Les Historiettes/Tome 3/8

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Texte établi par Monmerqué, de Chateaugiron, Taschereau, 
A. Levavasseur
(Tome 3p. 43-46).


HAUTE-FONTAINE.


Haute-Fontaine étoit fils d’un bourgeois de Paris, huguenot, nommé Durand, qui s’étoit retiré à Genève à cause de la persécution. Il avoit un frère aussi qui au commencement avoit grande inclination aux armes ; mais depuis, ayant embrassé les lettres, il fut ministre à Paris. Celui-ci, qui, au contraire, durant son jeune âge, n’étoit porté qu’aux lettres, les quitta pour les armes. Il savoit, il étoit hardi, et avoit l’esprit agréable et plaisant. On en conte trois ou quatre choses qui le feront voir. Étant à Leyde, encore assez jeune, il disputa une chaire de philosophie qui vaquoit, contre M. Dumoulin, un de nos plus célèbres ministres ; mais Dumoulin l’emporta. Haute-Fontaine en eut un tel dépit que, l’ayant trouvé un jour seul en quelque lieu à l’écart, il lui donna cent coups de poing, et lui égratigna tout le visage. Puis il afficha ce placard à l’auditoire : Petrus Molinœus hodiè non leget, quia rem habet cum hospitâ. Dumoulin, averti de cela, fut bien empêché, car de n’aller point dicter, c’étoit autoriser cette médisance, et d’y aller ainsi égratigné, c’étoit s’exposer à la risée de ses écoliers. Enfin, il s’avisa d’envoyer quérir un peintre qui mit de la peinture couleur de chair sur les endroits où il étoit égratigné.

Haute-Fontaine, ayant pris les armes, se mit de la suite de M. de Béthune, ambassadeur de France à Rome auprès du saint Père. Un jour, M. de Béthune, peu accompagné, rencontra l’ambassadeur d’Espagne avec une grande suite ; Haute-Fontaine, craignant que les Espagnols ne prissent le haut du pavé, si on ne les étonnoit par quelque bravoure extraordinaire, sans en demander avis à personne, prit sa course, l’épée à la main, criant à haute voix : Place, place à l’ambassadeur de France ! Les Espagnols surpris passèrent du côté de main gauche, disant entre eux que les François étoient fous. Cette action plut extrêmement à Henri IV, et il ne se pouvoit lasser d’en rire et de la louer.

Un jour, passant en Angleterre dans un petit vaisseau anglois, il donna un soufflet au capitaine en présence de tous ses gens, parce qu’il disoit des sottises du roi de France : au même moment il arrache une mèche à un soldat, et fait si bien qu’il gagne la chambre aux poudres ; quand il fut là, il leur crie qu’il va mettre le feu aux poudres, si on ne le mène à Calais, et qu’il ne sortira point d’où il est qu’il ne soit assuré qu’on a reçu autant de François qu’il y a d’Anglois sur le vaisseau. Il épouvanta tellement ces gens-là qu’ils firent tout ce qu’il vouloit.

Haute-Fontaine ensuite fut gouverneur de MM. de Rohan. Durant le carême ils se trouvèrent à Milan. On ne vouloit point leur donner de viande sans permission de l’archevêque, qui étoit fort sévère en pareilles choses. Haute-Fontaine entreprit pourtant d’en venir à bout. Il va trouver l’archevêque et lui dit d’un ton dolent qu’il avoit une étrange infirmité ; qu’à la seule vue du poisson, tout son sang se tournoit, qu’il pâlissoit, frémissoit, tomboit en foiblesse ; que c’étoit une antipathie naturelle qu’il n’avoit jamais pu surmonter. L’archevêque en eut pitié, et lui accorda la dispense. Comme il fut question de l’écrire, il ajouta qu’il avoit encore une autre incommodité bien plus grande que la première ; c’est qu’il étoit travaillé d’une faim canine qui l’obligeoit à manger autant que trois ; que, pour cacher cette maladie, quand il étoit hors de chez lui, il demandoit toujours à manger pour lui et pour deux autres, et payoit comme pour trois. Il lui allégua sans doute l’exemple de cet évêque dont il est parlé dans la Vie de M. de Thou, qui ne pouvoit vivre s’il ne mangeoit amplement sept ou huit fois par jour ; tant il y a, qu’il parla si bien et si sérieusement que le bon archevêque le crut, et mit dans la dispense qu’on lui donnât de la viande pour lui et pour deux de ses compagnons. Ainsi, MM. de Rohan et de Soubise, qui apparemment étoient là incognito, firent le carême bien à leur aise.

On dit encore qu’en une hôtellerie en France il battit cinq ou six sergents ou recors, qui faisoient un bruit de diable, et vouloient mener quelqu’un en prison : les sergents firent leur plainte devant le juge du lieu. Ceux qui voyageoient avec Haute-Fontaine le grondèrent de ce qu’il les avoit ainsi embarrassés ; mais il leur dit qu’il y donneroit bon ordre. Il fut donc trouver le juge avec eux ; et, après lui avoir fait cent contes, il le pria de les expédier et de lui permettre de plaider lui-même sa cause. Haute-Fontaine, en plaidant, fit tant de différentes interrogations à ces sergents, et les tourna de tant de côtés, qu’il les confondit tous l’un après l’autre, à un près, qui n’avoit point encore parlé, auquel s’adressant : « Et vous, lui dit-il, soutenez-vous aussi que je vous aie battu ? — Non, dit le sergent, parce que, incontinent que vous me menaçâtes, je sorta. — Il est vrai, monsieur, répliqua Haute-Fontaine, il sorta tout aussitôt, mais incontinent après il rentrit. » Le juge se prit à rire, et mis les parties hors de cour et de procès.