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Les Historiettes/Tome 3/61

La bibliothèque libre.
Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 403-409).


LA COMTESSE DE VERTUS.


La comtesse de Vertus est fille du marquis de La Varenne-Fouquet, celui de qui madame de Bar disoit : « Il a plus gagné à porter les poulets du Roi mon frère, qu’à larder ceux de sa cuisine ; » car il avoit, dit-on, été écuyer de cuisine. Henri IV lui fit du bien ; il l’avoit bien servi en ses amours. Cet homme avoit mis sur la porte de sa maison, en Anjou, la statue de Henri IV, et au bas : Il m’a donné l’honneur et les biens. Elle épousa le comte de Vertus, qui est venu d’un frère bâtard de la reine Anne de Bretagne ; ç’a été une fort belle femme[1].

Jouant sur le quatrain de Pibrac, on disoit d’elle :

Qui te pourroit, Vertus, voir toute nue[2].


Il y a des gens qui l’y ont vue. Son mari fit assassiner vilainement un de ses galants qu’il avoit fait venir par une lettre supposée. J’ai parlé ailleurs de Bautru-Cherelles ; il a été aussi de ses favoris. Il lui écrivit une fois, autant pour la traiter de coquette que pour la cajoler, que sa maison étoit le palais d’Atlant[3] ; que chacun y trouvoit sa maîtresse. Son mari mourut, il y a près de dix-huit ans ; depuis elle a toujours porté un bandeau de veuve, à cause qu’à son gré cette coiffure lui sioit bien ; et avec cela elle a long-temps porté des habits comme une jeune personne, car elle a été long-temps belle. Elle a de l’esprit ; mais ç’a toujours été un esprit déréglé ; elle se mêloit de faire de belles-lettres. Ce qu’il y a de meilleur, c’est des choses qu’elle tire des lettres qu’elle a de Bautru, car on y remarquoit son air. Une fois elle écrivoit à sa fille de Vertus, sur je ne sais quelle froideur qui étoit entre elles, que la grande Ourse et la petite Ourse n’étoient pas si gelées qu’elle.

Elle n’a su compatir avec personne, et c’est la plus avare et la plus bizarre personne qui vive. Pour tout train, quelquefois elle n’a eu qu’un cocher, et ce cocher la peignoit aussi bien que ses chevaux. Quand elle voyageoit, elle couchoit aux faubourgs des villes de peur de trop dépenser dans les bonnes hôtelleries. Elle dit un jour une assez plaisante chose. Sa fille de Vertus étoit allée, après la mort de madame la comtesse[4], demeurer chez madame de Rohan la mère. « À quoi songe, dit-elle, ma fille de Vertus de se retirer chez madame de Rohan ? puisqu’elle me quitte, elle devoit aller ailleurs. » Cette mademoiselle de Vertus a du mérite ; elle sait le latin ; elle n’est pas si belle que sa sœur. Madame la comtesse fut si ingrate que de ne lui rien donner. Elle écrit fort raisonnablement ; mais l’affaire de M. de La Rochefoucauld l’a fort décriée. C’est la plus belle après madame de Montbazon, car elle a encore trois sœurs, dont l’une nommée mademoiselle de Chantocé, qui n’est pas la plus belle, voulant demeurer à Paris, où elle n’a ni mère, ni sœur, ni belle-sœur, se retira chez la Petite-Mère Hospitalière : là, pour voir du monde, elle recevoit les gens dans la salle des malades ; et on voyoit cette fille toute couverte d’or dans un lieu où un malade rend un lavement, l’autre change de linge ; l’un tousse, l’autre crache ; celui-ci crie, et celle-là se confesse.

Le dernier évêque d’Angers étant malade de la maladie dont il mourut, madame de Vertus envoya un gentilhomme pour savoir de lui-même comment il se portoit. Il se trouva obligé de cette civilité, et se mit sur les louanges de la dame jusqu’à faire un éloge en forme. Enfin le gentilhomme, ennuyé de cela, lui dit : « Monsieur, que dirai-je à madame de votre santé ? — Monsieur, répondit-il, dites-lui que je rêve. »

Cette vieille folle, à l’âge de soixante-treize ans, a épousé un jeune garçon appelé le chevalier de La Porte, disant pour ses raisons que c’eût été dommage de laisser mourir d’amour un pauvre garçon qui, apparemment, a encore long-temps à vivre. Lui l’a épousée à cause qu’il avoit été condamné à donner vingt-deux mille livres à une fille qui lui avoit fait un procès pour le faire condamner à l’épouser, et il n’avoit pas un sou pour payer cette dette-là ni les autres. Mais le pauvre chevalier ne fut pas assez fin en cette rencontre, car quoiqu’il tînt le mariage secret, M. d’Avaugour, M. de Goetlo et les filles en eurent avis : c’étoit à Paris où ils étoient tous en procès avec elle, parce qu’elle changeoit tout son bien de nature. Ils obtinrent une permission du lieutenant-civil de sceller chez le chevalier aussi bien que chez la mère.

Aux grandes affaires on passe souvent par-dessus les formes ; l’âge et la conduite de cette femme la rendoient ridicule. Un commissaire se met dans un grenier d’une maison vis-à-vis de celle du chevalier, d’où il voyoit ce qu’on y porta et remua durant deux jours ; après il demanda main-forte et alla mettre son scellé. Le chevalier présenta requête. Sa requête fut reçue ; mais ordonné qu’on feroit description des coffres, et qu’ils seroient mis en dépôt. Le grand-maître y vint avec deux cents chevaux, mais le commissaire avoit déjà fait son devoir. Elle court fortune d’être interdite et le chevalier de n’avoir rien gagné qu’une vieille femme. Il fut mal conseillé, car il faut tout prévoir en tel cas ; il n’avoit qu’à tout porter à l’Arsenal.

Elle voulut donner en haine de ses enfants cinquante mille écus à madame de Montausier, la voyant en faveur. Madame de Montausier les refusa, et lui dit : « Hé ! madame, vous avez tant de grandes filles qui n’en ont pas trop. » Elle a fait depuis de fort impertinentes donations entre-vifs, comme vingt mille livres à Ferrand, doyen du parlement, afin qu’il sollicitât pour elle.

Mademoiselle de Clisson, troisième sœur de madame de Montbazon, est une personne qui n’a de défaut que de n’avoir pas de santé. Quoique maltraitée de sa mère, elle ne voulut point assister à l’inventaire de ses biens, et empêcha qu’on ne l’enlevât et qu’on ne l’interdît ; mais elle travailla pour faire casser le mariage : ce qui fut exécuté. Le frère aîné, qui a gagné mademoiselle de Vertus, n’a jamais pu la gagner. Elle et ses sœurs et le comte de Goetlo plaident contre l’aîné, qui ne leur veut rien donner, et les fait enrager aussi bien qu’il fait enrager sa femme. Cette femme a de la vertu, et, par modestie, elle ne l’a point voulu accuser d’impuissance.

Elle conte ainsi la mort du galant de sa mère. Le comte de Vertus étoit un fort bon homme, et qui ne manquoit point d’esprit. Son foible étoit sa femme ; il l’aimoit passionnément, et ne croyoit pas qu’on pût la voir sans en devenir amoureux. Un gentilhomme d’Anjou, appelé Saint-Germain La Troche, homme d’esprit et de cœur, et bien fait de sa personne, fut aimé de la comtesse. Le mari, qui avoit des espions auprès d’elle, fut averti aussitôt de l’affaire. Il estimoit Saint-Germain, et faisoit profession d’amitié avec lui ; il trouva à propos de lui parler, lui dit qu’il l’excusoit d’être amoureux d’une belle femme, mais qu’il lui feroit plaisir de venir moins souvent chez lui. Saint-Germain s’en trouva quitte à bon marché. Il y venoit moins en apparence, mais il faisoit bien des visites en cachette : c’étoit à Chantocé en Anjou. Le comte savoit tout ; il n’en témoigna pourtant rien jusqu’à ce que, durant un voyage de dix ou douze jours, le galant eût eu la hardiesse de coucher dans le château. Les gens dont la dame et lui se servoient étoient gagnés par le mari. Ayant appris cela, il défendit sa maison à Saint-Germain. Cet homme, au désespoir d’être privé de ses amours, écrit à la belle, et la presse de consentir qu’il la défasse de leur tyran. Les agents gagnés faisoient passer toutes les lettres par les mains du mari qui avoit l’adresse de lever les cachets sans qu’on s’en aperçût. Elle répondit qu’elle ne s’y pouvoit encore résoudre. Il réitère, et lui écrit qu’il mourra de chagrin si elle ne consent à la mort de ce gros pourceau. Elle y consent. Et par une troisième lettre, il lui mande que dans ce jour-là elle sera en liberté ; que le comte va à Angers, et que sur le chemin il lui dressera une embuscade. Le comte retient cette lettre, se garde bien de partir ; et ayant appris que Saint-Germain dînoit en passant dans le bourg de Chantocé, il se résolut de ne pas laisser passer l’occasion. Il lui envoie dire qu’il fera meilleure chère au château qu’au cabaret, et qu’il le prioit de venir dîner avec lui. Le galant, qui ne demandoit qu’à être introduit de nouveau dans la maison, ne se doutant de rien, s’y en va. Il n’avoit pas alors son épée ; il l’avoit ôtée pour dîner ; il oublie de la prendre. Dès qu’il fut dans la salle, le comte lui dit : « Tenez, en lui présentant son dernier billet, connoissez-vous cela ? — Oui, répondit Saint-Germain, et j’entends bien ce que cela veut dire. — Il faut mourir. » Les gens du comte mirent aussitôt l’épée à la main. Ce pauvre homme n’eut pour toute ressource qu’un siége pliant. Il avoit déjà reçu un grand coup d’épée quand le mari entra dans la chambre de sa femme, qui n’étoit séparée de la salle que par une antichambre. Il la prend par la main, et lui dit : « Venez, ne craignez rien ; je vous aime trop pour rien entreprendre contre vous. » Elle fut obligée de passer sur le corps de son amant qui étoit expiré sur le seuil de la porte. Il la mena dans le château d’Angers. Elle eut bien des frayeurs, comme on peut penser. Les parents du mort, quand ils eurent vu la lettre, ne firent point de poursuites. La comtesse avoit ouï tout le bruit qu’on fit en assassinant son favori : elle étoit grosse ; elle ne se blessa pourtant point, mais la petite fille qu’elle fit, et qui ne vécut que huit ans, étoit sujette à une maladie qui venoit des transes où la mère avoit été, car elle s’écrioit : « Ah ! sauvez-moi ; voilà un homme l’épée à la main qui me veut tuer. » Et elle s’évanouissoit. Elle expira d’un de ces évanouissements[5].

  1. Ce comte étoit accordé avec une fille de Retz : le Roi lui proposa d’épouser la fille de La Varenne avec soixante-dix mille écus. Il crut faire sa fortune ; mais dès qu’il l’eut vue, il s’en éprit d’une telle force qu’il l’épousa deux jours après, et aussitôt, de peur du Roi, il l’emmena en Bretagne. Henri IV fut tué bientôt après. À soixante-dix ans, la comtesse de Vertus apprenoit à danser, et dansoit la figurée. (T.)
  2. C’est le vingt-septième quatrain de Pibrac.

      Qui te pourroit, vertu, voir toute nue,
      Ô qu’ardemment de toi seroit épris :
      Puisqu’en tout temps les plus rares esprits
      T’ont fait l’amour au travers d’une nue.

  3. Allusion au géant Atlante qui enlevoit les dames et les renfermoit dans son château magique. (Orlando Furioso, ch. 4.)
  4. La comtesse de Soissons.
  5. On a prétendu que Jacques Ier, roi d’Angleterre, que Marie Stuart portoit encore dans son sein quand David Rizzio fut assassiné sous ses yeux, n’avoit jamais pu supporter la vue d’une épée nue. Ce fait est néanmoins fort contesté, quoique Digby assure dans son Discours sur la poudre de sympathie qu’il en a été témoin.