! »

Ballesdens[16], qui est à lui, et qui a été précepteur du marquis de Coislin, dit : « Si je fais jamais imprimer mes lettres, où il y a mille flatteries pour le chancelier, je ferai mettre un errata au bout : en telle page ce que j’ai dit n’est pas vrai, en telle page, cela est faux, et ainsi du reste. »

Le chancelier a l’honneur d’être si sottement glorieux qu’il ne se desfule[17] quasi pour personne. Un jour il n’ôta quasi pas son chapeau pour M. de Nets[18], évêque d’Orléans ; l’autre lui demanda s’il étoit teigneux ; on fit une épigramme sur son incivilité.

Qu’il est dur au salut, ce fat de chancelier !
Cela le fait passer pour un esprit altier,
 Vain au-delà de toutes bornes.
Ce n’est pas pourtant qu’il soit fier,
C’est qu’il craint de montrer ses cornes.

Une fois le chancelier trouva à qui parler. Matarel, avocat, père de celui qui est dans la Bastille, est parent de la chancelière ; cela lui coûte bien, car il a quitté le palais, et n’a rien fait avec le chancelier. Il a un fils qui porte le nom d’un prieuré, nommé de Vannes : c’est un évaporé. Le chancelier lui avoit fait quelque chose ; il alla lui chanter goguettes, qu’il étoit un beau justicier ! que lui et tous ceux qu’il avoit maltraités iroient se jeter aux pieds du roi. « Vous avez de beaux comptes à rendre à Dieu, » lui dit-il. Là-dessus il lui parle de toutes ses voleries, des jeux de boule, dont il tiroit six ou sept écus, plus ou moins, de chacun ; du pavé, sur lequel il avoit tant friponné, du sceau, des boues, etc. Le chancelier lui dit qu’il le feroit jeter par les fenêtres. « Vous, reprit-il, je vous poignarderois si vous y aviez songé, » et puis s’en alla. M. de Meaux[19] que dit, s’il eût été là, il l’eût fait assommer. Il va trouver M. de Meaux, et lui reproche toutes ses débauches secrètes, car il savoit tout. Ce cagot a pris à Meaux tout le milieu du cloître pour son jardin, et a fait couper un bois destiné à la réfection de l’église, qu’il a fort bien vendu sans en donner un sou au chapitre, et tout cela comme frère du chancelier. Or, depuis, une fois le chancelier eut affaire de de Vannes, à cause de feu M. de Sully, avec qui ce dernier étoit assez bien ; mais le chancelier ne voulut jamais lui parler ; il se tint à un bout de la salle, et l’autre à l’autre. Le Père Matarel faisoit les allées et venues. Le chancelier, tout rogue qu’il est, salue de Vannes le premier partout où il le voit, pourvu que ce ne soit pas au conseil.

  1. Pierre Séguier, né le 28 mai 1588, chancelier en 1635, mort le 28 janvier 1672.
  2. On m’a dit que ce fut Des Roches, le mâle, chanoine de Notre-Dame, fort riche en bénéfices, autrefois petit valet du cardinal de Richelieu au collége, qui, le connoissant par droit de voisinage, le proposa au cardinal de Richelieu pour garde-des-sceaux, comme un homme dévoué, et dont il lui répondoit ; le cardinal s’y fia. Le monde fut assez étonné de ce choix, car il n’étoit pas trop en passe de cela. Il étoit alors président au mortier en la place de son oncle. (T.)
  3. Tallemant se montre ici singulièrement prévenu contre le chancelier Séguier. Au reste, la partialité que ce magistrat témoigna dans le procès du surintendant, et dans d’autres circonstances, nuisit singulièrement à son caractère. On en aperçoit des traces dans les lettres de madame de Sévigné, et les Mémoires encore manuscrits de M. d’Ormesson, ne permettent pas de douter que le chancelier n’ait eu pour Colbert, ennemi personnel du surintendant, une complaisance tout-à-fait opposée au caractère qu’il auroit dû déployer.
  4. Il est le premier qui s’est avisé de se faire traiter de grandeur. Avant lui pas un ne s’étoit fait traiter de monseigneur dans les harangues, quand on lui parle comme député. (T.)
  5. On voit par là que les Mémoires de la Régence, dont l’auteur parle si souvent, n’existoient qu’en projet ; il est très-vraisemblable qu’ils n’ont pas été composés.
  6. Pierre Séguier, premier du nom, d’abord avocat des parties, devint avocat-général du Parlement en 1550, président à mortier en 1554 ; né en 1504, mort en 1580.
  7. Pierre Séguier, deuxième du nom, d’abord lieutenant civil, succéda à son père dans la charge de président à mortier.
  8. Ce ne fut pas lui, ce fut Séguier, marquis d’O ; le premier président Le Jay, qui étoit alors procureur du roi du Châtelet, en haine du président Séguier d’alors, oncle du chancelier, en fit informer. Il étoit mal satisfait de ce président, je ne sais pourquoi. (T.)
  9. Madeleine Fabri, fille de Jean Fabri, seigneur de Champauzé, trésorier de l’extraordinaire des guerres.
  10. Je sais de Boileau, greffier de la Grand’Chambre, que le père de la chancelière a été valet chez feu son grand-père à quinze écus de gages, c’est-à-dire tout au plus petit clerico. Cependant, à l’imitation de son mari, elle va chercher des aïeux en Provence. M. de Peiresc s’appeloit Fabri ; il prétendoit venir d’un gentilhomme pisan qui s’établit en Provence durant les guerres des ducs d’Anjou pour le royaume de Naples ; et comme M. le président Séguier eut les sceaux, Peiresc, qui étoit bien aise d’avoir sa faveur pour obliger les gens de lettres et de vertu, avoua le frère de la chancelière, alors maître des requêtes, pour son parent. Le bonhomme Gassendi en met la descente tout franc dans la vie de Peiresc. Il le croit, comme il le dit, ou il avoit ordre de son ami d’en parler ainsi pour la raison que j’ai dite. (T.)
  11. Je me souviens que le jour de Saint-Joseph, aux Mathurins, où l’abbé de Cerisy prêchoit, on avoit habillé saint Joseph d’une robe de M. le chancelier, et la Vierge avoit la cravate de madame d’Aiguillon. (T.)
  12. Bois-Robert dit qu’il avoit proposé au cardinal de faire le chancelier protecteur, et de se contenter, lui, d’avoir soin de l’Académie, et que le cardinal, qui prenoit le chancelier pour un grand faquin, reçut cela si mal, qu’il pensa chasser Bois-Robert. (T.)
  13. Germain Habert, abbé de Cerisy, de l’Académie françoise, mort vers 1654. On a de lui diverses poésies dans les Recueils du temps, une Vie du cardinal de Bérule et quelques autres ouvrages.
  14. La Connoissance des Bêtes ; Paris, 1648, in-4o.
  15. Jacques Esprit, de l’Académie françoise, mort en 1678. On lui attribue le livre intitulé de la Fausseté des vertus humaines. Lié avec madame de Sablé et avec le duc de La Rochefoucauld, il passe pour avoir eu quelque part aux Maximes.
  16. Jean Ballesdens, avocat au Parlement, membre de l’Académie françoise, auteur de quelques ouvrages médiocres. Il aimoit les anciens livres ; on trouve souvent sa signature sur le frontispice des éditions gothiques de nos vieux poètes.
  17. Qu’il ne se découvre ; du mot infula, qui signifie chaperon dans la basse latinité.
  18. Nicolas de Nets, évêque d’Orléans en 1631, mourut en 1646.
  19. Dominique Séguier, conseiller clerc au Parlement, doyen de l’église de Paris, évêque d’Auxerre, puis de Meaux, premier aumônier du Roi, mourut en 1659.